Baudelaire : Œuvres posthumes (1908)
CHARLES BAUDELAIRE
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Œuvres posthumes
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
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MCMVIII
JUSTIFICATION DU TIRAGE
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
À peine terminé le lent, l’effroyable martyre de Charles Baudelaire, pieusement Théodore de Banville et Charles Asselineau entreprenaient de recueillir dans une « édition définitive » les œuvres de leur ami. Tous deux chérissaient tendrement l’homme et admiraient sincèrement le poète : les discours prononcés sur la tombe du cimetière Montparnasse, leurs biographies enthousiastes le prouvent d’abondance. Donc ils firent de leur mieux. Mais les circonstances adverses, — le stupide jugement de 1857, dont la tardive révolte de l’opinion n’avait pas encore effacé la flétrissure ; la nécessité où ils se crurent, pour réussir plus sûrement dans leur œuvre de réhabilitation, d’agir avec prudence et sans heurter de front la morale bourgeoise ; peut-être aussi certaine timidité où le cœur eut plus de part que l’esprit, et par laquelle leurs scrupules se flattèrent de mieux honorer un auteur si sévère à lui-même, si épris de perfection, les amenèrent à écarter de leur recueil les six pièces condamnées des Fleurs du Mal, comme tout manuscrit inachevé, — les Journaux intimes avaient bien été écrits, cependant, pour être publiés ! — comme maintes pages dont la rédaction ne les satisfaisait pas entièrement. Si bien que « l’édition définitive », même à n’en contrôler les matières qu’avec la bibliographie La Fizelière et Decaux, parue dès 1868, s’avère fort incomplète.
On sait quels efforts fructueux ont été faits depuis pour en combler les lacunes. Pour ne citer que les plus importants, le recueil anonyme édité chez René Pincebourde, en 1872, par Charles Cousin, Poulet-Malassis, Charles Asselineau lui-même, et le vicomte de Spœlberch de Lovenjoul dont les lettres françaises ont eu tout récemment à déplorer la perte ; les articles de M. Octave Uzanne dans le Livre (1881-1884) ; l’ouvrage capital de M. Eugène Crépet, Charles Baudelaire, Œuvres Posthumes et Correspondances inédites précédées d’une Étude biographique, plus récemment les recherches de MM. Édouard Champion, Féli Gautier et Jacques Crépet ont amené au jour des essais de théâtre, les Journaux Intimes, des fragments importants de ce Livre sur la Belgique que Baudelaire médita pendant ses dernières années, des notes inédites sur Choderlos de Laclos, sur Villemain, etc., etc. Et nous n’énumérons pas tant de reliquiæ moindres, précieuses cependant, que l’heure de gloire tira des poussières de l’oubli et des cartons.
Cependant toutes ces pièces demeuraient jusqu’aujourd’hui dispersées deci delà, tant dans des ouvrages spéciaux que dans des périodiques, à ce point que le baudelairien désireux de posséder tout entier l’œuvre de son poète devait se pourvoir de dix volumes — dont plusieurs épuisés en librairie, et de vingt brochures. Encore, toutes difficultés vaincues, manquait-il à sa collection un grand nombre d’articles critiques et de « variétés » qui, parus voici quelque soixante ou soixante-dix ans dans de petits journaux à cette heure tout à fait introuvables, — tels le Corsaire-Satan et le Paris-Journal, — n’avaient jamais été réimprimés.
C’est la justification des présentes Œuvres Posthumes, effort centralisateur et parallèle à celui dont sortit le Charles Baudelaire, Lettres, l’an dernier. On y a groupé toutes les pièces, poésie ou prose, authentiques ou apocryphes qui, depuis l’édition définitive, ont été mises au jour, et toutes celles, y compris les Fleurs condamnées, qui, parues avant son élaboration, n’avaient pas été admises à son hospitalité. Pour parler l’argot du moment, ce recueil réalise à ce jour le trust des pièces baudelairiennes, jetant le pont, à la différence des ouvrages antérieurs, — de l’ouvrage de M. Eugène Crépet notamment — entre le Baudelaire rigoureusement posthume, si l’on peut dire, et le Baudelaire anthume et inconnu. Ajoutons qu’on y trouve encore plusieurs papiers entièrement inédits, le texte intégral, qui n’avait pas encore été donné in extenso, des Journaux intimes, et notamment la première version de la fameuse notice sur Edgar Allan Poe, que l’obligeance de MM. Calmann-Lévy nous a permis de reproduire.
Le lecteur nous excusera d’avoir insisté avec quelque complaisance sur le complet de notre recueil. Aussi bien est-ce son seul mérite puisque, conçu à un point de vue purement documentaire, il ne prétend en aucune façon à remplacer ses aînés, dont les commentaires de tout ordre seront toujours consultés avec fruit, mais seulement à en avoir centralisé et grossi les matières. Suum cuique. Nous ne sommes pas de ceux qui s’approprient le labeur d’autrui, et nous avons ici poussé le respect de nos prédécesseurs jusqu’à placer sous leur nom les quelques notes indispensables à l’intelligence du texte, dont leurs travaux nous avaient fourni l’essence. Si, avec l’honnêteté du procédé, on veut bien leur accorder quelque méthode dans la distribution de leur ouvrage, les éditeurs se flatteront d’avoir pleinement atteint le but qu’ils s’étaient proposé.
LES FLEURS DU MAL
DÉDICACE À THÉOPHILE GAUTIER
Première version[1].]
À mon très cher et vénéré maître et ami,
Théophile Gautier.
Bien que je te prie de servir de parrain aux Fleurs du Mal, ne crois pas que je sois assez perdu, assez indigne du nom de poète, pour m’imaginer que ces fleurs maladives méritent ton noble patronage. Je sais que, dans les régions éthérées de la véritable POÉSIE, le MAL n’est pas, non plus que le BIEN, et que ce misérable dictionnaire de mélancolie et de crime peut légitimer les réactions de la morale, comme le blasphémateur confirme la religion. Mais j’ai voulu, autant qu’il était en moi, en espérant mieux peut-être, rendre un hommage profond à l’auteur d’Albertus, de la Comédie de la Mort et d’España, au poète impeccable, au magicien ès langue française[2], dont je me déclare, avec autant d’orgueil que d’humilité, le plus dévoué, le plus respectueux et le plus jaloux des disciples.
PROJETS D’UNE PRÉFACE
POUR LA SECONDE ÉDITION DES FLEURS DU MAL[3]
[Première version.]
Ce n’est pas pour mes femmes, mes filles ou mes sœurs que ce livre a été écrit ; non plus que pour les femmes, les filles ou les sœurs de mon voisin. Je laisse cette fonction à ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau langage.
Je sais que l’amant passionné du beau style s’expose à la haine des multitudes ; mais aucun respect humain, aucune fausse pudeur, aucune coalition, aucun suffrage universel ne me contraindront à parler le patois incomparable de ce siècle, ni à confondre l’encre avec la vertu.
Des poètes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal. Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent, n’a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d’exercer mon goût passionné de l’obstacle.
Quelques-uns m’ont dit que ces poésies pouvaient faire du mal ; je ne m’en suis pas réjoui. D’autres, de bonnes âmes, qu’elles pouvaient faire du bien ; et cela ne m’a pas affligé. La crainte des uns et l’espérance des autres m’ont également étonné, et n’ont servi qu’à me prouver une fois de plus que ce siècle avait désappris toutes les notions classiques relatives à la littérature.
Malgré les secours que quelques cuistres célèbres ont apportés à la sottise naturelle de l’homme, je n’aurais jamais cru que notre patrie pût marcher avec une telle vélocité dans la voie du progrès. Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion. Mais il est des carapaces heureuses que le poison lui-même n’entamerait pas.
J’avais primitivement l’intention de répondre à de nombreuses critiques, et, en même temps, d’expliquer quelques questions très simples, totalement obscurcies par la lumière moderne[4] : Qu’est-ce que la poésie ? Quel est son but ? De la distinction du Bien d’avec le Beau ; de la Beauté dans le Mal ; que le rythme et la rime répondent dans l’homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise ; de l’adaptation du style au sujet ; de la vanité et du danger de l’inspiration, etc., etc. ; mais j’ai eu l’imprudence de lire ce matin quelques feuilles publiques ; soudain, une indolence, du poids de vingt atmosphères, s’est abattue sur moi, et je me suis arrêté devant l’épouvantable inutilité d’expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. Ceux qui savent me devinent, et pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas me comprendre, j’amoncellerais sans fruit les explications.
[Deuxième version.]
- [À fondre peut-être avec d’anciennes notes.]
S’il y a quelque gloire à n’être pas compris, ou à ne l’être que très peu, je peux dire sans vanterie que, par ce petit livre, je l’ai acquise et méritée d’un seul coup. Offert plusieurs fois de suite à divers éditeurs qui le repoussaient avec horreur, poursuivi et mutilé, en 1857, par suite d’un malentendu fort bizarre, lentement rajeuni, accru et fortifié pendant quelques années de silence, disparu de nouveau, grâce à mon insouciance, ce produit discordant de la Muse des derniers jours, encore avivé par quelques nouvelles touches violentes, ose affronter aujourd’hui, pour la troisième fois[5], le soleil de la sottise.
Ce n’est pas ma faute ; c’est celle d’un éditeur insistant qui se croit assez fort pour braver le dégoût public. « Ce livre restera sur toute votre vie comme une tache », me prédisait, dès le commencement, un de mes amis, qui est un grand poète. En effet, toutes mes mésaventures lui ont, jusqu’à présent, donné raison. Mais j’ai un de ces heureux caractères qui tirent une jouissance de la haine et qui se glorifient dans le mépris. Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. Chaste comme le papier, sobre comme l’eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie et un assassin.
Mon éditeur prétend qu’il y aurait quelque utilité pour moi, comme pour lui, à expliquer pourquoi et comment j’ai fait ce livre, quels ont été mon but et mes moyens, mon dessein et ma méthode. Un tel travail de critique aurait sans doute quelques chances d’amuser les esprits amoureux de la rhétorique profonde. Pour ceux-là peut-être, l’écrirai-je plus tard et le ferai-je tirer à une dizaine d’exemplaires. Mais, à un meilleur examen, ne paraît-il pas évident que ce serait là une besogne tout à fait superflue, pour les uns comme pour les autres, puisque les uns savent ou devinent, et que les autres ne comprendront jamais ? Pour insuffler au peuple l’intelligence d’un objet d’art, j’ai une trop grande peur du ridicule, et je craindrais, en cette matière, d’égaler ces utopistes qui veulent, par un décret, rendre tous les Français riches et vertueux d’un seul coup. Et puis, ma meilleure raison, ma suprême, est que cela m’ennuie et me déplaît. Mène-t-on la foule dans les ateliers de l’habilleuse et du décorateur, dans la loge de la comédienne ? Montre-t-on au public affolé aujourd’hui, indifférent demain, le mécanisme des trucs ? Lui explique-t-on les retouches et les variantes improvisées aux répétitions, et jusqu’à quelle dose l’instinct et la sincérité sont mêlés aux rubriques et au charlatanisme indispensable dans l’amalgame de l’œuvre ? Lui révèle-t-on toutes les loques, les fards, les poulies, les chaînes, les repentirs, les épreuves barbouillées, bref toutes les horreurs qui composent le sanctuaire de l’art ?
D’ailleurs, telle n’est pas aujourd’hui mon humeur. Je n’ai le désir ni de démontrer, ni d’étonner, ni d’amuser, ni de persuader. J’ai mes nerfs, mes vapeurs. J’aspire à un repos absolu et à une nuit continue. Chantre des voluptés folles du vin et de l’opium, je n’ai soif que d’une liqueur inconnue sur la terre, et que la pharmaceutique céleste elle-même ne pourrait pas m’offrir ; d’une liqueur qui ne contiendrait ni la vitalité, ni la mort, ni l’excitation, ni le néant. Ne rien savoir, ne rien enseigner, ne rien vouloir, ne rien sentir, dormir et encore dormir, tel est aujourd’hui mon unique vœu. Vœu infâme et dégoûtant, mais sincère.
Toutefois, comme un goût supérieur nous apprend à ne pas craindre de nous contredire un peu nous-mêmes, j’ai rassemblé, à la fin de ce livre abominable, le témoignage de sympathie de quelques-uns des hommes que je prise le plus[6], pour qu’un lecteur impartial en puisse inférer que je ne suis pas absolument digne d’excommunication et qu’ayant su me faire aimer de quelques-uns mon cœur, quoi qu’en ait dit je ne sais plus quel torchon imprimé, n’a peut-être pas « l’épouvantable laideur de mon visage ».
Enfin, par une générosité peu commune, dont MM. les critiques…
Comme l’ignorance va croissant…
Je dénonce moi-même les imitations…
[Troisième version.]
Pour connaître le bonheur, il faut avoir le courage de l’avaler[7]. Le bonheur vomitif.
Oreste et Électre. Angoisses.
De l’utilité de la douleur.
La femme naturelle.
La volupté artificielle.
Je désire que cette dédicace soit inintelligible.
La France traverse une phase de vulgarité, Paris, centre et rayonnement de bêtise universelle. Malgré Molière et Béranger, on n’aurait jamais cru que la France irait si grand train dans la voie du progrès. — Questions d’art, terræ ignotæ.
Le grand homme est bête.
Mon livre a pu faire du bien. Je ne m’en afflige pas. Il a pu faire du mal. Je ne m’en réjouis pas.
Le but de la poésie. Ce livre n’est pas fait pour mes femmes, mes filles ou mes sœurs.
On m’a attribué tous les crimes que je racontais.
Divertissement de la haine et du mépris. Les élégiaques sont des canailles. Et verbum caro factum est. Or le poète n’est d’aucun parti. Autrement, il serait un simple mortel.
Le Diable. Le péché originel. Homme bon. Si vous vouliez, vous seriez le favori du Tyran ; il est plus difficile d’aimer Dieu que de croire en lui. Au contraire, il est plus difficile pour les gens de ce siècle de croire au diable que de l’aimer. Tout le monde le sert et personne n’y croit. Sublime subtilité du Diable.
Une âme de mon choix. Le Décor. — Ainsi la nouveauté. — L’Épigraphe. — D’Aurevilly. — La Renaissance. — Gérard de Nerval. — Nous sommes tous pendus ou pendables.
J’avais mis quelques ordures pour plaire à MM. les journalistes. Ils se sont montrés ingrats.
[Notes.]
Comment, par une série d’efforts déterminée, l’artiste peut s’élever à une originalité proportionnelle ;
Comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l’âme humaine que ne l’indique aucune théorie classique ;
Que la poésie française possède une prosodie mystérieuse et méconnue, comme les langues latine et anglaise ;
Pourquoi tout poète, qui ne sait pas au juste combien chaque mot comporte de rimes, est incapable d’exprimer une idée quelconque ;
Que la phrase poétique peut imiter (et par là elle touche à l’art musical et à la science mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante ; qu’elle peut monter à pic vers le ciel, sans essoufflement, ou descendre perpendiculairement vers l’enfer avec la vélocité de toute pesanteur ; qu’elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zigzag figurant une série d’angles superposés ;
Que la poésie se rattache aux arts de la peinture, de la cuisine et du cosmétique par la possibilité d’exprimer toute sensation de suavité ou d’amertume, de béatitude ou d’horreur, par l’accouplement de tel substantif avec tel adjectif, analogue ou contraire ;
Comment, appuyé sur mes principes et disposant de la science que je me charge de lui enseigner en vingt leçons, tout homme devient capable de composer une tragédie qui ne sera pas plus sifflée qu’une autre, ou d’aligner un poème de la longueur nécessaire pour être aussi ennuyeux que tout poème épique connu.
Tâche difficile que de s’élever vers cette insensibilité divine ! Car moi-même, malgré les plus louables efforts, je n’ai su résister au désir de plaire à mes contemporains, comme l’attestent en quelques endroits, apposées comme un fard, certaines basses flatteries adressées à la démocratie, et même quelques ordures destinées à me faire pardonner la tristesse de mon sujet. Mais MM. les journalistes s’étant montrés ingrats envers les caresses de ce genre, j’en ai supprimé la trace, autant qu’il m’a été possible, dans cette nouvelle édition.
Je me propose, pour vérifier de nouveau l’excellence de ma méthode, de l’appliquer prochainement à la célébration des jouissances de la dévotion et des ivresses de la gloire militaire, bien que je ne les aie jamais connues.
Note sur les plagiats[8]. — Thomas Gray. Edgar Poe (2 passages). Longfellow (2 passages). Stace. Virgile (tout le morceau d’Andromaque). Eschyle. Victor Hugo.
Tranquille comme un sage et doux comme un maudit[9],
J’ai dit :
Je t’aime, ô ma très belle, ô ma charmante…
Que de fois…
Tes débauches sans soif et tes amours sans âme,
Ton goût de l’infini
Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame,
Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes,
Tes faubourgs mélancoliques,
Tes hôtels garnis,
Tes jardins pleins de soupirs et d’intrigues,
Tes temples vomissant la prière en musique,
Tes désespoirs d’enfant, tes jeux de vieille folle,
Tes découragements ;
Et tes feux d’artifice, éruptions de joie,
Qui font rire le Ciel, muet et ténébreux.
Ton vice vénérable étalé dans la soie,
Et ta vertu risible, au regard malheureux,
Douce, s’extasiant au luxe qu’il déploie.
Tes principes sauvés et tes lois conspuées,
Tes monuments hautains où s’accrochent les brumes,
Tes dômes de métal qu’enflamme le soleil,
Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses,
Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant,
Tes magiques pavés dressés en forteresses,
Tes petits orateurs, aux enflures baroques,
Prêchant l’amour, et puis tes égouts pleins de sang,
S’engouffrant dans l’Enfer comme des Orénoques,
Tes anges, tes bouffons neufs aux vieilles défroques.
Anges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe,
Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.
LES SIX
PIÈCES CONDAMNÉES[10]
XX
LES BIJOUX
La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur
Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.
Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j’aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.
Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d’aise
À mon amour profond et doux comme la mer
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;
Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,
S’avançaient, plus câlins que les anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s’était assise.
Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe !
— Et la lampe s’étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre !
XXX
LE LÉTHÉ
Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,
Tigre adoré, monstre aux airs indolents ;
Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants
Dans l’épaisseur de ta crinière lourde ;
Dans tes jupons remplis de ton parfum
Ensevelir ma tête endolorie,
Et respirer, comme une fleur flétrie,
Le doux relent de mon amour défunt.
Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre !
Dans un sommeil aussi doux que la mort[11],
J’étalerai mes baisers sans remord
Sur ton beau corps poli comme le cuivre.
Pour engloutir mes sanglots apaisés
Rien ne me vaut l’abîme de ta couche ;
L’oubli puissant habite sur ta bouche,
Et le Léthé coule dans tes baisers.
À mon destin, désormais mon délice,
J’obéirai comme un prédestiné ;
Martyr docile, innocent condamné,
Dont la ferveur attise le supplice,
Je sucerai, pour noyer ma rancœur,
Le népenthès et la bonne ciguë
Aux bouts charmants de cette gorge aiguë
Qui n’a jamais emprisonné de cœur.
XXXIX
À CELLE QUI EST TROP GAIE[12]
Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.
Le passant chagrin que tu frôles
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.
Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l’esprit des poètes
L’image d’un ballet de fleurs.
Ces robes folles sont l’emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t’aime !
Quelquefois dans un beau jardin
Où je traînais mon atonie,
J’ai senti, comme une ironie,
Le soleil déchirer mon sein ;
Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon cœur
Que j’ai puni sur une fleur
L’insolence de la Nature.
Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l’heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,
Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,
Et, vertigineuse douceur !
À travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T’infuser mon venin, ma sœur !
LESBOS
Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux,
Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,
Font l’ornement des nuits et des jours glorieux ;
Mère des jeux latins et des voluptés grecques.
Lesbos, où les baisers sont comme les cascades
Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds
Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,
Orageux et secrets, fourmillants et profonds ;
Lesbos, où les baisers sont comme les cascades !
Lesbos, où les Phrynés l’une l’autre s’attirent,
Où jamais un soupir ne resta sans écho,
À l’égal de Paphos les étoiles t’admirent,
Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho !
Lesbos, où les Phrynés l’une l’autre s’attirent !
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Qui font qu’à leurs miroirs, stérile volupté !
Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses,
Caressent les fruits mûrs de leur nubilité ;
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses !
Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère ;
Tu tires ton pardon de l’excès des baisers,
Reine du doux empire, aimable et noble terre,
Et des raffinements toujours inépuisés.
Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère.
Tu tires ton pardon de l’éternel martyre
Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux,
Qu’attire loin de nous le radieux sourire
Entrevu vaguement au bord des autres cieux !
Tu tires ton pardon de l’éternel martyre !
Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge,
Et condamner ton front pâli dans les travaux,
Si ces balances d’or n’ont pesé le déluge
De larmes qu’à la mer ont versé tes ruisseaux ?
Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge ?
Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste ?
Vierges au cœur sublime, honneur de l’Archipel,
Votre religion comme une autre est auguste,
Et l’amour se rira de l’Enfer et du Ciel !
Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste ?
Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre
Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs,
Et je fus dès l’enfance admis au noir mystère
Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs ;
Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre.
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
Comme une sentinelle à l’œil perçant et sûr,
Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate,
Dont les formes au loin frissonnent dans l’azur ;
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,
Et parmi les sanglots dont le roc retentit,
Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne,
Le cadavre adoré de Sapho, qui partit
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne !
De la mâle Sapho, l’amante et le poète,
Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs !
— L’œil d’azur est vaincu par l’œil noir que tachète
Le cercle ténébreux tracé par les douleurs
De la mâle Sapho, l’amante et le poète !
— Plus belle que Vénus se dressant sur le monde
Et versant les trésors de sa sérénité
Et le rayonnement de sa jeunesse blonde
Sur le vieil Océan de sa fille enchanté ;
Plus belle que Vénus se dressant sur le monde !
— De celle qui mourut le jour de son blasphème[13],
Quand, insultant le rite et le culte inventé,
Elle fit son beau corps la pâture suprême
D’un brutal dont l’orgueil punit l’impiété
De celle qui mourut le jour de son blasphème.
Et c’est depuis ce temps que Lesbos se lamente,
Et, malgré les honneurs que lui rend l’univers,
S’enivre chaque nuit du cri de la tourmente
Que poussent vers les cieux ses rivages déserts !
Et c’est depuis ce temps que Lesbos se lamente !
FEMMES DAMNÉES
Delphine et Hippolyte
À la pâle clarté des lampes languissantes,
Sur de profonds coussins tout imprégnés d’odeur,
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.
Elle cherchait, d’un œil troublé par la tempête,
De sa naïveté le ciel déjà lointain,
Ainsi qu’un voyageur qui retourne la tête
Vers les horizons bleus dépassés le matin.
De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L’air brisé, la stupeur, la morne volupté,
Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait sa fragile beauté.
Étendue à ses pieds, calme et pleine de joie,
Delphine la couvait avec des yeux ardents,
Comme un animal fort qui surveille une proie,
Après l’avoir d’abord marquée avec les dents.
Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,
Superbe, elle humait voluptueusement
Le vin de son triomphe et s’allongeait vers elle,
Comme pour recueillir un doux remercîment.
Elle cherchait dans l’œil de sa pâle victime
Le cantique muet que chante le plaisir,
Et cette gratitude infinie et sublime
Qui sort de la paupière ainsi qu’un long soupir :
— « Hippolyte, cher cœur, que dis-tu de ces choses ?
Comprends-tu maintenant qu’il ne faut pas offrir
L’holocauste sacré de tes premières roses
Aux souffles violents qui pourraient les flétrir ?
Mes baisers sont légers comme ces éphémères
Qui caressent le soir les grands lacs transparents,
Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières
Comme des chariots ou des socs déchirants ;
Ils passeront sur toi comme un lourd attelage
De chevaux et de bœufs aux sabots sans pitié…
Hippolyte, ô ma sœur ! tourne donc ton visage,
Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié,
Tourne vers moi tes yeux pleins d’azur et d’étoiles !
Pour un de ces regards charmants, baume divin,
Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,
Et je t’endormirai dans un rêve sans fin ! »
Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête :
— « Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,
Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète,
Comme après un nocturne et terrible repas
Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes
Et de noirs bataillons de fantômes épars,
Qui veulent me conduire en des routes mouvantes
Qu’un horizon sanglant ferme de toutes parts.
Avons-nous donc commis une action étrange ?
Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi :
Je frissonne de peur quand tu me dis : « Mon ange ! »
Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.
Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée !
Toi que j’aime à jamais, ma sœur d’élection,
Quand même tu serais une embûche dressée
Et le commencement de ma perdition ! »
Delphine, secouant sa crinière tragique,
Et comme trépignant sur le trépied de fer,
L’œil fatal, répondit d’une voix despotique :
— « Qui donc devant l’amour ose parler d’enfer ?
Maudit soit à jamais le rêveur inutile
Qui voulut le premier, dans sa stupidité,
S’éprenant d’un problème insoluble et stérile
Aux choses de l’amour mêler l’honnêteté !
Celui qui veut unir dans un accord mystique
L’ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,
Ne chauffera jamais son corps paralytique
À ce rouge soleil que l’on nomme l’amour !
Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide ;
Cours offrir un cœur vierge à ses cruels baisers ;
Et, pleine de remords et d’horreur, et livide,
Tu me rapporteras tes seins stigmatisés…
On ne peut ici-bas contenter qu’un seul maître ! »
Mais l’enfant, épanchant une immense douleur,
Cria soudain : — « Je sens s’élargir dans mon être
Un abîme béant ; cet abîme est mon cœur !
Brûlant comme un volcan, profond comme le vide !
Rien ne rassasiera ce monstre gémissant,
Et ne rafraîchira la soif de l’Euménide
Qui, la torche à la main, le brûle jusqu’au sang !
Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,
Et que la lassitude amène le repos !
Je veux m’anéantir dans ta gorge profonde,
Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux ! »
— Descendez, descendez, lamentables victimes,
Descendez le chemin de l’enfer éternel !
Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes,
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,
Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d’orage.
Ombres folles, courez au but de vos désirs ;
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.
Jamais un rayon frais n’éclaira vos cavernes ;
Par les fentes des murs des miasmes fiévreux
Filtrent en s’enflammant ainsi que des lanternes
Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.
L’âpre stérilité de votre jouissance
Altère votre soif et roidit votre peau,
Et le vent furibond de la concupiscence
Fait claquer votre chair ainsi qu’un vieux drapeau.
Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
À travers les déserts courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l’infini que vous portez en vous !
LXXXVII
LES MÉTAMORPHOSES DU VAMPIRE
La femme cependant, de sa bouche de fraise,
En se tordant ainsi qu’un serpent sur la braise,
Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,
Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc :
— « Moi, j’ai la lèvre humide, et je sais la science
De perdre au fond d’un lit l’antique conscience.
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,
Et fais rire les vieux du rire des enfants.
Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
La lune, le soleil, le ciel et les étoiles !
Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,
Lorsque j’étouffe un homme en mes bras redoutés[14],
Ou lorsque j’abandonne aux morsures mon buste,
Timide et libertine, et fragile et robuste,
Que sur ces matelas qui se pâment d’émoi,
Les Anges impuissants se damneraient pour moi. »
Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,
Et que languissamment je me tournai vers elle
Pour lui rendre un baiser d’amour, je ne vis plus
Qu’une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus !
Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante,
Et quand je les rouvris à la clarté vivante,
À mes côtés, au lieu du mannequin puissant
Qui semblait avoir fait provision de sang,
Tremblaient confusément des débris de squelette,
Qui d’eux-mêmes rendaient le cri d’une girouette
Ou d’une enseigne, au bout d’une tringle de fer,
Que balance le vent pendant les nuits d’hiver[15].
J’aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés,
D’où semblent couler des ténèbres ;
Tes yeux, quoique très noirs, m’inspirent des pensers
Qui ne sont pas du tout funèbres.
Tes yeux, qui sont d’accord avec tes noirs cheveux,
Avec ta crinière élastique,
Tes yeux, languissamment, me disent: « Si tu veux,
Amant de la muse plastique,
Suivre l’espoir qu’en toi nous avons excité,
Et tous les goûts que tu professes,
Tu pourras constater notre véracité
Depuis le nombril jusqu’aux fesses ;
Tu trouveras au bout de deux beaux seins bien lourds,
Deux larges médailles de bronze,
Et sous un ventre uni, doux comme du velours,
Bistré comme la peau d’un bonze,
Une riche toison qui, vraiment, est la sœur
De cette énorme chevelure,
Souple et frisée, et qui t’égale en épaisseur,
Nuit sans étoiles, Nuit obscure ! »
LE MONSTRE
OU
LE PARANYMPHE D’UNE NYMPHE MACABRE
I
Tu n’es certes pas, ma très-chère,
Ce que Veuillot nomme un tendron.
Le jeu, l’amour, la bonne chère,
Bouillonnent en toi, vieux chaudron !
Tu n’es plus fraîche, ma très-chère,
Ma vieille infante ! Et cependant
Tes caravanes insensées
T’ont donné ce lustre abondant
Des choses qui sont très-usées,
Mais qui séduisent cependant.
Je ne trouve pas monotone
La verdeur de tes quarante ans ;
Je préfère tes fruits, Automne,
Aux fleurs banales du Printemps !
Non ! tu n’es jamais monotone !
Ta carcasse a des agréments
Et des grâces particulières ;
Je trouve d’étranges piments
Dans le creux de tes deux salières ;
Ta carcasse a des agréments !
Nargue des amants ridicules
Du melon et du giraumont !
Je préfère tes clavicules
À celles du roi Salomon,
Et je plains ces gens ridicules !
Tes cheveux, comme un casque bleu,
Ombragent ton front de guerrière,
Qui ne pense et rougit que peu,
Et puis se sauvent par derrière,
Comme les crins d’un casque bleu.
Tes yeux qui semblent de la boue
Où scintille quelque fanal,
Ravivés au fard de ta joue,
Lancent un éclair infernal !
Tes yeux sont noirs comme la boue !
Par sa luxure et son dédain
Ta lèvre amère nous provoque ;
Cette lèvre, c’est un Éden
Qui nous attire et qui nous choque.
Quelle luxure ! et quel dédain !
Ta jambe musculeuse et sèche
Sait gravir au haut des volcans,
Et malgré la neige et la dèche
Danser les plus fougueux cancans.
Ta jambe est musculeuse et sèche.
Ta peau brûlante et sans douceur,
Comme celle des vieux gendarmes,
Ne connaît pas plus la sueur
Que ton œil ne connaît les larmes.
Et pourtant elle a sa douceur !
Sotte, tu t’en vas droit au Diable !
Volontiers j’irais avec toi,
Si cette vitesse effroyable
Ne me causait pas quelque émoi.
Va-t’en donc, toute seule, au Diable !
Mon rein, mon poumon, mon jarret
Ne me laissent plus rendre hommage
À ce Seigneur, comme il faudrait :
« Hélas ! c’est vraiment bien dommage ! »
Disent mon rein et mon jarret.
Oh ! très-sincèrement je souffre
De ne pas aller aux sabbats,
Pour voir, quand il pète du soufre,
Comment tu lui baises son cas !
Oh ! très sincèrement je souffre.
Je suis diablement affligé
De ne pas être ta torchère,
Et de te demander congé,
Flambeau d’enfer ! Juge, ma chère,
Combien je dois être affligé,
Puisque depuis longtemps je t’aime,
Étant très-logique ! En effet,
Voulant du Mal chercher la crème
Et n’aimer qu’un monstre parfait,
Vraiment oui ! vieux monstre, je t’aime !
BOUFFONNERIES
SUR LES DÉBUTS D’AMINA BOSCHETTI
au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles
[16]
.
Amina bondit, — fuit, puis voltige et sourit ;
Le Welche dit : « Tout ça, pour moi, c’est du prâcrit ;
Je ne connais, en fait de nymphes bocagères,
Que celle de Montagne-aux-Herbes-Potagères. »
Du bout de son pied fin et de son œil qui rit,
Amina verse à flots le délire et l’esprit ;
Le Welche dit : « Fuyez, délices mensongères !
Mon épouse n’a pas ces allures légères. »
Vous ignorez, sylphide au jarret triomphant,
Qui voulez enseigner la walse à l’éléphant,
Au hibou la gaîté, le rire à la cigogne,
Que sur la grâce en feu le Welche dit : « Haro ! »
Et que le doux Bacchus lui versant du bourgogne,
Le mon<stre répondrait : « J’aime mieux le faro ! »
À M. EUGÈNE FROMENTIN
À propos d’un importun qui se disait son ami.
Il me dit qu’il était très-riche,
Mais qu’il craignait le choléra ;
— Que de son or il était chiche,
Mais qu’il goûtait fort l’Opéra ;
— Qu’il raffolait de la nature,
Ayant connu monsieur Corot ;
— Qu’il n’avait pas encor voiture,
Mais que cela viendrait bientôt ;
— Qu’il aimait le marbre et la brique,
Les bois noirs et les bois dorés ;
— Qu’il possédait dans sa fabrique
Trois contre-maîtres décorés ;
— Qu’il avait, sans compter le reste,
Vingt mille actions sur le Nord ;
Qu’il avait trouvé, pour un zeste,
Des encadrements d’Oppenord ;
— Qu’il donnerait (fût-ce à Luzarches)
Dans le bric-à-brac jusqu’au cou,
Et qu’au Marché des Patriarches
Il avait fait plus d’un bon coup ;
— Qu’il aimait pas beaucoup sa femme,
Ni sa mère ; — mais qu’il croyait
À l’immortalité de l’âme,
Et qu’il avait lu Niboyet !
— Qu’il penchait pour l’amour physique,
Et qu’à Rome, séjour d’ennui,
Une femme, d’ailleurs phtisique,
Était morte d’amour pour lui.
Pendant trois heures et demie,
Ce bavard, venu de Tournai,
M’a dégoisé toute sa vie ;
J’en ai le cerveau consterné.
S’il fallait décrire ma peine,
Ce serait à n’en plus finir ;
Je me disais, domptant ma haine :
« Au moins, si je pouvais dormir ! »
Comme un qui n’est pas à son aise,
Et qui n’ose pas s’en aller,
Je frottais de mon cul ma chaise,
Rêvant de le faire empaler.
Ce monstre se nomme Bastogne ;
Il fuyait devant le fléau.
Moi, je fuirai jusqu’en Gascogne,
Ou j’irai me jeter à l’eau,
Si, dans ce Paris, qu’il redoute,
Quand chacun sera retourné,
Je trouve encore sur ma route
Ce fléau, natif de Tournai !
Bruxelles, 1865.
UN CABARET FOLÂTRE
sur la route de Bruxelles à Uccle.
Vous qui raffolez des squelettes
Et des emblèmes détestés,
Pour épicer les voluptés,
(Fût-ce de simples omelettes !)
Vieux Pharaon, ô Monselet !
Devant cette enseigne imprévue,
J’ai rêvé de vous : À la vue
Du Cimetière, Estaminet !
LE JET D’EAU
Variante du refrain[17]
La gerbe d’eau qui verse
Ses mille fleurs,
Que la lune traverse
De ses lueurs.
Tombe comme une averse
De larges pleurs.
- Vacquerie
- A son Py-
- Lade épi-
- Que : « Qu’on rie
- Ou qu’on crie,
- Notre épi
- Brave pi-
- Aillerie.
- Ô Mauri-
- Ce! il mûri-
- Ra, momie.
- Ce truc-là
- Mène à l’A-
- Cadémie. »
Fragments littéraires.
« Avant que le Constitutionnel n’imprime la fameuse tragédie de Sapho dans sa Bibliothèque choisie, nous livrons à l’avidité de nos lecteurs quelques fragments de cette œuvre remarquable, où rayonnent l’éclat et la vigueur de l’école moderne, unies (sic) aux grâces coquettes et charmantes de Marivaux et de Crébillon fils.
Voici quelques vers détachés d’une scène d’amour entre Phaon et la célèbre Lesbienne.
Oui, Phaon, je vous aime ; et, lorsque je vous vois,
Je perds le sentiment et la force et la voix.
Je souffre tout le jour le mal de votre absence,
Mal qui n’égale pas l’heur de votre présence ;
Si bien que vous trouvant, quand vous venez le soir,
La cause de ma joie et de mon désespoir,
Mon âme les compense, et sous les lauriers roses
Étouffe l’ellébore et les soucis moroses.
Maintenant Phaon, le timide pasteur, s’épouvante de cette passion qu’il est pourtant tout prêt à partager.
Cette belle a, parmi les genêts près d’éclore,
Respiré les ardeurs de notre tiède aurore.
En chatouillant l’orgueil d’un berger tel que moi,
Son amour n’est pas sans me donner de l’effroi.
