Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-16

CHAPITRE XVI.

Vive Paris !


Le galant Officier, que nous nommerons Villeneuve, conduiſit Lucette à Paris, & la fit paſſer pour ſa femme. Il ſe logea avec elle dans un grand hôtel, où il s’annonça pour ce qu’il voulut. L’air naïf de ſa prétendue épouſe, ſon ingénuité, ſon innocence, n’étoient guères placés dans une ville telle que Paris, & apprêterent bien à rire. Il fit ſon poſſible pour la corriger de quelques défauts eſſentiels : elle avoit de grandes diſpoſitions ; auſſi n’eut-elle pas de peine à ſuivre ſes avis. Elle ſe défit peu à peu de cette retenue campagnarde, de cette ſimplicité ſi hors de ſaiſon ; elle apprit à dire ce qu’elle ne penſoit pas, renonça à ces vertus que nous laiſſons à nos bons ayeux, devint folle, vive, étourdie, éclata de rire pour la moindre choſe, attrapa enfin une partie des airs à la mode.

Quand Villeneuve s’apperçut qu’on avoit profité de ſes leçons, & qu’il pouvoit ſans honte paroître en public avec ſa jeune élève, il lui fit voir toutes les beautés de Paris. Il la mena dans les promenades, aux François, & ſur-tout aux Italiens. Étonnée de la foule qu’elle vit à l’Opéra bouffon, elle demanda à Villeneuve ſi c’étoit-là le plus beau Spectacle de France. « Gardez-vous d’en douter, lui répondit-il ; ſinon vous paſſeriez pour une habitante de la Lune. On ne va plus aux Comédiens François ; ils déclament, devant une poignée d’hommes gothiques, les pièces mauſſades de Corneille & de Racine. Vraiment, nous ſommes plus éclairés qu’on ne l’étoit autrefois. « Je ne ſçais, répondit Lucette, je m’amuſe beaucoup aux Italiens ; mais à l’autre Spectacle j’y pleure avec plaiſir, j’y ris à des choſes que je crois ſe paſſer tous les jours dans le monde ; & lorſque j’en ſors, j’ai le cœur affecté délicieuſement, je ſuis pénétrée de ce que j’ai entendu, je ſens que j’ai profité, que pour mon argent l’on m’a amuſée & inſtruite. À l’Opéra bouffon, on n’entend rien que du bruit, on s’y réjouit un inſtant, & l’on bâille à la fin ». L’Officier ne trouva pas que ce raiſonnement méritât une réplique, il ſe contenta de rire, de lever les épaules. Il déplora la ſtupidité de ſa chere amie, & conclut qu’elle avoit encore grand beſoin de ſes leçons.

Lucette s’étoit fait une ſi grande idée de Paris, ſon imagination le lui avoit peint ſi merveilleux, qu’il lui fut impoſſible de le trouver tel qu’elle ſe l’étoit figuré : des rues étroites, des maiſons mal bâties & obſcures, une boue continuelle, un cahos, un fracas affreux ; tout cela, dis-je, l’étonna beaucoup. Elle croyoit autrefois que la capitale ne renfermoit que du prodige & de l’excellent : elle croyoit voir couler des rivieres à l’Opéra, &c. &c. Quelques-uns des Acteurs de notre premier Théâtre ne lui parurent que de ſimples mortels, &c. &c. Qu’on lui pardonne une erreur ſi commune aux gens de Province. Cependant elle ne tarda pas à s’appercevoir que Paris méritoit une partie de ſa célébrité.

Villeneuve n’épargna rien pour lui faire goûter tous les plaiſirs. Sa table étoit ſervie avec délicateſſe ; il lui donna pluſieurs robes riches & élégantes : il la conduiſoit ſouvent ſur les Boulevards, où elle avoit la douceur de s’appercevoir que ſes charmes étoient remarqués. Lucette eut d’abord de la peine à chérir cette promenade ; elle s’étonna long-tems que tout Paris abandonnât le ſuperbe jardin des Tuilleries, pour venir s’étouffer, ſe preſſer, ſe heurter dans un lieu étroit, mal propre, expoſé à la chaleur du ſoleil & à la Biſe. Elle cacha ſon ſentiment à l’Officier, de crainte qu’il ne la trouvât trop ridicule : elle n’avoit pourtant lieu que de ſe louer de lui. Il ne lui laiſſoit rien deſirer. Mais le pauvre garçon connut bien-tôt que ſes fonds baiſſoient, qu’il avoit été trop prodigue. Il devint inquiet & rêveur. Pour l’accabler davantage, il reçut ordre de joindre ſon Régiment. Dans la crainte que ſes adieux ne fuſſent trop tendres, & d’être obligé de verſer des larmes, (ce qui auroit été peu ſéant à un Militaire,) Il réſolut de partir ſans rien dire : il oſa former, (mais ce qu’il y a de plus affreux,) il oſa exécuter un ſi cruel deſſein.

Le Lecteur eſt prié de ſe peindre le déſeſpoir dont fut ſaiſie notre héroïne, lorſqu’elle eut vainement attendu trois jours ſon cher Villeneuve, & qu’elle ne put douter qu’il ne l’eût abandonnée. Elle ſe trouvoit ſans un ſou, preſque ſans connoiſſance, accoutumée à la bonne chere & à l’oiſiveté. Sa ſituation eſt triſte, je l’avoue ; mais elle eſt jeune, charmante, douce, enjouée : peut-on mourir de faim avec de ſi bonnes qualités ? Elle ſeroit la premiere à qui ce malheur ſeroit arrivé, Paris eſt un ſéjour de Cocagne pour les Belles : elles y volent de conquêtes en conquêtes, de tréſor en tréſor, de dupes en dupes : toutes les bourſes leur ſont ouvertes ; elles y puiſent largement, les mettent bientôt à ſec. Ma foi, vive Paris !