Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-01

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SUITE
DE LUCETTE,
OU
DES PROGRÈS
DU
LIBERTINAGE.


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CHAPITRE PREMIER.

Lucette ſort d’eſclavage.



P assant, il y a ſix mois, dans la rue Saint-Honoré, je faillis d’être écraſé par un équipage brillant ; tout annonçoit le char d’une Petite-maîtreſſe ; deux grands coquins de laquais, ſembloient de derrière, inſulter tous les paſſans ; le Cocher, à larges mouſtaches, étoit parfumé ; les chevaux paroiſſoient l’être auſſi. Collé contre la muraille, j’eus le tems de conſidérer les dorures & le vernis de la voiture élégante. Un minois féminin me frappa à travers des glaces ; je le conſidère avec reſpect… Qu’on juge de ma ſurpriſe, lorſque je reconnus dans cette Nimphe, dans cette beauté ſi bien parée, la trop foible Lucette, l’héroïne fameuſe d’une de mes brochures.

Je la parcourus long-tems des yeux, avec étonnement. Tout annonçoit autour d’elle l’aiſance & le bonheur. Je la croyois encore dans la triſte demeure où les belles complaiſantes vont pleurer leurs écarts, & n’ont d’autres conſolations que l’idée des plaiſirs qu’elles ont procurés & reſſentis. On m’avoit aſſuré qu’elle y reſteroit juſqu’à la fin de ſes jours ; ainſi, préſumant mon livre fini, je l’avois oubliée tout-à-fait. La reſſemblance d’un autre objet pouvoit me tromper, je doutois du témoignage de mes yeux, quand la dame cria au cocher de fouetter grand train, de ſe dégager de l’embarras ; le ſon de ſa voix acheva de me perſuader que c’étoit elle ; le cocher obéiſſant jure, frappe les chevaux avec délicateſſe ; le char s’ébranle, part comme l’éclair, & me couvre d’un déluge de boue.

Peu chagrin de me voir ſi bien éclabouſſé par mon héroïne, je monte dans un fiacre, je lui ordonne de ſuivre de loin tel caroſſe : je le vois entrer dans la vaſte cour d’un palais ſuperbe ; & l’on m’apprend que c’eſt l’hôtel de Madame Lucette.

Tout ſervoit à me confondre. D’où provenoit la fortune de mon héroïne ? Comment avoit-elle rompu ſes chaînes ? Moi qui me piquois d’être fidéle hiſtorien, je ne devois rien ignorer de ſes moindres avantures ; & j’étois encore à ſavoir des événemens auſſi prodigieux. Jaloux de continuer d’apprendre au Public les folies de mon héroïne, je me ſuis donné tant de ſoins, tant de peines, qu’enfin je ſuis parvenu à découvrir par quels miracles elle étoit libre & à ſon aiſe. Je vais la ſuivre pas-à-pas ; aucune de ſes actions ne m’échappera. J’eſpère avoir de nouveaux ſujets d’aſſurer combien les progrès du libertinage ſont rapides, & que quand le pied a gliſſé une fois, on s’accoutume à faire des faux-pas. Mais avant de faire paſſer ſous les yeux du Lecteur les nouveaux travers que je dois décrire, il faut apprendre comment mes perſonnages ont entrés ſur la ſcène.

La pauvre Lucette s’accoutumoit inſenſiblement à ſa priſon. Ses yeux, las de verſer des larmes, reprenoient leur premier éclat. Elle ſe réſignoit par force, à la cruauté de ſon ſort. Les hiſtoires tant ſoit peu gaillardes de ſes malheureuſes compagnes, leurs propos libertins, leurs chanſons équivoques, la faiſoient ſourire quelquefois. Elle ne regrettoit plus dans le monde que Monſieur Lucas, qui la faiſoit ſouvent ſoupirer le jour, & rêver la nuit. Confondue avec ſes bonnes amies les Recluſes, elle ſongeoit triſtement à ſa foibleſſe, ſource de ſes malheurs. Elle ſe voyoit dans les premiers tems de ſa vie, aimable, fraîche, enjouée ; la gaieté la ſuivoit par-tout, tandis qu’elle étoit ſage. À peine a-t-elle prêté l’oreille au démon tentateur, que le pied lui gliſſe, & qu’elle court de fautes en fautes, ainſi qu’on voit rouler une boule, dès qu’on lui donne le mouvement : alors les ſoucis viennent l’aſſiéger ; les roſes du bonheur ſe fanent bientôt, il n’en reſte plus que les épines. La ſageſſe a bien plus de charmes ; elle ne procure pas des plaiſirs auſſi vifs que les tendres égaremens ; mais elle fait naître en nous la tranquillité, la paix intérieure : on doit la préférer.