À part la réserve, peut-être trop romantique, de ce dernier alexandrin, on ne peut méconnaître une grande fermeté de touche et une sobriété de forme qui rappellent heureusement la facture de Lucrèce. Mais, continue Phaon,
Comme de ses chansons chaudement amoureuses
Émane un fort parfum de riches tubéreuses,
Je redoute — moi dont le cœur est neuf encor.
De ne la pouvoir suivre en son sublime essor ;
Je baisse pavillon, — pauvre âme adolescente,
Au feu de cette amour terrible et menaçante.
Maintenant, c’est au tour de Sapho d’exprimer, en traits éloquents, ses doutes et ses alarmes :
Pour aimer les bergers, faut-il être bergère ?
Pour avoir respiré la perfide atmosphère
De tes tristes cités, corruptrice Lesbos,
Faut-il donc renoncer aux faveurs d’Antéros ?
Et suis-je désormais une conquête indigne
De ce jeune berger, doux et blanc comme un cygne ?
L’auteur nous pardonnera sans doute ces courtes citations, qui ne peuvent nuire à l’intérêt qu’inspirera son œuvre, et qui sont assez piquantes pour attirer vers elle l’attention et la faveur publiques. »
..................
Amour de l’inconnu, jus de l’antique pomme,
Vieille perdition de la femme et de l’homme,
Curiosité, toujours tu leur feras
Déserter, comme font les oiseaux, ces ingrats,
Pour un lointain mirage et des cieux moins prospères,
Le toit qu’ont parfumé les cercueils de leurs pères.
Combien dureront nos amours ?
Dit la pucelle au clair de lune,
Mon cher, je suis venu chez vous
Pour entendre une langue humaine,
Comme un qui, parmi les Papous,
Chercherait son ancienne Athène.
Puisque chez les Topinambous
Dieu me fait faire quarantaine,
Aux sots je préfère les fous,
Dont je suis, chose, hélas ! certaine.
Offrez à Mam’selle Fanny
(Qui ne répondra pas : nenny,
Le salut n’étant pas d’un âne)
L’hommage d’un bon écrivain,
Ainsi qu’à l’ami Lécrivain
Et qu’à Mam’selle Jeanne.
UN AMI À NAMUR[22]
Puisque vous allez vers la ville
Qui, bien qu’un fort mur l’encastrât,
Défraya la verve servile
Du fameux poète Castrat.
Puisque vous allez en vacances
Goûter un plaisir recherché,
Usez toutes vos éloquences,
Mon bien cher Coco-Malperché[23],
(Comme je le ferais moi-même)
À dire là-bas combien j’aime
Ce tant folâtre Monsieur Rops,
Qui n’est pas un grand prix de Rome,
Mais dont le talent est haut comme
La pyramide de Chéops !
POÉSIES
PUBLIÉES DEPUIS LA MORT DE L’AUTEUR, OU INÉDITES
N’est-ce pas qu’il est doux, maintenant que nous sommes[24]
Fatigués et flétris comme les autres hommes,
De chercher quelquefois à l’Orient lointain
Si nous voyons encor les rougeurs du matin,
Et, quand nous avançons dans la rude carrière,
D’écouter les échos qui chantent en arrière
Et les chuchotements de ces jeunes amours
Que le Seigneur a mis au début de nos jours ?…
Il aimait à la voir, avec ses jupes blanches,
Courir tout au travers du feuillage et des branches,
Gauche et pleine de grâce, alors qu’elle cachait
Sa jambe, si la robe aux buissons s’accrochait…
Tout là-haut, tout là-haut, loin de la route sûre,
Des fermes, des vallons, par delà les coteaux,
Par delà les forêts, les tapis de verdure,
Loin des derniers gazons foulés par les troupeaux,
On rencontre un lac sombre encaissé dans l’abîme
Que forment quelques pics désolés et neigeux ;
L’eau, nuit et jour, y dort dans un repos sublime,
Et n’interrompt jamais son silence orageux.
Dans ce morne désert, à l’oreille incertaine
Arrivent par moments des bruits faibles et longs,
Et des échos plus morts que la cloche lointaine
D’une vache qui paît aux penchants des vallons.
Sur ces monts où le vent efface tout vestige,
Ces glaciers pailletés qu’allume le soleil,
Sur ces rochers altiers où guette le vertige,
Dans ce lac où le soir mire son teint vermeil,
Sous mes pieds, sur ma tête et partout le silence,
Le silence qui fait qu’on voudrait se sauver,
Le silence éternel et la montagne immense,
Car l’air est immobile et tout semble rêver.
On dirait que le ciel, en cette solitude,
Se contemple dans l’onde, et que ces monts, là-bas,
Écoutent, recueillis, dans leur grave attitude,
Un mystère divin que l’homme n’entend pas.
Et lorsque par hasard une nuée errante
Assombrit dans son vol le lac silencieux,
On croirait voir la robe ou l’ombre transparente
D’un esprit qui voyage et passe dans les cieux.
[À M. H. Hignard[26].]
Tout à l’heure je viens d’entendre
Dehors raisonner doucement
D’un air monotone et si tendre
Qu’il bruit en moi vaguement,
Une de ces vielles plaintives,
Muses des pauvres Auvergnats,
Qui jadis aux heures oisives
Nous charmaient si souvent, hélas !
Et, son espérance détruite,
Le pauvre s’en fut tristement ;
Et moi je pensai tout de suite
À mon ami que j’aime tant,
Qui me disait en promenade
Que pour lui c’était un plaisir
Qu’une semblable sérénade
Dans un morne et long loisir.
Nous aimions cette humble musique
Si douce à nos esprits lassés
Quand elle vint, mélancolique,
Répondre à de tristes pensers.
— Et j’ai laissé les vitres closes,
Ingrat, pour qui m’a fait ainsi
Rêver de si charmantes choses,
Et penser à mon cher Henri !
[À M. Antony Bruno[27]].
Vous avez, compagnon dont le cœur est poète,
Passé dans quelque bourg tout paré, tout vermeil,
Quand le ciel et la terre ont un bel air de fête,
Un dimanche éclairé par un joyeux soleil ;
Quand le clocher s’agite et qu’il chante à tue-tête,
Et tient dès le matin le village en éveil,
Quand tous pour entonner l’office qui s’apprête,
S’en vont, jeunes et vieux, en pimpant appareil ;
Lors, s’élevant au fond de votre âme mondaine,
Des tons d’orgue mourant et de cloche lointaine
Vous ont-ils pas tiré malgré vous un soupir ?
Cette dévotion des champs, joyeuse et franche,
Ne vous a-t-elle pas, triste et doux souvenir,
Rappelé qu’autrefois vous aimiez le dimanche ?
Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre[28].
La gueuse, de mon âme, emprunte tout son lustre.
Insensible aux regards de l’univers moqueur,
Sa beauté ne fleurit que dans mon triste cœur.
Pour avoir des souliers elle a vendu son âme,
Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme,
Je tranchais du tartufe et singeais la hauteur,
Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur.
Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque.
Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque,
Ce qui n’empêche pas les baisers amoureux
De pleuvoir sur son front plus pelé qu’un lépreux.
Elle louche, et l’effet de ce regard étrange,
Qu’ombragent des cils noirs plus longs que ceux d’un ange,
Est tel que tous les yeux, pour qui l’on s’est damné,
Ne valent pas pour moi son œil juif et cerné.
Elle n’a que vingt ans ; la gorge, déjà basse,
Pend de chaque côté, comme une calebasse,
Et pourtant, me traînant chaque nuit sur son corps,
Ainsi qu’un nouveau-né, je la tette et la mords.
Et bien qu’elle n’ait pas souvent même une obole
Pour se frotter la chair et pour s’oindre l’épaule,
Je la lèche en silence, avec plus de ferveur
Que Madeleine en feu les deux pieds du Sauveur.
La pauvre créature, au plaisir essoufflée,
A de rauques hoquets la poitrine gonflée,
Et je devine, au bruit de son souffle brutal,
Qu’elle a souvent mordu le pain de l’hôpital.
Ses grands yeux inquiets, durant la nuit cruelle,
Croient voir deux autres yeux au fond de la ruelle,
Car, ayant trop ouvert son cœur à tous venants,
Elle a peur sans lumière et croit aux revenants.
Ce qui fait que, de suif, elle use plus de livres
Qu’un vieux savant couché jour et nuit sur ses livres,
Et redoute bien moins la faim et ses tourments
Que l’apparition de ses défunts amants.
Si vous la rencontrez, bizarrement parée,
Se faufilant, au coin d’une rue égarée,
Et la tête et l’œil bas, comme un pigeon blessé,
Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,
Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d’ordure
Au visage fardé de cette pauvre impure
Que déesse Famine a, par un soir d’hiver,
Contrainte à relever ses jupons en plein air.
Cette bohême-là, c’est mon tout, ma richesse,
Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse,
Celle qui m’a bercé sur son giron vainqueur,
Et qui dans ses deux mains a réchauffé mon cœur.
[Épitaphe pour lui-même[29].]
Ci-gît, qui pour avoir par trop aimé les gaupes,
Descendit jeune encore au royaume des taupes.
[1841-1842.]
Tous imberbes alors, sur les vieux bancs de chêne[30],
Plus polis et luisants que des anneaux de chaîne,
Que, jour à jour, la peau des hommes a fourbis,
Nous traînions tristement nos ennuis, accroupis
Et voûtés sous le ciel carré des solitudes,
Où l’enfant boit, dix ans, l’âpre lait des études.
C’était dans ce vieux temps, mémorable et marquant,
Où, forcés d’élargir le classique carcan,
Les professeurs, encor rebelles à vos rimes,
Succombaient sous l’effort de nos folles escrimes
Et laissaient l’écolier, triomphant et mutin,
Faire à l’aise hurler Triboulet en latin. —
Qui de nous, en ces temps d’adolescences pâles,
N’a connu la torpeur des fatigues claustrales,
— L’œil perdu dans l’azur morne d’un ciel d’été,
Ou l’éblouissement de la neige, — guetté,
L’oreille avide et droite, — et bu, comme une meute,
L’écho lointain d’un livre, ou le cri d’une émeute ?
C’était surtout l’été, quand les plombs se fondaient,
Que ces grands murs noircis en tristesse abondaient,
Lorsque la canicule ou le fumeux automne
Irradiait les cieux de son feu monotone,
Et faisait sommeiller, dans les sveltes donjons,
Les tiercelets criards, effroi des blancs pigeons ;
Saison de rêverie, où la Muse s’accroche
Pendant un jour entier au battant d’une cloche ;
Où la Mélancolie, à midi, quand tout dort,
Le menton dans la main, au fond du corridor, —
L’œil plus noir et plus bleu que la Religieuse,
Dont chacun sait l’histoire obscène et douloureuse,
— Traîne un pied alourdi de précoces ennuis,
Et son front moite encor des langueurs[31] de ses nuits.
— Et puis, venaient les soirs malsains, les nuits fiévreuses,
Qui rendent de leurs corps les filles amoureuses,
Et les font, aux miroirs, — stérile volupté, —
Contempler les fruits mûrs de leur nubilité, —
Les soirs italiens, de molle insouciance,
— Qui des plaisirs menteurs révèlent la science,
— Quand la sombre Vénus, du haut des balcons noirs,
Verse des flots de musc de ses frais encensoirs. —
Mûri par vos sonnets, préparés par vos stances,
Qu’un soir, ayant flairé le livre et son esprit,
J’emportai sur mon cœur l’histoire d’Amaury.
Tout abîme mystique est à deux pas du doute. —
Le breuvage infiltré lentement, goutte à goutte, —
En moi qui, dès quinze ans, vers le gouffre entraîné,
Déchiffrais couramment les soupirs de René,
Et que de l’inconnu la soif bizarre alterre (sic),
— A travaillé le fond de la plus mince artère. —
J’en ai tout absorbé, les miasmes, les parfums,
Le doux chuchotement des souvenirs défunts,
Les longs enlacements des phrases symboliques,
— Chapelets murmurants de madrigaux mystiques ;
— Livre voluptueux, si jamais il en fut. —
Et depuis, soit au fond d’un asile touffu,
Soit que, sous les soleils des zones différentes,
L’éternel bercement des houles enivrantes,
Et l’aspect renaissant des horizons sans fin,
Ramenassent ce cœur vers le songe divin, —
Soit dans les lourds loisirs d’un jour caniculaire,
Ou dans l’oisiveté frileuse de frimaire, —
Sous les flots du tabac qui masque le plafond, —
J’ai partout feuilleté le mystère profond
De ce livre si cher aux âmes engourdies
Que leur destin marqua des mêmes maladies,
Et, devant le miroir, j’ai perfectionné
L’art cruel qu’un démon, en naissant, m’a donné,
— De la douleur pour faire une volupté vraie. —
D’ensanglanter son mal et de gratter sa plaie.
Poète, est-ce une injure ou bien un compliment ?
Car, je suis, vis à vis de vous comme un amant,
En face du fantôme, au geste plein d’amorces,
Dont la main et dont l’œil ont, pour pomper les forces,
Des charmes inconnus. — Tous les êtres aimés
Sont des vases de fiel qu’on boit les yeux fermés,
Et le cœur transpercé, que la douleur allèche,
Expire chaque jour en bénissant sa flèche.
Noble femme au bras fort, qui durant les longs jours[32],
Sans penser bien ni mal dors ou rêves toujours,
Fièrement troussée à l’antique,
Toi que depuis dix ans qui pour moi se font lents
Ma bouche bien apprise aux baisers succulents
Choya d’un amour monastique.
Prêtresse de débauche et ma sœur de plaisir,
Qui toujours dédaignas de porter et nourrir
Un homme en tes cavités saintes,
Tant tu crains et tu fuis le stigmate alarmant
Que la vertu creusa de son soc infamant
Au flanc des matrones enceintes.
[Élégie refusée aux jeux floraux[33].]
Mes bottes, pauvres fleurs, sur leurs tiges fanées,
Dans un coin, tristement, gisaient, abandonnées,
Veuves des soins du décrotteur.
Les jours étaient passés où mon âme ravie
Les voyait recouvrer leur éclat et leur vie,
Sous le pinceau réparateur.
Et moi, je contemplais avec sollicitude,
Le spectacle émouvant de leur décrépitude !
Puis, un de ces soupirs qu’on ne peut étouffer
S’échappa malgré moi de ma gorge oppressée,
Et mon cœur, encor plein de leur grandeur passée,
Se mit à les apostropher.
O bottes ! leur disais-je, ô bottes infidèles,
Vous êtes, vous aussi, comme les hirondelles,
Des oiseaux légers, inconstants !
Vous aimez le ciel pur et les brises amies ;
Aussi d’un vol léger, vous vous êtes enfuies,
Quand est venu le mauvais temps.
Ainsi, durant les jours pluvieux de novembre,
Me voilà donc contraint de rester dans ma chambre :
Appelant, mais en vain, les beaux jours d’autrefois,
Car la dent des pavés en grosses cicatrices
A gravé sur vos fronts vos états de services ;
Et vous n’entendrez plus ma voix.
Le ciel dont la bonté s’étend sur la nature,
Refuse ses bienfaits à la littérature.
Peut-être, hélas ! l’hiver entier,
Traînant cette existence absurde et malheureuse,
J’attendrai vainement d’une âme généreuse
Un crédit chez quelque bottier.
Oh ! si pareil bienfait vient à tomber des nues,
Je jure de marcher au travers de nos rues
Avec un légitime orgueil.
Et vous, dont je n’ai plus qu’une triste mémoire,
O mes bottes ! rentrez au fond de cette armoire
Qui va vous servir de cercueil.
Hélas ! qui n’a gémi sur autrui, sur soi-même[34] ?
Et qui n’a dit à Dieu : « Pardonnez-moi, Seigneur,
Si personne ne m’aime et si nul n’a mon cœur ?
Ils m’ont tous corrompu ; personne ne vous aime ! »
Alors lassé du monde et de ses vains discours,
Il faut lever les yeux aux voûtes sans nuages,
Et ne plus s’adresser qu’aux muettes images,
De ceux qui n’aiment rien consolantes amours.
Alors, alors, il faut s’entourer de mystère,
Se fermer aux regards, et sans morgue et sans fiel,
Sans dire à vos voisins : « Je n’aime que le ciel »,
Dire à Dieu : « Consolez mon âme de la terre ! »
Tel, fermé par son prêtre un pieux monument,
Quand sur nos sombres toits la nuit est descendue,
Quand la foule a laissé le pavé de la rue,
Se remplit de silence et de recueillement.
Quant à moi, si j’avais un beau parc planté d’ifs[35],
Si, pour mettre à l’abri mon bonheur dans l’orage,
J’avais, comme ce riche, un parc au vaste ombrage,
Dédale s’égarant sous de sombres massifs ;
Si j’avais des bosquets, ô rossignols craintifs,
O cygnes, vos bassins ; votre sentier sauvage,
Vers luisants qui, le soir, étoilez le feuillage ;
Vos prés au grand soleil, petits grillons plaintifs ;
Je sais qui je voudrais cacher sous mes feuillées,
Avec qui secouer dans les herbes mouillées
Les perles que la nuit y verse de ses doigts,
Avec qui respirer les odeurs des rivières,
Ou dormir à midi dans les chaudes clairières,
Et tu le sais aussi, belle aux yeux trop adroits.
On me nomme le petit chat ;
Modernes petites-maîtresses,
J’unis à vos délicatesses
La force d’un jeune pacha.
La douceur de la voûte bleue
Est concentrée en mon regard ;
Si vous voulez me voir hagard,
Lectrices, mordez-moi la queue !
Lorsque de volupté s’alanguissent tes yeux,
Tes yeux noirs flamboyants de panthère amoureuse,
Dans ta chair potelée, et chaude, et savoureuse,
J’enfonce à belles dents les baisers furieux.
Je suis saisi du rut sombre et mystérieux
Qui jadis transportait la Grèce langoureuse,
Quand elle contemplait, terre trois fois heureuse,
L’accouplement sacré des Hommes et des Dieux.
Puis, sur mon sein brûlant, je crois tenir serrée
Quelque idole terrible et de sang altérée,
A qui les longs sanglots des moribonds sont doux
Et j’éprouve, au milieu des spasmes frénétiques,
L’atroce enivrement des vieux Fakirs Indous,
Les extases sans fin des Brahmes fanatiques.
[Sur l’album de Madame Emile Chevalet.]
Au milieu de la foule, errantes, confondues,
Gardant le souvenir précieux d’autrefois,
Elles cherchent l’écho de leurs voix éperdues,
Tristes comme le soir deux colombes perdues
Et qui s’appellent dans les bois.
Je vis, et ton bouquet est de l’architecture[38] :
C’est donc lui la beauté, car c’est moi la nature ;
Si toujours la nature embellit la beauté,
Je fais valoir tes fleurs... me voilà trop flatté.
[En faisant l’ascension de la rue Montagne de la Cour, à Bruxelles.]
Ces mollets sur ces pieds montés
Qui vont sous ces cottes peu blanches
Ressemblent à des troncs plantés
Dans des planches.
Les seins des moindres femmelettes
Ici pèsent plusieurs quintaux
Et leurs membres sont des poteaux
Qui donnent le goût des squelettes.
Il ne me suffit pas qu’un sein soit gros et doux ;
Il le faut un peu ferme, ou je tourne casaque,
Car, sacré nom de Dieu ! je ne suis pas cosaque,
Pour me soûler avec du suif et du saindoux.
LA PROPRETÉ DES DEMOISELLES BELGES
Elle puait comme une fleur moisie.
Moi, je lui dis (mais avec courtoisie) :
« Vous devriez prendre un bain régulier
Pour dissiper ce parfum de bélier. »
Que me répond cette jeune hébétée ?
« Je ne suis pas, moi, de vous dégoûtée ! »
— Ici pourtant on lave le trottoir
Et le parquet avec un savon noir.
UNE EAU SALUTAIRE
Joseph Delorme a découvert
Un vaisseau[41] si clair et si vert
Qu’il donne aux malheureux l’envie
D’y terminer leur triste vie.
— Je sais un moyen de guérir
De cette passion malsaine.
Ceux qui veulent ainsi périr
Menez-les au bord de la Senne.
UN NOM DE BON AUGURE
Sur la porte je lus : « Lise Van Swieten ».
(C’était dans un quartier qui n’est pas un Éden.
— Heureux l’époux, heureux l’amant qui la possède,
Cette Ève qui contient en elle son Remède !
Cet homme enviable a trouvé,
Ce que nul n’a jamais rêvé,
Depuis le pôle nord jusqu’au pôle antarctique,
Une Épouse prophylactique ! —
OPINION DE M. HETZEL SUR LE FARO[42]
« Buvez-vous du faro ? » — dis-je à monsieur Hetzel ;
Je vis un peu d’horreur sur sa mine barbue.
« Non, jamais ! le faro (je dis cela sans fiel),
C’est de la bière deux fois bue.
Hetzel parlait ainsi dans un café flamand,
Par prudence sans doute, énigmatiquement.
Je compris que c’était une manière fine
De me dire : « faro, synonyme d’urine ! »
LES BELGES ET LA LUNE[43]
On n’a jamais connu de race si baroque
Que ces Belges. Devant le joli, le charmant,
Ils roulent de gros yeux et grognent sourdement ;
Tout ce qui réjouit nos cœurs mortels les choque.
Dites un mot plaisant, et leur œil devient gris
Et terne comme l’œil d’un poisson qu’on fait frire ;
Une histoire touchante : ils éclatent de rire,
Pour faire voir qu’ils ont parfaitement compris.
Comme l’esprit ils ont en horreur les lumières,
Parfois, sous la clarté calme du firmament,
J’en ai vu qui, rongés d’un bizarre tourment,
Dans l’horreur de la fange et du vomissement,
Et gorgés jusqu’aux dents de genièvre et de bières,
Aboyaient à la lune, assis sur leurs derrières !
ÉPITAPHE
POUR L’ATELIER DE M. ROPS, FABRICANT
DE CERCUEILS À BRUXELLES
Je rêvais, contemplant ces bières
De palissandre et d’acajou,
Qu’un habile ébéniste orne de cent manières ;
Quel écrin ! et pour quel bijou !
Les morts ici sont sans vergognes.
Un jour des cadavres flamands
Souilleront ces cercueils charmants.
Faire de tels étuis pour de telles charognes !
L’ESPRIT CONFORME
Les Belges poussent, ma parole !
L’imitation à l’excès,
Et, s’ils attrapent la vérole,
C’est pour ressembler aux Français.
LA CIVILISATION BELGE
Le Belge est très civilisé :
Il est voleur, il est rusé,
Il est parfois syphilisé ;
Il est donc très civilisé.
Il ne déchire pas sa proie
Avec ses ongles ; met sa joie
À montrer qu’il sait employer
À table fourchette et cuiller ;
Il néglige de s’essuyer,
Mais porte paletot, culottes,
Chapeau, chemise même et bottes ;
Fait de dégoûtantes ribottes ;
Dégueule aussi bien que l’Anglais ;
Met sur le trottoir des engrais ;
Rit du ciel et croit au progrès
Tout comme un journaliste d’outre-
Quiévrain[44] ; — de plus, il peut f.....
Debout comme un singe avisé ;
Il est donc très civilisé.
POÉSIES APOCRYPHES
LA BALLADE DU NOYÉ (l)
C’est au fond, tout au fond du fleuve,
Que ma carcasse, à la fin veuve
De son âme, tranquillement,
Au pied d’une estacade neuve,
Se décompose en ce moment.
A moitié couverte de bourbe,
Trouée en tous sens par la tourbe
Des larves et des vers puants,
Parfois étreinte par la courbe
D’une anguille aux anneaux gluants
Leur cohue innombrable grouille
Dans mes entrailles qu’elle fouille
Avec des mouvements joyeux.
Et souvent une grenouille
Me regarde avec ses gros yeux.
Dans l’eau verte, la perche passe
Avec la tanche rose et grasse
(i) Texte communiqué sans indication d’origine.
Et la carpe au ventre argenté ;
Le brochet g-ourmand, à la trace,
Suit le goujon épouvanté.
A travers la vitre profonde, Je revois la friture blonde Et le vin bleu que je buvais Lorsque j’étais encore au monde Avec la femme que j’aimais.
A l’amphithéâtre (i)
Sur la pierre froide elle est toute nue ; Ses g-rands yeux jaunis sont restés ouverts. Sa chair est livideavec des tons verts, Carie corps est vieux et la morte pue.
Bouchez-vous le nez ; admirez pourtant : Elle est encor belle et sa pourriture, Dans une impudique et folleposture, Attendant lever, son dernier amant.
Elle va goûter de tristes caresses,
Et pour consommer ce lugubre amour,
Elle a conservé le délire lourd,
Le charme malsain des vieilles ivresses.
Mes dégoûts subits pour ses baisers froids, J’en sais maintenant l’affreuse origine : N’était-elle pas cadavre et vermine Dans nos douloureux amours d’autrefois ?
(i) Le Figaro, 8 janvier i86g. « Paris au jour le jour », publié par Francis Magnard, à qui cette pièce avait été communiquée par M. Marius Houx, comme « détachée d’un ensemble qui porte ce titre général ; les Vieilles plaies ». — Fouille, Carabin, nerfs, ventre, cervelle. Dénude les os, découpe les chairs. Pour connaître à fond celle qui fut belle, Ne craignons ni sang- corrompu ni vers.
Quand nous n’aurons plus qu’un amas informe, Qued’épars tronçons d’un cadavre mou, Comme un vieux chien mort, afin qu’elle y dorme. Nous la jetterons au fond d’un grand trou.
LE CHIEN MORT (l)
Nous étions tous les deux dans le jardin où pousse
La violette au bord de l’eau, Et, la main dans la main, sur l’étroit banc de mousse.
Nous regardions le clair ruisseau.
Car les eaux en chantant coulaient resplendissantes
Aux rayons du grand soleil d’or... Sur un lit de lichens, parmi les fleurs brillantes
Devant nous gisait un chien mort.
Les bousiers d’azur avec les mouches vertes
Fourmillaient sur l’amas gluant ; Les yeux étaient rongés, les entrailles ouvertes,
Le ventre suintait béant ;
Le sang s’était caillé dans les poils de la bête. Coagulés en noirs grumeaux ;
(1) La Liberté, i5 février 1872. — Il ressort d’un article : Hier et demain, Un effacé volontaire, paru k la Lanterne sans signature le ao avril 1888^ que le Chien Mort est un pastiche d’Amëdée Cloux. L’auleur raconte notamment : « L’éditeur Pincebourde, — un nom prédestiné — qui t’tait en train de faire une édition de Beaudelaire {sic), y comprit pieusement le Chien Mort, et ce ne fut que sur l’aveu même de Cloux, lequel eut pitié de lui, qu’il le fil disparaî- tre.» Et l’odeur de la mort nous montait à la tête, Pénétrant, acre, en nos cerveaux...
J’entourai de mon bras sa taille bien-aimèe,
Aussi flexible que les joncs. Et vers moi se pencha sa tête parfumée
Qui m’inonda de cheveux blonds :
Regarde, dis-je alors, comme en cette carcasse.
En ce chien mort liquéfié. Un monde tout entier vit, va, pas se et repasse
Multicolore et varié !
Dans ces orbites creux, entre ces crocs fétides,
Vois, par ce printemps radieux, Les rendez-vous d’amour des cloportes avides
Et des charançons noirs et bleus !
Les mouches à charbon, lustrant leurs fines ailes,
Pompent à deux les boyaux mous ; Reg-arde, les vois-tu^ mâles avec femelles?
C’est partout l’amour.. . Aimons-nous !...
Ma beauté reg-arda les insectes sans nombre,
Rougit et baissa ses yeux bleus, Et, cherchant le mystère, au fond du grand bois sombre
Nous disparûmes tous les deux.
INCONSCIENTE (l)
pour Jules Viard .
Rien n’a vibré, dis-tu. Sous ta mamelle gauche
{i)Nous avons eu entre les mains une copie de ce sonnet attribué par son possesseur à Baudelaire. Ce dernier avait connu Jules Viard vers i848. V. aussi les lettres, lettre à E, Rouillon (Malas- is). mars i865. Le jour où la débauche Me vola ta vertu .
S’il est vrai que ton âme N’eut pas même un émoi Quand un autre que moi Y projeta sa flamme,
C’est que ton cœur flétri Gomme un beau fruit meurtri. Que le fer ronge et fouille,
Reste inerte en ton sein Sous le baiser malsain Du vice qui le souille.
SONNET (l)
A la Morgue, ce 2 mai 1864.
Jeune homme aux cheveux noirs, à la mine hautaine, Pourquoi de ton plein g"ré, dans les bras de la mort, Sur’cet ig-noble étal de boucherie humaine, T’es-tu couché si tôt, si puissant et si fort?
Des forçats du travail as-tu rompu la chaîne ? Artiste, es-tu tombé sous l’étreinte du sort ?
(i) L’Evénement, 28 avril 1866, publié dans un article de Georges Maillard, paru sous la rubrique : Hier, aujourd’hui, demain.
Pour clore ce chapitre, disons encore que nous n’avons pu retrou-
ver le Potage aiuc hannetons, pièce mentionnée par le vicomte de
Spœlberch de Lovenjoul dans son excellente Etude bibliographique
sur les Œuvres de Charles Baudelaire (V. les Lundis d’un Cher-
cheur, Galmann-Lévy, 1894), et qu’un sonnet A M^* du Barri/,
paru dans l’Artiste eu 18A6 sous la signature de Privât d’Angiemont,
et reproduit dans les Mémoires d’un Critique de M. Jules Levallois,
devrait être restitué à Baudelaire scion certains. On nous a encore
communiqué, en l’attribuant à Baudelaire, une pièce intitulée
l’Hymne des noyés. Son excessive liberté ne nous a pas permis de
l’imprimer.
Non. — Car ton corps, alors, tordu par l’âpre haine,
Eût conservé le pli de ton suprême effort.
Or ton cadavre est souple, il sourit, tu reposes.
J’entends, sous le flot noir, — c’est un amour perdu
Que tu fus retrouver. Sur ces lèvres mi-closes
Le baiser d’une morte a mis ces lueurs roses
Et le lit nuptial qui t’est enfin rendu,
C’est la dalle où croupit le sang des ecchymoses.
JOURNAUX INTIMES
[NOTE AUTOBIOGRAPHIQUE[45]]
Enfance : Vieux mobilier Louis XVI, antiques, consulat, pastels, société dix-huitième siècle.
Après 1830, le collège de Lyon, coups, batailles avec les professeurs et les camarades, lourdes mélancolies.
Retour à Paris, collège et éducation par mon beau-père (le général Aupick).
Jeunesse : Expulsion de Louis le Grand, histoire du baccalauréat.
Voyages avec mon beau-père dans les Pyrénées.
Vie libre à Paris, premières liaisons littéraires : Ourliac, Gérard, Balzac, Levavasseur, Delatouche.
Voyages dans l’Inde : première aventure, navire démâté ; Maurice, île Bourbon, Malabar, Ceylan, Indoustan, Cap ; promenades heureuses.
Deuxième aventure : retour sur un navire sans vivres et coulant bas.
Retour à Paris ; secondes liaisons littéraires : Sainte-Beuve, Hugo, Gautier, Esquiros.
Difficulté pendant très longtemps de me faire comprendre d’un directeur de journal quelconque.
Goût permanent depuis l’enfance de toutes les représentations plastiques.
Préoccupations simultanées de la philosophie et de la beauté en prose et en poésie ; du rapport perpétuel, simultané de l’idéal avec la vie.
FUSÉES[46]
Quand même Dieu n’existerait pas, la religion serait encore sainte et divine.
Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin d’exister.
Ce qui est créé par l’esprit est plus vivant que la matière.
L’amour, c’est le goût de la prostitution. Il n’est même pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené à la prostitution.
Dans un spectacle, dans un bal, chacun jouit de tous.
Qu’est-ce que l’art ? Prostitution.
Le plaisir d’être dans les foules est une expression mystérieuse de la jouissance de la multiplication du nombre.
Tout est nombre. Le nombre est dans tout. Le nombre est dans l’individu. L’ivresse est un nombre.
Le goût de la concentration productive doit remplacer, chez un homme mûr, le goût de la déperdition.
L’amour peut dériver d’un sentiment généreux : le goût de la prostitution ; mais il est bientôt corrompu par le goût de la propriété.
L’amour veut sortir de soi, se confondre avec sa victime, comme le vainqueur avec le vaincu, et cependant conserver des privilèges de conquérant.
Les voluptés de l’entrepreneur tiennent à la fois de l’ange et du propriétaire. Charité et férocité. Elles sont même indépendantes du sexe, de la beauté et du genre animal.
Les ténèbres vertes dans les soirs humides de la belle saison.
Profondeur immense de pensée dans les locutions vulgaires, trous creusés par des générations de fourmis.
Anecdote du chasseur, relative à la liaison intime de la férocité et de l’amour.
De la féminéité de l’Église, comme raison de son omni-puissance.
De la couleur violette (amour contenu, mystérieux, voilé, couleur de chanoinesse).
Le prêtre est immense, parce qu’il fait croire à une foule de choses étonnantes. Que l’Église veuille tout faire et tout être, c’est une loi de l’esprit humain. Les peuples adorent l’autorité. Les prêtres sont les serviteurs et les sectaires de l’imagination. Le trône et l’autel, maxime révolutionnaire.
E G ou la séduisante aventurière[47]
Ivresse religieuse des grandes villes. Panthéisme. Moi, c’est tous ; tout, c’est moi. Tourbillon.
Je crois que j’ai déjà écrit dans mes notes que l’amour ressemblait fort à une torture ou à une opération chirurgicale[48]. Mais cette idée peut être développée de la manière la plus amère. Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, l’un des deux sera toujours plus calme, ou moins possédé que l’autre. Celui-là ou celle-là, c’est l’opérateur ou le bourreau ; l’autre, c’est le sujet, la victime. Entendez-vous ces soupirs, préludes d’une tragédie de déshonneur, ces gémissements, ces cris, ces râles ? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésistiblement extorqués ? Et que trouvez-vous de pire dans la question appliquée par des soigneux tortionnaires ? Ces yeux de somnambule révulsés, ces membres dont les muscles jaillissent et se roidissent comme sous l’action d’une pile galvanique, l’ivresse, le délire, l’opium, dans leurs plus furieux résultats, ne vous en donneront certes pas d’aussi affreux, d’aussi curieux exemples. Et le visage humain, qu’Ovide croyait façonné pour refléter les astres, le voilà qui ne parle plus d’une expression de férocité folle, ou qui se détend dans une espèce de mort. Car, certes, je croirais faire un sacrilège en appliquant le mot : extase à cette sorte de décomposition.
— Épouvantable jeu, où il faut que l’un des joueurs perde le gouvernement de soi-même !
Une fois, il fut demandé, devant moi, en quoi consistait le plus grand plaisir de l’amour. Quelqu’un répondit naturellement : à recevoir, et un autre : à se donner. — Celui-ci dit : plaisir d’orgueil ; — et celui-là : volupté d’humilité. Tous ces orduriers parlaient comme l’Imitation de Jésus-Christ. — Enfin, il se trouva un impudent utopiste qui affirma que le plus grand plaisir de l’amour était de former des citoyens pour la patrie.
Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. Et l’homme et la femme savent, de naissance, que dans le mal se trouve toute volupté.
Plans. Fusées. Projets.
La Comédie à la Silvestre.
Barbara et le mouton.
Chenavard a créé un type surhumain.
Mon vœu à Levaillant. Préface, mélange de mysticité et d’engouement.
Rêves et théorie du Rêve à la Swedenborg.
La pensée de Campbell (The conduct of life)[49].
Concentration.
Puissance de l’idée fixe.
La franchise absolue, moyen d’originalité.
Raconter pompeusement des choses comiques…
Fusées. Suggestions.
Quand un homme se met au lit, presque tous ses amis ont un désir secret de le voir mourir ; les uns, pour constater qu’il avait une santé inférieure à la leur ; les autres, dans l’espoir désintéressé d’étudier une agonie[50].
Le dessin arabesque est le plus spiritualiste des dessins.
L’homme de lettres remue des capitaux et donne le goût de la gymnastique intellectuelle.
Le dessin arabesque est le plus idéal de tous.
Nous aimons les femmes à proportion qu’elles nous sont plus étrangères. Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste. Ainsi la bestialité exclut la pédérastie.
L’esprit de bouffonnerie peut ne pas exclure la charité, mais c’est rare.
L’enthousiasme qui s’applique à autre chose que les abstractions, est un signe de faiblesse et de maladie.
