Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-11

CHAPITRE XI.

Premier faux pas.


Mon héroïne ſe félicitoit chaque jour d’être ſage ; elle ſe promettoit de garder ſoigneuſement ce tréſor importun à celles qui le conſervent, qu’on défend avec peine, & qu’un rien fait perdre ; ce tréſor dont l’on n’a ſouvent que l’apparence, & que l’Amour a ſoin de ravir lorſque l’Hymen croit s’en emparer.

Lucette juroit, en ſoupirant, d’être long-tems cruelle ; mais plus d’une fille oublie ſa promeſſe dans l’inſtant qu’elle s’efforce le plus de la garder. Telle s’énorgueillit d’une longue réſiſtance, & ſe ſoumet bientôt à ſon vainqueur.

Dame Mathurine, mere de Lucette, eut une grande diſpute avec ſon mari. Il s’aviſa de trouver mauvais qu’elle parlât à certain fermier du canton : la bonne femme prit un ton de maîtreſſe ; le pauvre mari, crainte de devenir ſourd, fut obligé de lui céder, il ſe ſauva comme il put, & prit le parti de ſe taire. Mathurine ne jouit guères de ſon triomphe ; elle avoit tant crié, tant clabaudé, tant fait d’hélas, tant vanté ſon innocence, qu’elle en eut une fluxion de poitrine. Lucette, en fille tendre, voulut la ſecourir & veiller auprès d’elle. Elle reçut avec joie la permiſſion de reſter avec ſa mere juſqu’à la fin de ſa maladie.

Tout le village lui fit fête ; chacun s’empreſſoit de la voir. On ne la regardoit plus comme une petite payſanne, mais comme une Dame d’importance. Les bonnes gens lui parloient chapeau bas, & la traitoient de Mademoiſelle. Lucas fut ravi de ſçavoir ſa maîtreſſe ſi près de lui ; ſous prétexte de s’informer de la ſanté de la malade, il venoit ſouvent jouir de la vue de celle qu’il aimoit. Il trouva pluſieurs fois l’occaſion de l’entretenir ; il lui peignit ſon tourment, ſon ardeur. Ses diſcours étoient ſimples & ruſtiques, mais ils ſçurent plaire : ce n’eſt pas l’éloquence qui touche une Belle ; un mot, un rien, réuſſit mieux en amour que les plus belles fleurs de Réthorique.

Lucette s’eſt accoutumée inſenſiblement à s’entendre dire qu’on l’adore, elle ſemble même s’approcher avec plaiſir des galans ; il lui tiennent des diſcours trop flatteurs pour qu’elle ſonge encore à les éviter : quand on lui parle, ſes yeux ne ſont plus timidement baiſſés. « Seroit-ce un crime, ſe dit-elle tout bas, d’écouter un inſtant des choſes qui nous font tant de plaiſir ? Hélas ! il ſeroit difficile de n’être pas coupable. Non, je ne fais rien de criminel. On eſt ridicule lorſqu’on eſt trop ſauvage. On parle aux hommes, on les écoute, & c’eſt tout. Plût au ciel qu’on ne fît jamais plus de mal » !

C’eſt ainſi que notre héroïne s’humaniſe petit-à-petit ; & quand même elle eût penſé différemment, elle auroit excepté Lucas. Elle n’étoit contente qu’avec lui. Son trouble, ſon ſilence, ſes regards apprirent bientôt à Lucas combien il étoit heureux. Il redoubla d’aſſiduité : il épioit le moment de la trouver ſeule ; il le ſaiſiſſoit. Lucette ne put lui refuſer un baiſer, il en prit mille ; elle ſe conſola ſans peine. Des baiſers ſont-ils ſi contraires à la vertu ? Notre Amant villageois demanda davantage, on fut ſourd à ſes prieres ; c’étoit aſſez d’une faveur. Lucette ne rougiſſoit pas de lui accorder des baiſers ſans nombre ; ils ne lui paroiſſoient point faire tort à ſon innocence, & elle étoit réſolue de s’en tenir là.

Cependant Lucas ſe mit en tête de la fléchir. Ce qu’on lui avoit accordé lui faiſoit deſirer vivement ce qu’on lui refuſoit. Il guetta l’occaſion où il pouvoit combler ſon bonheur, & la trouva. Il apprit que Lucette devoit aller dans la campagne chercher une certaine herbe pour ſa mere. Il fut l’attendre, & lui offrit de l’aider : on penſe bien qu’il ne fut pas refuſé.

