Lucette, ou les Progrès du libertinage/02-12

CHAPITRE XII.

Querelle, Bataille, & Commiſſaire.


Tout alloit à merveille ; mais un revers vint détruire l’eſpéce de félicité de Lucette, Dame la Reſſource s’impatienta de voir ſa bonne amie auſſi pauvre qu’avant ſa connoiſſance. Après l’avoir exhortée de mieux agir, elle lui fit ſes adieux, & accorda ſon amitié à une autre Beauté, qui ſe rendit plus digne de ſes ſoins.

Notre héroïne ne ſe laiſſa point abattre. Elle ſe réjouit de n’avoir à partager qu’avec Monſieur Lucas. Elle réſolut de ſe paſſer de protectrice. On ne réuſſit, jamais ſi bien que lorſqu’on travaille ſoi-même à ſes affaires. Elle ſe flatta d’attirer davantage les galans.

Pour réuſſir dans ſes nobles entrepriſes, Lucette ſe mettoit chaque jour avec élégance. On la voyoit ſouvent à ſa fenêtre ; les bonnes gens croyoient qu’elle prenoit le frais ; les gens d’eſprit penſoient différemment.

Notre héroïne s’étant apperçue que placée de loin, comme en perſpective, la vûe de ſa tête enchantoit les paſſans, voulut ſe montrer toute entiere ; perſuadée que de près elle paroîtroit encore plus aimable. Sa premiere tentative réuſſit, & l’engagea de continuer.

Elle ne manquoit pas, dès que le jour étoit diſparu, de deſcendre en tapinois, de ſe placer ſur ſa porte ; de ſe promener en long, en large : les coups de coude, les ſt, ſt, ſt, trottoient ; les tendres œillades, les ſouris, les ſignes alloient leur chemin ; chacun étoit ſon roi, ſon petit cœur, ſon bijou, ſon néné, ſa mère. Nous aimons les complimens ; ils étoient de sûrs appâts qui faiſoient tomber dans ſes filets. Tel étoit ſurpris de ſentir une fille le careſſer pour ſa premiere fois de ſa vie ; & la ſuivoit par reconnoiſſance. Semblable au Bourgeois Gentilhomme, celui-ci eſt pénétré des douceurs qu’il s’entend dire, & paye généreuſement. Lucette ſçavoit trop bien ſon métier pour n’être pas flatteuſe ; elle ſe récrioit toujours ſur ce qu’on offroit à ſes regards ; elle feignoit de n’avoir jamais rencontré un mortel ſi heureux. Il n’étoit mérite ſi mince qu’elle n’élevât juſqu’au ciel.

Lucette a ſoin d’aller au Palais Royal ; elle doit à ce jardin fameux une bonne partie de ſon revenu. À onze heures préciſes elle y vient groſſir la foule des Demoiſelles, dont l’allée du milieu eſt innondée. Elle affecte un air enfantin, lorgne finement, & prête une oreille attentive. On la reconnoît ſans peine : une petite coîffe, garnie d’un ruban verd, & ſurmontée d’une prodigieuſe aigrette, lui donne un air tout-à-fait ſingulier. Son mantelet de ſatin blanc eſt doublé de rouge ; il s’entrouvre négligemment, pour laiſſer entrevoir une palatine à mouches, qui couvre à demi une gorge qui paroît ferme. Sa robe de taffetas, agitée par les zéphirs, fait un frémiſſement qui l’annonce de loin. Sa jupe, un peu courte & falbalaſſée, découvre à moitié une jambe fine, couverte d’un bas de ſoie, tendu avec art. Son pied mignon eſt à la gêne dans un ſoulier étroit, poli, blanc comme la neige, & décoré d’un talon rouge. Elle paroît montée ſur des échaſſes, ne marche que du bout du pied, en ſe pinçant les lèvres ; à ſa démarche lente & grave on la prendroit pour une Veſtale, ſans ſes joues enluminées, ſans quelques mouches mutines, ſans ſes regards jettés çà & là, & ſans l’eſſain de jeunes gens qui voltigent autour d’elle d’un air familier.

Notre héroïne faiſoit pluſieurs conquêtes au Palais Royal, Elle entraînoit, ſur-tout, chez elle de ces vieux impotens, qui, ſe traînant à l’aide d’une béquille, paroiſſoient n’avoir qu’un jour à vivre ; ces vieillards amoureux ſe reſſouviennent encore des plaiſirs de leur jeuneſſe ; ils recherchent des Beautés commodes qui ſe donnent une peine infinie pour leur procurer une foible étincelle de volupté.