La maigreur est plus nue, plus indécente que la graisse.
Ciel tragique. — Épithète d’un ordre abstrait appliqué à un être matériel.
L’homme boit la lumière avec l’atmosphère. Ainsi le peuple a raison de dire que l’air de la nuit est malsain pour le travail.
Le peuple est adorateur-né du feu. Feux d’artifice, incendies, incendiaires.
Si l’on suppose un adorateur-né du feu, un Parsis-né, on peut créer une nouvelle…
Les méprises relatives aux visages sont le résultat de l’éclipse de l’image réelle par l’hallucination qui en tire sa naissance.
Connais donc les jouissances d’une vie âpre, et prie, prie sans cesse. La prière est réservoir de force. (Autel de la volonté. — Dynamique morale. — La Sorcellerie des Sacrements. — Hygiène de l’âme.)
La Musique creuse le ciel.
Jean-Jacques disait qu’il n’entrait dans un café qu’avec une certaine émotion. Pour une nature timide, un contrôle de théâtre ressemble quelque peu au tribunal des Enfers.
La vie n’a qu’un charme vrai : c’est le charme du Jeu. Mais s’il nous est indifférent de gagner ou de perdre ?
Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles, — comme les familles. Elles font tous leurs efforts pour n’en pas avoir. Et ainsi, le grand homme a besoin, pour exister, de posséder une force d’attaque plus grande que la force de résistance développée par des millions d’individus.
À propos du sommeil, aventure sinistre de tous les soirs, on peut dire que les hommes s’endorment journellement avec une audace qui serait inintelligible si nous ne savions qu’elle est le résultat de l’ignorance du danger.
Il y a des peaux carapaces avec lesquelles le mépris n’est plus une vengeance. Beaucoup d’amis, beaucoup de gants. Ceux qui m’ont aimé étaient des gens méprisés, je dirais même méprisables, si je tenais à flatter les honnêtes gens.
Girardin parler latin ! Pecudesque locutœ.
Il appartenait à une Société incrédule d’envoyer Robert Houdin chez les Arabes pour les détourner des miracles[51].
Ces beaux et grands navires, imperceptiblement balancés (dandinés) sur les eaux tranquilles, ces robustes navires, à l’air désœuvré et nostalgique, ne nous disent-ils pas dans une langue muette : Quand partons-nous pour le bonheur ?
Ne pas oublier dans le drame le côté merveilleux, la sorcellerie, et le romanesque.
Les milieux, les atmosphères, dont tout un récit doit être trempé. (Voir Usher[52], et en référer aux sensations profondes du haschisch et de l’opium).
Y a-t-il des folies mathématiques et des fous qui pensent que deux et deux fassent trois ? En d’autres termes, l’hallucination peut-elle, si ces mots ne hurlent pas [d’être accouplés ensemble], envahir les choses de pur raisonnement ? Si, quand un homme prend l’habitude de la paresse, de la rêverie, de la fainéantise, au point de renvoyer sans cesse au lendemain la chose importante, un autre homme le réveillait un matin à grands coups de fouet et le fouettait sans pitié jusqu’à ce que, ne pouvant travailler par plaisir, celui-ci travaillât par peur, cet homme, le fouetteur, ne serait-il pas vraiment son ami, son bienfaiteur ? D’ailleurs, on peut affirmer que le plaisir viendrait après, à bien plus juste titre qu’on ne dit : l’amour vient après le mariage.
De même, en politique, le vrai saint est celui qui fouette et tue le peuple, pour le bien du peuple.
Mardi, 13 mai 1856.
Prendre des exemplaires à Michel[53]. Ecrire à Moun, à Urriès, à Maria Clemm.
Écrire à Maria Clemm.
Envoyer chez Mme Dumay savoir si Mirès…
Ce qui n’est pas légèrement difforme a l’air insensible ; d’où il suit que l’irrégularité, c’est-à-dire l’inattendu, la surprise, l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique de la beauté.
Théodore de Banville n’est pas précisément matérialiste ; il est lumineux. Sa poésie représente les heures heureuses. À chaque lettre de créancier, écrivez cinquante lignes sur un sujet extra-terrestre et vous serez sauvés.
Grand sourire dans un beau visage de géant.
Du suicide et de la folie-suicide considérés dans leurs rapports avec la statistique, la médecine et la philosophie.
Briere de Boismont. Chercher le passage : « Vivre avec un être qui n’a pour vous que de l’aversion… »
Le portrait de Sérène, par Sénèque. Celui de Stagire, par saint Jean Chrysostome. L’acedia, maladie des moines. — Le tœdium vitae.
Traduction et paraphrase de La Passion. Rapporter tout à elle.
Jouissances spirituelles et physiques causées par l’orage, l’électricité et la foudre, tocsin des souvenirs amoureux, ténébreux, des anciennes années.
J’ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau.
C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l’on veut, appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet par exemple, le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. Une tête séduisante et belle, une tête de femme, veux-je dire, c’est une tête qui fait rêver à la fois, mais d’une manière confuse, de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, — soit une idée contraire, c’est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associés avec une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau.
Une belle tête d’homme n’a pas besoin de comporter, aux yeux d’un homme bien entendu, excepté, peut-être, aux yeux d’une femme, cette idée de volupté, qui, dans un visage de femme, est une provocation d’autant plus attirante que le visage est généralement plus mélancolique. Mais cette tête contiendra aussi quelque chose d’ardent et de triste, des besoins spirituels, des ambitions ténébreusement refoulées, l’idée d’une puissance grondante et sans emploi, quelquefois l’idée d’une insensibilité vengeresse (car le type idéal du dandy n’est pas à négliger dans ce sujet) ; quelquefois aussi, — et c’est l’un des caractères de beauté les plus intéressants — le mystère, et enfin (pour que j’aie le courage d’avouer jusqu’à quel point je me sens moderne en esthétique), le malheur. — Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s’associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie est un des ornements les plus vulgaires, tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. Appuyé sur — d’autres diraient : obsédé par — ces idées, on conçoit qu’il me serait difficile de ne pas conclure que le plus parfait type de Beauté virile est Satan, — à la manière de Milton.
Auto-idolâtrie. Harmonie poétique du caractère. Eurythmie du caractère et des facultés. Conserver toutes les facultés. Augmenter toutes les facultés. Un culte (magisme, sorcellerie évocatoire).
Le sacrifice et le vœu sont les formules suprêmes et les symboles de l’échange.
Deux qualités littéraires fondamentales : surnaturalisme et ironie. Coup d’œil individuel, aspect dans lequel se tiennent les choses devant l’écrivain, puis tournure d’esprit satanique. Le surnaturel comprend la couleur générale et l’accent, c’est-à-dire intensité, sonorité, limpidité, vibrativité, profondeur et retentissement dans l’espace et dans le temps.
Il y a des moments de l’existence où le temps et l’étendue sont plus profonds, et le sentiment de l’existence immensément augmenté.
De la magie appliquée à l’évocation des grands morts, au rétablissement et au perfectionnement de la santé.
L’inspiration vient toujours, quand l’homme le veut, mais elle ne s’en va pas toujours, quand il le veut.
De la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire.
de l’air dans la femme.
Les airs charmants, et qui font la beauté, sont :
L’air blasé, l’air ennuyé, l’air évaporé, l’air impudent, l’air froid, l’air de regarder en dedans, l’air de domination, l’air de volonté, l’air méchant, l’air malade, l’air chat, enfantillage, nonchalance et malice mêlés.
Dans certains états de l’âme presque surnaturels, la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu’il soit, qu’on a sous les yeux. Il en devient le Symbole.
Comme je traversais le Boulevard et comme je mettais un peu de précipitation à éviter les voitures, mon auréole s’est détachée et est tombée dans la boue du macadam. J’eus heureusement le temps de la ramasser ; mais cette idée malheureuse se glissa, un instant après, dans mon esprit, que c’était un mauvais présage ; et dès lors l’idée n’a plus voulu me lâcher ; elle ne m’a laissé aucun repos de toute la journée[54].
Du culte de soi-même dans l’amour, au point de vue de la santé, de l’hygiène, de la toilette, de la noblesse spirituelle et de l’éloquence.
Il y a dans l’acte de l’amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale.
Il y a dans la prière une opération magique. La prière est une des grandes forces de la dynamique intellectuelle. Il y a là comme une récurrence électrique.
Le chapelet est un médium, un véhicule ; c’est la prière mise à la portée de tous. Le travail, force progressive et accumulative, portant intérêts comme le capital, dans les facultés comme dans les résultats.
Le jeu, même dirigé par la science, force intermittente, sera vaincu, si fructueux qu’il soit, par le travail, si petit qu’il soit, mais continu.
Si un poète demandait à l’Etat le droit d’avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel.
Cela ne pourra pas scandaliser mes femmes, mes filles, ni mes sœurs[55].
Tantôt il lui demandait la permission de lui baiser la jambe et il profitait de la circonstance pour baiser cette belle jambe dans telle position qu’elle dessinât nettement son contour sur le soleil couchant !
« Minette, minoutte, minouille, mon chat, mon loup, mon petit singe, grand singe, grand serpent, mon petit singe mélancolique. » De pareils caprices de langue trop répétés, de trop fréquentes appellations bestiales témoignent d’un côté satanique dans l’amour. Les satans n’ont-ils pas des formes de bêtes ? Le chameau de Cazotte, chameau, diable et femme.
Un homme va au tir au pistolet, accompagné de sa femme. Il ajuste une poupée, et dit à sa femme : Je me figure que c’est toi. — Il ferme les yeux et abat la poupée. — Puis il dit, en baisant la main de sa compagne : Cher ange, que je te remercie de mon adresse[56] !
Quand j’aurai inspiré le dégoût et l’horreur universels, j’aurai conquis la solitude.
Ce livre n’est pas fait pour mes femmes, mes filles et mes sœurs. — J’ai peu de ces choses.
Il y a des peaux carapaces, avec lesquelles le mépris n’est plus un plaisir.
Beaucoup d’amis, beaucoup de gants, de peur de la gale.
Ceux qui m ont aimé étaient des gens méprisés, je dirais même méprisables, si je tenais à flatter les honnêtes gens.
Dieu est un scandale, — un scandale qui rapporte.
Ne méprisez la sensibilité de personne. La sensibilité de chacun, c’est son génie.
Il n’y a que deux endroits où l’on paye pour avoir le droit de dépenser : les latrines publiques et les femmes. Par un concubinage ardent, on peut deviner les jouissances d’un jeune ménage.
Le goût précoce des femmes. Je confondais l’odeur de la fourrure avec l’odeur de la femme. Je me souviens… Enfin j’aimais ma mère pour son élégance. J’étais donc un dandy précoce.
Mes ancêtres, idiots ou maniaques, dans des appartements solennels, tous victimes de terribles passions.
Les pays protestants manquent de deux éléments indispensables au bonheur d’un homme bien élevé, la galanterie et la dévotion.
Le mélange du grotesque et du tragique est agréable à l’esprit, comme les discordances aux oreilles blasées.
Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire.
L’Allemagne exprime la rêverie par la ligne, comme l’Angleterre par la perspective.
Il y a, dans l’engendrement de toute pensée sublime, une secousse nerveuse qui se fait sentir dans le cervelet.
L’Espagne met dans la religion la férocité naturelle de l’amour.
Style. — La note éternelle, le style éternel et cosmopolite. Chateaubriand, Alph. Rabbe, Edgar Poe.
Pourquoi les démocrates n’aiment pas les chats, il est facile de le deviner. Le chat est beau ; il révèle des idées de luxe, de propreté, de volupté, etc…
Un peu de travail, répété trois cent soixante-cinq fois, donne trois cent soixante-cinq fois un peu, d’argent, c’est-à-dire une somme énorme. En même temps, la gloire est faite,
[En marge.] De même, une foule de petites jouissances composent le bonheur.
Créer un poncif, c’est le génie. Je dois créer un poncif.
Le concetto est un chef-d’œuvre.
Le ton Alphonse Rabbe.
Le ton fille entretenue (Ma toute belle ! Sexe volage ! ).
Le ton éternel.
Coloriage crû, dessin profondément retaillé.
La prima dona et le garçon boucher.
Ma mère est fantastique ; il faut la craindre et lui plaire.
L’orgueilleux Hildebrand. Césarisme de Napoléon III. Pape et Empereur. (Lettre à Edgar Ney.)
Se livrer à Satan, qu’est-ce que c’est ?
Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque l’homme, comme cela est prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire toujours à l’état sauvage ! Qu’est-ce que les périls de la forêt et de la prairie auprès des chocs et des conflits quotidiens de la civilisation ? Que l’homme enlace sa dupe sur le boulevard, ou perce sa proie dans des forêts inconnues, n’est-il pas l’homme éternel, c’est-à-dire l’animal de proie le plus parfait ?
— On dit que j’ai trente ans ; mais si j’ai vécu trois minutes en une…, n’ai-je pas quatre-vingt-dix ans.
… Le travail, n’est-ce pas le sel qui conserve les âmes momies ?
Début d’un roman, commencer un sujet n’importe où, et, pour avoir envie de le finir, débuter par de très belles phrases.
Je crois que le charme infini et mystérieux qui gît dans la contemplation d’un navire, et surtout d’un navire en mouvement, tient, dans le premier cas, à la régularité et à la symétrie, qui sont un des besoins primordiaux de l’esprit humain, au même degré que la complication et l’harmonie ; — et, dans le second cas, à la multiplication successive et à la génération de toutes les courbes et figures imaginaires opérées dans l’espace par les éléments réels de l’objet.
L’idée poétique, qui se dégage de cette opération du mouvement dans les lignes, est l’hypothèse d’un être vaste, immense, compliqué, mais eurythmique, d’un animal plein de génie, souffrant et soupirant tous les soupirs et toutes les ambitions humaines.
Peuples civilisés, qui parlez toujours sottement de Sauvages et de Barbares, bientôt, comme dit d’Aurevilly, vous ne vaudrez même plus assez pour être idolâtres.
Le stoïcisme, religion qui n’a qu’un sacrement : le suicide !
Concevoir un canevas pour une bouffonnerie lyrique ou féerique, pour pantomime, et traduire cela en un roman sérieux. Noyer le tout dans une atmosphère anormale et songeuse, — dans l’atmosphère des grands jours. Que ce soit quelque chose de berçant, — et même de serein dans la passion. — Régions de la Poésie pure.
Ému au contact de ces voluptés qui ressemblaient à des souvenirs, attendri par la pensée d’un passé mal rempli, de tant de fautes, de tant de querelles, de tant de choses à se cacher réciproquement, il se mit à pleurer ; et ses larmes chaudes coulèrent, dans les ténèbres, sur l’épaule nue de sa chère et toujours attirante maîtresse. Elle tressaillit, elle se sentit, elle aussi, attendrie et remuée. Les ténèbres rassuraient sa vanité et son dandysme de femme froide. Ces deux êtres déchus, mais souffrant encore de leur reste de noblesse, s’enlacèrent spontanément, confondant, dans la pluie de leurs larmes et de leurs baisers, les tristesses de leur passé avec leurs espérances bien incertaines d’avenir. Il est présumable que jamais, pour eux, la volupté ne fut si douce que dans cette nuit de mélancolie et de charité ; — volupté saturée de douleur et de remords.
À travers la noirceur de la nuit, il avait regardé derrière lui dans les années profondes, puis il s’était jeté dans les bras de sa coupable amie, pour y retrouver le pardon qu’il lui accordait[57].
Hugo pense souvent à Prométhée. Il s’applique un vautour imaginaire sur une poitrine qui n’est lancinée que par les moxas de la vanité. Puis, l’hallucination se compliquant, se variant, mais suivant la marche progressive décrite par les médecins, il croit que, par un fiat de la Providence, Sainte-Hélène a pris la place de Jersey.
Cet homme est si peu élégiaque, si peu éthéré, qu’il ferait horreur même à un notaire.
Hugo, sacerdoce, a toujours le front penché, — trop penché pour rien voir, excepté son nombril.
… Qu’est-ce qui n’est pas un sacerdoce aujourd’hui ? La jeunesse, elle-même, est un sacerdoce, — à ce que dit la jeunesse.
Et qu’est-ce qui n’est pas une prière ? Chier est une prière, à ce que disent les démocrates, quand ils chient.
M. de Pontmartin, un homme qui a toujours l’air d’arriver de sa province.
L’homme, c’est-à-dire chacun, est si naturellement dépravé qu’il souffre moins de l’abaissement universel que de l’établissement d’une hiérarchie raisonnable.
Le monde va finir. La seule raison, pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du Dictionnaire historique ? Je ne dis pas que le monde sera réduit aux expédients et au désordre bouffon des républiques du Sud-Amérique, que peut-être même nous retournerons à l’état sauvage, et que nous irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation, chercher notre pâture, un fusil à la main. Non ; car ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale, écho des premiers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien, parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti-naturelles des utopistes, ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d’en parler et d’en chercher les restes, puisque se donner la peine de nier Dieu est le seul scandale, en pareilles matières. La propriété avait disparu virtuellement avec la suppression du droit d’aînesse ; mais le temps viendra où l’humanité, comme un ogre vengeur, arrachera leur dernier morceau à ceux qui croiront avoir hérité légitimement des révolutions. Encore, là ne serait pas le mal suprême.
L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres États communautaires, dignes de quelque gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel ; car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie ? — Alors, le fils fuira la famille, non pas à dix-huit ans, mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne ; il la fuira, non pas pour chercher des aventures héroïques, non pas pour délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour immortaliser un galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder un commerce, pour s’enrichir, et pour faire concurrence à son infâme papa, fondateur et actionnaire d’un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer le Siècle d’alors comme un suppôt de la superstition. — Alors, les errantes, les déclassées, celles qui ont eu quelques amants et qu’on appelle parfois des Anges, en raison et en remerciement de l’étourderie qui brille, lumière de hasard, dans leur existence logique comme le mal, — alors celles-là, dis-je, ne seront plus qu’impitoyable sagesse, sagesse qui condamnera tout, fors l’argent, tout, même les erreurs des sens ! Alors, ce qui ressemblera à la vertu, que dis-je, tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. Ton épouse, ô Bourgeois ! ta chaste moitié, dont la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, ne sera plus que l’idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera, dans son berceau, qu’elle se vend un million, et toi-même, ô Bourgeois, moins poète encore que tu n’es aujourd’hui, tu n’y trouveras rien à redire ; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses, dans l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent ; et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères ! — Ces temps sont peut-être bien proches ; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons ?
Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux — autant que possible — du passé, content du présent et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit, en contemplant la fumée de son cigare : « Que m’importe où vont ces consciences ? »
Je crois que j’ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors-d’œuvre. Cependant, je laisserai ces pages, — parce que je veux dater ma colère[58].
De la vaporisation et de la centralisation du moi. Tout est là.
D’une certaine jouissance sensuelle dans la société des extravagants.
(Je pense commencer Mon cœur mis à nu n’importe où, n’importe comment, et le continuer au jour le jour, suivant l’inspiration du jour et de la circonstance, pourvu que l’inspiration soit vive).
Le premier venu, pourvu qu’il sache amuser, a le droit de parler de lui-même.
Je comprends qu’on déserte une cause pour savoir ce qu’on éprouvera à en servir une autre.
Il serait peut-être doux d’être alternativement victime et bourreau.
Sottises de Girardin :
« Notre habitude est de prendre le taureau par les cornes. Prenons donc le discours par la fin » (7 novembre 1863).
Donc, Girardin croit que les cornes des taureaux sont plantées sur leur derrière. Il confond les cornes avec la queue.
« Qu’avant d’imiter les Ptolémées du journalisme français, les journalistes belges se donnent la peine de réfléchir sur la question que j’étudie depuis trente ans sous toutes ses faces, ainsi que le prouvera le volume : Questions de presse ; qu’ils ne se hâtent pas de traiter de souverainement ridicule[60] une opinion qui est aussi vraie qu’il est vrai que la terre tourne et que le soleil ne tourne pas ».
Émile de Girardin.
La femme est le contraire du dandy. Donc elle doit faire horreur. La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et elle veut être f…
Le beau mérite !
La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable.
Aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire du dandy.
Relativement à la Légion d’Honneur. — Celui qui demande la croix a l’air de dire : Si l’on ne me décore pas pour avoir fait mon devoir, je ne recommencerai plus.
Si un homme a du mérite, à quoi bon le décorer ? S’il n’en a pas, on peut le décorer, parce que [cela] lui donnera un lustre.
Consentir à être décoré, c’est reconnaître à l’Etat et au prince le droit de vous juger, de vous illustrer, et cœtera.
D’ailleurs, si ce n’est l’orgueil, l’humilité chrétienne défend la croix.
Calcul en faveur de Dieu. — Rien n’existe sans but. Donc mon existence a un but. Quel but ? Je l’ignore. Ce n’est donc pas moi qui l’ai marqué. C’est donc quelqu’un plus savant que moi. Il faut donc prier ce quelqu’un de m’éclairer. C’est le parti le plus sage.
Le dandy doit aspirer à être sublime, sans interruption. Il doit vivre et dormir devant un miroir.
Analyse des contre-religions ; exemple : la prostitution sacrée.
Qu’est-ce que la prostitution sacrée ? Excitation nerveuse. — Mysticité du paganisme. Le mysticisme, trait d’union entre le paganisme et le christianisme. Le paganisme et le christianisme se prouvent réciproquement.
La révolution et le culte de la Raison prouvent l’idée du sacrifice.
La superstition est le réservoir de toutes les vérités.
Il y a dans tout changement quelque chose d’infâme et d’agréable à la fois, quelque chose qui tient de l’infidélité et du déménagement. Cela suffit à expliquer la Révolution française.
Mon ivresse en 1848. De quelle nature était cette ivresse ? Goût de la vengeance. Plaisir naturel de la démolition. Ivresse littéraire ; souvenir des lectures.
Le 15 Mai. Toujours le goût de la destruction. Goût légitime, si tout ce qui est naturel est légitime.
Les horreurs de Juin. Folie du peuple et folie de la bourgeoisie. Amour naturel du crime.
Ma fureur au coup d’État. Combien j’ai essuyé de coups de fusil ! Encore un Bonaparte ! Quelle honte !
Et cependant tout s’est pacifié. Le Président n’a-t-il pas un droit à invoquer ?
Ce qu’est l’Empereur Napoléon III. Ce qu’il vaut.
Trouver l’explication de sa nature, et sa providentialité.
Être un homme utile m’a paru toujours quelque chose de bien hideux.
1848 ne fut amusant que parce que chacun y faisait des utopies comme des châteaux en Espagne.
1848 ne fut charmant que par l’excès même du ridicule.
Robespierre n’est estimable que parce qu’il a fait quelques belles phrases.
La Révolution, par le sacrifice, confirme la superstition.
Politique. — Je n’ai pas de convictions, comme l’entendent les gens de mon siècle, parce que je n’ai pas d’ambition.
Il n’y a pas en moi de base pour une conviction.
Il y a une certaine lâcheté, ou plutôt une certaine mollesse chez les honnêtes gens.
Les brigands seuls sont convaincus, — de quoi ? — Qu’il leur faut réussir. Aussi, ils réussissent.
Pourquoi réussirais-je, puisque je n’ai même pas envie d’essayer ?
On peut fonder des empires glorieux sur le crime, et de nobles religions sur l’imposture.
Cependant j’ai quelques convictions, dans un sens plus élevé, et qui ne peut pas être compris par les gens de mon temps.
Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille, et au milieu des camarades, surtout, — sentiment de destinée éternellement solitaire.
Cependant, goût très vif de la vie et du plaisir.
Presque toute notre vie est employée à des curiosités niaises. En revanche, il y a des choses qui devraient exciter la curiosité des hommes au plus haut degré, et qui, à en juger par leur train de vie ordinaire, ne leur en inspirent aucune.
Où sont nos amis morts ? Pourquoi sommes-nous ici ? Venons-nous de quelque part ? Qu’est-ce que la liberté ? Peut-elle s’accorder avec la loi providentielle ? Le nombre des âmes est-il fini ou infini ? Et le nombre des terres habitables ? etc., etc...
Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles. Donc, le grand homme est vainqueur de toute sa nation.
Les religions modernes ridicules : Molière, Béranger, Garibaldi.
La croyance au progrès est une doctrine de paresseux, une doctrine de Belges. C’est l’individu qui compte sur ses voisins pour faire sa besogne. Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c’est-à-dire moral) que dans l’individu et par l’individu lui-même. Mais le monde est fait de gens qui ne peuvent penser qu’en commun, en bandes. Ainsi les Sociétés belges. Il y a aussi des gens qui ne peuvent s’amuser qu’en troupe. Le vrai héros s’amuse tout seul.
Éternelle supériorité du dandy. Qu’est-ce que le dandy ?
Mes opinions sur le théâtre. Ce que j’ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance, et encore maintenant, c’est le lustre, — un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique.
Cependant je ne nie pas absolument la valeur de la littérature dramatique. Seulement, je voudrais que les comédiens fussent montés sur des patins très hauts, portassent des masques plus expressifs que le visage humain, et parlassent à travers des porte-voix ; enfin que les rôles de femmes fussent joués par des hommes.
Après tout, le lustre m’a toujours paru l’acteur principal, vu à travers le gros bout ou le petit bout de la lorgnette.
Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser.
Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan.
L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. C’est à cette dernière que doivent être rapportées les amours pour les femmes et les conversations intimes avec les animaux, chiens, chats, etc...
Les joies qui dérivent de ces deux amours sont adaptées à la nature de ces deux amours.
Ivresse d’humanité ; grand tableau à faire, dans le sens de la charité, dans le sens du libertinage, dans le sens littéraire, ou du comédien.
La question (torture) est, comme art de découvrir la vérité, une niaiserie barbare ; c’est l’application d’un moyen matériel à un but spirituel.
La peine de mort est le résultat d’une idée mystique, totalement incomprise aujourd’hui. La peine de mort n’a pas pour but de sauver la société, matériellement du moins. Elle a pour but de sauver (spirituellement) la société et le coupable. Pour que le sacrifice soit parfait, il faut qu’il y ait assentiment et joie, de la part de la victime. Donner du chloroforme à un condamné à mort serait une impiété, car ce serait lui enlever la conscience de sa grandeur comme victime et lui supprimer les chances de gagner le paradis[61].
Quant à la torture, elle est née de la partie infâme du cœur de l’homme, assoiffé de voluptés. Cruauté et volupté, sensations identiques, comme l’extrême chaud et l’extrême froid.
Ce que je pense du vote et du droit d’élection. Des droits de l’homme.
Ce qu’il y a de vil dans une fonction quelconque.
Un dandy ne fait rien. Vous figurez-vous un dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ?
Il n’y a de gouvernement raisonnable et assuré que l’aristocratique.
Monarchie ou république, basées sur la démocratie, sont également absurdes et faibles.
Immense nausée des affiches.
Il n’existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer.
Les autres hommes sont taillables ou corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions.
Observons que les abolisseurs de la peine de mort doivent être plus ou moins intéressés à l’abolir. Souvent, ce sont des guillotineurs. Cela peut
se résumer ainsi : « Je veux pouvoir couper ta tête, mais tu ne toucheras pas à la mienne ».
Les abolisseurs d’âmes (matérialistes) sont nécessairement des abolisseurs d’enfer ; ils y sont, à coup sûr, intéressés.
Tout au moins, ce sont des gens qui ont peur de revivre, des paresseux.
Mme de Metternich, quoique princesse, a oublié de me répondre, à propos de ce que j’ai dit d’elle et de Wagner[62]. Mœurs du xixe siècle.
Histoire de ma traduction d’Edgar Poe. Histoire des Fleurs du Mal. Humiliation par le malentendu, et mon procès.
Histoire de mes rapports avec tous les hommes célèbres de ce temps. Jolis portraits de quelques imbéciles, Clément de Ris, Castagnary. Portraits de magistrats, de fonctionnaires, de directeurs de journaux. Portrait de l’artiste, en général.
Du rédacteur en chef et de la pionnerie. Immense goût de tout le peuple français pour la pionnerie et pour la dictature. C’est le Si j’étais roi !
Portraits et anecdotes.
François Buloz, Houssaye, le fameux Rouy, de Calonne. Charpentier qui corrige ses auteurs, en vertu de l’égalité donnée à tous les hommes par les immortels principes de 1789. — Chevalier, véritable rédacteur en chef selon l’Empire.
Sur George Sand. — La femme Sand est le Prudhomme de l’immoralité. Elle a toujours été moraliste. Seulement elle faisait autrefois de la contre-morale. Aussi elle n’a jamais été artiste. Elle a le fameux style coulant, cher aux bourgeois.
Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde. Elle a, dans les idées morales, la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiment que les concierges et les filles entretenues. Ce qu’elle dit de sa mère ; ce qu’elle dit de la poésie. Son amour pour les ouvriers.
Que quelques hommes aient pu s’amouracher de cette l....., c’est bien la preuve de l’abaissement des hommes de ce siècle.
George Sand est une de ces vieilles ingénues qui ne veulent jamais quitter les planches.
Voir la préface de Mademoiselle La Quintinie, où elle prétend que les vrais chrétiens ne croient pas à l’enfer. La Sand est pour le Dieu des bonnes gens, le dieu des concierges et des domestiques filous.
Elle a de bonnes raisons pour vouloir supprimer l’enfer.
Le Diable et George Sand.
Il ne faut pas croire que le diable ne tente que les hommes de génie. Il méprise sans doute les imbéciles, mais il ne dédaigne pas leur concours. Bien au contraire, il fonde ses grands espoirs sur ceux-là.
Voyez George Sand. Elle est surtout, et plus que toute autre chose, une grosse bête ; mais elle est possédée. C’est le diable qui lui a persuadé de se fier à son bon cœur et à son bon sens, afin qu’elle persuadât toutes les autres grosses bêtes de se fier à leur bon cœur et à leur bon sens.
Je ne puis penser à cette stupide créature, sans un certain frémissement d’horreur. Si je la rencontrais, je ne pourrais m’empêcher de lui jeter un bénitier à la tête.
Je m’ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire.
Emerson a oublié Voltaire dans ses Représentants de l’humanité. Il aurait pu faire un joli chapitre intitulé : Voltaire ou l’antipoète, le roi des badauds, le prince des superficiels, l’antiartiste, le prédicateur des concierges, le père Gigogne des rédacteurs du Siècle.
Dans les Oreilles du Comte de Chesterfield, Voltaire plaisante sur cette âme immortelle qui a résidé, pendant neuf mois, entre des excréments et des urines. Voltaire, comme tous les paresseux, haïssait le mystère.
Ne pouvant pas supprimer l’amour, l’Eglise a voulu au moins le désinfecter, et elle a fait le mariage.
[En marge.] Au moins aurait-il pu deviner dans cette localisation une malice ou une satire de la Providence contre l’amour, et, dans le mode de la génération, un signe du péché originel. De fait, nous ne pouvons faire l’amour qu’avec des organes excrémentitiels.
Portrait de la canaille littéraire. Doctor Estaminetus Crapulosus Pedantissimus. Son portrait fait à la manière de Praxitèle. Sa pipe, ses opinions, son hégélianisme, sa crasse, ses idées en art, son fiel, sa jalousie. Un joli tableau de la jeunesse moderne.
Φαρμακοτρίϐης, ανηρ καὶ των τους οφείς ες τα δαυματα τρεφοντων.
La théologie. Qu’est-ce que la chute ? Si c’est l’unité devenue dualité, c’est Dieu qui a chuté. En d’autres termes, la création ne serait-elle pas la chute de Dieu ?
Dandysme. Qu’est-ce que l’homme supérieur ? Ce n’est pas le spécialiste. C’est l’homme de loisir et d’éducation générale. Etre riche et aimer le travail.
Pourquoi l’homme d’esprit aime les filles plus que les femmes du monde, malgré qu’elles soient également bêtes ? A trouver.
Il y a de certaines femmes qui ressemblent au ruban de la Légion d’honneur. On n’en veut plus parce qu’elles se sont salies à de certains hommes. C’est par la même raison que je ne chausserais pas les culottes d’un galeux.
Ce qu’il y a d’ennuyeux dans l’amour, c’est que c’est un crime où l’on ne peut pas se passer d’un complice.
Etude de la grande maladie de l’horreur du domicile. Raisons de la maladie. Accroissement progressif de la maladie.
Indignation causée par la fatuité universelle de toutes les classes, de tous les êtres, dans les deux sexes, dans tous les âges.
L’homme aime tant l’homme que, quand il fuit la ville, c’est encore pour chercher la foule, c’est-à-dire pour refaire la ville à la campagne.
Discours de Durandeau sur les Japonais. (Moi, je suis Français avant tout.) Les Japonais sont des singes, c’est Darjon qui me l’a dit.
Discours du médecin, l’ami de Mathieu, sur l’art de ne pas faire d’enfants, sur Moïse, et sur l’immortalité de l’âme.
L’art est un agent civilisateur (Castagnary).
Physionomie d’un sage et de sa famille au cinquième étage, buvant le café au lait.
Le sieur Macquart père et le sieur Macquart fils.
Comment le Macquart fils est devenu conseiller en Cour d’appel.
De l’amour, de la prédilection des Français pour les métaphores militaires. Toute métaphore ici porte des moustaches.
Littérature militante. — Rester sur la brèche. — Porter haut le drapeau. — Tenir le drapeau haut et ferme. — Se jeter dans la mêlée. — Un des vétérans. — Toutes ces glorieuses phraséologies s’appliquent généralement à des cuistres et à des fainéants d’estaminet.
Métaphore française.
Soldat de la presse judiciaire (Bertin).
La presse militante.
A ajouter aux métaphores militaires :
Soldat de la presse judiciaire (Bertin). Les poètes de combat. Les littérateurs d’avant-garde. Ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits non pas militants, mais faits pour la discipline, c’est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu’en société.
Le goût du plaisir nous attache au présent. Le soin de notre salut nous suspend à l’avenir.
Celui qui s’attache au plaisir, c’est-à-dire au présent, me fait l’effet d’un homme roulant sur une pente, et qui, voulant se raccrocher aux arbustes, les arracherait et les emporterait dans sa chute.
Avant tout, être un grand homme et un saint pour soi-même.
De la haine du peuple contre la beauté. Des exemples : Jeanne[64] et Mme Muller.
En somme, devant l’histoire et devant le peuple français, la grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s’emparant du télégraphe et de l’Imprimerie nationale, gouverner une grande nation.
Imbéciles sont ceux qui croient que de pareilles choses peuvent s’accomplir sans la permission du peuple, — et ceux qui croient que la gloire ne peut être appuyée que sur la vertu !
Les dictateurs sont les domestiques du peuple, — rien de plus, un foutu rôle d’ailleurs, et la gloire est le résultat de l’adaptation d’un esprit avec la sottise nationale.
Qu’est-ce que l’amour ? Le besoin de sortir de soi.
L’homme est un animal adorateur. Adorer, c’est se sacrifier et se prostituer.
Aussi tout amour est-il prostitution.
L’être le plus prostitué, c’est l’être par excellence, c’est Dieu, puisqu’il est l’ami suprême pour chaque individu, puisqu’il est le réservoir commun, inépuisable de l’amour.
PRIÈRE
Ne me châtiez pas dans ma mère et ne châtiez pas ma mère à cause de moi. — Je vous recommande les âmes de mon père et de Mariette. — Donnez-moi la force de faire immédiatement mon devoir tous les jours et de devenir ainsi un héros et un saint.
Un chapitre sur l’indestructible, éternelle, universelle et ingénieuse férocité humaine. De l’amour du sang de l’ivresse du sang, de l’ivresse des foules. De l’ivresse du supplicié (Damiens).
Il n’y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat ; l’homme qui chante, l’homme qui bénit, l’homme qui sacrifie et se sacrifie. Le reste est fait pour le fouet.
Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, de l’inspiration et de l’évidence.
J’ai toujours été étonné qu’on laissât les femmes entrer dans les églises. Quelle conversation peuvent-elles avoir avec Dieu ?
L’éternelle Vénus (caprice, hystérie, fantaisie) est une des formes séduisantes du diable.
Le jour où le jeune écrivain corrige sa première épreuve, il est fier comme un écolier qui vient de gagner sa première vérole.
Ne pas oublier un grand chapitre sur l’art de la divination par l’eau, les cartes, l’inspection de la main, etc...
La femme ne sait pas séparer l’âme du corps. Elle est simpliste, comme les animaux. — Un satirique dirait que c’est parce qu’elle n’a que le corps.
Un chapitre sur la toilette. — Moralité de la toilette, les bonheurs de la toilette.
De la cuistrerie. Des professeurs, des juges, des prêtres et des ministres.
