Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-09

CHAPITRE IX.

Lucette commence à chanceler.


Mon héroïne croyoit s’accoutumer à être ſévere ; elle goûtoit un calme heureux. Cependant l’idée de Lucas l’agitoit, elle y ſongeoit ſouvent malgré elle ; elle ſentit palpiter ſon petit cœur : ainſi l’Amour ſçait inſenſiblement nous enflammer. Des ſonges enchanteurs lui procuroient des nuits délicieuſes. Elle croyoit quelquefois voir ſon cher ami à ſes pieds : il lui ſembloit poſſéder les richeſſes de Mondor ; elle avoit de grands laquais, une table ſplendide : mais ſon bonheur s’évanouiſſoit bien vîte. L’Abbé la lutinoit. Le Marquis voltigeoit. Le valet-de-chambre faiſoit des larcins amoureux… Combien de fois crut-elle être auprès de Lucas ! Tantôt elle s’égaroit avec lui dans des bocages épais ; tantôt il lui diſoit les choſes les plus tendres, il la preſſoit dans ſes bras, il l’accabloit de careſſes, il confondoit ſon ame dans la ſienne. Lucette, malgré ſa ſageſſe, maudit ſouvent l’inſtant du réveil, qui diſſipoit une ſi douce erreur.

Les ſonges, enfans du plaiſir, laiſſent après eux un ſentiment de volupté auquel notre ame s’abandonne. Un doux penchant nous porte à la tendreſſe ; nous ſoupirons, l’Amour s’en apperçoit, & triomphe.

Jadis Lucette frémiſſoit à l’approche d’un homme. Elle baiſſoit modeſtement les yeux ; elle étoit inſenſible aux diſcours paſſionnés d’un galant ; elle ſe déroboit par la fuite à ſes ſoins, à ſes careſſes. On peut maintenant s’appercevoir qu’elle commence à changer. Ce n’eſt plus cette jeune payſanne farouche & ſauvage, qui veut toujours défendre ſon innocence qui craint qu’un ſeul mot ne flétriſſe ſa vertu, qui s’épouvante d’un rien, qui mord, qui égratigne. Voyez là ; depuis qu’elle eſt chez le Financier, elle s’eſt formée, elle prend l’uſage du monde. Si vous lui parlez, un tendre ſourire accompagne ſa réponſe, elle eſt douce & polie. La gaieté eſt peinte ſur ſon viſage : le feu du plaiſir étincelle dans ſes yeux. À qui doit-on ce miracle ? à la nature, qu’on ne ſçauroit vaincre, & à l’Amour.

On s’apperçut enfin au château du changement inſenſible de notre héroïne. Chacun des Soupirans prit courage. Elle n’éloigna plus tant ſa chaiſe de Mondor. Quand on lui baiſoit la main, elle jettoit un tendre regard. Si le valet-de-chambre & d’Arneuil lui tenoient de certains diſcours, elle ſourioit. Quand l’Abbé lui déroboit un baiſer, qu’il couloit une main hardie ſous ſon mouchoir, elle ſe défendoit foiblement & ne crioit pas trop haut.

Lucette prit du goût aux ajuſtemens. Elle auroit crû être morte ſi elle n’avoit paſſé chaque matin une heure à ſa toilette : elle apprit ſans peine l’art de ſe mettre avec grâce ; une eau pure lui rendoit le teint plus vif & plus frais ; la pâte d’amande redoubloit encore la blancheur de ſes bras : elle les avoit beaux ; elle avoit ſoin de s’arranger de façon qu’ils frappaſſent les regards : ſon mouchoir, entrouvert négligemment, laiſſoit appercevoir une gorge d’albâtre ; l’œil s’y perdoit avec plaiſir. Enfin, elle n’oublia rien pour plaire, & dut tout à la nature.


Vignette fin de chapitre
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