Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-06

CHAPITRE VI.

Monſieur Lucas a la conſcience large.


Lucas chercha quelque moyen de ſe conſoler des infidélités de ſa Maîtreſſe. Il n’en imaginoit aucun, lorſque l’Amour, touché de ſa douleur, lui fit oublier ſon ingrate. Deux beaux yeux ſe chargèrent du ſoin de calmer ſes maux, & le rendirent inconſtant. Certaine Marchande de Modes ſut triompher de ſon cœur. Il la vit, la trouva charmante, lui découvrit ſes feux, en fut écouté. Il crut avoir perdu juſqu’au ſouvenir de ſa perfide. La nouvelle conquête qu’il venoit de faire, le laiſſa quelque tems ſe morfondre, ſe conſumer en ſoupirs ; il faut bien ſe faire valoir. Enfin, le voyant enflâmé autant qu’il étoit poſſible, & ſur le point de ſe déſeſpérer, elle jugea à propos de s’attendrir.

Cette Marchande de modes, n’eſt point d’un rang obſcur ; il faut bien ſe garder de la confondre avec ces petites mijaurées, qu’on ne regarde qu’en paſſant ; à qui l’on compte fleurette une minute, que l’on careſſe & qu’on dédaigne. Celle pour qui ſoupire Monſieur Lucas, peut être regardée comme leur Reine. Sa boutique eſt le rendez-vous de nos jeunes Seigneurs ; il eſt ignoble d’acheter ailleurs que chez elle. Son magazin eſt fourni de toutes ces frivolités, de ces jolis petits riens, qu’on vend ſi cher. Elle eſt la Marchande à la mode ; les Grâces lui ſervent de filles de boutiques. Si malheureuſement elles ne ſe trouvoit pas dans ces endroits fameux, plus fréquentés même que l’Opéra bouffon, ils ſeroient bientôt déſerts ; nos Marquis auroient des vapeurs, & s’écrieroient, que tout eſt perdu.

Dès qu’un Médecin a la vogue, il eſt couru de tout le monde, fût-il un ignorant. Une belle a les mêmes priviléges ; dès que ſes charmes ont fait du bruit, elle eſt sûre d’être lorgnée juſque dans l’âge décrépit. Notre Marchande de modes, accueillie avec enthouſiaſme, la première fois qu’elle paroit, entend toujours autour d’elle, le bruit flatteur des éloges qu’on lui donne. Je dois avouer qu’elle eſt digne de ſa gloire ſuprême. Rien de plus charmant que ſon joli minois. Ses deux grands yeux bleus font voir ſans ceſſe le Paradis ouvert. Une tendre langueur, répandue ſur ſon viſage, ſe mêle agréablement avec un air ſpirituel. Elle a cet embonpoint qui pare la beauté. Ce que l’on entrevoit à travers ſon mouchoir, laiſſe imaginer mille choſes que l’œil ne peut pénétrer. Sa taille un peu ronde, fait naître l’envie de la preſſer. Sa main donne un nouveau prix à ce qu’elle préſente ; qui pourroit ne pas acheter ce qui vient d’une ſi belle main ? Qu’on juge combien Monſieur Lucas étoit heureux. Il jouiſſoit d’un bonheur après lequel ſoupiroit tout Paris. Pourquoi étoit-il plus fortuné que tant d’honnêtes gens ; que moi, par exemple ?

Mais cet objet ſi charmant a des défauts, qui égalent pour le moins ſes appas. Elle eſt coquette, vaine, méchante. Lorſqu’on croit l’avoir adoucie à force d’amour, on eſt loin de ſon compte. L’intérêt la guide dans toutes ſes tendreſſes. Sans la paſſion qu’elle a pour l’or, elle ſeroit un vrai dragon ; il ſeroit très-difficile de la ſubjuguer. Monſieur le Secrétaire lui parut riche & prodigue ; elle ſe flatta d’éprouver ſon humeur libérale. Cet eſpoir ſeul l’humaniſa.

Monſieur Lucas s’apperçut bientôt du foible de la Marchande. Il comprit que s’il vouloit la conſerver, il devoit ſe montrer généreux. La petite Marchande étoit jolie, il ne pouvoit la quitter dans un jour ; eût-elle été moins attrayante, il auroit différé de rompre avec elle, exprès, pour montrer à Lucette qu’il l’abandonnoit, ou qu’ils n’avoient rien à ſe reprocher. D’ailleurs, cette nouvelle Maîtreſſe étant adorable, il avoit tout lieu de croire que ſon Inconſtante ſeroit accablée de dépit & de jalouſie. Mais il falloit avoir de quoi débourſer. Son petit revenu n’étoit qu’à peine ſuffiſant pour ſatisfaire à ſes dépenſes. Quel parti prendre ? Renoncera-t-il à ſa conquête, au plaiſir de déſeſpérer Lucette ? Non, il n’avoit pas tant fait de progrès dans le vice, pour s’arrêter à moitié chemin ; une bagatelle ne pouvoit plus le retenir. Il forma un deſſein qu’il auroit rejetté avec indignation, avant ſa quatrième faute, & même peut-être avant la troiſième. Nos paſſions, nos foibleſſes & nos crimes, ſont enchaînés l’un à l’autre.