Les jolis grands hommes du jour, Renan, Feydeau, Octave Feuillet, Scholl.
Les directeurs de journaux, François Buloz, Houssaye, Rouy, Girardin, Texier, de Calonne, Solar, Turgan, Dalloz.
Liste de canailles, Solar en tête.
Etre un grand homme et un saint pour soi-même voilà l’unique chose importante.
Nadar, c’est la plus étonnante expression de vitalité. Adrien me disait que son frère Félix avait tous les viscères en double. J’ai été jaloux de lui à le voir si bien réussir dans tout ce qui n’est pas l’abstrait.
Veuillot est si grossier et si ennemi des arts qu’on dirait que toute le démocratie du monde s’est réfugié dans son sein.
Développement du portrait. Suprématie de l’idée pure chez le chrétien comme chez le communiste babouviste.
Fanatisme de l’humilité. Ne pas même aspirer à comprendre la religion.
Musique. De l’esclavage. — Des femmes du monde. — Des filles. — Des magistrats. — Des sacrements. — L’homme de lettres est l’ennemi du monde. — Des bureaucrates.
Dans l’amour, comme dans presque toutes les affaires humaines, l’entente cordiale est le résultat d’un malentendu. Ce malentendu, c’est le plaisir. L’homme crie : O mon ange ! La femme roucoule : Maman ! maman ! Et ces deux imbéciles sont persuadés qu’ils pensent de concert. — Le gouffre infranchissable, qui fait l’incommunicabilité, reste infranchi.
Pourquoi le spectacle de la mer est-il si infiniment et si éternellement agréable ?
Parce que la mer offre à la fois l’idée de l’immensité et du mouvement. Six ou sept lieues représentent pour l’homme le rayon de l’infini. Voilà un infini diminutif. Qu’importe, s’il suffit à suggérer l’idée de l’infini total ? Douze ou quatorze lieues de liquide en mouvement suffisent pour donner la plus haute idée de beauté qui soit offerte à l’homme sur son habitacle transitoire.
Il n’y a rien d’intéressant sur la terre que les religions.
Il y a une religion universelle faite pour les alchimistes de la pensée, une religion qui se dégage de l’homme, considéré comme mémento divin.
Saint-Marc Girardin a dit un mot qui restera : « Soyons médiocres ! » Rapprochons ce mot de celui de Robespierre : « Ceux qui ne croient pas à l’immortalité de leur être se rendent justice ». Le mot de Saint-Marc Girardin implique une immense haine contre le sublime.
Qui a vu Saint-Marc Girardin marcher dans la rue a conçu tout de suite l’idée d’une grande oie infatuée d’elle-même, mais effarée et courant sur la grande route, devant la diligence.
Théorie de la vraie civilisation. Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes. Elle est dans la diminution des traces du péché originel.
Peuples nomades, pasteurs, chasseurs, agricoles et même anthropophages, tous peuvent être supérieurs par l’énergie, par la dignité personnelle, à nos races d’Occident. Celles-ci peut-être seront détruites. Théocratie et communisme.
C’est par le loisir que j’ai, en partie, grandi, — à mon grand détriment ; car le loisir, sans fortune, augmente les dettes, les avanies résultant des dettes ; mais, à mon grand profit, relativement à la sensibilité, à la méditation et à la faculté du dandysme et du dilettantisme.
Les autres hommes de lettres sont, pour la plupart, de vils piocheurs très ignorants.
La jeune fille des éditeurs. La jeune fille des rédacteurs en chef. La jeune fille épouvantail, monstre, assassin de l’art.
La jeune fille, ce qu’elle est en réalité. Une petite sotte et une petite salope ; la plus grande imbécillité unie à la plus grande dépravation.
Il y a dans la jeune fille toute l’abjection du voyou et du collégien.
Avis aux non-communistes : tout est commun, même Dieu.
Le Français est un animal de basse-cour si bien domestiqué qu’il n’ose franchir aucune palissade. Voir ses goûts en art et en littérature.
C’est un animal de race latine ; l’ordure ne lui déplaît pas, dans son domicile, et, en littérature, il est scatophage. Il raffole des excréments. Les littérateurs d’estaminet appellent cela le sel gaulois.
Bel exemple de la bassesse française, de la nation qui se prétend indépendante avant toutes les autres.
[Ici est collé sur le manuscrit cet entrefilet découpé dans un journal :]
« L’extrait suivant du beau livre de M. de Vaulabelle suffira pour donner une idée de l’impression que fit l’évasion de Lavalette sur la portion la moins éclairée du parti royaliste :
« L’emportement royaliste, à ce moment de la seconde Restauration, allait, pour ainsi dire, jusqu’à la folie. La jeune Joséphine de Lavalette faisait son éducation dans l’un des principaux couvents de Paris (l’Abbaye-au-Bois) ; elle ne l’avait quitté que pour venir embrasser son père. Lorsqu’elle y rentra après l’évasion et que l’on connut la part bien modeste qu’elle y avait prise, une immense clameur s’éleva contre cette enfant ; les religieuses et ses compagnes la fuyaient, et bon nombre de parents déclarèrent qu’ils retireraient leurs filles si on la gardait. Ils ne voulaient pas, disaient-ils, laisser leurs enfants en contact avec une jeune personne qui avait tenu une pareille conduite et donné un pareil exemple. Quand Mme de Lavalette, six semaines après, recouvra la liberté, elle fut obligée de reprendre sa fille ».
Princes et générations. — Il y a une égale injustice à attribuer aux princes régnants les mérites et les vices du peuple actuel qu’ils gouvernent.
Ces mérites et ces vices sont presque toujours, comme la statistique et la logique le pourraient démontrer, attribuables à l’atmosphère du gouvernement précédent.
Louis XIV hérite des hommes de Louis XIII, gloire. Napoléon Ier hérite des hommes de la République, gloire. Louis-Philippe hérite des hommes de Charles X, gloire. Napoléon III hérite des hommes de Louis-Philippe, déshonneur.
C’est toujours le gouvernement précédent qui est responsable des mœurs du suivant, en tant qu’un gouvernement puisse être responsable de quoi que ce soit.
Les coupures brusques que les circonstances font dans les règnes ne permettent pas que cette loi soit absolument exacte, relativement au temps. On ne peut pas marquer exactement où finit une influence, mais cette influence subsistera dans toute la génération qui l’a subie dans sa jeunesse.
De la haine de la jeunesse contre les citateurs. Le citateur est pour eux un ennemi.
« Je mettrais l’orthographe même sous la main du bourreau ».
Beau tableau à faire : la canaille littéraire.
Ne pas oublier un portrait de Forgues, le pirate, l’écumeur de lettres.
Goût inamovible de la prostitution dans le cœur de l’homme, d’où naît son horreur de la solitude. — Il veut être deux. L’homme de génie veut être un, donc solitaire. La gloire, c’est rester un, et se prostituer d’une manière particulière.
C’est cette horreur de la solitude, le besoin d’oublier son moi dans la chair extérieure, que l’homme appelle noblement besoin d’aimer.
Deux belles religions, immortelles sur les murs, éternelles obsessions du peuple : le phallus antique et « Vive Barbès ! » ou « A bas Philippe ! » ou « Vive la République ! ».
Etudier dans tous ses modes, dans les œuvres de la nature et dans les œuvres de l’homme, l’universelle et éternelle loi de la gradation, des peu à peu, du petit à petit, avec les forces progressivement croissantes, comme les intérêts composés, en matière de finances.
Il en est de même dans l’habileté artistique et littéraire ; il en est de même dans le trésor variable de la volonté.
La cohue des petits littérateurs, qu’on voit aux enterrements, distribuant des poignées de mains et se recommandant à la mémoire du faiseur de courriers. De l’enterrement des hommes célèbres.
Molière. — Mon opinion sur Tartuffe est que ce n’est pas une comédie, mais un pamphlet. Un athée, s’il est simplement un homme bien élevé, pensera, à propos de cette pièce, qu’il ne faut jamais livrer certaines questions graves à la canaille.
Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion).
Glorifier le vagabondage et ce qu’on peut appeler le bohémianisme. Culte de la sensation multipliée et s’exprimant par la musique. En référer à Liszt.
De la nécessité de battre les femmes.
On peut châtier ce que l’on aime. Ainsi les enfants. Mais cela implique la douleur de mépriser ce que l’on aime.
Du cocuage et des cocus. La douleur du cocu. Elle naît de son orgueil, d’un raisonnement faux sur l’honneur et sur le bonheur, et d’un amour niaisement détourné de Dieu pour être attribué aux créatures. C’est toujours l’animal adorateur se trompant d’idole.
Analyse de l’imbécillité insolente. Clément de Ris et Paul Pérignon.
Plus l’homme cultive les arts, moins il b..de.
Il se fait un divorce de plus en plus sensible entre l’esprit et la brute.
La brute seule b..de bien, et la fouterie est le lyrisme du peuple.
F....., c’est aspirer à entrer dans un autre, et l’artiste ne sort jamais de lui-même.
J’ai oublié le nom de cette salope… Ah ! bah ! je le retrouverai au jugement dernier.
La musique donne l’idée de l’espace.
Tous les arts, plus ou moins ; puisqu’ils sont nombre et que le nombre est une traduction de l’espace.
Vouloir tous les jours être le plus grand des hommes !
Etant enfant, je voulais être tantôt pape, mais pape militaire, tantôt comédien. Jouissances que je tirais de ces deux hallucinations.
Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires ; l’horreur de la vie et l’extase de la vie. C’est bien le fait d’un paresseux nerveux.
Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles.
À propos du comédien et de mes rêves d’enfance, un chapitre sur ce qui constitue, dans l’âme humaine, la vocation du comédien, la gloire du comédien, l’art du comédien et sa situation dans le monde.
La théorie de Legouvé. Legouvé est-il un farceur froid, un Swift, qui a essayé si la France pouvait avaler une nouvelle absurdité ? Son choix. Bon en ce sens que Samson n’est pas un comédien.
De la vraie grandeur des parias. Peut-être même, la vertu nuit-elle aux talents des parias.
Le commerce est, par son essence, satanique. Le commerce, c’est le prêté-rendu, c’est le prêt avec le sous-entendu : Rends-moi plus que je ne te donne.
— L’esprit de tout commerçant est complètement vicié.
— Le commerce est naturel, donc il est infâme.
— Le moins infâme de tous les commerçants, c’est celui qui dit : « Soyons vertueux pour gagner beaucoup plus d’argent que les sots qui sont vicieux ». Pour le commerçant, l’honnêteté elle-même est une spéculation de lucre. Le commerce est satanique, parce qu’il est une des formes de l’égoïsme, et la plus basse, et la plus vile.
Quand Jésus-Christ dit : « Heureux ceux qui sont affamés, car ils seront rassasiés ! » Jésus-Christ fait un calcul de probabilités.
Le monde ne marche que par le malentendu. C’est par le malentendu universel que tout le monde s’accorde. Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s’accorder.
L’homme d’esprit, celui qui ne s’accordera jamais avec personne, doit s’appliquer à aimer la conversation des imbéciles et la lecture des mauvais livres. Il en tirera des jouissances amères qui compenseront largement sa fatigue.
Un fonctionnaire quelconque, un ministre, un directeur de théâtre ou de journal, peuvent être quelquefois des êtres estimables ; mais ils ne sont jamais divins. Ce sont des personnes sans personnalité, des êtres sans originalité, nés pour la fonction, c’est-à-dire pour la domesticité publique.
Dieu et sa profondeur. On peut ne pas manquer d’esprit et chercher dans Dieu le complice et l’ami qui manquent toujours. Dieu est l’éternel confident dans cette tragédie dont chacun est le héros. Il y a peut-être des usuriers et des assassins qui disent à Dieu : « Seigneur, faites que ma prochaine opération réussisse ! » Mais la prière de ces vilaines gens ne gâte pas l’honneur et le plaisir de la mienne.
Toute idée est, par elle-même, douée d’une vie immortelle, comme une personne.
Toute forme créée, même par l’homme, est immortelle. Car la forme est indépendante de la matière, et ce ne sont pas les molécules qui constituent la forme.
Anecdotes relatives à Émile Douay et à Constantin Guys détruisant ou plutôt croyant détruire leurs œuvres.
Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n’importe quel jour, ou quel mois, ou quelle année, sans y trouver, à chaque ligne, les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées, relatives au progrès et à la civilisation.
Tout journal, de la première ligne à la dernière, n’est qu’un tissu d’horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d’atrocité universelle.
Et c’est de ce dégoûtant apéritif que l’homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l’homme.
Je ne comprends pas qu’une main pure puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût.
La force de l’amulette démontrée par la philosophie. Les sols percés, les talismans, les souvenirs de chacun.
Traité de dynamique morale. De la vertu des sacrements.
Dès mon enfance, tendance à la mysticité. Mes conversations avec Dieu.
De l’Obsession, de la Possession, de la Prière et de la Foi.
Dynamique morale de Jésus.
Renan trouve ridicule que Jésus croie à la toute-puissance, même matérielle, de la Prière et de la Foi.
Les sacrements sont des moyens de cette dynamique.
De l’infamie de l’imprimerie, grand obstacle au développement du Beau.
Belle conspiration à organiser pour l’extermination de la race juive.
Les juifs bibliothécaires et témoins de la Rédemption.
Tous les imbéciles de la Bourgeoisie qui prononcent sans cesse les mots : immoral, immoralité, moralité dans l’art et autres bêtises me font penser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui, m’accompagnant une fois au Louvre, où elle n’était jamais allée, se mit à rougir, à se couvrir le visage, et, me tirant à chaque instant par la manche, me demandait devant les statues et les tableaux immortels comment on pouvait étaler publiquement de pareilles indécences.
Les feuilles de vigne du sieur Nieuwerkerke.
Pour que la loi du progrès existât, il faudrait que chacun voulût la créer ; c’est-à-dire que, quand tous les individus s’appliqueront à progresser, alors, et seulement alors, l’humanité sera en progrès.
Cette hypothèse peut servir à expliquer l’identité des deux idées contradictoires, liberté et fatalité. — Non seulement il y aura, dans le cas de progrès, identité entre la liberté et la fatalité, mais cette identité a toujours existé. Cette identité c’est l’histoire, histoire des nations et des individus.
Sonnet à citer dans Mon cœur mis à nu.
Citer également la pièce sur Roland[65].
Je songeais cette nuit que Philis revenue,
Belle comme elle était à la clarté du jour,
Voulait que son fantôme encore fît l’amour,
Et que, comme Ixion, j’embrassasse une nue.
Son ombre dans mon lit se glisse toute nue,
Et me dit : « Cher Damon, me voici de retour ;
Je n’ai fait qu’embellir en ce triste séjour
Où depuis mon départ le sort m’a retenue.
« Je viens pour rebaiser le plus beau des amants ;
Je viens pour remourir dans tes embrassements ! »
Alors, quand cette idole eut abusé ma flamme,
Elle me dit : « Adieu ! Je m’en vais chez les morts.
Comme tu t’es vanté d’avoir f… mon corps,
Tu pourras te vanter d’avoir f… mon âme »
Je crois que ce sonnet est de Maynard.
Malassis prétend qu’il est de Théophile[66].
Hygiène. Projets. — Plus on veut, mieux on veut.
Plus on travaille, mieux on travaille et plus on veut travailler. Plus on produit, plus on devient fécond.
Après une débauche, on se sent toujours plus seul, plus abandonné.
Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre, etc...
J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant, j’ai toujours le vertige, et aujourd’hui, 23 Janvier 1862, j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité.
Hygiène. Morale. — A Honfleur ! le plus tôt possible, avant de tomber plus bas.
Que de pressentiments et de signes envoyés déjà par Dieu, qu’il est grandement temps d’agir, de considérer la minute présente comme la plus importante des minutes, et de faire ma perpétuelle volupté de mon tourment ordinaire, c’est-à-dire du Travail !
Hygiène. Conduite. Morale. — A chaque minute nous sommes écrasés par l’idée et la sensation du temps. Et il n’y a que deux moyens pour échapper à ce cauchemar, pour l’oublier : le plaisir et le travail. Le plaisir nous use. Le travail nous fortifie. Choisissons.
Plus nous nous servons d’un de ces moyens, plus l’autre nous inspire de répugnance.
On ne peut oublier le temps qu’en s’en servant.
Tout ne se fait que peu à peu.
De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner.
Il n’y a de long ouvrage que celui qu’on n’ose pas commencer. Il devient cauchemar.
Hygiène. — En renvoyant ce qu’on a à faire, on court le danger de ne jamais pouvoir le faire. En ne se convertissant pas tout de suite, on risque d’être damné.
Pour guérir de tout, de la misère, de la maladie et de la mélancolie, il ne manque absolument que le goût du Travail.
Notes précieuses. — Fais, tous les jours, ce que veulent le devoir et la prudence. Si tu travaillais tous les jours, la vie te serait plus supportable. Travaille six jours sans relâche. Pour trouver des sujets, γνῶθι σεαυτόν (Liste de mes goûts). Sois toujours poète, même en prose. Grand style (rien de plus beau que le lieu commun). Commence d’abord, et puis sers-toi de la logique et de l’analyse. N’importe quelle hypothèse veut sa conclusion. Trouver la frénésie journalière.
Hygiène. Conduite. Morale. — Dettes. Deux parts. Ancelle[67], Amis (ma mère, amis, moi). Ainsi, mille francs doivent être divisés en deux parts de 500 francs chacune, et la deuxième divisée en trois parties.
A Honfleur. — Faire une revue et un classement de toutes mes lettres (2 jours) et de toutes mes dettes (2 jours). (Quatre catégories, billets, grosses dettes, petites dettes, amis). Classement de gravures (2 jours). Classement de notes (2 jours).
Hygiène. Morale. Conduite. — Trop tard peut-être ! — Ma mère et Jeanne. — Ma santé par charité, par devoir ! — Maladies de Jeanne. Infirmités, solitude de ma mère.
— Faire son devoir tous les jours et se fier à Dieu, pour le lendemain.
— La seule manière de gagner de l’argent est de travailler d’une manière désintéressée.
— Une sagesse abrégée. Toilette, prière, travail.
— Prière : charité, sagesse et force.
— Sans la charité, je ne suis qu’une cymbale retentissante.
— Mes humiliations ont été des grâces de Dieu.
— Ma phase d’égoïsme est-elle finie ?
— La faculté de répondre à la nécessité de chaque minute, l’exactitude, en un mot, doit trouver infailliblement sa récompense.
Le malheur qui se perpétue produit sur l’âme l’effet de la vieillesse sur le corps, on ne peut plus remuer ; on se couche…
D’un autre côté, on tire de l’extrême jeunesse des raisons d’attermoiement ; quand on a beaucoup de temps à dépenser, on se persuade qu’on peut attendre des années à jouer devant les événements.
Hygiène. Conduite. Morale. — Jeanne 300, ma mère 200, moi 300, — 800 francs par mois. Travailler de six heures du matin, à jeun, à midi. Travailler en aveugle, sans but, comme un fou. Nous verrons le résultat.
Je suppose que j’attache ma destinée à un travail non interrompu de plusieurs heures.
Tout est réparable. Il est encore temps. Qui sait même si des plaisirs nouveaux… ?
Gloire, payement de mes dettes. — Richesse de Jeanne et de ma mère.
Je n’ai pas encore connu le plaisir d’un plan réalisé. Puissance de l’idée fixe, puissance de l’espérance.
L’habitude d’accomplir le devoir chasse la peur.
Il faut vouloir rêver et savoir rêver. Evocation de l’inspiration. Art magique. Se mettre tout de suite à écrire. Je raisonne trop.
Travail immédiat, même mauvais, vaut mieux que la rêverie.
Une suite de petites volontés fait un gros résultat.
Tout recul de la volonté est une parcelle de substance perdue. Combien donc l’hésitation est prodigue ! Et qu’on juge de l’immensité de l’effort final nécessaire pour réparer tant de pertes !
L’homme qui fait sa prière, le soir, est un capitaine qui pose des sentinelles. Il peut dormir.
Rêves sur la mort et avertissements.
Je n’ai jusqu’à présent joui de mes souvenirs que tout seul ; il faut en jouir à deux. Faire des jouissances du cœur une passion.
Parce que je comprends une existence glorieuse, je me crois capable de la réaliser. O Jean-Jacques !
Le travail engendre forcément les bonnes mœurs, sobriété et chasteté, conséquemment la santé, la richesse, le génie successif et progressif, et la charité. Age quod agis.
Poisson, bains froids, douches, lichen, pastilles, occasionnellement ; d’ailleurs, suppression de tout excitant.
Lichen d’Islande | 125 | grammes. |
Sucre blanc | 250 | - |
Faire tremper le lichen, pendant douze ou quinze heures, dans une quantité d’eau froide suffisante, puis jeter l’eau. Faire bouillir le lichen dans deux litres d’eau sur un feu doux et soutenu, jusqu’à ce que ces deux litres se réduisent à un seul litre, écumer une seule fois ; ajouter alors les 250 grammes de sucre et laisser épaissir jusqu’à la consistance de sirop. Laisser refroidir. Prendre par jour trois très grandes cuillerées à bouche, le matin, à midi et le soir. Ne pas craindre de forcer les doses, si les crises étaient trop fréquentes.
Hygiène. Conduite. Méthode. — Je me jure à moi-même de prendre désormais les règles suivantes pour règles éternelles de ma vie :
Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice, à mon père, à Mariette et à Poe, comme intercesseurs ; les prier de me communiquer la force nécessaire pour accomplir tous mes devoirs, et d’octroyer à ma mère une vie assez longue pour jouir de ma transformation ; travailler toute la journée, ou du moins tant que mes forces me le permettront ; me fier à Dieu, c’est-à-dire à la Justice même, pour la réussite de mes projets ; faire, tous les soirs, une nouvelle prière, pour demander à Dieu la vie et la force pour ma mère et pour moi ; faire, de tout ce que je gagnerai, quatre parts, — une pour la vie courante, une pour mes créanciers, une pour mes amis, et une pour ma mère ; — obéir aux principes de la plus stricte sobriété, dont le premier est la suppression de tous les excitants, quels qu’ils soient.
THÉÂTRE
LA FIN DE DON JUAN[68]
(Drame)
Les principaux personnages sont DON JUAN arrivé à l’ennui et à la mélancolie.
Son principal domestique ou intendant, que je veux nommer autrement que Leporello ou Sganarelle, — personnage froid, raisonnable et vulgaire, ne parlant sans cesse que de vertu et d’économie ; il associe volontiers ces deux idées ; il a une espèce d’intelligence à la Franklin. C’est un coquin comme Franklin. C’est la future bourgeoisie qui va bientôt remplacer la noblesse tombante. Du reste, cet intendant exècre son maître et surtout le fils de son maître. Il a fait sa fortune en régissant les affaires de son maître. Il l’exècre à cause du mépris peu déguisé que professe celui-ci pour son intendant et pour l’argent. Juan, le fils, étant une seconde épreuve précoce de son père, et le domestique ayant beaucoup souffert par lui, sa seconde haine s’explique. Les deux n’en font qu’une.
Une jeune danseuse de race bohème, SOLEDAD OU TRiNiDAD, enlevée, élevée et protégée par don Juan, et, malgré la différence d’âge, ne trouvant rien de plus beau, de plus aimable, et dont elle ait le droit d’être plus fière, que son amant.
Le fils de don juan, pourri de vices et d’amabilité, élevé et formé par son père. Supposons-lui dix- sept ans. Il est important que ce rôle soit joué par une femme ; j’en donnerai la raison quand j’en serai aux scènes qui font briller ce rôle.
Ui\E JEUNE PRINCESSE ALLEMANDE, la future femme de DON JUAN devenu veuf. Lé roi d’espagne. Une
VIEILLE ZINGARA. VOLEUFxS, BOHEMIENS, DANSEUSES,
QUELQUES BELLES FEMMES faisant partie du monde fantastique de don Juan, et à chacune desquelles incombe une fonction particulière : la lingerie, la surveillance des domestiques, etc.. La statue, co- losse fantastique, grotesque et violent, à la manière anglaise. L’ombre de catilina, un ange qui s’inté- resse à don Juan.
Le drame s’ouvre comme le Faust de Gœthe. Don Juan se promène dans la ville et dans la campa- gne, avec son domestique. Il est en train de fami- liarité, et il parle de son ennui mortel et de la dif- ficulté insurmontable pour lui de trouver une occu- pation ou des jouissances nouvelles. Il avoue que quelquefois il lui arrive d’envier le bonheur naïf des êtres inférieurs à lui. Ces bourgeois, qui pas- sent avec des femmes aussi bêtes et aussi vulgaires qu’eux, ont des passions par lesquelles ils souffrent ou sont heureux. Ces bateliers, malgré leur gros- sière nourriture, leur ignorance, leurs durs vête- ments et leurs fatigues, sont enviables ; carce n’est pas la qualité des objets qui fait la jouissance, mais l’énergie de l’appétit. Le domesliquc répond par des banalités dignes de sa pauvre intelligence, — qu’il est inconcevable que monsieur soit malheureux avec un si grand nom, avec une si grande fortune ; que lui, pauvre diable, qui cependant est un homme, saurait être heureux à moins, etc.
« Voilà des Zingaris et des voleurs d’ânes, tra- qués par des hommes de police. Ils sont certes dans un grand danger ; cependant, je parierais pres- que qu’ils ont des éléments de bonheur que je ne connais pas. Au fait, je voudrais nous en assurer. Le lieu est désert. Si nous donnions un coup de main à ces braves gens, et si nous rossions la police, nous pourrions les connaître. Cette race bizarre a pour moi le charme de l’inconnu.
— Ah ! monsieur, dit le domestique, il n’y a pas de domestique, en Espagne, à qui son maître im- pose d’aussi bizarres aventures que celles où vous [voulez] me mêler. Que votre volonté soit faite ; mais quel singulier divertissement pour un grand seigneur que de risquer sa vie pour sauver des filous ! »
CAMP DES ZINGARIS DANS LA MONTAGNE
LE MARQUIS DU Ier HOUZARDS (i)
L’ouvrage a pour but de montrer la lutte entre deux principes, dans le même cerveau. Un fils d’émigré sert l’empereur avec enthousiasme ; mais autour de lui, plusieurs personnes (une femme surtout, Mme de Timey) font sans cesse appel à ses souvenirs d’enfance, à l’orgueil de la race, pour le ramener vers Louis XVIII et le comte d’Artois.
Comme dans les vieilles compositions, nous retrouvons ici le bon et le mauvais ange ; le bon, représenté par Graff, homme de simplicité absolue, type du vieux grognard et de l’héroïsme révolutionnaire, rattaché à l’empereur ; le mauvais, représenté par une femme, Mme de Timey, type de grande intrigante, mêlée à toutes les conspirations des émigrés et des coalisés.
Il ne faut pas que M. Hostein (2) soit choqué par les ressemblances de cette histoire avec celle de Labédoyère. Cela importe fort peu, pourvu que les détails rendent l’ouvrage intéressant. Il y a d’ailleurs une énorme différence : — même après que
(i) Eug. Crépet, op. cit. — Scénario tiré d’un drame de Paul Gaschon de Molènes : les Souffrances d’un houzard (Hachette, 1863), réuni en volume à deux nouvelles : les Caprices d’un régulier. — Le Soldat en 1709. Sur l’attribution de ce scénario, qui a été contestée, V. J. Crépet, op. cit., et Lettres, 12 mai 1860.
(a) Le directeur du Théâtre de la Gaîté, auquel Baudelaire destinait cette pièce. le roi a fait grâce à Wolfgang (qui s’est conduit irrésistiblement, comme Ney et Labédoyère), Wolfgang- se tue, — se tue par amour, — parce qu’il est persuadé que M""" de Timey ne l’aime plus. Ainsi il reste fidèle à la fois à son caractère héroïque et à sa nature féminine.
L’ouvrage peut être divisé ainsi (je ne tiens pas compte pour le moment de la subdivision en tableaux) :
I" ACTE : Le château d’Hermorah, habité par le comte de Cadolles. Séduction du marquis par un trompette de l’armée française. La fuite.
2® ACTE : Arrivée à l’armée ; présentation du marquis au colonel Herbin. Wag-ram. Présentation du marquis à l’empereur.
3» ACTE : L’empire s’est écroulé. Le retour des ëmig-rés. Le marquis tombe chez son père sans s’en douter. La Restauration à Paris. L^e salon de M""* de Timey. Amours de M™® de Timey avec le marquis Wolfgang.
4» ACTE : Retour de l’empereur. Défection du régiment et de Wolfgang.
5« ACTE : M™» de Timey sauvera-t-elle son amant? L’Abbaye.
Tout ceci va devenir plus clair par la simple énonciation des personnages :
Le comte de Cadolles, émigré.
Son fils, le marquis Wolfgang de Cadolles, dit le marquis du le"" houzards, d’abord soldat, puis colonel du i" houzards.
Mme de Timey.
Charles Stown, officier anglais.
Le comte Adrien de Béval, type de libéral mo-
narchique bavard.
Le colonel Herbin, prédécesseur de Wolfgang, au Ier houzards.
Graff, capitaine au Ier houzards.
Robert Triton, trompette au Ier houzards.
Un officier des gardes du corps.
L’empereur Napoléon et plusieurs personnages accessoires.
Note. — Plusieurs des parties du dialogue, notamment celles relatives aux amours de Mme de Timey et de Wolfgang, et celles relatives à la présentation de Wolfgang au camp de Wagram, sont faites.
Ier ACTE. — Le château d’ Hermorah, résidence du comte de Cadolles, au bord du Rhin.
Wolfgang est fils du comte de Cadolles et d’une Allemande mystique, épousée pendant l’émigration. Wolfgang est un caractère romanesque, tantôt rêvant à sa mère (le tombeau de sa mère est dans le parc même), tantôt lisant avec frénésie les bulletins des journaux français, que reçoit son père. Il a évidemment horreur de Bonaparte, mais il a besoin d’action ; il aspire vaguement à la gloire ; il est jaloux de quiconque la possède, et il se souvient qu’il est Français. — Tout ceci peut être exprimé dans un monologue.
Scène entre le comte de Cadolles (vrai type du Français agréable de l’ancien régime) et son fils, le marquis, à qui il reproche son inguérissable tristesse. On a reçu de bonnes nouvelles (fausses nouvelles, relatives aux espérances de la coalition et de l’émigration) ; il y aura un dîner d’amis au château.
Scène entre M’"« de Timey et le comte de Cadol- les. Le comte connaît l’amour de son fils pour M’"" de Timey. Il prie celle-ci de se servir de son ascendant pour ranimer et exciter le caractère de son fils. D’ailleurs, on destine à Wolfganç une mission secrète, politique.
Scène entre M’"« de Timey et Wolfgang-. — (Au troisième acte, à Paris, le caractère de M’"^ de Timey se développera pleinement dans les confidences qu’elle fera à Wolf^jang- sur sa vie antérieure.)
La scène du dîner. On s’entretient surtout des espérances du parti, de politique et de Bonaparte. — Quelques légères échappées de Wolfgang-, qui, bien qu’il partage la haine de tous ses amis, ne peut pas entendre froidement leurs niaiseries et leurs sottises, surtout en tant qu’elles visent à nier les talents de l’empereur.
(Ce dialogue, fort difficile à faire, surtout en ce qu’il ne faut pas tomber dans les lourdes caricatures usitées en pareil cas, je le ferai avec des morceaux de la littérature réactionnaire du temps. Outre que j’en connais quelque chose, j’ai des amis qui la possèdent très bien et qui me fourniront des docu- ments, — entre autres Sainte-Beuve ; — et puis, il faut voir les Mémoires de Chateaubriand, surlout.)
Vers la fin du dîner, un domestique prévient le comte qu’un soldat français, blessé, demande l’hos- pitalité.
Le comte, qui est un bon homme, veut qu’on ait de lui le plus grand soin ; et pour obéir à la curio- sité de son fils, on introduit Robert Triton, san- glant, déguenillé et boitant. (11 y a là une petite invraisemblance relative aux usages ; mais je liens, au contraste produit par l’effet de cette aristocratie, située depuis si longtemps en dehors de la France, et l’aspect de ce soldat.)
Le trompette conduit dans une chambre, le comte de Gadolles, qui cherche son fils, s’aperçoit qu’il a disparu. « Je parierais, dit-il, que Wolfgang-, qui aime tant les récits de bataille, a été présider à l’installation de notre singulier hôte. »
Triton, guéri, est devenu chef des piqueurs du comte de Gadolles. Wolfgang passe sa vie à la chasse, avec Triton. Le trompette, à son insu, cor- rompt, séduit le marquis. Il lui explique, dans son langage de trompette, dans un style violent, pitto- resque, grossier, naïf, ce que c’est qu’un combat, une charge de cavalerie ; ce que c’est que la gloire, les amitiés de régiment, etc.. Depuis longtemps, bien longtemps, Triton n’a plus de famille ; il n’est pas rentré au village depuis les grandes guerres de la république ; il ne sait pas ce qu’est devenu3 sa mère. Le régiment du i’^’" houzards est devenu sa famille.
Une nuit, Wolfgang dit au trompette de seller les deux meilleurs chevaux.
Et, en route, il lui dit : « Devines-tu où nous allons? Nous allons rejoindre la Grande Armée. Je ne veux plus qu’on se batte sans moi ! »
2* ACTE. — Enzersdorf et Wagram,
Ils arrivent au camp français. Triton, que l’on croyait mort, est reconnu par des camarades. Le colonel Herbin est en train de dîner avec deux officiers. Il embrasse Triton et demande à Wolfgang qui il est et ce qu’il veut. — Celui-ci montre quelques papiers et est enrôlé immédiate- ment.
{Je supprime, dans le plan, une grande quan- tité de détails familiers qui seront d’un bon ejf et.)
Cadolles fait venir la cantinière et paye la bien- venue à son escadron.
Grâce à ses manières {qui ne doivent jamais l’a- bandonner, même quand il sera devenu un parfait troupier), commence, parmi ses camarades, l’u- sage de ce surnom : le marquis du z®"" houzards.
L’armée a passé le pont sur le Danube. 5 JulU ht. Waf/ram. L’empereur passe devant les rangs du i^^ houzards.
Wolfgang, qui a beaucoup entendu parler (en mal) de l’empereur, se raidit contre l’enthousiasme universel, et se commande à lui-même de ne pas crier : Vive l’empereur t II est encore le fils du serviteur des Condé.
Napoléon, étendant le bras droit, montre aux sol- dats les plateaux de Wagram,où sont échelonnées les troupes de l’archiduc. Tonnerre d’applaudisse- ments. Wolfgang se sent envie de pleurer, comme s’il était enlevé par un puissant comédien.
La bataille. {J’avoue que Je n’ai pas du tout ’pensé â la mise en scène.)
Wolfgang a fait trois prisonniers et reçu une blessure à la tête.
Un aide de camp l’instruit que l’empereur le demande. Napoléon est entouré de généraux et de colonels, parmi lesquels le colonel Herbin. Il regarde attentivement Wolfgang et lui dit : On m’a dit que vous étiez Français^ fils d’émigré. Vous rachetez ce que votre famille a fait de mal et vous continuez ce qu^elle a pu faire de bien. Je veux me souvenir de vous : voici ce qui m’aidera à vous reconnaître. — (La croix de la Légion d’honneur. — Il est bon d’accentuer ainsi le caractère parti- culièrement séducteur de l’empereur, qui a été négligé par beaucoup d’historiens.)
Wolfgang est complètement vaincu et gagné. (Il me semble que cet acte, peut-être court sur le papier, doit être fort long à la représentation.)
3^ ACTE. — Uempire est fini» i8i4-
Un village. Deux officiers poudreux, aux vête- ments en loques, arrivent, exténués de fatigue, pour chercher un logement. (Penser au tableau de Géricault : le Cuirassier blessé^ marchant à côté de son cheval.)
C’est le marquis du i" houzards (maintenant colonel) et son vieux camarade, le capitaine Graff (dont il a fait la connaissance au camp, quelques jours avant Wagram).
« Voilà un château, dit Wolfgang, que je suis sûr d’avoir vu en peinture dans la salle à manger d’Hermorah. »
— Il me semble, dit GrafF, que j’ai entendu crier ton nom. »
Le village est en fête. Coups de fusil. Bruit de flûtes et de violons .
Le garde champêtre et le maître de poste,
anciens soldats, décorés, se tiennent à l’écart et
boivent sous une tonnelle.
Cadolles et GrafF dessellent leurs chevaux et, sur l’invitation des deux anciens soldats, trinquent avec eux.
