Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-12

CHAPITRE XII.

Second faux pas.


L’Abbé Frivolet deſiroit depuis long-tems les bonnes grâces de notre héroïne. Il ſeroit impoſſible de courir un bénéfice avec plus d’ardeur. Il ne ſongeoit qu’aux attraits de Lucette. Elle ne lui fit point oublier ſon breviaire ; il étoit accoutumé à n’y guères penſer. Il lui avoit déclaré ſon amour ; mais en dépit de ſes minauderies, de ſes diſcours élégans, & du pouvoir du petit collet, il n’avoit obtenu qu’à peine des regards favorables. L’Abbé ſe déſoloit, & voyoit bien qu’il n’aimoit pas une fille inſtruite des uſages du ſiécle, & qui ſçût comme on en uſe avec Meſſieurs les Abbés.

Lucette ne s’étoit permiſe qu’une foibleſſe ; elle croyoit être toujours cruelle à tout autre qu’à ſon cher Lucas : mais, ſans s’en appercevoir, elle étoit devenue auſſi douce qu’un mouton. Elle connut avec plaiſir les ſentimens de l’Abbé : elle lui ſourioit ſouvent. « Ce pauvre Frivolet, diſoit-elle ! comme il me regarde ! Il ſeroit enchanté ſi je l’aimois un peu. Pourquoi lui refuſerai-je ce plaiſir ? Que m’en coutera-t-il ?… Lucas eſt plus aimable, je l’adore,… oui, mais il m’a quittée, ou il eſt mort… Je dois lui être fidelle ſons doute… Sçaura-t-il ce que je fais pour lui ?… La ſageſſe veut auſſi que je ſois inſenſible aux diſcours des hommes. N’importe, ne rebutons pas tout-à-fait Monſieur l’Abbé ». Elle en fit plus qu’elle n’avoit deſſein. Frivolet s’empara bien-tôt de la petite-oie. Il goûta, dans ce prélude charmant, des plaiſirs plus délicieux que la totalité même. Les hommes deſirent toujours ; ils s’imaginent que la félicité ne ſe trouve que dans ce qu’ils ne poſſédent pas. L’Abbé pria Lucette, en lui faiſant les plus tendres careſſes, de le faire parvenir au comble du bonheur. Elle voulut réſiſter ; il la couvrit de baiſers, il lui peignit ſa tendreſſe : elle ſe ſentit ébranlée, & ſon trouble & ſon ſilence annoncerent à l’Abbé qu’il alloit être vainqueur.

Le Petit-collet crut avoir lieu de ſe glorifier de ſa victoire. Lucette n’avoit point reſpiré l’air empoiſonné des villes, elle étoit jeune & naïve ; tout cela lui faiſoit préſumer qu’elle lui avoit fait un préſent bien rare. Le Lecteur ſçait combien il étoit dans l’erreur ; mais je le ſupplie de ne point s’en moquer : l’Abbé n’eſt pas le ſeul qui ſe ſoit trompé en pareil cas.

Frivolet, enchanté de ſa maîtreſſe, lui prouva ſon amour par des dons multipliés & par ſes tranſports. Il n’avoit jamais été ſi galant & ſi aimable. Le château de Mondor lui parut le ſéjour des Dieux ; il ne ceſſoit d’en faire l’éloge : au reſte, malgré tout ce qu’il en diſoit, malgré toutes les beautés qu’il y trouvoit, il n’étoit content qu’auprès de Lucette ; chaque jour il la cherchoit, chaque jour il étoit plus tendre & plus paſſionné : ſon amante n’étoit point ingrate à l’ardeur de ſes feux, elle le combloit de careſſes, elle s’enivroit avec lui de mille plaiſirs : cependant elle ſoupiroit quelquefois, ſon cœur lui faiſoit regretter Lucas.

La raiſon ſe fait entendre, même dans l’ivreſſe de nos ſens. Lucette étoit confuſe lorſqu’elle ſongeoit à ſa conduite. « Quoi ! deux amans tout-à-coup ! s’écria-t-elle. Comment ai-je pû tant m’égarer, après, toutes les leçons de ma mere ? Oh ! je veux m’en tenir à ces fautes, & n’en plus faire d’autres ».

Elle parloit d’or ; mais je crains qu’il lui ſoit impoſſible de tenir parole : fille qui veut reſter ſage, doit être ſur ſes gardes, & ne ſe rien permettre.


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