Un de ces tendres ſexagénaires avoit envie depuis long-tems de tâter du fruit défendu ; il ſouhaitoit de faire en ſecret ſa cour à une fille du monde. Il n’oſoit ſe préſenter ſeul chez quelque Philis, dans la crainte des dangers qu’on peut courir. Se promenant un jour au Palais Royal avec un de ſes amis, jeune homme brave & vigoureux ; il apperçoit notre héroïne, auſſi-tôt il s’enflamme. Parbleu ! s’écria-t-il en touſſant, je veux vous donner à dîner chez ce petit cœur. Le jeune homme ſourit. L’antique ſoupirant fit ſigne à Lucette de les ſuivre ; elle l’entendit à merveille ; le langage des yeux lui étoit familier. On ſortit l’un après l’autre, ſans faire ſemblant de rien. Notre héroïne marchoit devant, & tournoit ſouvent la tête. Elle les conduiſit dans ſa petite chambre. Le vieillard ne ſe ſent pas de joie, il embraſſe la Belle, qui regarde tendrement ſon compagnon. Il l’envoie ordonner un dîner délicat, aſſaiſonné de pluſieurs bouteilles de vin de Bourgogne. On ſe met à table. Lucette careſſe le vieillard, & ſerre la main du jeune homme ; elle excite l’un à ſe réjouir, & ſourit à l’autre malignement. Malgré ſon impatience, notre ſexagénaire avoit jugé à propos de retarder ſes plaiſirs ; il vouloit braver sûrement les glaces de l’âge, & prouver qu’il étoit encore jeune.

Le vieillard ſentoit un feu nouveau couler dans ſes veines ; il croyoit rajeunir, comme le pere de Jaſon Brûlant, plein d’ardeur, il alloit eſſayer de goûter une partie de la félicité de ſes premiers ans. Notre héroïne admiroit le pouvoir de ſes charmes ; quand tout-à-coup on vint frapper à ſa porte à coups redoublés. Alors ſon triomphe diſparut, & le vieillard redevint ce qu’il étoit. La frayeur le glaça encore davantage. « Hélas ! s’écrioit-il, d’une voix mourante, on m’avoit bien averti d’éviter ces maiſons agréables, de fuir de telles Sirènes. Me voilà pris ! Heureux s’il ne m’en coûte que ma bourſe ! »

Notre héroïne, prête à ſe ſcandaliſer qu’on ne la crût pas une honnête fille, le prioit en vain de ſe taire. Le jeune homme les raſſura de ſon mieux, & cria au frappeur de ſe retirer ; qu’il n’y avoit perſonne. L’autre jure qu’il entrera, quand même le Diable voudroit l’en empêcher. Il avertit, que Mademoiſelle Lucette doit le connoître, qu’il lui a promis de venir la voir, & qu’il veut s’acquitter de ſa parole. On ne lui répond rien : il menace, & d’un furieux coup de pied enfonce la porte. Le jeune homme le reçoit l’épée à la main. Pour le vieillard, à moitié mort de frayeur, il pouſſe des cris ſourds & lugubres ; notre héroïne fait retentir des ſiens la maiſon & tout le voiſinage. Le guet accourt, ſépare les combattans, & conduit chez le Commiſſaire le Céladon ridé & ſon compagnon, l’auteur du tumulte, & la déplorée Lucette.

Monſieur le Magiſtrat étoit à table. Il fit attendre plus d’une heure dans ſon anti-chambre ceux qui avoient beſoin qu’il leur rendît une prompte juſtice. Enfin, la tête remplie des fumées bachiques, le Commiſſaire ſe prépara à les recevoir. Il mit ſa robe, ſa grandiſſime perruque, s’aſſit gravement dans un ample fauteuil ; & déclara d’un ton de Magiſtrat, qu’on pouvoit comparoître à ſon audience. Chacune des Parties détailla ſes raiſons. Moi, je n’ai rien à dire, s’écria celui qui avoit enfoncé la porte de Lucette, ſinon que je ſuis le Marquis de ***, fils du Duc de ***. À ces mots le Magiſtrat perdit ſa fierté ; il s’approcha preſque en rampant du Seigneur qu’il avoit l’honneur de voir. Daignez m’excuſer, lui dit-il : vous êtes très-innocent. Le Vieillard s’appercevant que la naiſſance avoit des priviléges chez un Commiſſaire, réſolut de lui en impoſer. Apprenez votre devoir, lui cria-t-il rudement, je ſuis le Comte de ***, Monſieur eſt le Baron de ***. Le Commiſſaire émerveillé de voir ſa maiſon remplie de perſonnes ſi diſtinguées, prétendit que des gens d’une grande qualité ne pouvoient rien faire de répréhenſible ; il les conduiſit humblement juſqu’à la derniere marche de ſon eſcalier.

Il ne reſtoit plus que notre héroïne. Le demi-Magiſtrat n’oſoit lui parler : il craignoit qu’elle ne fût, pour le moins, une Marquiſe déguiſée. Mais ſon embarras, ſes larmes, ſes ſanglots la décelèrent ; il connut qu’il ſe trompoit. Enhardi par ſa découverte, Monſieur le Commiſſaire ſe remit dans ſon fauteuil, & interrogea Lucette. « Oui-dà, lui dit-il, vous vous établiſſez dans mon quartier ; vous êtes d’un état où l’on gagne ce que l’on veut ; & je n’entends pas parler de vous ! Vous ignorez, ſans doute, les uſages. Eh ! bien, ma bonne, il faut vous les apprendre. Qu’on mène cette belle Demoiſelle en priſon, juſqu’à plus ample informé.

En vain notre héroïne s’efforce de le fléchir. Sa faute étoit trop de conſéquence pour qu’elle pût eſpérer ſon pardon. Le Commiſſaire voulut effrayer, par ſon exemple, toutes celles qui oublieroient leur devoir.


Vignette fin de chapitre
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