Wolfgang, en prenant un verre : « A notre vieille gloire ! A la mort des Anglais, des Prussiens, des Cosaques ! Aux canons qui cracheront sur ces misé- rables ! A notre belle France, où nous les enterre- rons un jour !
— Où sommes-nous? dit GratF, et qui fête-t-on ici?
— Vous ôtes à Cadolles, et on fête le retour du vieux comte qui, après avoir été Allemand pendant trente ans, s’imagine de redevenir Français aujour- d’hui par la grâce de l’étranger. »
Wolfgang court chez son père qu’il trouve sur le perron du château, entouré de paysans. Le père croyait le fils mort. Embrassements et reconnais- sance.
Wolfgang se trouve bientôt dans un salon anti- pathique. Son père le présente à Charles Stown, un officier anglais, et au comte de Béval, espèce de pédant politique qui rêve chartes, constitutions et réconciliation du roi avec la révolution. Puis ^Irac de Timey, revenue avec le comte de Cadolles, et qui, toujours coquette et femme politique, se prête à toutes les flagorneries de Charles Stown et de M. de Béval.
Wolfgang est immédiatement repris par l’amour, et son antipathie pour M. de Béval et l’officier anglais en est naturellement augmentée.
M™e de Timey cherche tout de suite, par ses coquetteries et par ses encouragements, à le rame- ner à la bonne cause.
Une main se pose sur son épaule, et une voix ’lui dit : « L’empereur a abdiqué ! mais c’est peut- être un bruit que font courir ses ennemis. S’il y a des traîtres, il faut les fusiller. Allons où ça chauffe. »
C’est Graff. Wolfg-ang s’enfuit avec lui.
(Cet acte va être bien long. Nous pourrions, mal- gré la division que j’ai écrite en tête du plan, cou- per l’acte ici et en rejeter la fin au commencement du 4® acte — surtout si nous considérons que la matière du 4® et du 5° acte est très courte.)
Paris. — La Restauration à Paris. Le i®"" hou- zards est en garnison à Paris. Querelles fréquentes entre ses officiers et les officiers des armées alliées. — Graff surtout cherche des duels, avec emporte- ment, dans tous les lieux publics. (On pourrait introduire ici, comme décor, Paphos ou les jardins de Tivoli.)
Wolfgang, lui aussi, pour s’étourdir, mène une vie assez dissipée ; mais son amour pour M«ie de Timey augmente toujours. Celle-ci d’ailleurs s’est dégoûtée de Charles Stown et d’Adrien de Béval. La violence, la tendresse et l’emportement de Wolfgang lui plaisent ; mais elle voudrait tourner les sympathies de son amant vers la nouvelle royauté. Wolfgang sent plusieurs fois renaître en lui les goûts et la fierté du gentilhomme ; mais cela ne diminue en rien sa sympathie et son admiration pour Bonaparte.
M™p de Timey a été insultée par un journal.
Pendant que M. de Béval et Charles Stown discu-
tent, chez elle, sur ce qu’il y a à faire en pareille
circonstance, Wolfgang paraît, le bras en écharpe ;
sans parler, sans prévenir, il a châtié l’auteur de
l’attaque.
Celte affaire resserre encore plus la liaison du marquis avec M^^^de Timey,et c’est dans un tête-à- tête intime, où Wolfçanjj lui reproche son étrange caractère, qu’elle lui raconte son ancienne histoire.
Le comte de Timey, qui était un homme très intelligent et très corrompu, a été l’amant de sa mère, femme d’un autre émigré français, M™^ d’Evré. Avant de mourir, après sa confession, M. le comte de Timey a voulu épouser M^’’’ d’Evré, qui était peut-être, et probablement même, sa fille. La nuit de noces. Le moribond a employé sa nuit de noces a enseigner à sa femme sa corruption morale et sa corruption politique. Il lui a dit finalement : Ma chère fille^ je laisse dans votre âme virginale ^expérience d’un vieux roué. Et puis il est mort. Ainsi elle s’est trouvée à la fois, et subitement riche, veuve quoique vierge, et pleine d’expé- rience quoique innocente.
Wolfgang, profondément attristé, se récrie ; il prétend qu’il y a encore du bonheur possible ; que l’âme de sa maîtresse peut rajeunir ; qu’il se sent, lui, plein de jeunesse et de confiance, et qu’il ne s’agit que de noyer toutes ces impressions funèbres dans le bonheur présent et dans un mariage immé- diat.
jVIme de Timey, revenant à ses rêves d’ambi- tion, pose une condition à ce mariage : c’est que Wolfgang verra le roi et le comte d’Artois, et quittera le i»" houzards pour entrer aux gardes du corps. {Il est évid^.^l qu’il est facile, dans cette partie, d" jaire reparaître chez M"^’ de Timey le i^cre du marquis, le comte de Cadolles, qui, naturellement, doit appuyer les projets et les pro- ositions de celle-ci.) Wolf^ang, très ébranlé, est bien près de céder, quand GrafF survient à l’improviste, qui lui apprend le débarquement de l’empereur.
4" ACTE ou 2^ PARTIE DU 4® ACTE.
Tout l’amour de Wolfgang pour Bonaparte re- naît, et, à la caserne, il lit aux officiers la procla- mation royale, de manière à leur faire deviner ses propres sentiments. (Il faudra retrouver le texte officiel de la proclamation royale.)
SUR UNE ROUTE. — Le régiment silencieux, triste ; Wolf^ang- part en avants sur de certains indices. Tout d’un coup, de tous côtés, un grand cri : C’est lui ! et puis : Viue l’Empereur ! {La mise en scène de ce tableau, grâce aux documents historiques, est très facile à/a/re.) Naturellement, nous évitons de mettre en scène la bataille de Waterloo ; ce serait, je crois, un tableau désagréable, et d’ailleurs, au point de vue purement scénique, cela ferait un double emploi avec la bataille de Wagram.
5* ACTE. — Chez M»^^ de Time y.
Lettre de Wolfgang : « Je suis accusé ; on me cherche ; si l’on me trouve, je serai fusillé... Venez... et fuyons ensemble. »
M™c de Timey hésite, et finalementrépond : Non
— tout en protestant de son amour, et en engageant
Wolfgang à se bien cacher et à attendre.
Seconde lettre : « Puisque vous ne voulez pas fuir avec moi, vous ne m’aimez plus, et je me cons- titue prisonnier. »
DANS LA PRISON. — Graff vient voir son vieux camarade et lui dit qu’il ne faut pas laisser aux royalistes le plaisir de fusiller un officier de la grande armée. En même temps, il lui remet un pistolet.
Wolfg-ang répond qu’en ces matières-là chacun est libre de suivre ses sentiments, et que, lui, il se laissera tranquillement fusiller. {Car il veut mou- rir.)
Un officier des gardes du corps apporte la nou- velle de la grâce accordée par le roi, spontané- ment,
Wolfgang, au moment où Graff, joyeux, vient lui sauter au cou, s’empare du pistolet et se tue. {Car il veut mourir.)
Arrivent le comte de Cadolles et M«»« de Timey.
Wolfgang se figure alors que c’est sa maîtresse qui a obtenu sa grâce, et il meurt en la remerciant.
Graff, qui, à un mot précédent de Wolfgang, a deviné la vérité, dit à M™^ de Timey : «C’est vous qui avez tué le plus brave officier de la grande armée, le marquis du i" houzards. w
{Je vous en prie, ne changeons pas ce dénouement LOGIQUE contre un dénouement heureux, qui serait ABSURDE et sans majesté.) — (J’ai oublié de vous avertir que Robert Triton reparaîtra dans toutes les occasions où on pourra le faire reparaître, par exemple, dans la rentrée des émigrés au village de Cadolles, dans les scènes tumultueuses des cafés et des casinos ; dans la scène de reconnaissance entre l’empereur revenant de l’île d’Elbe et le 1er houzards ; et enfin dans la scène finale, à la prison.)
(La chose entière m’apparaît comme un vrai drame, c’est-à-dire l’union des scènes très bien filées avec une mise en scène très active, très remuante, avec une grande pompe militaire, là où il y a lieu.)
(Je n’indique pas les décors, qui peuvent être d’un effet poétique, vous les devinerez.)
Je n’ai pas recopié ce manuscrit. Donc, je le ferai transcrire avant de me mettre à la besogne journalière.
L’IVROGNE (I)
[Lettre à J.-H. Tisserant.]
Samedi, 28 Janvier 1854.
Quoique ce soit une chose importante, je n’ai pas encore songé au titre ? Le Puits? L’Ivrognerie? La Pente du mal? etc..
Ma principale préoccupation, quand je commençais à rêver à mon sujet, fut : à quelle classe, à quelle profession doit appartenir le personnage principal de la pièce ? — J’ai décidément adopté une profession lourde, triviale, rude : le scieur de long. Ce qui m’y a presque forcé, c’est que j’ai une chanson dont l’air est horriblement mélancolique, et qui ferait, je crois, un magnifique effet au théâtre, si nous mettons sur la scène le lieu ordinaire du travail, ou surtout si, comme j’en ai une immense envie, je développe au troisième acte le tableau d’une goguette lyrique ou d’une lice chansonnière. Cette chanson est d’une rudesse singulière. Elle commence par :
Rien n’est aussi-z-aimable,
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Rien n’est aussi-z-aimable
Que le scieur de long.
(I) Charles Baudelaire, Souvenirs, Correspondances, etc., op. cit. ; — pour le complément de cette lettre, v. Lettres. Et ce qu’il y a de meilleur, c’est qu’elle est pres- que prophétique et peut devenir la Romance du saule de notre drame populacier. Ce scieur de long si aimable finit par jeter sa femme à l’eau, et il dit en parlant à la Sirène (il y a pour moi une lacune avant cet endroit) :
Chante, Sirène, chante, Fanfru-cancru-lon-la-Iahira, Chante, Sirène, chante, T’as raison de chanter.
Car l’as la mer à boire, Fanfru-cancru-)on-la-lahira, Car t’as la mer à boire, Et ma mie à manger !
Mon homme est rêveur, fainéant ; il a, ou.il croit avoir, des aspirations supérieures à son monotone métier, et, comme tous les rêveurs fainéants, il s’enivre,
La femme doit être jolie, — un modèle de dou- ceur, de patience et de bon sens.
Le tableau de la gog-uetle a pour but de montrer les instincts lyriques du peuple, souvent comiques et maladroits. — Autrefois, j’ai vu les gog-uettes. — Il faudra que j’y retourne, — ou plutôt nous irons ensemble. Il sera peut-être possible d’y pren- dre des échantillons de poésie tout faits. De plus, ce tableau nous fournit un délassement au milieu de ce cauchemar lamentable.
Je ne veux pas ici vous faire un scénario détaillé
puisque dans quelques jours j’en ferai un dans les
règles, et, celui-là, nous l’analyserons de façon à
m’éviter quelques gaucheries. Je ne vous donne
aujourd’hui que quelques notes.
Les deux premiers actes sont remplis par des scènes de misère, de chômage, de querelles de ménage, d’ivrognerie et de jalousie. Vous verrez tout à l’heure l’utilité de cet élément nouveau.
Le troisième acte, la goguette, — où sa femme, de qui il vit séparé, inquiète de lui, vient le cher- cher. C’est là qu’il lui arrache un rendez-vous pour le lendemain soir, dimanche.
Le quatrième acte, le crime, — bien prémédité, bien préconçu. — Quant à l’exécution, je vous la raconterai avec soin.
Le cinquième acte (dans une autre ville), le dé- nouement, c’est-à-dire la dénonciation du coupable par lui-même, sous la pression d’une obsession. — Comment trouvez-vous cela ? — Que de fois j’ai été frappé par des cas semblables, en lisant la Gazette des tribunaux.
Vous voyez combien le drame est simple. Pas d’imbroglios, pas de surprises. Simplement le dé- veloppement d’un vice et des résultats successifs a une situation.
J’introduis deux personnages nouveaux :
Une sœur du scieur de long, créature aimant les rubans, les bijoux à vingt-cinq sols, les guinguet- tes et les bastringues, ne pouvant pas comprendre la vertu chrétienne de sa belle-sœur. C’est le type de la perversité précoce parisienne.
Un homme jeune, — assez riche, — d’une pro- fession plus élevée, — profondément épris de la femme de notre ouvrier, — mais honnête et admi- rant sa vertu. Il parvient à glisser, de temps à autre, un peu d’argent dans le ménage.
Quant à elle, malgré sa puissante religion, sous la pression des souffrances que lui impose son mari, elle pense quelquefois un peu à cet homme, et ne peut pas s’empêcher de rêver à cette existence plus douce, plus riche, plus décente, qu’elle aurait pu mener avec lui. Mais elle se reproche cette pensée comme un crime, et lutte contre cette tendance. — Je présume que voilà un élément dramatique. — Vous avez déjà deviné que notre ouvrier saisira avec joie le prétexte de sa jalousie surexcitée, pour cacher à lui-même qu’il en veut surtout à sa femme de sa résignation, de sa douceur, de sa patience, de sa vertu. — Et cependant il l’aime, mais la boisson et la misère ont déjà altéré son raisonnement. — Remarquez, de plus, que le public des théâtres n’est pas familiarisé avec la très fine psychologie du crime, et qu’il eût été bien difficile de lui faire comprendre une atrocité sans prétexte.
En dehors de ces personnages, nous n’avons que des êtres accessoires : peut-être un ouvrier farceur et mauvais sujet, amant de la sœur, — des filles,
— des habitués de barrières, de cabarets, d’estaminets, — des matelots, des agents de police.
Voici la scène du crime. — Remarquez bien qu’il est déjà prémédité. L’homme arrive le premier au rendez-vous. Le lieu a été choisi par lui. — Dimanche soir. — Route ou plaine obscure. — Dans le lointain, bruits d’orchestres de bastringue. — Paysage sinistre et mélancolique des environs de Paris. — Scène d’amour, — aussi triste que possible,
— entre cet homme et cette femme ; — il veut se faire pardonner ; — il veut qu’elle lui permette de vivre et de retourner près d’elle. Jamais, il ne l’a trouvée si belle... Il s’attendrit de bonne foi. — Il en redevient presque amoureux, il désire, il supplie. La pâleur, la maigreur la rendent plus intéressante, et sont presque des excitants. Il faut que le public devine de quoi il est question. Malgré que la pauvre femme sente aussi sa vieille affection remuée, elle se refuse à cette passion sauvage dans un pareil lieu. Ce refus irrite le mari qui attribue cette chasteté à l’existence d’une passion adultère ou à la défense d’un amant. « Il faut en finir ; cependant, je n’en aurai jamais le courage, je ne peux pas faire cela moi-même. Une idée de génie, — pleine de lâcheté et de superstition, — lui vient.
Il feint de se trouver très mal, ce qui n’est pas difficile, son émotion vraie aidant à la chose : « Tiens, là-bas, au bout de ce petit chemin, à gauche, tu trouveras un pommier ; va me chercher un fruit. » (Remarquez qu’il peut trouver un autre prétexte, — je jette celui-là sur le papier en courant.)
La nuit est très noire, la lune s’est cachée. Sa femme s’enfonçant dans les ténèbres, il se lève de la pierre où il s’est assis : « A la grâce de Dieu ! Si elle échappe, tant mieux ; si elle y tombe, c’est Dieu qui la condamne ! »
Il lui a indiqué la route où elle doit trouver un puits, presque à ras de la terre.
On entend le bruit d’un corps lourd tombant dans l’eau, — mais précédé d’un cri, — et les cris continuent.
— « Que faire? On peut venir ; — je puis passer, je passerai pour l’assassin. — D’ailleurs, elle est condamnée... Ah ! il y a les pierres, — les pierres qui font le bord du puits ! »
Il disparaît en courant.
Scène vide.
A mesure que le bruit des pavés tombants se multiplie, les cris diminuent. — Ils cessent.
L’homme reparaît : « Je suis libre ! Pauvre ange, elle a dû bien souffrir ! »
Tout ceci doit être entrecoupé par le bruit lointain de l’orchestre. A la fin de l’acte, des groupes d’ivrognes et de grisettes qui chantent, — entre autres la sœur, — reviennent par la route.
Voici en peu de mots l’explication du dénouement. Notre homme a fui. — Nous sommes maintenant dans un port de mer. — Il pense à s’engager comme matelot. — Il boit effroyablement : estaminets, tavernes de matelots, musicos. — Cette idée : « Je suis libre, libre, libre ! » est devenue l’idée fixe, obsédante. « Je suis libre ! — Je suis tranquille ! — On ne saura jamais rien. » — Et comme il boit toujours, et qu’il boit effroyablement depuis plusieurs mois, sa volonté diminue toujours — et l’idée fixe finit par se faire jour par quelques paroles prononcées à voix haute. Sitôt qu’il s’en aperçoit, il cherche à s’étourdir par la boisson, par la marche , par la course ; — mais l’étrangeté de ses allures le fait remarquer. — Un homme qui court a évidemment fait quelque chose. On l’arrête ; alors, — avec une volubilité, une ardeur, une emphase extraordinaire, avec une minutie extrême, — très vite, très vite, comme s’il craignait de n’avoir pas le temps d’achever, il raconte tout son crime. — Puis, il tombe évanoui. — Des agents de police le portent dans un fiacre.
C’est bien fin, n’est-ce pas, et bien subtil ? mais il faut absolument le faire comprendre. Avouez que c’est vraiment terrible. — On peut faire reparaître la petite sœur dans une de ces maisons de débauche et de ribotte, faites pour les matelots. Je suis tout à vous.
Vous me ferez vos observations, là-dessus.
Je serais bien disposé à diviser Tœuvre en plu- sieurs tableaux courts, au lieu d’adopter l’incom- mode division des cinq long actes.
CHANSON DU SCIEUR DE LONG
Rien n’est aussi-z-aimable,
fanfru-cancru-Ion-la-lahira,
Rien n’est aussi-z-aimable
Que les scieurs de long. (bis)
Y a pas de gens plus aise,
fanfru-cancru-lon-la-iahira,
Y a pas de gens plus aise
Que les scieurs de long. {bis)
Tant qu’ils sont sur la bille,
fanfru-cancru-lon-la-Iahira,
Tant qu’ils sont sur la bille,
Sciant des cheverons, {bis)
Aussi de la membrure,
fanfru-cancru-lon-la-lahira.
Aussi de la membrure,
De tout échantillon. (bis)
— Le maître vient les voir,
fanfru-cancru-lon-la-lahira.
Le maître vient les voir.
Courage, compagnons ! (bis)
Via la Saint-Jean qu’arrive,
fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Via la Saint-Jean qu’arrive,
Les écus rouleront. (bis)
— Nous irons voir nos femmes,
fanfru-cancru-lon-Ia-lahii’a,
Nous irons voir nos femmes,
Les ceux qui en auront ; (bis)
Y a plus que le p’tit Pierre,
fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Y a plus que le p’tit Pierre,
Mais nous le marierons. (bis)
Avec la fill’ du maître,
fanfru-cancru-]on-la-lahira,
Avec la fiU’ du maître
Qui-z-est ici présent. (bis)
Nous irons à la noce,
faufru-cancru-lon-la-lahira.
Nous irons à la noce
Gomme tous les parents. (bis)
L’an d’après, sur la bille,
fanfru-cancru-lon-la-lahira.
L’an d’après, sur la bille,
Joueront les p’tits enfants. (bis)
Car rien n’est si-z-aimable,
fanfru-cancru-lon-la-lahira.
Car rien n’est si z-aimable
Que les scieurs de long". (bis)
[Notes (i).]
L’Ivrogne. — Ne pas oublier que l’ivresse est la nég^ation du temps, comme tout état violent de l’esprit, et que conséquemment tous les résultats de la perte du temps doivent défiler devant les
(i) Collection Crépet. yeux de l’ivrogne, sans détruire en lui l’habitude de remettre au lendemain sa conversion, jusqu’à complète perversion de tous les sentiments et catastrophe finale.
Les Sortes biblicæ. — L’ivrogne épiant et étudiant l’ivrogne.
L’homme parfait : le suprême du convenable, la caravane, la montre.
De la puissance du philtre et de la magie en amour ainsi que du mauvais œil.
Essence divine du cercle vicieux (Fusées).
Le Marquis du 1er Houzards.
L’Ivrogne.
Le Club des cocus.
La Femme entretenue sans le savoir.
La Jeunesse de César.
Une pièce à femmes.
Les Vierges folles.
CRITIQUE LITTÉRAIRE
Articles parus dans « le Corsaire-Satan »
LES CONTES NORMANDS ET HISTORIETTES BAGUENAUDIÈRES
PAR JEAN DE FALAISE[70]
Les amateurs curieux de la vraie littérature liront ces deux modestes petits volumes avec le plus vif intérêt. L’auteur est un de ces hommes, trop rares aujourd’hui, qui se sont de bonne heure familiarisés avec toutes les ruses du style. — Les locutions particulières dont le premier de ces volumes abonde, ces phrases bizarres, souvent patoisées de façons de dire hardies et pittoresques, sont une grâce nouvelle et un peu hasardée, mais dont l’auteur a usé avec une merveilleuse habileté.
Ce qui fait le mérite particulier des Contes normands, c’est une naïveté d’impressions toute fraîche, un amour sincère de la nature et un épicuréisme d’honnête homme. Pendant que tous les auteurs s’attachent aujourd’hui à se faire un tempérament et une âme d’emprunt, Jean de Falaise a donné la sienne pour de bon, et il a fait tout doucement un ouvrage original.
Doué d’une excentricité aussi bénigne et aussi amusante, l’auteur a tort de dépenser tant de peine à pasticher des lettres de Mme Scudéry. En revanche, M. de Balzac contient peu de tableaux de mœurs aussi vivants que : Un souvenir de jeunesse d’un Juré du Calvados, et Hoffmann pourrait, sans honte, revendiquer le Diable aux Îles. — Et tout ceci n’est pas trop dire. Oyez et jugez.
PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ
PAR L. DE SENNEVILLE[71]
Ceci est de la poésie philosophique. — Qu’est-ce que la poésie philosophique ? — Qu’est-ce que M. Edgar Quinet ? — Un philosophe ? — Euh ! euh ! — Un poète ? — Oh ! oh !
Cependant, M. Edgar Quinet est un homme d’un vrai mérite. — Eh ! mais, M. de Senneville aussi ! — Expliquez-vous.
— Je suis prêt. Quand un peintre se dit : — Je vais faire une peinture crânement poétique ! Ah ! la poésie !… — il fait une peinture froide, où l’intention de l’œuvre brille aux dépens de l’œuvre : — le Rêve du Bonheur, ou Faust et Marguerite. — Et cependant, MM. Papety et Ary Scheffer ne sont pas des gens dénués de valeur ; — mais !… c’est que la poésie d’un tableau doit être faite par le spectateur.
— Comme la philosophie d’un poème par le lecteur. — Vous y êtes, c’est cela même.
— La poésie n’est donc pas une chose philosophique ? — Pauvre lecteur, comme vous prenez le mors aux dents, quand on vous met sur une pente !
La poésie est essentiellement philosophique ; mais comme elle est avant tout fatale, elle doit être involontairement philosophique.
— Ainsi, la poésie philosophique est un genre faux ? — Oui. — Alors, pourquoi parler de M. de Senneville ?
— Parce que c’est un homme de quelque mérite. — Nous parlerons de son livre, comme d’une tragédie où il y aurait quelques bons mots.
Du reste, il a bien choisi, — c’est-à-dire la donnée la plus ample et la plus infinie, la circonférence la plus capace, le sujet le plus large parmi tous les sujets protestants, — Prométhée délivré ! — l’humanité révoltée contre les fantômes ! l’inventeur proscrit ! la raison et la liberté criant : justice ! — Le poète croit qu’elles obtiendront justice, — comme vous allez voir :
La scène se passe sur le Caucase, aux dernières heures de la nuit. Prométhée enchaîné chante, sous le vautour, son éternelle plainte, et convoque l’humanité souffrante au rayonnement de la prochaine liberté. — Le chœur — l’humanité — raconte à Prométhée son histoire douloureuse : — d’abord l’adoration barbare des premiers âges, les oracles de Delphes, les fausses consolations des Sages, l’opium et le laudanum d’Épicure, les vastes orgies de la décadence, et finalement la rédemption par le sang de l’agneau.
- Mais le Symbole tutélaire
- Dans le ciel, qu’à peine il éclaire,
- Jette en mourant ses derniers feux.
Prométhée continue à protester et à promettre la nouvelle vie ; Harmonia, des muses la plus belle, veut le consoler, et faire paraître devant lui l’esprit du ciel, l’esprit de la vie, l’esprit de la terre et l’esprit des météores, qui parlent à Prométhée, dans un style assez vague, des mystères et des secrets de la nature. Prométhée déclare qu’il est le roi de la terre et du ciel.
- Les dieux sont morts, car la foudre est à moi.
Ce qui veut dire que Franklin a détrôné Jupiter.
Io, c’est-à-dire Madeleine ou Marie, c’est-à-dire l’amour, vient à son tour philosopher avec Prométhée ; celui-ci lui explique pourquoi son amour et sa prière n’étaient qu’épicuréisme pur, œuvres stériles et avares :
- Pendant que tes genoux s’usaient dans la prière,
- Tu n’as pas vu les maux des enfants de la terre !
- Le monde allait mourir pendant que tu priais.
Tout à coup le vautour est percé d’une flèche mystérieuse. Hercule apparaît, et la raison humaine est délivrée par la force, — appel à l’insurrection et aux passions mauvaises ! — Harmonia ordonne aux anciens révélateurs : Manon, Zoroastre, Homère et Jésus-Christ, de venir rendre hommage au nouveau dieu de l’Univers ; chacun expose sa doctrine, et Hercule et Prométhée se chargent tour à tour de leur démontrer que les dieux, quels qu’ils soient, raisonnent moins bien que l’homme, ou l’humanité en langue socialiste ; si bien que Jésus-Christ lui-même, rentrant dans la nuit incréée, il ne reste plus à la nouvelle humanité que de chanter les louanges du nouveau régime, basé uniquement sur la science et la force.
Total : L’Athéisme.
C’est fort bien, et nous ne demanderions pas mieux que d’y souscrire, si cela était gai, aimable, séduisant et nourrissant.
Mais nullement ; M. de Senneville a esquivé le culte de la Nature, cette grande religion de Diderot et d’Holbach, cet unique ornement de l’athéisme.
C’est pourquoi nous concluons ainsi : À quoi bon la poésie philosophique, puisqu’elle ne vaut, ni un article de l’Encyclopédie, ni une chanson de Désaugiers ?
Un mot encore : — le poète philosophique a besoin de Jupiter, au commencement de son poème, Jupiter représentant une certaine somme d’idées ; à la fin, Jupiter est aboli. — Le poète ne croyait donc pas à Jupiter !
Or, la grande poésie est essentiellement bête, elle croit, et c’est ce qui fait sa gloire et sa force.
Ne confondez jamais les fantômes de la raison avec les fantômes de l’imagination ; ceux-là sont des équations, et ceux-ci des êtres et de souvenirs.
Le premier Faust est magnifique, et le second mauvais. — La forme de M. de Senneville est encore vague et flottante ; il ignore les rimes puissamment colorées, ces lanternes qui éclairent la route de l’idée ; il ignore aussi les effets qu’on peut tirer d’un certain nombre de mots, diversement combinés. — M. de Senneville est néanmoins un homme de talent, que la conviction de la raison et l’orgueil moderne ont soulevé assez haut en de certains endroits de son discours, mais qui a subi fatalement les inconvénients du genre adopté. — Quelques nobles et grands vers prouvent que, si M. de Senneville avait voulu développer le côté panthéistique et naturaliste de la question, il eût obtenu de beaux effets, où son talent aurait brillé d’un éclat plus facile.
—
LE SIÈCLE
ÉPÎTRE À CHATEAUBRIAND, PAR BATHILD BOUNIOL
M. Bouniol adresse à M. de Chateaubriand un hommage de jeune homme ; il met sous la protection de cet illustre nom une satire véhémente et, sinon puérile, du moins inutile, du régime actuel.
Oui, Monsieur, les temps sont mauvais et corrompus ; mais la bonne philosophie en profite sournoisement pour courir sus à l’occasion, et ne perd pas son temps aux anathèmes.
Du reste, il serait de mauvais ton d’être plus sévère que M. Bouniol n’est modeste ; il a pris pour épigraphe : Je tâche ! et il fait déjà fort bien les vers.
—
LES CONTES DE CHAMPFLEURY
CHIEN-CAILLOU, PAUVRE TROMPETTE, FEU MIETTE[72]
Un jour parut un tout petit volume, tout humble, tout simple, au total, une chose importante, Chien-Caillou, l’histoire simplement, nettement, crûment racontée, ou plutôt enregistrée, d’un pauvre graveur, très original, mais tellement dénué de richesses qu’il vivait avec des carottes, entre un lapin et une fille publique : et il faisait des chefs-d’œuvre. Voilà ce que Champfleury osa pour ses débuts : se contenter de la nature et avoir en elle une confiance illimitée.
La même livraison contenait d’autres histoires remarquables, entre autres : M. le Maire de Classy-les-Bois, au sujet de laquelle histoire je prierai le lecteur de remarquer que Champfleury connaît très bien la province, cet inépuisable trésor d’éléments littéraires, ainsi que l’a triomphalement démontré notre grand H. de Balzac, et aussi dans son petit coin où il faudra que le public l’aille chercher, un autre esprit tout modeste et tout retiré, l’auteur des Contes normands et des Historiettes baguenaudières, Jean de Falaise (Philippe de Chennevières), un brave esprit tout voué au travail et à la religion de la nature, comme Champfleury, et comme lui élevé à côté des journaux, loin des effroyables dysenteries de MM. Dumas, Féval et consorts.
Puis Carnaval, ou quelques notes précieuses sur cette curiosité ambulante, cette douleur attifée de rubans et de bariolages dont rient les imbéciles, mais que les Parisiens respectent.
La seconde livraison contenait : Pauvre Trompette, ou l’histoire lamentable d’une vieille ivrognesse très égoïste, qui ruine son gendre et sa fille pour gorger son petit chien de curaçao et d’anisette. Le gendre exaspéré empoisonne le chien avec l’objet de ses convoitises, et la marâtre accroche aux vitres de sa boutique un écriteau qui voue son gendre au mépris et à la haine publiques. — Histoire vraie comme les précédentes. — Or, ce serait une erreur grave que de croire que toutes ces historiettes ont pour accomplissement final la gaîté et le divertissement. On ne saurait imaginer ce que Champfleury sait mettre ou plutôt sait voir là-dessous de douleur et de mélancolie vraies.
Le jour où il a fait Monsieur Prudhomme au Salon, il était jaloux d’Henri Monnier. Qui peut le plus, peut le moins, nous savons cela ; aussi ce morceau est-il d’un fini très précieux et très amusant. Mais véritablement l’auteur est mieux né, et il a mieux à faire.
Grandeur et décadence d’une serinette. — Il y a là-dedans une création d’enfant, un enfant musical, garçon ou petite fille, on ne sait pas trop, tout à fait délicieuse. Cette nouvelle démontre bien la parenté antique de l’auteur avec quelques écrivains allemands et anglais, esprits mélancoliques comme lui, doublés d’une ironie involontaire et persistante. Il faut remarquer en plus, ainsi que je l’ai déjà dit plus haut, une excellente description de la méchanceté et de la sottise provinciales.
Une religion au Cinquième. — C’est l’histoire, la description de la pot-bouille d’une religion moderne, la peinture au naturel de quelques-uns de ces misérables, comme nous en avons tous connu, qui croient qu’on fait une doctrine comme on fait un enfant, sur une paillasse, le Compère Mathieu à la main et que ce n’est pas plus difficile que ça.
Le dernier volume est dédié à Balzac. Il est impossible de placer des œuvres plus sensées, plus simples, plus naturelles, sous un plus auguste patronage. Cette dédicace est excellente, excellente pour le style, excellente pour les idées. Balzac est en effet un romancier et un savant, un inventeur et un observateur ; un naturaliste qui connaît également la loi de génération des idées et des êtres visibles. C’est un grand homme dans toute la force du terme ; c’est un créateur de méthode et le seul dont la méthode vaille la peine d’être étudiée.
Et ceci n’est pas à mon avis propre un des moindres pronostics favorables pour l’avenir littéraire de Champfleury.
Ce dernier volume contient Feu Miette, histoire, véridique comme toujours, d’un charlatan célèbre du quai des Augustins. — Le Fuenzès, une belle idée, un tableau fatal et qui porte malheur à ceux qui l’achètent !
Simple histoire d’un rentier, d’un lampiste et d’une horloge, — précieux morceau, constatation des manies engendrées forcément dans la vie stagnante et solitaire de la province. Il est difficile de mieux peindre et de mieux dessiner les automates ambulants, chez qui le cerveau, lui aussi, devient peintre et horloge.
Van Schaendel, père et fils : Peintres- naturalistes enragés qui vous nourrissez de carottes pour mieux les dessiner, et vous habilleriez de plumes pour mieux peindre un perroquet, lisez et relisez ces hautes leçons empreintes d’une ironie allemande énorme.
Jusqu’à présent, je n’ai rien dit du style. On le devine facilement. Il est large, soudain, brusque, poétique, comme la nature. Pas de grosses bouffissures, pas de littérarisme outré. L’auteur, de même qu’il s’applique à bien voir les êtres et leurs physionomies toujours étranges pour qui sait bien voir, s’applique aussi à bien retenir le cri de leur animalité, et il en résulte une sorte de méthode d’autant plus frappante qu’elle est pour ainsi dire insaisissable. J’explique peut-être mal ma pensée, mais tous ceux qui ont éprouvé le besoin de se créer une esthétique à leur usage me comprendront.
La seule chose que je reprocherais volontiers à l’auteur est de ne pas connaître peut-être ses richesses, de n’être pas suffisamment rabâcheur, de trop se fier à ses lecteurs, de ne pas tirer de conclusions, de ne pas épuiser un sujet, tous reproches qui se réduisent à un seul, et qui dérivent du même principe. Mais peut-être aussi ai-je tort ; il ne faut forcer la destinée de personne ; de larges ébauches sont plus belles que des tableaux confusionnés, et il a peut-être choisi la meilleure méthode qui est la simple, la courte et l’ancienne.
Le quatrième volume qui paraîtra prochainement est au moins égal aux précédents.
Enfin, pour conclure, ces nouvelles sont essentiellement amusantes et appartiennent à un ordre de littérature très relevé.
NOTES ANALYTIQUES ET CRITIQUES
—
LES LIAISONS DANGEREUSES[73]
I
BIOGRAPHIE
BIOGRAPHIE MICHAUD
Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, né à Amiens en 1741.
À 19 ans, sous-lieutenant dans le corps royal du génie.
Capitaine en 1778, il construit un fort à l’île d’Aix.
Appréciation ridicule des Liaisons dangereuses par la Biographie Michaud, signée Beaulieu, édition 1819.
En 1789, secrétaire du duc d’Orléans. Voyage en Angleterre avec Philippe d’Orléans.
En 91, pétition provoquant la réunion du Champ de Mars.
Rentrée au service en 92, comme maréchal de camp.
Nommé gouverneur des Indes françaises, où il ne va pas.
À la chute de Philippe, enfermé à Picpus.
(Plans de réforme, expériences sur les projectiles.)
Arrêté de nouveau, relâché le 9 Thermidor.
Nommé secrétaire général de l’administration des hypothèques.
Il revient à ses expériences militaires et rentre au service, général de brigade d’artillerie. Campagnes du Rhin et d’Italie, mort à Tarente, 5 octobre 1803.
Homme vertueux, "bon fils, bon père, excellent époux".
Poésies fugitives.
Lettre à l’Académie française en 1786 à l’occasion du prix proposé pour l’éloge de Vauban (1.440 millions).
FRANCE LITTÉRAIRE DE QUÉRARD
La première édition des Liaisons dangereuses est de 1782.
Causes secrètes de la Révolution du 9 au 10 thermidor, par Vilate, ex-juré au tribunal révolutionnaire. Paris, 1795.
Continuation aux Causes secrètes, 1795.
LOUANDRE ET BOURQUELOT
Il faut, disent-ils, ajouter à ses ouvrages Le Vicomte de Barjac.
Erreur, selon Quérard, qui rend cet ouvrage au marquis de Luchet.
HATIN
31 octobre an II de la Liberté, Laclos est autorisé à publier la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, séante aux Jacobins.
Journal des Amis de la Constitution.
En 1791, Laclos quitte le journal, qui reste aux Feuillants.
II NOTES
Ce livre, s’il brûle, ne peut brûler qu’à la manière de la glace.
Livre d’histoire.
Avertissement de l’éditeur et préface de l’auteur (sentiments feints et dissimulés).