Nous touchons à l’inſtant critique où notre héroïne va perdre le nom de cruelle. Je ſupplie le Lecteur de lui pardonner ſa foibleſſe. Il faut enfin céder à l’amour & à la Nature. Quelle eſt la Beauté qui réſiſte toujours ? Celle qu’on ne peut attendrir ne tient rien de l’Humanité, elle doit habiter au fond des bois ; mais celle qui ſe rend aux deſirs, aux ſoins empreſſés d’un amant, eſt digne de l’hommage des mortels ; on l’eſtime, on la chérit, elle fait le bonheur de tout ce qui l’environne.

Lucas étoit réſolu d’attendrir ſa maîtreſſe : le hazard, l’Amour lui ſuggéra le moyen de fléchir une Belle. Il eu recours à un ſtratagême qui ſéduit bientôt l’objet le plus ſur ſes gardes. Louez celle qui vous enflamme & qui vous réſiſte, vous la verrez prêter l’oreille à vos diſcours ; elle ſourit, vous trouve galant, ſincere, & la tête lui tourne.

Notre payſan fut auſſi ruſé que les amoureux qui habitent les villes. Il ſe récria ſur la beauté des yeux de Lucette ; il fit l’éloge de la blancheur, de l’éclat de ſon teint ; il vanta ſes charmes & ſon eſprit. Notre héroïne, effrayée d’abord de ſe voir ſeule avec Lucas, vouloit l’obliger de s’éloigner ; mais elle prêta l’oreille à ce qu’il diſoit, il lui parut adorable : elle ceſſa de ſe méfier de lui, ne le preſſa plus de ſe retirer. Comment peut-on craindre & rebuter un amant qui nous loue ?

Lucas obtient de lègeres faveurs, il en demande de nouvelles, on les lui accorde en voulant les refuſer ; il devient preſſant, redouble ſes éloges : Lucette réſiſte, elle ſoupire, une douce langueur s’empare de ſes ſens ; elle veut crier à Lucas d’arrêter, mais ſa voix expire : elle tombe ſur un lit de gazon ; un buiſſon touffu ſe trouva fort à propos pour cacher ſa foibleſſe.

Lucette, revenue à elle-même, ſe déſeſpéra, répandit des larmes, connut combien il eſt dangereux d’être ſenſible aux louanges. Lucas la conſola de ſon mieux ; il lui fit connoître que ſes regrets étoient inutiles, & qu’il étoit impoſſible de réparer le mal. Elle avoua qu’il avoit raiſon, & ſe rendit plus coupable, ſi c’eſt l’être que de goûter & de procurer mille plaiſirs.

Elle revint fort tard au village. La rougeur de ſon teint, ſon air fatigué, firent croire qu’elle avoit eu bien de la peine : on ignoroit que l’Amour lui eût fait paſſer les plus doux momens. Elle apporta la plante précieuſe qui devoit guérir ſa mere ; mais en la cherchant, elle avoit perdu une fleur que toutes celles de nos parterres ne vaudront jamais.

Notre héroïne aimoit trop Lucas elle avoit trop ſujet de ſe louer de lui, pour ne pas chercher l’occaſion de lui parler ſouvent. Elle ſentit qu’un tête-à-tête avec un amant procuroit des douceurs infinies. Sa mere troubla une partie de ſa félicité. Dame Mathurine s’aviſa d’être trop tôt convaleſcente ; elle étoit pauvre, n’avoit pas de quoi payer le Chirurgien, le Médecin, l’Apothicaire ; elle laiſſa agir la Nature : voilà, je crois, pourquoi elle ne reſta pas longtems malade. Lucette fut preſque fâchée de la voir bien portante. Il fallut retourner au château. Adieu les fréquens tête-à-tête, plus de rendez-vous avec Lucas, plus de moyen commode de l’entretenir, & partant, plus de bonheur pour Lucette. Elle trouva cependant le ſecret de ſe rendre heureuſe plus d’une fois, ſans que l’on s’en doutât. Lorſqu’une jeune fille veut converſer avec ſon amant, elle eſt fertile en expédiens ; aucune Agnès n’en a encore manqué : l’Amour eſt un grand maître.

Lucette croyoit jouir long-tems de ſon bonheur ; mais le fortuné, le tendre, l’aimable Lucas diſparut tout-à-coup. On le chercha vainement, tout fut inutile : on le crut noyé ou dévoré des loups. Qu’on ſe repréſente la douleur de Lucette : ſi elle avoit pû la faire éclater, elle n’auroit pas été ſi à plaindre. Elle réſolut de mourir ; mais la conſtance n’eſt plus de mode, elle reſſemble à la douleur d’une veuve qui promet de n’oublier jamais le defunt : ſe reſſouvient-elle toujours de ſes ſermens ?