Voila ce qui ſe paſſoit dans l’ame de Lucette. Sa rêverie fut troublée par un grand bruit, qu’elle entendit dans la cour ; un Monſeigneur viſitoit la maiſon ; je dis Monſeigneur, parce qu’à préſent il faut Monſeigneuriſer tout le monde. Son nombreux cortége annonçoit l’opulence & le faſte ; les Révérendes Mères le conduiſoient reſpectueuſement ; tout le monde ſe courboit à ſon paſſage. Notre héroïne jette les yeux ſur lui, & ne put retenir un grand cri. L’homme reſpectable tourne la tête, daigne l’honorer d’un coup-d’œil, & rougit en la voyant. Il reprit à la hâte l’uſage de ſes ſens. Diſſimulant ſon trouble, il s’approche de Lucette, au grand étonnement des ſpectateurs, qui, le cou tendu, le regard fixe, la bouche béante, obſervoient tout avec attention, & envioient le bonheur d’une fille mondaine.

« Eh, quoi, la belle enfant, lui dit Monſeigneur, en la gratifiant d’un ſouris, vous êtes logée dans cet Hôtel ! la demeure n’en eſt pas bien agréable. De petites folies vous y ont conduites. Vous déteſtez vos erreurs, j’en ſuis sûr. Il faut pardonner quelque choſe à la jeuneſſe repentante ; allons, réjouiſſez-vous, faites votre paquet. Je vais faire enſorte que demain vous ne ſoyiez plus ici ». Ces douces paroles remplirent de joie notre héroïne. La ſatisfaction qu’elle éprouvoit, jointe à la rencontre inattendue de l’homme auguſte, qu’elle avoit vû jadis un ſimple particulier, qui paroiſſoit ne devoir être jamais un prophane mortel ; tout cela, dis-je, lui coupa la parole, & lui permit de prononcer à peine quelques mots entrecoupés. On éleva juſqu’au Ciel, l’ame généreuſe de Monſeigneur ; on admira ſa piété, ſon zèle pour les orphelins. Sans deſirer d’en voir davantage, il gagna ſon caroſſe d’un air rêveur & diſtrait : on appercevoit pourtant la joie & la ſatisfaction briller ſur ſon viſage. En s’éloignant de l’aimable priſonniere, il la gratifia d’un nouveau ſourire, & d’un ſigne de tête de protection.

Dès qu’il fut parti, on accourut en foule auprès de Lucette, la féliciter de ſa bonne-fortune ; celles qui la dédaignoient avant ſon bonheur, la comblèrent de politeſſes : on la regarda même avec reſpect. Sœur Hargneuſe, chargée de veiller ſur les victimes du plaiſir, & qui ſe plaiſoit à faire enrager mon héroïne, vint la ſupplier de pardonner ſes tracaſſeries, & s’excuſa de ſon mieux. Les compagnes de Lucette, l’aſſurèrent qu’elles étoient déſeſpérées de la perdre, implorèrent ſon humanité pour qu’elle parlât en leur faveur. Lucette promit tout ce qu’on voulut ; elle devoit faire ſortir celle-ci, rendre le ſort de celle-là plus heureux ; mais elle fit comme les Grands ; elle ne ſe piqua pas de tenir parole.

Notre Héroïne attendit le jour avec impatience ; elle crut que la nuit ne finiroit jamais. Il lui tardoit de ſortir d’un lieu où les graces captives feignent de ſe convertir, & ſont chargées de chaînes, au lieu d’être entourées de guirlandes de fleurs. Le jour parut enfin ; elle quitta ſon triſte grabat, & attendit, le cœur palpitant de crainte & d’eſpérance, qu’on vînt la rendre à un monde qu’elle pouvoit encore embellir. Elle n’oſoit ſe fier tout-à-fait aux aſſurances de ſon protecteur ; il pouvoit déja l’avoir oubliée, s’être même moqué d’elle, ou ne pas réuſſir dans ſon deſſein charitable. Notre Héroïne auroit dû ſavoir que rien n’eſt impoſſible aux gens de ſon étoffe, & que lorſqu’ils ont les ſentimens du Monſeigneur qui lui avoit promis de la délivrer, ils ſont loin de dédaigner une jeune beauté.

Mais on appelle Lucette ; elle vole où l’on la demande ; un magnifique caroſſe, eſcorté de deux laquais, l’attend à la porte ; elle s’y précipite ſans écouter les avis des Révérendes Mères, qui l’exhortoient de profiter des bontés de Monſeigneur, de ſe garantir des faux pas ; elle crie, adieu, adieu ; le caroſſe ſemble fendre l’air, & la voila déja au pied d’un grand eſcalier, dans un hôtel magnifique. Elle traverſe, d’un air triomphant, une file d’appartemens ſomptueux ; elle jette en paſſant un œil ſatisfait ſur vingt glaces ; ſe félicite d’être en liberté, & ſe promet de la faire perdre à plus d’un cœur.


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