— Lettres de mon père (badinages).
La Révolution a été faite par des voluptueux.
Nerciat (utilité de ses livres).
Au moment où la Révolution française éclata, la noblesse française était une race physiquement diminuée. (de Maistre.)
Les livres libertins commentent donc et expliquent la Révolution.
— Ne disons pas : Autres mœurs que les nôtres, disons : Mœurs plus en honneur qu’aujourd’hui.
Est-ce que la morale s’est relevée ? non, c’est que l’énergie du mal a baissé. — Et la niaiserie a pris la place de l’esprit.
La fouterie et la gloire de la fouterie étaient-elles plus immorales que cette manière moderne d’adorer et de mêler le saint au profane ?
On se donnait alors beaucoup de mal pour ce qu’on avouait être une bagatelle, et on ne se damnait pas plus qu’aujourd’hui.
Mais on se damnait moins bêtement, on ne se pipait pas.
Georges Sand.
Ordure et jérémiades.
En réalité, le satanisme a gagné, Satan s’est fait ingénu. Le mal se connaissant était moins affreux et plus près de la guérison que le mal s’ignorant. G. Sand inférieure à de Sade.
Ma sympathie pour le livre
Ma mauvaise réputation
Ma visite à Billaut
Tous les livres sont immoraux
Livre de moraliste aussi haut que les plus élevés, aussi profond que les plus profonds.
(i) Ministre de Tlntérieur lors du procès des Flears du Mal.
— À propos d’une phrase de Valmont (à retrouver) :
Le temps des Byron venait.
Car Byron était préparé, comme Michel-Ange.
Le grand homme n’est jamais aérolithe.
Chateaubriand devait bientôt crier à un monde qui n’avait pas le droit de s’étonner :
"Je fus toujours vertueux sans plaisir ; j’eusse été criminel sans remords."
Caractère sinistre et satanique.
Le satanisme badin.
Comment on faisait l’amour sous l’ancien régime.
Plus gaîment, il est vrai.
Ce n’était pas l’extase, comme aujourd’hui, c’était le délire.
C’était toujours le mensonge, mais on n’adorait pas son semblable. On le trompait, mais on se trompait moins soi-même.
Les mensonges étaient d’ailleurs assez bien soutenus quelquefois pour induire la comédie en tragédie.
— Ici comme dans la vie, la palme de la perversité reste à [la] femme.
(Saufeia.) Fœmina simplex dans sa petite maison.
Manœuvres de l’Amour.
Belleroche. Machines à plaisir.
Car Valmont est surtout un vaniteux. Il est d’ailleurs généreux, toutes les fois qu’il ne s’agit pas des femmes et de sa gloire.
— Le dénouement.
La petite vérole (grand châtiment).
La Ruine.
Caractère général sinistre.
La détestable humanité se fait un enfer préparatoire.
— L’amour de la guerre et la guerre de l’amour. La gloire. L’amour de la gloire. Valmont et la Merteuil en parlent sans cesse, la Merteuil moins.
L’amour du combat. La tactique, les règles, les méthodes. La gloire de la victoire.
La stratégie pour gagner un prix très frivole.
Beaucoup de sensualité. Très peu d’amour, excepté chez Mme de Tourvel.
— Puissance de l’analyse racinienne.
Gradation.
Transition.
Progression.
Talent rare aujourd’hui, excepté chez Stendhal, Sainte-Beuve et Balzac.
Livre essentiellement français.
Livre de sociabilité, terrible, mais sous le badin et le convenable.
Livre de sociabilité.
[Note manuscrite, non de la main de Baudelaire, mais en tête de laquelle Baudelaire a écrit : Liaisons dangereuses.]
Cette défaveur surprendra peu les hommes qui pensent que la Révolution française a pour cause principale la dégradation morale de la noblesse.
M. de Saint-Pierre observe quelque part, dans ses Etudes sur la Nature, que si l’on compare la figure des nobles français à celles de leurs ancêtres, dont la peinture et la sculpture nous ont transmis les traits, on voit à l’évidence que ces races ont dégénéré.
Considérations sur la France, page 197 de l’édition sous la rubrique de Londres, 1797, in-80.
III INTRIGUE ET CARACTÈRES
INTRIGUE
Comment vint la brouille entre Valmont et la Merteuil.
Pourquoi elle devait venir.
La Merteuil a tué la Tourvel.
Elle n’a plus rien à vouloir de Valmont.
Valmont est dupe. Il dit à sa mort qu’il regrette la Tourvel, et de l’avoir sacrifiée. Il ne l’a sacrifiée qu’à son Dieu, à sa vanité, à sa gloire, et la Merteuil le lui dit même crûment, après avoir obtenu ce sacrifice.
C’est la brouille de ces deux scélérats qui amène les dénouements.
Les critiques faites sur le dénouement relatif à la Merteuil.
CARACTÈRES
À propos de Mme de Rosemonde, retrouver le portrait des vieilles femmes, bonnes et tendres, fait par la Merteuil.
Cécile, type parfait de la détestable jeune fille, niaise et sensuelle.
Son portrait, par la Merteuil, qui excelle aux portraits.
(Elle ferait bien même celui de la Tourvel, si elle n’en était pas horriblement jalouse, comme d’une supériorité.) Lettre XXXVIII.
La jeune fille. La niaise, stupide et sensuelle. Tout près de l’ordure originelle.
La Merteuil. Tartuffe femelle, tartuffe de mœurs, tartuffe du XVIIIe siècle.
Toujours supérieure à Valmont et elle le prouve.
Son portrait par elle-même. Lettre LXXXI. Elle a d’ailleurs du bon sens et de l’esprit.
Valmont, ou la recherche du pouvoir par le Dandysme et la feinte de la dévotion. Don Juan.
La Présidente. (Seule appartenant à la bourgeoisie. Observation importante.) Type simple, grandiose, attendrissant. Admirable création. Une femme naturelle. Une Ève touchante. — La Merteuil, une Eve satanique.
(i) Baudelaire avait d’abord écrit da péché originel. (Note de
RI. Edouard Champion.)
D’Anceny, fatigant d’abord par la niaiserie, devient intéressant. Homme d’honneur, poète et beau diseur.
Madame de Rosemonde. — Vieux pastel, charmant portrait à barbes et à tabatière. Ce que la Merteuil dit des vieilles femmes.
CITATIONS POUR SERVIR AUX CARACTÈRES
Que me proposez-vous ? de séduire une jeune fille qui n’a rien vu, ne connaît rien… Vingt autres y peuvent réussir comme moi. Il n’en est pas ainsi de l’entreprise qui m’occupe ; son succès m’assure autant de gloire que de plaisir. L’Amour, qui prépare ma couronne, hésite lui-même entre le myrte et le laurier…
Lettre IV. — Valmont à Mme de Merteuil.
J’ai bien besoin d’avoir cette femme pour me sauver du ridicule d’en être amoureux… J’ai, dans ce moment, un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles, qui me ramène naturellement à vos pieds.
Lettre IV. — Valmont à Mme de Merteuil.
Conquérir est notre dessein ; il faut le suivre.
Lettre IV. — Valmont à Mme de Merteuil.
(Note : car c’est aussi le dessein de Mme de Merteuil. Rivalité de gloire.)
Me voilà donc, depuis quatre jours, livré à une passion forte.
Lettre IV. — Valmont à la Merteuil.
Rapprocher ce passage d’une note de Sainte-Beuve sur le goût de la passion dans l’Ecole Romantique.
Depuis sa plus grande jeunesse, jamais il n’a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet, et jamais il n’eut [un projet qui ne fût malhonnête ou criminel].
Aussi, si Valmont était entraîné par des passions fougueuses [si, comme mille autres, il était séduit par les erreurs de son âge, en blâmant sa conduite, je plaindrais sa personne, et j’attendrais, en silence, le temps où un retour heureux lui rendrait l’estime des gens honnêtes].
Mais Valmont n’est pas cela… etc.
Lettre IX. — Mme de Volanges à la Présidente de Tourvel.
Cet entier abandon de soi-même, ce délire de la volupté, où le plaisir s’épure par son excès, ces biens de l’amour ne sont pas connus d’elle… Votre présidente croira avoir tout fait pour vous en vous traitant comme son mari, et, dans le tête-à-tête conjugal le plus tendre, on est toujours deux.
Lettre V. — La Merteuil à Valmont.
(Source de la sensualité mystique et des sottises amoureuses du XIXe siècle.)
J’aurai cette femme. Je l’enlèverai au mari, qui la profane [G. Sand]. J’oserai la ravir au Dieu même qu’elle adore [Valmont satan, rival de Dieu]. Quel délice d’être tour à tour l’objet et le vainqueur de ses remords ! Loin de moi l’idée de détruire les préjugés qui l’assiégent. Ils ajouteront à mon bonheur et à ma gloire. Qu’elle croie à la vertu, mais qu’elle me la sacrifie… Qu’alors, si j’y consens, elle me dise : "Je t’adore !"
Lettre VI. — Valmont à la Merteuil.
Après ces préparatifs, pendant que Victoire s’occupe des autres détails, je lis un chapitre du Sopha, une
(i) La citation de Baudelaire s’arrêtait à ce mot. Pour la rendre intelligible nous avons cru bon de la rétablir toute. (Note de M. Ed. Champion.) lettre d’Héloïse, et deux contes de La Fontaine, pour recorder les différents tons que je voulais prendre.
Lettre X. — La Merteuil à Valmont.
Je suis indigné, je l’avoue, quand je songe que cet homme sans raisonner, sans se donner la moindre peine, en suivant tout bêtement l’instinct de son cœur, trouve une félicité à laquelle je ne puis atteindre. Oh ! je la troublerai !
Lettre XV. — Valmont à la Merteuil.
J’avouerai ma faiblesse. Mes yeux se sont mouillés de larmes… J’ai été étonné du plaisir qu’on éprouve en faisant le bien…
Lettre XXI.— Valmont à la Merteuil.
Don Juan devenant Tartuffe et charitable par intérêt.
Cet aveu prouve à la fois l’hypocrisie de Valmont, sa haine de la vertu, et, en même temps, un reste de sensibilité par quoi il est inférieur à la Merteuil, chez qui tout ce qui est humain est calciné.
J’oubliais de vous dire que, pour mettre tout à profit, j’ai demandé à ces beaux yeux de prier Dieu pour le succès de mes projets.
Lettre XXI. — Valmont à la Merteuil.
(Impudence et raffinement d’impiété.)
Elle est vraiment délicieuse… Cela n’a ni caractère, ni principes. Jugez combien [sa société sera douce et facile]… En vérité, je suis [presque jalouse de celui à qui ce plaisir est réservé].
Lettre XXXVIII. — La Merteuil à Valmont.
(Excellent portrait de la Cécile.)
Il est si sot encore qu’il n’en a pas seulement obtenu un baiser. Ce garçon-là fait pourtant de fort jolis vers ! Mon Dieu ! que ces gens d’esprit son bêtes !
Lettre XXXVIII. — La Merteuil à Valmont.
(Commencement du portrait de D’Anceny, qui attirera lui-même la Merteuil.)
Je regrette de n’avoir pas le talent des filous… Mais nos parents ne songent à rien.
Suite de la Lettre XL. — Valmont à la Merteuil.
Elle veut que je sois son ami.
(La malheureuse victime en est déjà là)…
Et puis-je me venger moins d’une femme hautaine qui semble rougir d’avouer qu’elle adore ?
Lettre LXX. — Valmont à la Merteuil.
À propos de la Vicomtesse :
Le parti le plus difficile ou le plus gai est toujours celui que je prends ; et je ne me reproche pas une bonne action, pourvu qu’elle m’exerce ou m’amuse.
Lettre LXXI. — Valmont à la Merteuil.
(Portrait de la Merteuil par elle-même.)
Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous !… Etre orgueilleux et faible, il te sied bien de vouloir calculer mes moyens et juger de mes ressources !
(La femme qui veut toujours faire l’homme, signe de grande dépravation.)
Imprudentes qui, dans leur amant actuel, ne savent pas voir leur ennemi futur… Je dis : mes principes… Je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. Ressentais-je quelque chagrin… J’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue.
Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et [je ne me trouvais encore qu’aux premier éléments de la science que je voulais acquérir].
La tête seule fermentait. Je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir.
Lettre LXXXI. — La Merteuil à Valmont.
(George Sand et autres.)
Encore une touche au portrait de la petite Volanges par la Merteuil :
Tandis que nous nous occuperions à former cette petite fille pour l’intrigue [nous n’en ferions qu’une femme facile]… Ces sortes de femmes ne sont absolument que des machines à plaisir.
Lettre CVI. — La Merteuil à Valmont.
Cette enfant est réellement séduisante ! Ce contraste de la candeur naïve avec le langage de l’effronterie ne laisse pas de faire de l’effet ; et, je ne sais pourquoi, il n’y a plus que les choses bizarres qui me plaisent.
Lettre CX. — Valmont à la Merteuil.
Valmont se glorifie et chante son futur triomphe.
Je la montrerai, dis-je, oubliant ses devoirs… Je ferai plus, je la quitterai… Voyez mon ouvrage et cherchez-en dans le siècle un second exemple !…
Lettre CXV. — Valmont à la Merteuil.
(Citation importante.)
La note et l’annonce de la fin.
Champfleury.
Lui écrire.
(i) <t Voici cette note finale des Liaisons Dangereuses, à laquelle
Baudelaire fait allusion :
« Des raisons particulières et des considérations que nous nous
ferons toujours un devoir de respecter nous forcent de nous arrêter
ici.
Nous ne pouvons, dans ce moment, ni donner au lecteur la suite
des aventures de M"« de Volanges, ni lui faire connaître les sinistres
événements qui ont comblé les malheurs ou achevé la punition de
M^e de Merteuil.
Peut-être, quelque jour, nous sera-t-il permis de compléter cet
ouvrage ; mais nous ne pouvons prendre aucun engagement à ce
sujet : et quand nous le pourrions, nous croirions encore devoir
auparavant consulter le goût du public, qui n’a pas les mêmes raisons
que nousde s’intéressera cette lecture. » (Notede l’Editeur.)
Baudelaire se proposait sans doute d’écrire à Ghampfleury, mieux
fourni que lui en curiosités de toutes sortes, pours’informer si cette
seconde partie avait jamais été publiée par Choderlos de Laclos.
Peut-être aussi la phrase finale de la note de l’éditeur avait-elle
porté sa penséesur la vérité du récit : et il aurait alors voulu demander
à Ghampfleury la clef des Liaisons dangereuses. » (Ed. Champion.)
LES TRAVAILLEURS DE LA MER[74]
Les Copeaux du Rabot.
Gilliat (Juliette, Julliot, Giliard, Galaad).
Les Îles de la Manche. Tiédeur. Fleurissement. Superstitions. Le Roi des Aux Aimées.
Québec, Canada, Français baroque et archaïque. Patois composite.
Simplicité de la fable.
La vieille langue de Mer.
Idylle, petit poème.
Mots suggestifs dans le portrait de Déruchette.
Le vent. Le météore. Le naufrage.
La grotte enchantée. Le poulpe.
Le Clergé Anglican.
L’amour fécond en sottises et en grandeurs.
Le suicide de Gilliat.
Glorification de la Volonté.
La joie de Lethierry (Dramaturgie).
Le Dénouement fait de la peine (critique flatteuse).
TRAVAUX SUR EDGAR POE
EDGAR ALLAN POE, SA VIE ET SES OUVRAGES[75]
I
Il y a des destinées fatales ; il existe dans la littérature de chaque pays des hommes qui portent le mot guignon écrit en caractères mystérieux dans les plis sinueux de leurs fronts. Il y a quelque temps, on amenait devant les tribunaux un malheureux qui avait sur le front un tatouage singulier : pas de chance. Il portait ainsi partout avec lui l’étiquette de sa vie, comme un livre son titre, et l’interrogatoire prouva que son existence s’était conformée à son écriteau. Dans l’histoire littéraire, il y a des fortunes analogues. On dirait que l’Ange aveugle de l’expiation s’est emparé de certains hommes, et les fouette à tour de bras pour l’édification des autres. Cependant, vous parcourez attentivement leur vie, et vous leur trouvez des talents, des vertus, de la grâce. La société les frappe d’un anathèrae spécial, et arguë contre eux des vices de caractère que sa persécution leur a donnés. Que ne fit pas Hoffmann pour désarmer la destinée? Que n’entreprit pas Balzac pour conjurer la fortune ? Hoffmann fut obligé de se faire brûler l’épine dorsale au moment tant désiré où il commençait à être à l’abri du besoin, où les libraires se dispu- taient ses contes, où il possédait enfin cette chère bibliothèque tant rêvée. Balzac avait trois rêves : une grande édition bien ordonnée de ses œuvres, l’acquittement de ses dettes, et un mariage depuis longtemps choyé et caressé au fond de son esprit ; grâce à des travaux dont la somme effraye l’ima- gination des plus ambitieux et des plus laborieux, l’édition se fait, les dettes se payent, le mariage s’accomplit. Balzac est heureux sans doute. Mais la destinée malicieuse, qui lui avait permis de met- tre un pied dans sa terre promise, l’en arracha violemment tout d’abord. Balzac eut une agonie horrible et digne de ses forces .
Y a-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le malheur dès le berceau ? Tel homme, dont le talent sombre et désolé vous fait peur, a été jeté avec préméditation dans un milieu qui lui était hostile. Une âme tendre et délicate, un Vau- venargues, pousse lentement ses feuilles maladives dans l’atmosphère grossière d’une garnison. Un esprit amoureux d’air et épris de la libre nature se débat longtemps derrière les parois étouffantes d’un séminaire. Ce talent bouffon, ironique et ultra-grotesque, dont le rire ressemble quelque- fois à un hoquet ou à un sanglot, a été encagé dans de vastes bureaux à cartons verts, avec des hommes à lunettes d’or. Y a-t-il donc des âmes vouées à l’autel, sacrées, pour ainsi dire, et qui doivent marcher à la mort et à la gloire à travers un sacrifice permanent d’elles-mêmes? Le cau- chemar des Ténèbres enveloppera-t-il toujours ces âmes d’éhte?En vain elles se défendent, elles pren- nent toutes leurs précautions, elles perfectionnent la prudence. Bouchons toutes les issues, fermons laporle à double tour, calfeutrons lesfenêtres. Ohl nous avons oublié le trou de la serrure ; le Diable est déjà entré.
Leur chien même les mord et leur donne la rage. Un ami jurera qu’ils ont trahi le roi.
Alfred de Vigny a écrit un livre pour démontrer que la place du poète n’est ni dans une république, ni dans une monarchie absolue , ni dans une monarchie constitutionnelle ; et personne ne lui a répondu.
C’est une bien lamentable tragédie que la vie d’Edgar Poe, et qui eut un dénouement dont l’hor- rible est augmenté par le trivial. Les divers docu- ments que je viens de lire ont créé en moi cette persuasion que les Etats-Unis furent pour Poe une vaste cage, un grand établissement de comptabilité, et qu’il fit toute sa vie de sinistres efforts pour échappera l’influence de cette atmosphère antipa- thique. Dans l’une de ces biographies il est dit que, si M. Poe avait voulu régulariser son génie et appliquer ses facultés créatrices d’une manière plus appropriée au sol américain, il aurait pu être un auteur à argent, a making-money aiithor ; qu’après tout les temps ne sont pas si durs pour l’homme de talent, qu’il trouve toujours de quoi vivre, pourvu qu’il ait de Tordre et de l’économie, et qu’il use avec modération des biens matériels. Ailleurs, un critique affirme sans vergogne que, quelque beau que soit le génie de M. Poe, il eût mieux valu pour lui n’avoir que du talent, parce que le talent s’escompte plus facilement que le génie. Dans une note que nous verrons tout à l’heure, et qui fut écrite par un de ses amis, il est avoué qu’il était difficile d’employer M. Poe dans une revue, et qu’on était obligé de le payer moins que d’autres, parce qu’il écrivait dans un style trop au-dessus du vulgaire. Tout cela me rappelle l’o- dieux proverbe paternel 1 make money, my son, honestly, if y ou can, but make money. Quelle odeur de magasin ! comme disait J. de Maistre, à propos de Locke.
Si vous causez avec un Américain, et si vous lui parlez de M. Poe, il vous avouera son génie ; volon- tiers même, peut-être en sera-t-il fier, mais il finira par vous dire avec un ton supérieur : mais moi, je suis un homme positif ; puis, avec un petit air sardonique, il vous parlera de ces grands esprits qui ne savent rien conserver ; il vous parlera de la vie débraillée de M. Poe, de son haleine alcoo- lisée, qui aurait pris feu à la flamme d’une chan- delle, de ses habitudes errantes ; il vous dira que c’était un être erratique, une planète désorbitée, qu’il roulait sans cesse de New- York à Philadel- phie, de Boston à Baltimore, de Baltimore à Rich- mond. Et si, le cœur déjà ému à cette annonce d’une existence calamiteuse, vous lui faites obser- ver que la Démocratie a bien ses inconvénients, que, malgré son masque bienveillant de liberté, elle ne permet peut-être pas toujours l’expansion des individualités, qu’il est souvent bien difficile de penser el d’écrire dans un pays où il y a vingt, trente millions de souverains, que d’ailleurs vous avez l’ntendu dire qu’aux Etats-Unis il existait une tyran- nie bien plus cruelle et plus inexorable que celle d’un monarque, qui est celle de l’opinion, — alors, oh ! alors, vous verrez ses yeux s’écarquiller et jeter des éclairs, la bave du patriotisme blessé lui monter aux lèvres, et l’Amérique, par sa bouche, lancera des injures à lamétaphysique et ài’Europe, sa vieille mère. L’Américain est un être positif, vain de sa force industrielle, et un peu jaloux de l’ancien continent. Quant à avoir pitié d’un poète que la douleur et l’isolement pouvaient rendre fou, il n’en a pas le temps. 11 est si fier de sa jeune grandeur, il a une foi si naïve dans la loute-puissancc de l’in- dustrie, il est tellement convaincu qu’elle finira par manger le Diable qu’il a une certaine pitié pour toutes ces rêvasseries. En avant, dit-il, eu avant, et négligeons nos morts. Il passerait volontiers sur les âmes solitaires et libres, et les foulerait aux pieds avec autant d’insouciance que ses immenses lignes de fer les forets abattues, et ses bateaux- monstres les débris d’un bateau incendié la veille. 11 est si pressé d’arriver. Le temps et l’argent, tout est là.
Quelque temps avant que Balzac descendît dans
te gouffre final en poussant les nobles plaintes d’un léros qui a encore de grandes choses à faire, Sdgar Poe, qui a plus d’un rapport avec lui, tom- bait frappé d’une mort affreuse. La France a perdu in de ses plus grands génies, et l’Amérique un romancier, un critique, un philosophe qui n’était guère fait pour elle. Beaucoup de personnes igno- rent ici la mort d’Edgar Poe, beaucoup d’autres ont cru que c’était un jeune gentleman riche, écri- vant peu, produisant ses bizarres et terribles créa- tions dans les loisirs les plus riants, et ne connais- sant la vie littéraire que par de rares et éclatants succès. La réalité fut le contraire,
La famille de M. Poe était une des plus respec- tables de Baltimore. Son grand-père était quarter master général * dans la Révolution, et La Fayette l’avait en haute eslime et amitié. La dernière fois qu’il vint visiter ce pays, il pria sa veuve d’a- g-réer les témoignages solennels de sa reconnais- sance pour les services que lui avait rendus son mari. Son arrière-grand-père avait épousé une fille de l’amiral anglais Mac Bride, et par lui la famille Poe était alliée aux plus illustres maisons d’Angleterre. Le père d’Edgar reçut une éduca- tion honorable. S’étant violemment épris d’une jeune et belle actrice, il s’enfuit avec elle et l’é- pousa. Pour mêler plus intimement sa destinée à la sienne, il voulut aussi monter sur le théâtre. Mais ils n’avaient ni l’un ni l’autre le génie du métier, et ils vivaient d’une manière fort triste et fort précaire. Encore la jeune dame s’en tirait par sa beauté, et le public charmé supportait son jeu médiocre. Dans une de leurs tournées, ils vinrent à Richmond , et c’est là que tous deux moururent, à quelques semaines de distance l’un de l’autre, tous deux de la même cause : la faim, le dénuement, la misère.
Ils abandonnaient ainsi au hasard, sans pain, sans abri, sans ami, un pauvre petit malheureux que, d’ailleurs, la nature avait doué d’une manière
- Mélange des fonctions de chef d’Etat-naajor et d’intendant.
charmante. Un riche négociant de celle place, M. AUan, fut ému de pitié. Il s’enthousiasma de ce joU garçon, et, comme il n’avait pas d’enfants, il l’adopta. Edgar Poe fut ainsi élevé dans une belle aisance, et reçut une éducation complète. En 1816, il accompagna ses parents adoptifs dans un voyage qu’ils firent en Angleterre, en Ecosse et en Irlande. Avant de retourner dans leur pays, ils le laissèrent chez le docteur Brandsby, qui tenait une importante maison d’éducation à Stoke-Newinglon, près de Londres, où il passa cinq ans.
Tous ceux qui ont réfléchi sur leur propre vie, qui ont souvent porté leurs regards en arrière pour comparer leur passé avec leur présent, tous ceux qui ont pris l’habitude de psychologiser facilement sur eux-mêmes savent quelle part immense l’ado- lescence tient dans le génie définitif d’un iiomme. C’est alors que les objets enfoncent, profondé- ment leurs empreintes dans l’esprit tendre et facile ; c’est alors que les couleurs sont voyantes, et que les sens parlent une langue mystérieuse. Le carac- tère, le génie, le style d’un homme est formé par les circonstances en apparence vulgaires de sa pre- mière jeunesse. Si tous les hommes qui ont occupé la scène di monde avaient noté leurs impressions d’enfance, que^ excellent dictionnaire psychologi- que nous posséderions ! Les couleurs, la tournure d’esprit d’Egard Poe tranchent violemment sur le fond de la littérature américaine. Ses compatriotes le trouvent à peine Américain, et cependant il n’est pas Anglais. C’est donc une bonne fortune que de ramasser, dans un de ses contes, un conte peu connu, William Wilson,m\ singulier récit de sa vie à celte école de Stoke-Newington. Tous les contes d’Edg-ar Poe sont pour ainsi dire biographiques. On trouve l’homme dans l’œuvre. Les personnages et les incidents sont le cadre et la draperie de ses souvenirs.
Mes plus matineuses impressions de la vie de collèg-e sont liées à une vaste et extravagante maison du style d’Elisabeth, dans un village brumeux d’Angleterre, où était un grand nombre d’arbres gigantesques et noueux, et où toutes les maisons étaient excessivement anciennes. En vérité, cette vénérable vieille ville avait un aspect fantasmagorique qui enveloppait et caressait l’esprit comme un rêve. En ce moment même, je sens en imagi- nation le frisson rafraîchissant de ses avenues profondé" ment ombrées ; je respire l’émanation de ses mille taillis, et je tressaille encore, avec une indéfinissable volupté, à la note profonde et sourde de la cloche, déchirant à chaque heure, de son rugissement soudain et solennel, la quiétude de l’atmosphère brunissante dans laquelle s’allongeait le clocher gothique, enseveli et endormi.
Je trouve peut-être autant de plaisir qu’il m’est donné d’en éprouver maintenant à m’appesantir sur ces minu- tieux souvenirs de collège. Plongé dans la misère comme je le suis, misère, hélas ! trop réelle, on me pardonnera de chercher un soulagement bien léger et bien court, dans ces minces et fugitifs détails. D’ailleurs, quelque trivials et mesquins qu’ils soient en eux-mêmes, ils prennent, dans mon imagination, une importance toute particulière, à cause de leur intime connexion avec les lieux et l’époque où je retrouve maintenant les premiers avertissements ambigus de la Destinée, qui depuis lors m’a si profondément enveloppé de son ombre. Laissez- moi donc me souvenir.
La maison, je l’ai dit, était vieille et irrégulière. Les terrains étaient vastes, et un haut et solide mur de bri- ques, revêtu d’une couche de mortier et de verre pilé, en faisait le circuit. Le rempart de prison formait la limite de notre domaine. Nos regards ne pouvaient aller au- delà que trois fois par semaine ; une fois chaque samedi, dans l’après-midi, quand, sous la conduite de deux surveillants, il nous était accordé de faire de courtes promenades en commun à travers les campagnes voisines ; et deux fois le dimanche, quand, avec le cérémonial formel des troupes à la parade, nous allions assister aux offices du soir et du matin à l’unique église du village. Le principal de notre école était pasteur de cette église. Avec quel profond sentiment d’admiration et de perplexité je le contemplais du banc où nous étions assis, dans le fond de la nef, quand il montait en chaire d’un pas solennel et lent ! Ce personnage vénérable, avec sa contenance douce et composée, avec sa robe si bien lustrée et si cléricalement ondoyante, avec sa perruque si minutieusement poudrée, si rigide et si vaste, pouvait-il être le même homme qui, tout à l’heure, avec un visage aigre et dans des vêtements graisseux, exécutait, férule en main, les lois draconiennes de l’école ? gigantesque paradoxe dont la monstruosité exclut toute solution !
Dans un angle du mur massif rechignait une porte massive ; elle était marquetée de clous, garnie de verrous, et surmontée d’un buisson de ferrailles. Quels sentiments profonds de crainte elle inspirait ! Elle n’était jamais ouverte que pour les trois sorties et rentrées périodiques déjà mentionnées ; chaque craquement de ses gonds puissants exhalait le mystère, et un monde de méditations solennelles et mélancoliques.
Le vaste enclos était d’une forme irrégulière et divisé en plusieurs parties, dont trois ou quatredes plus larges constituaient le jardin de récréation ; il était aplani et recouvert d’un cailloutis propre et dur. Je me rappelle bien qu’il ne contenait ni arbres, ni bancs, ni quoique ce soit d’analogue ; il était situé derrière la maison. Devant la façade, s’étendait un petit parterre semé de buis et d’autres arbustes ; mais nous ne traversions cette oasis sacrée que dans de bien rares occasions, telles que la première arrivée à l’école ou le départ définitif ; ou peut- être quand un ami, un parent nous ayant fait appeler, nous prenions joyeusement notre route vers le logis, à la Noël ou aux vacances de la Saint-Jean.
Mais la maison ! quelle jolie vieille bâtisse cela faisait ! Pour moi, c’était comme un vrai palais d’illusions. Il n’y avait réellement pas de fin à ses détours et à ses incom- préhensibles subdivisions. Il était difficile, à un moment donné, de dire avec certitude lequel de ses deux étages s’appuyait sur l’autre. D’une chambre à la chambrevoi- sine, on était toujours sûr de trouver trois ou quatre marches à monter ou à descendre. Puis les corridors latéraux étaient innombrables, inconcevables, tournaient et retournaient si souvent sur eux-mêmes que nos idées les plus exactes, relativement à l’ensemble du bâtiment, n’étaient pas très différentes de celles à l’aide desquelles nous essayons d’opérer sur l’infini. Durant les cinq ans de ma résidence, je n’ai jamais été capable de déterminer avec précision dans quelle localité lointaine était situé le petit dortoir qui m’était assigné en commun avec dix- huit ou vingt autres écoliers *.
La salle d’études était la plus vaste de toute la maison, et, je ne pouvais m’empêcher de le penser, du monde entier. Elle était très longue, très étroite, et sinistrement basse, avec des fenêtres en ogive et un plafond en chêne. Dans un angle éloigné et inspirant la terreur était une cellule carrée de huit ou dix pieds représentant le sanc- tuaire où se tenait plusieurs heures durant notre princi- pal, le révérend docteur Braudsby. C’était une solide construction, avec une porte massive que nous n’aurions jamais osé ouvrir en l’absence du maître ; nous aurions tous préféré mourir de la peine forte et f/ure. A d’autres angles étaient deux autres loges analogues, objets d’une vénération beaucoup moins grande, il est vrai, mais toutefois d’une frayeur assez considérable. L’une était la
- Hallucination habituelle des yeux de l’enfance, qui agrandis-
sent et compliquent les objets. chaire du maître des études classiques ; l’autre, du maî- tre d’anglais et de mathématiques. Répandus à travers la salle et se croisant, dans une irrégularité sans fin, étaient d’innombrables bancs et des pupitres, noirs, an- ciens et usés par le temps, désespérément écrasés sous des livres bien étrillés et si bien agrémentés de lettres initiales, de noms entiers, de figures grotesques, etd’au- Ires chefs-d’œuvre du couteau, qu’ils avaient entièrement perdu la forme qui constituait leur pauvre individualité dans les anciens jours. A une extrémité de la salle, un énorme baquet avec de l’eau, et, à l’autre, une horloge d’une dimension stupéfiante.
Enfermé dans les murs massifs de cette vénérable académie, je passai, sans trop d’ennui et de dégoût, les années du troisième lustre de ma vie. Le cerveau fécond do l’enfance n’exige pas d’incidents du monde extérieur j)Our s’occuper ou s’amuser, et la monotonie sinistre en apparence de l’école étaitrcmplie d’excitations plus inten- ses que ma jeunesse hâtive n’en tira jamais de la luxure, ou que celles que ma pleine maturité a demandées au crime. Encore faut-il croire que mon premier dévelop- pement mental eut quelque chose de peu commun, et . même quelque chose de tout à fait\extra-commuu^En ’c général, les événements delà première existence laissent rarement sur l’humanité arrivée à l’âgemûr une impres- sion bien définie. Tout est ombre grise, tremblotant et irrégulier souvenir, fouillisconfus do plaisirs etde peines fantasmagoriques. Chez moi, il n’en fut point ainsi. Il faut que j’aie senti dans mon enfance avec l’énergie d’un homme ce que je trouve maintenant estampillé sur ma mémoire en lignes aussi vivantes, aussi profondes et aussi durables que les exergues des médailles carthagi- noises.
Encore, comme faits (j’entends le mot faits dans le sens restreint des gens du monde), quelle pauvre mois- son pour le souvenir ! Le réveil du matin, le .soir, l’ordre du coucher ; les leçons à apprendre, les récitations, les demi-congés périodiques et les promenades, la cour de récréation avec ses querelles, ses passe-temps, ses intrigues, tout cela, par une magie psychique depuis longtemps oubliée, était destiné à envelopper un débordement de sensations, un monde riche d’incidents, un univers d’émotions variées et d’excitations les plus passionnées et les plus fiévreuses. Oh ! le beau temps que ce siècle de fer [76] !
Que dites-vous de ce morceau ? Le caractère de ce singulier homme ne se révèle-t-il pas déjà un peu? Pour moi, je sens s’exhaler de ce tableau de collège un parfum noir. J’y sens circuler le frisson des sombres années de la claustration. Les heures de cachot, le malaise de l’enfance chétive et abandonnée, la terreur du maître, notre ennemi, la haine des camarades tyranniques, la solitude du cœur, toutes ces tortures du jeune âge, Edgar Poe ne les a pas éprouvées. Tant de sujets de mélancolie ne l’ont pas vaincu. Jeune, il aime la solitude, ou plutôt il ne se sent pas seul ; il aime ses passions. Le cerveau fécond de V enfance rend tout agréable, illumine tout. On voit déjà que l’exercice de la volonté et l’orgueil solitaire joueront un grand rôle dans sa vie. Eh quoil ne dirait-on pas qu’il aime un peu la douleur, qu’il pressent la future compagne inséparable de sa vie, et qu’il l’appelle avec une âpreté lubrique, comme un jeune gladiateur? Le pauvre enfant n’a ni père ni mère, mais il est heureux ; il se glorifie d’être marqué profondément comme une médaille carthaginoise.