J’ai déja dit que le Marquis de *** avoit une confiance aveugle en ſon Secrétaire. Monſieur Lucas l’en récompenſa. Je dois dire pourtant à ſon honneur, qu’il ne ſe décida pas tout d’un coup à le friponner. Le peu de vertu qui lui reſtoit, ſe révolta, lorſqu’il fut prêt à ſe décider ; la voix du remord ſe fit entendre. Son cœur agité lui reprocha juſqu’à l’idée d’un pareil crime. « Quoi, s’écria-t-il, en fondant en larmes, je puis me réſoudre à tromper, à trahir mon Bienfaiteur ! Eſt-ce ainſi que je me rends digne de ſes bontés ? Vais-je lui prouver ma reconnoiſſance en le volant ? Abandonnons plutôt un projet ſi coupable… Mais me priverai-je pour toujours de la vue de ma Marchande ? Que pourrai-je lui dire ? Elle me chaſſera honteuſement d’auprès d’elle, & j’en mourrai. Elle accuſera mon avarice, plutôt que mon impuiſſance. Eh bien, méritons ſa tendreſſe ; l’amour me ſervira d’excuſe. »

Cette belle concluſion l’enhardit. Il porta une main tremblante dans la caſſette du Marquis. Il fut réſervé d’abord ; ce qu’il déroboit étoit ſi peu de choſe, qu’il étoit impoſſible de s’en appercevoir. Il obligea ſa Maîtreſſe à ſe contenter des modiques préſens qu’il lui faiſoit. Elle feignit de n’en pas deſirer de plus conſidérables ; cependant elle ſavoit l’engager chaque jour à redoubler. Lucas alloit en ſoupirant au tréſor commun ; il déteſtoit ſa foibleſſe ; ce n’étoit qu’avec une extrême répugnance, qu’il s’emparoit d’une petite ſomme. Il ne faiſoit que glaner ; il n’oſoit enfoncer la main dans la bourſe du Marquis ; il n’en raſoit que la ſuperficie.

Mais inſenſiblement il s’accoutuma à careſſer l’argent de Monſieur le Marquis de ***. Il crut que ce Seigneur étoit encore trop heureux, de ce qu’il vouloit bien partager avec lui. Ce n’étoit plus pour une bagatelle qu’il ſe tranſportoit au coffre fort. Ses démarches étoient trop précieuſes ; il auroit craint d’être déshonoré. Cependant il jugea à propos d’épargner l’argent comptant, crainte d’être découvert. Il inventa mille ruſes, pour tromper le bon Seigneur, qui ne s’apperçut jamais de rien, & qui auroit parié mille louis, que Monſieur Lucas étoit la perle des Secrétaires. Il vendoit, à ſon nom, tantôt une choſe, tantôt l’autre. Si quelquefois ſa conſcience lui reprochoit ſes mauvaiſes actions, il trouvoit le moyen de la faire taire. « Parbleu, diſoit-il en lui-même, pourquoi le partage des biens n’eſt-il pas fait avec plus de juſtice ; pourquoi tout eſt-il d’un côté, & rien de l’autre ? Quel mal fais-je, en m’emparant du ſuperflu d’un homme riche ? Si c’eſt un ſi grand mal de grapiller ſur le prochain, que ne punit-on tant de gens qui s’en mêlent ? tels par exemple, que les gens d’affaires, de loi ; la plûpart des états ; & ſur-tout ces ſangſues engraiſſées de la ſubſiſtance du peuple ; & puis encore les… &c. &c… »

Je craindrois trop de déshonorer ma plume, en rapportant le reſte des réflexions de l’indigne Lucas. J’en dis aſſez pour montrer comment un apprentif Filou devient bientôt maître paſſé. La jolie Marchande de modes étoit la cauſe des friponneries de Monſieur le Secrétaire ; elle en étoit la cauſe innocente. Pouvoit-elle préſumer que ſes charmes corrompiſſent les cœurs, & les portaſſent au crime ? Si elle avoit ſoupçonné Lucas d’une ſi grande infamie, elle auroit craint d’approcher d’un pareil monſtre. La beauté des femmes nous conduit ſouvent dans un abîme de malheurs ; mais elles ne s’en doutent pas.


Vignette fin de chapitre
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