Edgar Poe revint de la maison du docteur Brandsby à Richmond en 1822, et continua ses études sous la direction des meilleurs maîtres. Il était dès lors un jeune homme très remarquable par son agilité physique, ses tours de souplesse, et, aux séductions d’une beauté singulière, il joignait une puissance de mémoire poétique merveilleuse, avec la faculté précoce d’improviser des contes. En 1825, il entra à l’Université de Virginie, qui était alors un des établissements où régnait la plus grande dissipation. M. Edgar Poe se distingua parmi tous ses condisciples par une ardeur encore plus vive pourle plaisir. Il était déjà unélève très recommandable et faisait d’incroyables progrès dans les mathématiques ; il avait une aptitude singulière pour la physique et les sciences naturelles, ce qui est bon à noter en passant, car, dans plusieurs de ses ouvrages, on retrouve une grande préoccupation scientifique ; mais, en même temps déjà, il buvait, jouait et faisait tant de fredaines que, finalement, il fut expulsé. Sur le refus de M. Allan de payer quelques dettes de jeu, il fit un coup de tête, rompit avec lui et prit son vol vers la Grèce. C’était le temps de Botzaris et de la révolution des Hellènes. Arrivé à Saint-Pétersbourg, sa bourse et son enthousiasme étaient un peu épuisés ; il se fit une méchante querelle avec les autorités russes, dont on ignore le motif. La chose alla si loin qu’on affirme qu’Edgar Poe fut au moment d’ajouter l’expérience des brutalités sibériennes à la connaissance précoce qu’il avait des hommes et des choses [77]. Enfin, il se trouva fort heureux d’accepter l’in- tervention et le secours du consul américain, Henry Middleton,pour retourner chez lui. En 1829, il entra à l’école militaire de West-Point.Dans l’in- tervalle, M. Allan, dont la première femme était morte, avait épousé une dame plus jeune que lui d’ungrandnombred’années. Il avait alors soixante- cinq ans. On dit que M. Poe se conduisit malhon- nêtement avec la dame, et qu’il ridiculisa ce mariage. Le vieux gentleman lui écrivit une lettre fort dure, à laquelle celui-ci répondit par une lettre encore plus amère. La blessure était inguérissable, et, peu de temps après, M. Allan mourait, sans laisser un sou à son fils adoptif.
Ici je trouve, dans des notes biographiques, des paroles très mystérieuses, des allusions très obs- cures et très bizarres sur la conduite de notre futur écrivain. Très hypocritement, et tout en jurant qu’il ne veut absolument rien dije, qu’il y a des choses qu’il faut toujours cacher (pourquoi?), que dans de certains cas énormes le silence doit primer l’histoire, le biographe jette sur M. Poe une défa- veur très grave. Le coup est d’autant plus dange- reux qu’il reste suspendu dans les ténèbres. Que diable veut-il dire? Veut-il insinuer que Poe cher- cha à séduire la femme de son père adoptif? Il est réellement impossible de le deviner. Mais je crois avoir déjà suffisamment mis le lecteur en défiance contre les biographes américains. Ils sont trop bons démocrates pour ne pas haïr leurs grands hommes, et la malveillance qui poursuit Poe après la conclu- sion lamentable de sa triste existence rappelle la haine britannique qui persécuta Byron.
M. Poe quitta West-Point sans prendre ses gra- des, et commença sa désastreuse bataille de la vie. En i83r, il publia un petit volume de poésies qui fut favorablement accueilli par les revues, mais que l’on n’acheta pas. C’est l’éternelle histoire du pre- mier livre. M. Lowell, un critique américain, dit qu’il y a, dans une de ces pièces, adressée à Hé- lène, un parfum d’ambroisie, et qu’elle ne dépare- rait pas l’Anthologie grecque. Il est question dans celte pièce des barques de Nicée, de naïades, de la jjloire et de la beauté grecques, et de la lampe de Psyché. Remarquons en passant le faible américain, littérature trop jeune, pour le pastiche. Il est vrai que, par son rythme harmonieux et ses rimes sonores, cinq vers, deux masculines et trois féminines, elle rappelle les heureuses tentatives du romantisme français. Mais on voit qu’Edgar Poe était encore bien loin de son excentrique et fulgu- rante destinée littéraire.
Cependant le malheureux écrivait pour les jour- naux, compilait et traduisait pour des libraires, fai- sait de brillants articles et des contes pour les revues. Les éditeurs les inséraient volontiers, mais ils j)ayaient si mal le pauvre jeune homme qu’il tomba dans une misère affreuse. Il descendit même si bas qu’il put entendre un instant crier les gonds des portes delà mort. Un jour, un journal de Baltimore proposa deux prix pour le meilleur poème et le meil- leur conte en prose. Un comité de littérateurs, dont faisait partie M. John Kennedy, fut chargé de juger les productions. Toutefois, ils ne s’occupaient guère de les lire ; la sanction de leurs noms était tout ce que leur demandait l’éditeur. Tout en causant de choses et d’autres, l’un d’eux fut attiré par un ma- nuscrit qui se distinguait par la beauté, la propreté et la netteté des caractères.A la fin desa vie, Edgar Poe possédait encore une écriture incomparablement belle. (Je trouve cette remarque bien américaine.) M. Kennedy lut une page seul et, ayant été frappé par le style, il lut la composition à haute voix. Le comité vota le prix par acclamation au premier des génies qui sût écrire lisiblement. L’enveloppe secrète fut brisée, et livra le nom alors inconnu de Poe.
L’éditeur parla du jeune auteur à M. Kennedy dans des termes qui lui donnèrent l’envie de le connaître. La fortune cruelle avait donné à M. Poe la physionomie classique du poète à jeun. Elle l’avait aussi bien grimé que possible pour l’emploi. M. Kennedy raconte qu’il trouva un jeune homme que les privations avaient aminci comme un sque- lette, vêtu d’une redingote dont on voyait la grosse trame, et qui était, suivant une tactique bien connue, boutonnée jusqu’au menton, de culottes en guenilles, de bottes déchirées sous lesquelles il n’y avait évidemment pas de bas, et avec tout cela un air fier, de grandes manières, et des yeux éclatants d’intelligence. Kennedy lui parla comme un ami, et le mit à son aise. Poe lui ouvrit son cœur, lui raconta toute son histoire, son ambition et ses grands projets. Kennedy alla au plus pressé, le conduisit dans un magasin d’habits, chez un fripier, aurait dit Lesage, et lui donna des vêtements convenables ; puis il lui fit faire des connaissances.
C’est à cette époque qu’un M. Thomas White, qui achetait la propriété du Messager littéraire du Sud, choisit M. Poe pour le diriger et lui donna 2.5oo francs par an. Immédiatement celui-ci épousa une jeune fille qui n’avait pas un sol. (Cette phrase n’est pas de moi ; je prie le lecteur de remarquer le petit ton de dédain qu’il y a dans cet immédiate- ment, le malheureux se croyait donc riche, et dans ce laconisme, cette sécheresse avec laquelle est annoncé un événement important ; mais aussi, une jeune fille sans le sol I a girl without a ceiitî) On dit qu’alors l’intempérance prenait déjà une cer- taine part dans sa vie, mais le fait est qu’il trouva le temps d’écrire un très grand nombre d’articles et de beaux morceaux de critique pour le Messager. Après l’avoir dirigé un an et demi, il se retira à Philadelphie, et rédigea le Gentleman’ s Magazine. Ce recueil périodique se fondit un jour dans le (iraham’s Magasine, et Poe continua à écrire pour celui-ci. En i84o, il publia The Taies of the gro- tesque and arabesque. En i844j nous le trouvons à New- York dirigeant le Broadway-Journal. En 1 845, parut la petite édition, bien connue, de Wiley et Putnam, qui renferme une partie poétique et une série de contes. C’est de cette édition que les tra- ducteurs français ont tiré presque tous les échan- tillons du talent d’Edgar Poe qui ont paru dans les journaux de Paris. Jusqu’en 1847, il publie succes- sivement différents ouvrages dont nous parlerons tout à l’heure. Ici, nous apprenons que sa femme meurt dans un état de dénuement profond dans une ville appelée Fordham, près New- York. Il se fait une souscription, parmi les littérateurs de New- Vork, pour soulager Edgar Poe. Peu de temps après, les journaux parlent de nouveau de lui comme d’un homme aux portes de la mort. Mais, cette fois, c’est chose plus grave, il a le delirium tremens. Une note cruelle, insérée dans un journal de cette époque, accuse son mépris envers tous ceux qui se disaient ses amis, et son dégoût général du monde. Cependant il gagnait de l’argent, et ses travaux littéraires pouvaient à peu près sustenter sa vie ; mais j’ai trouvé, dans quelques aveux des biographes, la preuve qu’il eut de dégoûtantes difficultés à surmonter. Il paraît que, durant les deux dernières années oii on le vit de temps à autre à Richmond, il scandalisa fort les gens par ses habitudes d’ivrognerie. A entendre les récriminations sempiternelles à ce sujet, on dirait que tous les écrivains des Etats-Unis sont des modèles de sobriété. Mais, à sa dernière visite, qui dura près de deux mois, on le vit tout d’un coup propre, élégant, correct, avec des manières charmantes, et beau comme le génie. Il est évident que je manque de renseignements, et que les notes que j’ai sous les yeux ne sont pas suffisamment intelligentes pour rendre compte de ces singulières transformations. Peut-être en trouverons-nous l’explication dans une admirable protection maternelle qui enveloppait le sombre écrivain, et combattait avec des armes angéliques le mauvais démon né de son sang et de ses douleurs antécédentes.
A cette dernière visite à Richmond, il fit deux lectures publiques. Il faut dire un mot de ces lectures, qui jouent un grand rôle dans la vie littéraire aux Etats-Unis. Aucune loi ne s’oppose à ce qu’un écrivain, un philosophe, un poète, quiconque sait parler, annonce une lecture, une dissertation publique sur un objet littéraire ou philosophique. Il fait la location d’une salle. Chacun paie une rétribution pour le plaisir d’entendre émettre des idées et phraser des phrases telles quelles. Le public vient ou ne vient pas. Dans ce dernier cas, c’est une spéculation manquée, comme toute autre spéculation commerciale aventureuse. Seulement, quand la lec- ture doit être faite par un écrivain célèbre, il y a affUience, et c’est une espèce de solennité litté- raire. On voit que ce sont les chaires du Collège de France mises à la disposition de tout le monde. Gela fait penser à Andrieux, à La Harpe, à Baour- Lormian, et rappelle cette espèce de restauration littéraire qui se fit après l’apaisement de la Révo- lution française dans les Lycées, les Athénées elles Casinos.
Edgar Poe choisit pour sujet de son discours un thème qui est toujours intéressant, et qui a été fortement débattu chez nous. Il annonça qu’il par- lerait du principe de la poésie. Il y a, depuis long- temps déjà, aux Etats-Unis, un mouvement utili- taire qui veut entraîner la poésie comme le reste. Il y a là des poètes humanitaires, des poètes du suffrage universel, des poètes abolitionnistes des lois sur les céréales, et des poètes qui veulent faire bâtir des work’houses. Je jure que je ne fais aucune allusion à des gens de ce pays-ci. Ce n’est pas ma faute si les mêmes disputes et les mêmes théories agitent différentes nations. Dans ses lectures, Poe leur déclara la guerre. 11 ne soutenait pas, comme certains sectaires fanatiques insensés de Goethe et autres poètes marmoréens et anti-humains, que toute chose belle est essentiellement inutile ; mais il se proposait surtout pour objet la réfutation de ce qu’il appelait spirituellement la grande hérésie poétique des temps modernes. Cette hérésie, c’est l’idée d’utilité directe. On voit qu’à un certain point de vue Edgar Foe donnait raison au mouvement romanliquefrançais. Il disait : « Notre esprit possède des facultés élémentaires dont le but est différent. Les unes s’appliquent à satisfaire la rationalité, les autres perçoivent les couleurs et les formes, les autres remplissent un but de construction. La logi- que, la peinture, la mécanique sont les produits de ces facultés. Et, comme nous avons des nerfs pour aspirer les bonnes odeurs, des nerfs pour sentir les belles couleurs, et pour nous délecter au contact des corps polis, nous avons une faculté élémentaire pour percevoir le beau ; elle a son but à elle et ses moyens à elle. La poésie est le produit de cette faculté ; elle s’adresse au sens du beau et non à un autre. C’est lai faire injure que de la soumettre au critérium des autres facultés, et elle ne s’applique jamais à d’autres matières qu’à celles qui sont nécessairement la pâture de l’organe intel- lectuel auquel elle doit sa naissance. Que la poésie soit subséquemment et conséquemment utile, cela est hors de doute, mais ce n’est pas son but ; cela vient par-dessus le marché. Personne ne s’étonne qu’une halle, un embarcadère ou toute autre cons- truction industrielle, satisfasse aux conditions du beau, bien que ce ne fût pas là le but principal et l’ambition première de l’ingénieur ou de l’archi- tecte. » Poe illustra sa thèse par différents mor- ceaux de critique appliqués aux poètes, ses compa- triotes, et par des récitations de poètes anglais. On lui demanda la lecture de son Corbeau. C’est un poème dont les critiques américains font grand cas. Ils en parlent comme d’une très remarquable pièce de versification, un rhythme vaste et compliqué, un savant entrelacement de rimes chatouillant leur orgueil national un peu jaloux des tours de force européens. Mais il paraît que l’auditoire fût désap- pointé par la déclamation de son auteur, qui ne savait pas faire briller son œuvre. Une diction pure, mais une voix sourde, une mélopée monotone, une assez grande insouciance des effets musicaux que sa plume savante avait pour ainsi dire indiqués, satisfirent médiocrement ceux qui s’étaient promis comme une fête de comparer le lecteur avec l’au- teur. Je ne m’en étonne pas du tout. J’ai remarqué souvent que des poètes admirables étaient d’exé- crables comédiens. Cela arrive souvent aux esprits sérieux et concentrés. Les écrivains profonds ne sont pas orateurs, et c’est bien heureux.
Un très vaste auditoire encombrait la salle. Tous ceux qui n’avaient pas vu Edg-ar Poe depuis les jours de son obscurité accouraient en foule pour contempler leur compatriote devenu illustre. Cette belle réception inonda son pauvre cœur de joie. Il s’enfla d’un org-ueil bien lég-ilime et bien excusable. Il se montrait tellement enchanté qu’il parlait de s’établir définitivement à Richmond. Le bruit courut qu’il allait se remarier. Tous les yeux se tournaient vers une dame veuve, aussi riche que belle, qui était une ancienne passion de Poe, rt que l’on soupçonne être le modèle original de sa Lénore, Cependant il fallait qu’il allât quelque temps à New- York pour publier une nouvelle édi- tion de ses Contes. De plus, le mari d’une dame fort riche de cette ville l’appelait pour mettre en ordre les poésies de sa femme, écrire des notes, une préface, etc..
Poe quitta donc Richmond ; mais lorsqu’il se mit en route, il se plaignit de frissons et de fai- blesse. Se sentant toujours assez mal en arrivant à Baltimore, il prit une petite quantité d’alcool pour se remonter. C’était la première fois que cet alcool maudit effleurait ses lèvres depuis plusieurs mois ; mais cela suffit pour réveiller le Diable qui dormait en lui. Une journée de débauche amena une nouvelle attaque du deliriumtremens, sa. vieille connaissance. Le matin, les hommes de police le ramassèrent par terre, dans un état de stupeur. Comme il était sans argent, sans amis et sans domi- cile, ils le portèrent à l’hôpital, et c’est dans un de ses lits que mourut l’auteur du Chat noir et d’ Eu- rêka, le 7 Octobre 1849, à l’âg-e de 87 ans.
Edgar Poe ne laissait aucun parent, excepté une sœur qui demeure à Richmond. Sa femme était morte quelque temps avant lui, et ils n’avaient pas d’enfants. C’était une demoiselle Clemm, et elle était un peu cousine de son mari. Sa mère était profondément attachée à Poe. Elle l’accompagna à travers toutes ses misères, et elle fut efl^royablement frappée par sa fin prématurée. Le lien qui unissait leurs âmes ne fut point relâché par la mort de la fille. Un si grand dévouement, une affection si noble, si inébranlable, fait le plus grand honneur à Edgar Poe. Certes, celui qui a su inspirer une si immense amitié avait des vertus, et sa personne spirituelle devait être bien séduisante.
M. Willis a publié une petite notice sur Poe ; j’en tire le morceau suivant :
La première connaissance que nous eûmes de la re- traite de M. Poe dans cette ville nous vint d’un appel qui nous fut fait par une dame qui se présenta à nous comme la mère de sa femme. Elle était ù la recherche d’un emploi pour lui. Elle motiva sa conduite en nous expli- quant qu’il était malade, que sa fille était tout à fait infirme, et que leur situation était telle qu’elle avait cru devoir prendre sur elle-même de faire cette démarche. La contenance de cette dame, que son dévouement, que le complet abandon de sa vie chétive à une tendresse pleine de chagrins rendait belle et sainte, la voix douce et triste avec laquelle elle pressait son plaidoyer, ses manières d’un autre Age, mais habituellement et involontairement grandes et distinguées, l’éloge et l’appréciation qu’elle faisait des droits et des talents de son fils, tout nous révéla la présence d’un de ces Anges qui se font femmes dans les adversités humaines.
C’était une rude destinée que celle qu’elle surveillait et protégeait.
M. Poe écrivait avec une fastidieuse difficulté et dans un style trop au-dessus du niveau intellectuel commun pour qu'on pût le payer cher. Il était toujours plongé dans des embarras d’argent, et souvent, avec sa femme malade, manquant des premières nécessités de la vie. Chaque hiver, pendant des années, le spectacle le plus touchant que nous ayons vu dans cette ville a été cet infatigable serviteur du génie, pauvrement et insuffisamment vôtu, et allant de journal en journal avec un poème à vendre ou un article sur un sujet littéraire ; quelquefois expliquant seulement d’une voix entrecoupée qu’il était malade, et demandant pour lui, ne disant pas autre chose que cela : il est malade, quelles que fussent les raisons qu’il avait de ne rien écrire, et jamais, à travers ses larmes et ses récits de détresse, ne permettant à ses lèvres de lâcher une syllabe qui pût être interprétée comme un doute, une accusation, ou un amoindrissement de confiance dans le génie et les bonnes intentions de son fils. Elle ne l’abandonna pas après la mort de sa fille. Elle continua son ministère d’ange, vivant avec lui, prenant soin de lui, le surveillant, le protégeant, et, quand il était emporté au dehors parles tentations, à travers son chagrin et la solitude de ses sentiments refoulés, et son abnégation se réveillant dans l’abandon, les privations et les souffrances, elle demandait encore pour lui. Si le dévouement de la femme né avec un premier amour, et entretenu parla passion humaine, glorifie et consacre son objet, comme cela est généralement reconnu et avoué, que ne dit pas en faveur de celui qui l’inspira un dévouement comme celui-ci, pur, désintéressé, et saint comme la garde d’un esprit.
Nous avons sous les yeux une lettre, écrite par cette dame, mistress Glemm, le malin où elle apprit la mort de l'objet de cet amour infatigable. Ce serait la meilleure requête que nous pourrions faire pour elle, mais nous n’en copierons que quelques mots, — cette lettre est sacrée comme sa solitude, — pour garantir l’exactitude du tableau que nous venons de tracer, et pour ajouter de la force à l’appel que nous désirons faire en sa faveur :
« J’ai appris ce matin la mort de mon bien-aimé Eddie [78]. Pouvez-vous me transmettre quelques détails, quelques circonstances ?... Oh ! n’abandonnez pas votre pauvre amie dans cette a mère affliction... Dites à M*** de venir ; j’ai à m’acquitter d’une commission envers lui de la part de mon pauvre Eddie... Je n’ai pas besoin de vous prier d’annoncer sa mort et de bien parler de lui. Je sais que vous le ferez. Mais dites bien quel affectueux fils il était pour moi , sa pauvre mère désolée !... »
Comme cette pauvre femme se préoccupe de la réputation de son fils ! Que c’est beau ! que c’est grand ! Admirable créature, autant ce qui est libre domine ce qui est fatal , autant l’esprit est au-dessus de la chair, autant ton affection plane sur toutes les affections humaines ! Puissent nos larmes traverser l’Océan, les larmes de tous ceux qui, comme ton pauvre Eddie, sont malheureux, inquiets, et que la misère et la douleur ont souvent traînés à la débauche , puissent-elles aller rejoindre ton cœur ! Puissent ces lignes, empreintes de la plus sincère et de la plus respectueuse admiration, plaire à tes yeux maternels. Ton image quasi-divine vol- tigera incessamment au-dessus du martyrologe de la littérature.
La mort de M. Poe causa en Amérique une réelle émotion. De différentes parties de l’Union s’éle- vèrent de réels témoignages de douleur. La mort fait quelquefois pardonner bien des choses. Nous sommes heureux de mentionner une lettre de M. Longfellow, qui lui fait d’autant plus d’honneur qu’Edgar Poe l’avait fort maltraité : « Quelle mé- lancolique fin que celle de M. Poe, un homme si richement doué de génie ! Je ne l’ai jamais connu personnellement, mais j’ai toujours eu une haute estime pour sa puissance de prosateur et de poète. Sa prose est remarquablement vigoureuse, directe, et néanmoins abondante, et son vers exhale un charme particulier de mélodie, une atmosphère de vraie poésie qui est tout à fait envahissante. L’â- preté de sa critique, je ne l’ai jamais attribuée qu’à l’irritabilité d’une nature ultra-sensible exaspérée par toute manifestation du faux. »
Il est plaisant, avec son abondance^ le prolixe auteur à’Euanfféline. Prend-il donc Edgar Poe pour un miroir ?
Il
C’est un plaisir très grand et très utile que de comparer les traits d’un grand homme avec ses œuvres. Les biographies , les notes sur les mœurs, les habitudes , le physique des artistes et des écri- vains ont toujours excité la curiosité bien légitime. Qui n’a cherché quelquefois l’acuité du style et la netteté des idées d’Erasme daiis le coupant de son profil, la chaleur et le tapage de leurs œuvres dans \\ tête de Diderot et dans celle de Mercier, où un peu de fanfaronnade se mêle à la bonhomie, l’iro- D’ie opiniâtre dans le sourire persistant de Voltaire, sa grimace de combat, la puissance de commande- ment et de prophétie dans l’œil jeté à l’horizon, et la solide figure de Joseph de Maislre , aigle et bœuf lout à la fois ? Qui ne s’est ingénié à déchiffrer la Comédie humaine dans le front et le visage puis- sants et compliqués de Balzac ?
M. Edgar Poe était d’une taille un peu au-des-
sous de la moyenne, mais toute sa personne soli-
dement bâtie ; ses pieds et ses mains petits. Avant
que sa constitution fût attaquée, il était capable
de merveilleux traits de force. On dirait que la
Nature, et je crois qu’on l’a souvent remarqué,
fait à ceux dont elle veut tirer de grandes choses
la vie très dure. Avec des apparences quelquefois
chétives, ils sont taillés en athlètes, ils sont bons
p !)ur le plaisir comme pour la souffrance. Balzac ,
eu assistant aux répétitions des Ressources de Qui-
rio/a, les dirigeant et jouantlui-mémetous les rôles,
corrigeait des épreuves de ses livres ; ilsoupait avec
les acteurs, et quand tout le monde fatigué allait
au sommeil , il retournait légèrement au travail.
Chacun sait qu’il a fait de grands excès d’insomnie
et de sobriété. Edgar Poe, dans sa jeunesse, s’était
fjrt distingué à tous les exercices d’adresse et de
force ; cela rentrait un peu dans son talent : cal-
culs et problèmes. Un jour, il paria qu’il partirait
d’un des quais de Richmond, qu’il remonterait à
la nage jusqu’à sept milles dans la rivière James, et
qu’il reviendrait à pied dans le même jour. Et il
le fit. C’était une journée brillante d’été, et il ne
s’en porta pas plus mal. Contenance, gestes, dé-
marche, airs de tête, tout le désignait, quand il était
dans ses bons jours, comme un homme de haule
distinction. Il était marqué par la Nature, comme
ces gens qui, dans un cercle, au café, dans la rue,
tirent l’œil de l’observateur et le préoccupent. Si
jamais le mot étrange, dont on a tant abusé dans
les descriptions modernes, s’est bien appliqué à
quelque chose, c’est certainementau genre de beauté
de M. Poe. Ses traits n’étaient pas grands, mais
assez réguliers , le teint brun-clair , la physionomie
triste et distraite, et quoiqu’elle ne portât le carac-
tère ni de la colère, ni de l’insolence, elle avait
quelque chose de pénible . Ses yeux , singulière-
ment beaux, semblaient être au premier aspect
d’un gris sombre, mais, à un meilleur examen, ils
apparaissaient glacés d’une légère teinte violette
indéfinissable. Quant au front, il était superbe,
non qu’il rappelât les proportions ridicules qu’in-
ventent les mauvais artistes, quand, pour flatter
le génie , ils le transforment en hydrocéphale , mais
on eût dit qu’une force intérieure débordante pous-
sait en avant les organes de la réflexion et de la
construction. Les parties auxquelles les crâniolo-
gistes attribuent le sens du pittoresque n’étaient
cependant pas absentes, mais elles semblaient
dérangées, opprimées, coudoyées par la tyrannie
hautaine et usurpatrice de la comparaison, de la
construction et de la causalité. Sur ce front trônait
aussi, dans un orgueil calme, le sens de l’idéalité
et du beau absolu , le sens esthétique par excel-
lence . Malgré toutes ces qualités , cette tête n’offrait
pas un ensemble agréable et harmonieux. Vue de
face, elle frappait et commandait l’attention par
l’expression dominatrice et inquisitoriale du front,
mais le profil dévoilait certaines absences ; il y avait
une immense masse de cervelle devant et derrière,
et une quantité médiocre au milieu ; enfin une
énorme puissance animale et intellectuelle , et un
manque à l’endroit de la vénérabilité et des qualités
affectives. Les échos désespérés de la mélancolie
qui traversent les ouvrages de Poe ont un accent
pénétrant, il est vrai, mais il faut dire aussi que
c’est une mélancolie bien solitaire et peu sympathi-
que au commun des hommes. Je ne puis m’empê-
cher de rire en pensant aux quelques lignes qu’un
écrivain fort estimé aux Etats-Unis, et dont j’ai
oublié le nom , a écrites sur Poe , quelque temps
après sa mort. Je cite de mémoire, mais je réponds
du sens : « Je viens de relire les ouvrages du re-
grettable Poe. Quel poète admirable ! quel conteur
surprenant ! quel esprit prodigieux et surnaturel !
C’est bien la tête forte de notre pays ! Eh bien ! je
donnerais ses soixante-dix contes mystiques, ana-
lytiques et grotesques, tous si brillants et pleins
d’idées, pour un bon petit livre du foyer, un livre
de famille, qu’il aurait pu écrire avec ce style mer-
veilleusement pur qui lui donnait une si grande
supériorité sur nous. Combien M. Poe serait plus
grand ! » Demander un livre de famille à Edgar
Poe ! Il est donc vrai que la sottise humaine sera
la même sous tous les climats, et que le critique
voudra toujours attacher de lourds légumes à des
arbustes de délectation.
Poe avait les cheveux noirs, traversés de quel- ques fils blancs, une grosse moustache hérissée, et qu’il oubliait de mettre en ordre et de lisser pro- prement. Il s’habillait avec bon goût, mais un peu négligemment, comme un gentleman qui a bien autre chose à faire. Ses manières étaient excellentes, très polies et pleines de certitude. Mais sa conver- sation mérite une mention particulière. La première fois que je questionnai un Américain là-dessus, il me répondit en riant beaucoup : « Oh ! oh ! il avait une conversation qui n’était pas du tout consécu- tiue ! )) Après quelques explications, je compris que M. Poe faisait de vastes enjambées dans le monde des idées, comme un mathématicien qui démontrerait devant des élèves déjà très forts, et qu’il monologuait beaucoup. De fait, c’était une conversation essentiellement nourrissante, iln’élait pas beau parleur^ et d’ailleurs sa parole, comme ses écrits, avait horreur de la convention ; mais un vaste savoir, la connaissance de plusieurs langues, de fortes études, des idées ramassées dans plusieurs pays faisaient de celle parole un excellent ensei- gnement. Enfin, c’était un homme à fréquenter pour les gens qui mesurent leur amitié d’après le gain spirituel qu’ils peuvent retirer d’une fréquen- tation. Mais il paraît que Poe était fort peu difficile sur le choix de son auditoire. Que ses auditeurs fussent capables de comprendre ses abstractions ténues, ou d’admirer les glorieuses conceptions qui coupaient incessamment de leurs lueurs le ciel sombre de son cerveau, il ne s’en inquiétait guère. Il s’asseyait dans une taverne, à côté d’un sordide polisson, et lui développait gravement les grandes lignes de son terrible livre Èureka, avec un sang-froid implacable, comme s’il eût dicté à un secré- taire, ou disputé avec Képier, Bacon ou Sweden- borg. C’est là un trait particulier de son caractère. Jamais homme ne s’affranchit plus complètement des règles de la société, s’inquiéta moins des pas- sants, et pourquoi, certains jours, on le recevait dans les cafés de bas étage et pourquoi on lui refusait l’entrée des endroits où boivent les honnêtes gens. Jamais aucune société n’a absous ces choses-là, encore moins une société anglaise ou américaine. Poe avait déjà son génie à se faire pardonner ; il avait fait dans le Messager une chasse terrible à la médiocrité ; sa critique avait été disciplinaire et dure, comme celle d’un homme supérieur et solitaire qui ne s’intéresse qu’aux idées. Il vint un moment où il prit toutes les choses humaines en dégoût, et où la métaphysique seule lui était de quelque chose. Poe, éblouissant par son esprit son pays jeune et informe, choquant par ses mœurs des hommes qui se croyaient ses égaux, devenait fatalement l’un des plus malheureux écrivains. Les rancunes s’ameutèrent, la solitude se fit autour de lui. A Paris, en Allemagne, il eût trouvé des amis qui l’auraient facilement compris et soulagé ; en Amé- rique, il fallait qu’il arrachât son pain. Ainsi s’ex- pliquent parfaitement l’ivrognerie et le changement perpétuel de résidence. Il traversait la vie comme un Sahara, et changeait déplace comme un Arabe. Mais il y a encore d’autres raisons : les douleurs profondes du ménage, par exemple. Nous avons vu que sa jeunesse précoce avait été tout d’un coup jetée dans les hasards de la vie. Poe fut presque toujours seul ; de plus, l’effroyable contention de son cerveau et l’âpreté de son travail devaient lui faire trouver une volupté d’oubli dans le vin et les liqueurs. Il tirait un soulaijenient de ce qui fait une falig-ue pour les autres. Enfin, rancunes littéraires, vcrtij,^es de l’infini, douleurs de ménage, insultes de la misère, Poe fuyait tout dans le noir de l’ivresse, comme dans le noir de la tombe ; car il ne buvait pas en gourmand, mais en barbare ; à peine l’alcool avail-il touché ses lèvres qu’il allait se planter au comptoir, et il buvait coup sur coup jusqu’à ce que son bon Ange fût noyé, et ses facul- tés anéanties. Il est un fait prodigieux, mais qui est attesté par toutes les personnes qui l’ont connu, c’est que ni la pureté, le fini de son style, ni la netteté de sa pensée, ni son ardeur au travail et à des recherches difficiles ne furent altérés par sa terrible habitude. La confection de la plupart de ses bons morceaux a précédé ou suivi une de ses crises. Après l’apparition à’Eureka^ il s’adonna à la boisson avec fureur. A New- York, le matin même où la Revue Whig publiait le Corbeau, ^Qn- dant que le nom de Poe était dans toutes les bouches, et que tout le monde se disputait son poème, il traversait Broadway* enbattantles mai- sons et en trébuchant.
L’ivrognerie littéraire est un des phénomènes les plus communs et les plus lamentables de la vie moderne ; mais peut-être y a-t-il bien des circons- tances atténuantes. Du temps de Saint-Amant, de Chapelle et de Colletet, la littérature se soûlait aussi, mais joyeusement, en compagnie de nobles et de grands qui étaient fort lettrés, et qui ne crai- gnaient pas le cabaret. Certaines dames ou demoi-
’ Boulevard de New- York. C’est justement là qu’est la Louli4ue d’un des libraires de Poe. selles elles-mêmes ne rougissaient pas d’aimer un peu le vin, comme le prouve l’aventure de celle que sa servante trouva en compagnie de Chapelle, tous deux pleurant à chaudes larmes après souper sur ce pauvre Pindare, mort par la faute des médecins ignorants. Au xviii"^ siècle, la tradition continue, mais s’altère un peu. L’école de Rétif boit, mais c’est déjà une école de parias, un monde souterrain. Mercier, très vieux, est rencontré rue du Goq- Honoré ; Napoléon est monté sur le xviiie siècle, Mercier est un peu ivre, et il dit qu’Une vit plus que par curiosité * . Aujourd’hui, l’ivrognerie littéraire a pris un caractère sombre et sinistre. Il n’y a plus de classe spécialement lettrée qui se fasse honneur de frayer avec les hommes de lettres. Leurs tra- vaux absorbants et les haines d’école les empêchent de se réunir entre eux. Quant aux femmes, leur éducation informe, leur incompétence politique et littéraire empêchent beaucoup d’auteurs de voir en elles autre chose que des ustensiles de ménage ou des objets de luxure. Le dîner absorbé et l’animal satisfait, le poêle entre dans la vaste solitude de sa pensée ; quelquefois il est très fatigué par le métier. Que devenir alors ? Puis, son esprit s’ac- coutume à l’idée de sa force invincible, et il ne peut plus résister à l’espérance de retrouver dans la boisson les visions calmes ou effrayantes qui sont déjà ses vieilles connaissances. C’est sans doute à la même transformation de mœurs, qui a fait du monde lettré une classe à part, qu’il faut attribuer l’immense consommation de tabac que fait la nou- velle littérature.
- Victor Hugo connaissait-il ce mot ?
III
Je vais m’appliquer à donner une idée du carac- tère g-énéral qui domine les œuvres d’Edgar Poe. Quant à faire une analyse de toutes, à moins d’é- crire un volume, ce serait chose impossible, car ce singulier homme, malgré sa vie déréglée et diabo- lique, a beaucoup produit. Poe se présente sous trois aspects : critique, poète et romancier ; encore dans le romancier y a-t-il un philosophe.
Quand il fut appelé à la direction du Messager
littéraire du Sud, il fut stipulé qu’il recevrait
2.5oo francs par an. En échange de ces très médio-
cres appointements, il devait se charger de la lec-
ture et du choix des morceaux destinés à composer
le numéro du mois, et de la rédaction de la partie
dite éditorial, c’est-à-dire de l’analyse de tous les
ouvrages parus et de l’appréciation de tous les faits
littéraires. En outre, il donnait souvent, très sou-
vent, une nouvelle ou un morceau de poésie. Il fit
ce métier pendant deux ans à peu près. Grâce à son
active direction et à l’originalité de sa critique, le
Messager littéraire attira bientôt tous les yeux ;
J’ai là, devant moi, la collection des numéros de
ces deux années : la partie éditorial est considéra-
ble ; les articles sont très longs. Souvent, dans le
même numéro, on trouve un compte-rendu d’un
roman, d’un livre de poésie, d’un livre de médecine,
de physique ou d’histoire. Tous sont faits avec le
plus grand soin, et dénotent chez leur auteur une
connaissance de différentes littératures et une apti-
tude scientifique qui rappelle les écrivains français
du xviii® siècle. Il paraît que, pendant ses prëcé-
dentes misères, Edg-ar Poe avait mis son temps à
profit et remué bien des idées. Il y a là une collec-
tion remarquable d’appréciations critiques des
principaux auteurs ang-jais et américains, souvent
des Mémoires français. D’où partait une idée, quelle
était son orig-ine, son but, à quelle école elle appar-
tenait, quelle était la méthode de l’auteur, salu-
taire ou dangereuse, tout cela était nettement, clai-
rement et rapidement expliqué. Si Poe attira forte-
ment les yeux sur lui, il se fit aussi beaucoup d’en-
nemis. Profondément pénétré de ses convictions,
il fit une guerre infatigable aux faux raisonne-
ments, aux pastiches niais, aux solécismes, aux
barbarismes et à tous les délits littéraires qui se
commettent journellement dans les journaux et les
livres. De ce côté-là, on n’avait rien à lui repro-
cher, il prêchait d’exemple ; son style est pur, adé-
quat à ses idées, et en rend l’empreinte exacte.
Poe est toujours correct. C’est un fait très remar-
quable qu’un homme d’une imagination aussi
vagabonde et aussi ambitieuse soit en même temps
si amoureux des règles, et capable de studieuses
analyses et de patientes recherches. On eût dit une
antithèse faite chair. Sa gloire de critique nuisit
beaucoup à sa fortune littéraire. Beaucoup de
gens voulurent se venger. 11 n’est sorte de repro-
ches qu’on ne lui ait plus tard jetés à la figure, à
mesure que son œuvre grossissait. Tout le monde
connaît cette longue kyrielle banale : immoralité,
manque de tendresse, absence de conclusions,
extravagance, littérature inutile. Jamais la critique
française n’a pardonné à Balzac le Grand homme
de province à Paris,
Commo pocle, Edyar Poe est un homme à part. Il représente presque à lui seul le mouvement romantique de l’autre côté de l’Océan. Il est le pre- mier Américain qui, à proprement parler, ait fait de son style un outil. Sa poésie, profonde et plain- tive, est néanmoins ouvrag-ée, pure, correcte et brillante comme un bijou de cristal. On voit que, malgré leurs étonnantes qualités qui les ont fait adorer des âmes tendres et molles, MM. Alfred de Musset et Alphonse de Lamartine n’eussent pas été de ses amis, s’il avait vécu parmi nous. Ils n’ont pas assez de volonté et ne sont pas assez maîtres d’eux-mêmes. Edg-ar Poe aimait les rhythmes com- pliqués, et, quelque compliqués qu’ils fussent, il y enfermait une harmonie profonde. Il y a un petit poème de lui, intitulé les Cloches, qui est une véri- table curiosité littéraire ; •traduisible, cela ne l’est pas. Le Corbeau eut un vaste succès ! De l’aveu de MM. Longfellovv et Emerson, c’est une merveille. Le sujet en est mince, c’est une pure œuvre d’art. Dans une nuit de tempête et de pluie, un étudiant entend tapoter à sa fenêtre d’abord, puis à sa porte ; il ouvre, croyant à une visite. C’est un mal- heureux corbeau perdu qui a été attiré par la lu- mière de la lampe. Ce corbeau apprivoisé a appris à parler chez un autre maître, et le premier mot qui tombe par hasard du bec du sinistre oiseau frappe juste un des compartiments de l’Ame de l’étudiant, et en fait jaillir une série de tristes pen- sées endormies : Une femme morte , mille aspira- tions trompées, mille désirs déçus, une existence brisée, un fleuve de souvenirs qui se répand dans la nuit froide et désolée. Le son est grave et quasi- surnaturel, comme les pensées de l’insomnie ; les vers tombent un à un, comme des larmes monotones. Dans le Pays des songes, The Dreamland , il a essayé de peindre la succession des rêves et des imag-es fantastiques qui assièg-ent l’âme quand l’œil du corps est fermé. D’autres morceaux, tels qu’U lalume, Annabel Lee, jouissent d’une égale célébrité. Mais le bag-age poétique d’Edgar Poe est mince. Sa poésie, condensée et laborieuse, lui coûtait, sans doute, beaucoup de peine, et il avait trop souvent besoin d’argent pour se livrera cette voluptueuse et infructueuse douleur.
Comme nouvelliste et romancier, Edgar Poe est unique dans son genre, ainsi que Maturin, Balzac, Hoffmann, chacun dans le sien. Les différents morceaux qu’il a éparpillés dans les Revues ont été réunis en deux faisceaux, l’un, Taies ofthe grotes’ que and arabesque, l’autre, Edgar A. Poe’ s taies, édition de Wiley et Putnam. Gela fait un total de soixante-douze morceaux à peu près. Il y a là- dedans des bouffonneries violentes, du grotesque pur, des aspirations effrénées vers l’infini, et une grande préoccupation du magnétisme. La petite édition des contes a eu un grand succès à Paris comme en Amérique, parce qu’elle contient des choses très dramatiques, mais d’un dramatique tout particulier.
Je voudrais pouvoir caractériser d’une manière
très brève et très sûre la littérature de Poe, car
c’est une littérature toute nouvelle. Ce qui lui imprime un caractère essentiel et la distingue entre
toutes, c’est, qu’on me pardonne ces mots singuliers, le conjecturisme et le probabilisme. On
peut vérifier mon assertion sur quelques-uns de
ses sujets.
Le Scarabée d’or : analyse des moyens succes-
sifs à employer pour deviner un cryptogramme, à
l’aide duquel on peut découvrir un trésor enfoui.
Je ne puis m’empècher de penser avec douleur que
l’infortuné E. Poe a dû plus d’une fois rêver aux
moyens de découvrir des trésors. Que l’explication
de cette méthode, qui lait la curieuse et littéraire
spécialité de certains secrétaires de police, est
logique et lucide ! Que la description du trésor est
belle, et comme on en reçoit une bonne sensation
de chaleur et d’éblouissernentl Car on le trouve, le
trésor ! Ce n’était point un rêve, comme il arrive
généralement dans tous ces romans où l’auteur
vous réveille brutalement après avoir excité votre
esprit par des espérances apérilives ; cette fois,
c’est un trésor vrai, et le déchiffreur l’a bien gag-né.
En voici le compte exact : en monnaie, quatre cent
cinquante mille dollars, pas un atome d’argent, tout
en or, et d’une date très ancienne ; les pièces très
grandes et très pesantes, inscriptions illisibles ;
cent dix diamants, dix-huit rubis, trois cent dix
émeraudes, vingt et un saphirs et une opale ; deux
cents bagues et boucles d’ofeilles massives, une
trentaine de chaînes, quatre-vingt-trois crucifix,
cinq encensoirs, un énorme bol à punch en or avec
feuilles de vigne et bacchantes, deux poignées d’é-
pée, cent quatre-vingt-dix-sept montres ornées de
pierreries. Le contenu du coffre est d’abord évalué
à un million et demi de dollars, mais la vente des
bijoux porte le total au delà. La description de ce
trésor donne des vertiges de grandeur et des
ambitions de bienfaisance. Il y avait, certes, dans
le coffre enfoui par le pirate Kidol, de quoi soula-
ger bien des désespoirs inconnus.
Le Maelstrom : ne pourrait-on pas descendre dans un gouffre dont on n’a pas encore trouvé le fond, en étudiant d’une manière nouvelle les lois de la pesanteur?
L’Assassinat de la rue Morgue pourrait en remontrer à des juges d’instruction. Un assassinat a été commis. Comment? par qui? Il y a dans cette affaire des faits inexplicables et contradictoires. La police jette sa langue aux chiens. Un jeune homme se présente qui va refaire l’instruction par amour de l’art.
Par une concentration extrême de la pensée, et par l’analyse successive de tous les phénomènes de son entendement, il est parvenu à surprendre la loi de la génération des idées. Entre une parole et une autre, entre deux idées tout à fait étrangères en apparence, il peut rétablir toute la série inter- médiaire, et combler aux yeux éblouis la lacune des idées non exprimées et presque inconscientes. Il a étudié profondément tous les possibles et tout les enchaînements probables des faits. Il remonte d’induction en induction, et arrive à démontrer péremptoirement que c’est un singe qui a fait le crime.
La Révélation magnétique : le point de départ de l’auteur a évidemment été celui-ci : ne pourrait- on pas, à l’aide de la force inconnue dite fluide magnétique, découvrir la loi qui régit les mondes ultérieurs. Le début est plein de grandeur et de solennité. Le médecin a endormi son malade seule- ment pour le soulager. « Que pensez-vous de votre mal? — J’en mourrai. — Cela vous cause-t-il du chagrin ? — Non. » Le malade se plaint qu’on l’interroge mal. « Dirigez-moi, » dit le médecin. « Commencez par le commencement. — Qu’est-ce que le commencement ? — (A voix très basse.) C’est Dieu. — Dieu esl-il esprit ? — Non. — Est-il donc matière ? — Non. » Suit une très vaste théo- rie de la matière, des gradations de la matière et de la hiérarchie des êtres. J’ai publié ce morceau dans un des numéros de la Liberté de penser, en i848.
Ailleurs, voici le récit d’une âme qui vivait sur une planète disparue. Le point de départ a été : peut-on, par voie d’induction et d’analyse, deviner quels seraient les phénomènes physiques et moraux chez les habitants d’un monde dont s’approcherait une comète homicide?
D’autres fois, nous trouvons du fantastique pur, moulé sur nature, et sans explication, à la manière d’Hoffmann : P Homme des foules se plong-e sans cesse au sein de la foule ; il nag-e avec délices dans l’océan humain. Quand descend le crépuscule plein d’ombres et de lumières tremblantes, il fuit les quartiers pacitiés, et recherche avec ardeur ceux où grouille vivement la matière humaine. A mesure que le cercle de la lumière et de la vie se rétrécit, il en cherche le centre avec inquiétude ; comme les hommes du déluge, il se cramponne désespérément aux derniers points culminants de l’agitation publi- que. Et voilî\ tout. Est-ce un criminel qui a horreur de la solitude? Est-ce un imbécile qui ne peut pas se supporter lui-même ?
Quel est l’auteur parisien un peu lettré qui n’a pas lu le Chat noir? Là, nous trouvons des qua- lités d’ordre différent. Comme ce terrible poème du crime commence d’une manière douce et innocente ! « Ma femme et moi nous fûmes unis par une grande communauté de goûts, et par notre bienveillance pour les animaux ; nos parents nous avaient légué cette passion. Aussi notre maison ressemblait à une ménagerie ; nous avions chez nous des bêtes de toute espèce. » Leurs affaires se dérangent. Au lieu d’agir, l’homme s’enferme dans la rêverie noire de la taverne. Le beau chat noir, l’aimable Pluton, qui se montrait jadis si prévenant quand le maître rentrait, a pour lui moins d’égards et de caresses ; on dirait même qu’il le fuit et qu’il flaire les dangers de l’eau-de-vie et du genièvre. L’homme est offensé. Sa tristesse, son humeur taciturne et solitaire augmentent avec l’habitude du poison. Que la vie sombre de la taverne, que les heures silencieuses de l’ivresse morne sont bien décrites ! Et pourtant c’est rapide et bref. Le repro- che muet du chat l’irrite de plus en plus. Un soir, pour je ne sais quel motif, il saisit la bête, tire son canif et lui extirpe un œil. L’animal borgne et san- glant le fuira désormais, et sa haine s’en accroîtra. Enfin, il le pend et l’étrangle. Ce passage mérite d’être cité :
Cependant le chat guérit lentement. L’orbite de l’œil perdu présentait, il est vrai, un spectacle effrayant ; toutefois, il ne paraissait plus souffrir. Il parcourait la maison comme à l’ordinaire, mais, ainsi que cela devait être, il se sauvait dans une terreur extrême à mon appro- che. Il me restait assez de cœur pour que je m’affligeasse d’abord de cette aversion évidente d’une créature qui m’avait tant aimé. Ce sentiment céda bientôt à l’irrita- tion ; et puis vint, pour me conduire à une chute finale et irrévocable, l’esprit de perversité. De cette force, la philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi fermement que je crois à l’existence de mon âme, je crois que la perversité est une des impulsions primiti- ves du cœur humain, l’une des facultés ou sentiments primaires, indivisibles, qui constituent lo caractère de l’homme. — Qui n’a pas cent fois commis une action folle ou vile, par la seule raison qu’il savait devoir s’en abstenir? N’avons-nous pas une inclination perpétuelle, en dépit de notre jug-ement, à violer ce qui est la loi, seulement parce que nous savons que c’est la loi? Cet esprit de perversité, dis-je, causa ma dernière chute. Ce fut ce désir insondable que l’ûme éprouve de s’afflig-er elle-même, — de violenter sa propre nature, — de faire mal pour le seul amour du mal, — qui me poussa à continuer, et enfin à consommer, la torture que j’avais infligée à cette innocente bête. Un matin, de sang’-froid, j’attachai une corde à son cou, et je le pendis à une branche d’arbre. — Je le pendis en versant d’abondantes larmes et le cœur plein du remords le plus amer ; — je le pandis, parce que ie savais qu’il m’avait aimé et parce que je sentais qu’il ne m’avait donné aucun sujet de colère, — je le pendis, parce que je savais qu’en faisant ainsi je commettais un crime, un péché mortel qui met- tait en péril mon âme immortelle, au point de la placer, si une telle chose était possible, hors de la sphère de la miséricorde infinie du Dieu très miséricordieux et très terrible.
Un incendie achève de ruiner les deux époux,
qui se réfugient dans un pauvre quartier. L’homme
boit toujours. Sa maladie fait d’effroyables pro-
grès, car quelle maladie est comparable à l’alcool?
Un soir, il aperçoit sur un des tonneaux du caba-
ret un fort beau chat noir, exactement semblable
au sien. L’animal se laisse approcher et lui rend
ses caresses. Il l’emporte pour consoler sa femme.
Le lendemain, on découvre que le chat est borg-ne,
et du même œil. Cette fois-ci, c’est l’amitié de
l’animal qui l’exaspérera lentement ; sa fatiguante obsé-
quiosité lui fait l’effet d’une vengeance, d’une ironie,
d’un remords incarné dans une bete mystérieuse.
Il est évident que la tête du malheureux est trou-
blée. Un soir, comme il descendait à la cave avec
sa femme, pour une besogne de ménage, le fidèle
chat qui les accompagne s’embarrasse dans ses
jambes en le frôlant. Furieux, il veut s’élancer sur
lui ; sa femme se jette au-devant ; il l’étend d’un
coup de hache. Comment fait-on disparaître un
cadavre? telle est sa première pensée. La femme
est mise dans le mur, convenablement recrépi et
bouché avec du mortier sali habilement. Le chat a
fui. « Il a compris ma colère, et a jugé qu’il était
prudent de s’esquiver. «Notre homme dort du som-
meil des justes, et, le matin, au soleil levant, sa
joie et son allégement sont immenses de ne pas
sentir son réveil assassiné par les caresses odieuses
de la bête. Cependant, la justice a fait plusieurs
perquisitions chez lui, et les magistrats découragés
vont se retirer, quand tout d’un coup : « Vous
oubliez la cave. Messieurs », dit-il. On visite la cave,
et, comme ils remontent les marches sans avoir
trouvé aucun indice accusateur, « voilà que, pris
d’une idée diabolique et’d’une exaltation d’orgueil
inouï, je m’écriai : Beau mur î Belle construction,
en vérité ! on ne fait plus de caves pareilles ! Et, ce
disant, je frappai le mur de ma canne à l’endroit
même où était cachée la victime. » Un cri profond,
lointain, plaintif se fait entendre ; l’homme s’éva-
nouit ; la justice s’arrête, abat le mur, le cadavre
tombe en avant, et un chat effrayant, moitié poil,
moitié plâtre, ^’élance avec son œil unique, san-
glant et fou.
Ce ne sont pas seulement les probabilit(5s et les possibilités qui ont fortement allumé l’ardente curiosité de Poe, mais aussi les maladies de l’esprit. Bérénice est un admirable échantillon dans ce g-enre ; quelque invraisemblable et outré que ma sèche analyse la fasse paraître, je puis affirmer au lecteur que rien n’est plus log-ique et possible que cette affreuse histoire. Eg-œus et Bérénice sont cousins ; Egœus, pâle, acharné à la théosophie, chétif et abusant des forces de son esprit pour l’intellig-ence des choses abstruses ; Bérénice, folle et joueuse, toujours en plein air, dans les bois et le jardin, admirablement belle, d’une beauté lumi- neuse et charnelle. Bérénice est attaquée d’une mala- die mystérieuse et horrible désignée quelque part sous le nom assez bizarre de distorsion de person- nalité. On dirait qu’il est question d’hystérie... Elle subit aussi quelques attaques d’épilepsie, fréquem- ment suivies de léthargie, tout à fait semblables à la mort, et dont le réveil est généralement brusque et soudain. Cette’ admirable beauté s’en va, pour ainsi dire, en dissolution. Quanta Egœus, sa mala- die, pour parler, dit-il, le langage du vulgaire, est encore plus bizarre. Elle consiste dans une exa- gération de la puissance méditative, une irrita- tion morbide des facultés attentives. — « Per- dre de longues heures les yeux attachés à une phrase vulgaire, rester absorbé une grande jour- née d’été dans la contemplation d’une ombre sur le parquet, m’oublier une nuit entière à sur- veiller la flamme droite d’une lampe ou les braises du foyer, répéter indéfiniment un mot vulgaire jus- qu’à ce que le son cessât d’apporter à mon esprit une idée distincte, perdre tout sentiment de l’existence physique dans une immobilité obstinée, tel- les étaient quelques-unes des assertions dans les- quelles m’avait jeté une condition intellectuelle qui, si elle n’est pas sans exemple, appelle certaine- ment l’étude et l’analyse. » Et il prend soin de nous faire remarquer que ce n’est pas là l’exag-ération de la rêverie bien commune à tous les hommes ; car le rêveur prend un objet intéressant pour point de départ, il roule de déduction en déduction et, après une long’ue journée de rêverie, la cause première est tout à fait envolée, Vincitamentuma. disparu. Dans le cas d’Egœus, c’est le contraire. L’objet est inva- riablement puéril ; mais, à travers le miheu d’une contemplation violente, il prend une importance de réfraction. Peu de déductions, point de médita- tions ag-rëables ; et, à la fin, la cause première, bien loin d’être hors de vue, a conquis un intérêt sur- naturel, elle a pris une g-rosseur anormale qui est le caractère distinctif de cette maladie.
Egœus va épouser sa cousine. Au temps de son incomparable beauté, il ne lui a jamais adressé un seul mot d’amour ; mais il éprouve pour elle une grande amitié et une grande pitié. D’ailleurs, n’a- t-elle pas l’immense attrait d’un problème? Et, comme il l’avoue, dans l’étrange anomalie de son existence, les sentiments ne lui sont jamais venus du cœur, et les passions lui seront toujours venues de l’esprit. Un soir, dans la bibliothèque, Bérénice se trouve devant lui. Soit qu’il ait l’esprit troublé, soit par l’effet du crépuscule, il la voit plus grande que de coutume. Il contemple longtemps sans dire un mot ce fantôme aminci qui, dans une douloureuse coquetterie de femme enlaidie, essaie un sourire, un sourire qui veut dire : « Je suis bien chang-ée, n’est-ce pas? » Et alors elle montre entre ses pauvres lèvres tortillées toutes ses dents. « Plût à Dieu que je ne les eusse jamais vues, ou que, les ayant vues, je fusse mort ! »
Voilà les dents installées dans la tôte de l’homme. Deux jours et une nuit, il reste cloué à la même place, avec des dents flottantes autour de lui. Les dents sont dai ;^ucrréotypécs dans son cerveau, lon- gues, étroites, comme des dents de cheval mort ; pas une tache, pas une crénelure, pas une pointe ne lui a échappé. Il frissonne d’horreur quand il s’a- perçoit qu’il en est venu à leur attribuer une faculté de sentiment et une puissance d’expression morale indépendante même des lèvres : « On disait de M’’° Salle que tous ses pas étaient des sentiments, et de Bérénice, je croyais plus sérieusement que toutes ses dents étaient des idées. »
Vers la fin du second jour, Bérénice est morte ; Egœus n’ose pas refuser d’entrer dans la cham- bre funèbre et de dire un dernier adieu à la dépouille de sa cousine. La bière a été déposée sur le lit. Les lourdes courtines du lit qu’il soulève retombent sur ses épaules et l’enferment dans la plus étroite communion avec la défunte. Chose sin- g^ulière, un bandeau qui entourait les joues s’est dénoué. Ses dents reluisent implacablement blan- ches et longues. Il s’arrache du lit avec énergie, et se sauve épouvanté.
Depuis lors, les ténèbres se sont amoncelées dans son esprit, et le récit devient trouble et confus. Il se retrouve dans la bibliothèque à une table, avec une lampe, un livre ouvert devant lui, et ses yeux tressaillent en tombant sur cette phrase : Dicebant mihisodaleSfSisepulchrum amicœ visitarem^ curas meas aliquantulum fore levatas. A côté, une boîte d’ébène ? N’est-ce pas celle du médecin de la famille. Un domestique entre, pâle et troublé ; il parle bas et mal. Cependant il est question dans ses phrases entrecoupées de violation de sépulture, de grands cris qu’on aurait entendus, d’un cadavre encore chaud et palpitant qu’on aurait trouvé au bord de sa fosse tout sanglant et tout mutilé. Il montre à Egœus ses vêtements ; ils sont terreux et sanglants. Il le prend par la main ; elle porte des empreintes singulières, des déchirures d’ongles. Il dirige son attention sur un outil qui repose contre le mur. C’est une bêche. Avec un cri effroyable, Egœus saute sur la boîte ; mais, dans sa faiblesse et son agitation, il la laisse tomber, et la boîte, en s’ouvrant, donne passage à des instruments de chirurgie dentaire qui s’éparpillent sur le parquet avec un affreux bruit de ferraille, mêlés aux objets maudits de son hallucination. Le malheureux, dans une absence de conscience, est allé arracher son idée fixe de la mâchoire de sa cousine, ensevelie par erreur pendant une de ses crises.
Généralement, Edgar Poe supprime les accessoires, ou du moins ne leur donne qu’une valeur très minime. Grâce à cette sobriété cruelle, l’idée génératrice se fait mieux voir et le sujet se découpe ardemment sur ces fonds nus. Quant à sa méthode de narration, elle est simple. Il abuse du je avec une cynique monotonie. On dirait qu’il est tellement sûr d’intéresser qu’il s’inquiète peu de varier ses moyens. Ses contes sont presque toujours des récits ou des manuscrits du principal personnage. Quant à l'ardeur avec laquelle il travaille souvent dans l’horrible, j’ai remarqué chez plusieurs jiommes qu’elle était souvent le résultat d’une très grande énergie vitale inoccupée, quelquefois d’une opiniâtre chasteté, et aussi d’une profonde sensibilité refoulée. La volupté surnaturelle que l’homme peut éprouver à voir couler son propre sang, les mouvements brusques et inutiles, les grands cris jetés en l’air presque involontairement sont des phénomènes analogues. La douleur est un soulagement à la douleur, l’action délasse du repos.
Un autre caractère particulier de sa littérature est qu’elle est tout à fait anti-féminine. Je m’explique. Les femmes écrivent, écrivent avec une rapidité débordante ; leur cœur bavarde à la rame. Elles ne connaissent généralement ni l’art, ni la mesure, ni la logique ; leur style traîne et ondoie comme leurs vêtements. Un très grand et très justement illustre écrivain, George Sand elle-même, n’a pas tout à fait, malgré sa supériorité, échappé à cette loi du tempérament ; elle jette ses chefs-d’œuvre à la poste comme des lettres. Ne dit-on pas qu’elle écrit ses livres sur du papier à lettres ?
Dans les livres d’Edgar Poe, le style est serré, concaténé ; la mauvaise volonté du lecteur ou sa paresse ne pourront pas passer à travers les mailles de ce réseau tressé par la logique. Toutes les idées, comme des flèches obéissantes, volent au même but.
J’ai traversé une longue enfilade de contes sans trouver une histoire d’amour. Je n’y ai pensé qu’à la fin, tant cet homme est enivrant. Sans vouloir préconiser d’une manière absolue ce système ascétique d’une âme ambitieuse, je pense qu’une littérature sévère serait chez nous une protestation utile contre l’envahissante fatuité des femmes, de plus en plus surexcitée par la dég-oûtante idolâtrie des hommes ; et je suis très indulgent pour Voltaire, trouvant bon, dans sa préface de la Mort de César, tragédie sans femme, sous de feintes excuses de son impertinence, de bien faire remarquer son glorieux tour de force.
Dans Edgar Poe, point de pleurnicheries énervantes ; mais partout, mais sans cesse l’infatigable ardeur vers l’idéal. Comme Balzac qui mourut peut- être triste de ne pas être un pur savant, il a des rages de science. Il a écrit un Manuel du conchyliologiste que j’ai oublié de menlionner.il a, comme les conquérants et les philosophes, une entraînante aspiration vers l’unité ; il assimile les choses morales aux choses physiques. On dirait qu’il cherche à appliquer à la littérature les procédés de la phi- losophie, et à la philosophie la méthode de l’algèbre. Dans cette incessante ascension vers l’infini, on perd un peu l’haleine. L’air est raréfié dans cette littérature, comme dans un laboratoire. On y contemple sans cesse la glorification de la volonté s’appliquant à l’induction et à l’analyse. Il semble que Poe veuille arracher la parole aux prophètes, et s’attribuer le monopole de l’explication rationnelle. Aussi, les paysages qui servent quelquefois de fond à ses fictions fébriles sont-il pâles comme des fantômes. Poe, qui ne partageait guère les passions des autres hommes, dessine des arbres et des nuages qui ressemblent à des rêves de nuages et d’arbres, ou plutôt qui ressemblent à ses étranges personnages, agités comme eux d’un frisson surnaturel et galvanique.
Une fois, cependant, il s’est appliqué à faire un livre purement humain. Xa Narration d’Arthur Gordon Pt/m, qui n’a pas eu un grand succès, est une histoire de navigateurs qui, après de rudes ava- ries, ontétéprisparles calmes dansles mers duSud. Le génie de l’auteur se réjouit dans ces terribles scènes et dansles étonnantes peinturesde peuplades et d’îles qui ne sont point marquées sur les cartes. L’exécution de ce livre est excessivement simple et minutieuse. D’ailleurs, il est présenté comme un livre de bord. Le navire est devenu ingouvernable ; les vivres et l’eau buvable sont épuisés ; les marins sont réduits au cannibalisme. Cependant, un brick €st signalé.
Nous n’aperçûmes personne à son bord jusqu’à ce qu’il fût arrivé à un quart de mille de nous. Alors nous vîmes trois hommes qu’à leur costume nous prîmes pour des Hollandais. Deux d’entre eux étaieut couchés sur de vieilles voiles près du gaillard d’avant, et le troisième, qui paraissait nous regarder avec curiosité, ctaità l’avant, à tribord, près du beaupré. Ce dernier était un homme grand et vigoureux, avec la peau très noire. Il semblait, par ses gestes, nous encourager à prendre patience, nous faisant des signes qui nous semblaient pleins de joie, mais qui ne laissaient pas que d’être bizarres, et souriant immuablement, comme pour déployer une rangée de dents blanches très brillantes. Le navire approchant da- vantage, nous vîmes sou bonnet de laine rouge tomber de sa tôte dans Teau ; mais il n’y prit pas garde, conti- nuant toujours ses sourires et ses gestes baroques. Je rapporte toutes ces choses et ces circonstances minutieu- sement, et je les rapporte, cela doit être compris, préci- sément comme elles nous apparurent.
Le brick venait à nous lentement, et mettait mainte- nant le cap droit sur nous, et, — je ne puis parler de sang-froid de cette aventure, — nos cœurs sautaient follement au-dedans de nous, et nous répandions toutes nos âmes en cris d’allégresse et en actions de grâces à Dieu pour la complète, g-Jorieuse et inespérée délivrance que nous avions si palpablement sous la main. Tout à coup et tout à la fois, de l’étrang-e navire, nous étions maintenant sous le venta lui, — nous arrivèrent, portées sur l’océan, une odeur, une puanteur telles qu’il n’y a pas dans le monde de mots pour les exprimer : inferna- les, suffoquantes, intolérables, inconcevables. J’ouvris la bouche pour respirer, et me tournant vers mes camara- des, jcm’aperçus qu’ils étaient plus pâles que du marbre. Mais nous n’avions pas le temps de nous questionner ou de raisonner, le brick était à cinquante pieds de nous, et il semblait dans l’intention de nous accoster par notre arrière, afin que nous pussions l’aborder sans l’obliger à mettre son canot à la mer. Nous nous précipitâmes au-devant, quand, tout à coup, une forte embardée le jeta de cinq ou six points hors du cap qu’il tenait, et, comme il passait à notre arrière à une distance d’environ vingt pieds, nous vîmes son pont en plein. Oublierais-je jamais la triple horreur de ce spectacle? Vingt-cinq ou trente corps humains, parmi lesquels quelques femmes, gisaient disséminés çà et làentrela dunette et la cuisine, dans le dernier et le plus dég-oûtant état de putréfaction ! Nous vîmes clairementqu’il n’javait pas une âme vivante sur ce bateau maudit ! Cependant, nous ne pouvions pas nous empôcherd’implorer ces morts pour notre salut ! Oui, dans l’agonie du moment, nous avons longtemps et fortement prié ces silencieuses et dégoûtantes images de s’arrêter pour nous, de ne pas nous abandonnera un sort semblable au leur, et de vouloir bien nous recevoir dans leur gracieuse compagnie ! La terreur et le désespoir nous faisaient extravaguer, l’angoisse et le décourage- ment nous avaient rendus totalement fous.
A nos premiers hurlements de terreur, quelque chose répondit qui venait du côté du beaupré du navire étran- ger, et qui ressemblait de si près au cri d’un gosier humain que l’oreille la plus délicate eût été surprise et trompée. A ce moment, une autre embardée soudaine ramena le g-aillard d’avant sous nos yeux, et nous pûmes comprendre l’orig-ine de ce bruit. Nous vîmes la grande forme robuste toujours appuyée sur le plat-bord et remuant toujours la tôte deçà, delà, mais tournée main- tenant de manière que nous ne pouvions lui voir la face. Ses bras étaient étendus sur la lisse du basting-ag-e, et ses mains tombaient en dehors. Ses genoux étaient pla- cés sur une grosse arfiarre, large lent ouverts et allant du talon du beaupré à l’un des bossoirs. A l’un de ses côtés, où un morceau de la chemise avait été arraché et laissait voir le nu, se tenait une énorme mouette, se gorgeant activement de l’horrible viande, son bec et ses serres profondément enfoncés, et son blanc plumage tout éclaboussé de sang. Comme le brick tournait et allait nous passer sous le vent, l’oiseau, avec une appa- rente difficulté, retira sa tête rouge, et, après nous avoir regardés un moment comme s’il était stupéfié, se déta- cha paresseusement du corps sur lequel il festinait, puis il prit directement son vol au-dessus do notre pont, et plana quelque temps avec un morceau de la substance coagulée et quasi vivante dans son bec. A la fin, l’hor- rible morceau tomba, en l’éclaboussant, juste aux pieds de Parker. Dieu veuille me pardonner, mais alors, dans le premier moment, une pensée traversa mon esprit, une pensée que je n’écrirai pas, et je me sentis faisant un pas machinal vers le morceau sanglant. Je levai les veux, et mes regards rencontrèrent ceux d’Auguste qui étaient pleins d’une intensité et d’une énergie de désir telles que cela me rendit immédiatement à moi-même. Je m’élançai vivement, et, avec un profond frisson, je jetai l’horrible chose à la mer.
Le cadavre d’où le morceau avait été arraché, reposant ainsi sur l’amarre, était aisément ébranlé par les efforts de l’oiseau carnassier, et c’étaient d’abord ces secousses qui nous avaient induits à croire à un être vivant.
Quand l’oiseau le débarrassa de son poids, il chancela, tourna et tomba à moitié, et nous montra tout à fait sa fîg-ure. Non, jamais il n’y eut d’objet aussi ter- rible ! Les yeux n’y étaient plus, et toutes les chairs de la bouche rongées, les dents étaient entièrement à nu. Tel était donc ce sourire qui avait encouragé notre espé- rance ! Tel était..., mais je m’arrête. Le brick, comme je l’ai dit, passa à notre arrière, et continua sa roule en tombant sous le vent. Avec lui et son terrible équi- page s’évanouirent lentement toutes nos heureuses visions de joie et de délivrance.
Eurêka était sans doute le livre chéri et long- temps rêvé d’Edgar Poe. Je ne puis pas en rendre compte ici d’une manière précise. C’est un livre qui demande un article particulier. Quiconque a lu la Révélation magnétique connaît les tendances métaphysiques de notre auteur. Eurêka prétend développer le procédé, et démontrer la loi suivant laquelle l’univers a revêtu sa forme actuelle visible et trouvé sa présente organisation, et aussi com- ment cette même loi, qui fut l’origine de la création, sera le moyen de sa destruction et de l’absorption définitive du monde. On comprendra facilement pourquoi je neveux pas m’engager à la légère dans la discussion d’unesi ambitieusetentative. Je crain- drais de m’égarer et de calomnier un auteur pour lequel j’ai le plus profond respect. On a déjà accusé Edgar Poe d’être un panthéiste, et, quoique je sois forcé d’avouer que les apparences induisent à le croire tel, je puis affirmer que, comme bien d’autres grands hommes épris de la logique, il se contredit quelquefois fortement, ce qui fait son éloge ; ainsi, son panthéisme est fort contrarié par ses idées sur la hiérarchie des êtres, et beaucoup de passages qui affirmeat évidemment la permanence des per- sonnalités.
Edy^ar Poe était très fier de ce livre, qui n’eut pas, ce qui est tout naturel, le succès de ses con- tes. II faut le lire avec précaution et faire la véri- fication de ses étrang-es idées par la juxtaposition des systèmes analojjues et contraires.
IV
J’avais un ami qui était aussi un métaphysicien à sa manière, enra^çé et absolu, avec des airs de Saint-Just. Il me disait souvent, en prenant un exemple dans le monde, et en me regardant moi- même delravers : « Toul mystiqueaun vicecaché. » Et je continuais sa pensée en moi-même : donc il faut le détruire. Mais je riais, parce que je ne le comprenais pas. Un jour, comme je causais avec un libraire bien connu et bien achalandé, dont la spécialité est de servir les passions de toute la bande mystique et des courtisans obscurs des scien- ces occultes, et comme je lui demandais des rensei- gnements sur ses clients, il me dit : « Ilappelez- vous que tout mystique a un vice caché, souvent très matériel ; celui-ci l’ivrognerie, celui-là la goin- frerie, un autre la paillardise ; l’un sera très avare, l’autre très cruel, etc.. »
Mon Dieu ! me dis-je, quelle est donc cette loi fatale qui nous enchaîne, nous domine, et se venge de la violation de son insupportable despotisme [)ar la dégradation et l’amoindrissement de notre être moral ? Les illuminés ont été les plus grands des hommes. Pourquoi faut-il qu’ils soient châtiés de leur grandeur ? Leur ambition n’élait-elle pas la plus noble ? L’homme sera-t-ii éternellement si limité qu’une de ses facultés ne puisse s’agrandir qu’au détriment des autres ? Si vouloir à tout prix connaître la vérité est un grand crime, ou au moins peut conduire à de grandes fautes, si la niaiserie et l’insouciance sont une vertu et une garantie d’équi- libre, je crois quenous devons être très indulgents pour ces illustres coupables, car, enfants du xviii’ et du XIX® siècle, ce même vice nous est à tous imputable.
Je le dis sans honte, parce que je sens que cela part d’un profond sentiment de pitié et de tendresse, Edgar Poe, ivrogne, pauvre, persécuté, paria, me plaît plus que calme et vertueux, un Gœthe ou un W. Scott. Je dirais volontiers de lui et d’une classe particulière d’hommes, ce que le catéchisme dit de notre Dieu : « Il a beaucoup souffert pour nous. »
On pourrait écrire sur son tombeau : « Vous tous qui avez ardemment cherché à découvrir les lois de votre être, qui avez aspiré à l’infini, et dont les sentiments refoulés ont dû chercher un affreux soulagement dans le vin de la débauche, priez pour lui. Maintenant, son être corporel purifié nage au milieu des êtres dont il entrevoyait l’existence, priez pour lui qui voit et qui sait, il intercédera pour vous. »
DEDICACE DES HISTOIRES EXTRAORDINAIRES (i)
A Madame Maria Ciemm, A Milford, Connecticut, Etats-Unis
Il y a bien longtemps. Madame, que je dési-
[ij Le Pays, 24 juillet i854. rais réjouir vos yeux maternels par cette traduction d’un des plus grands poètes de ce siècle ; mais la vie littéraire est pleine de cahots et d’empêche- ments, et je crains que l’Allemagne ne me devance dans l’accomplissement de ce pieux hommag-e dû à la mémoire d’un écrivain qui, comme les HotF- mann, les Jean-Paul, les Balzac, est moins de son pays que cosmopolite. Deux ans avant la catastro- phe qui brisa horriblement une existence si pleine et si ardente, je m’efforçais déjà de faire connaître Edgar Poe aux littérateurs de mon pays. Mais alors l’orag-e permanent de sa vie était pour moi chose inconnue ; j’ignorais que ces éblouissantes végétations étaient le produit d’une terre volca- nisée, et quand, aujourd’hui, je compare l’idée fausse que je m’étais faite de sa vie avec ce qu’elle fut réellement, — l’Edgar Poe que mon imagina- lion avait créé, — riche, heureux, — un jeune gen- tleman de génie vaquant quelquefois à la littéra- ture au milieu des mille occupations d’une vie élé- gante, — avec le vrai Edgar, — le pauvre Eddie, celui que vous avez aimé et secouru, celui que je ferai connaître à la France, — celte ironique anti- thèse me remplit d’un insurmontable attendrisse- ment. Plusieurs années ont passé, et son fantôme m’a toujours obsédé. Aujourd’hui, ce n’est pas seulement le plaisir de montrer ses beaux ouvrages qui me possède, mais aussi celui d’écrire au-dessus le nom de la femme qui lui fut toujours si bonne et si douce. Gomme votre tendresse pansait ses bles- sures, il embaumera votre nom avec gloire.
Vous lirez le travail que j’ai composé sur sa vie et ses œuvres ; vous me direz si j’ai bien compris son caractère, ses douleurs, et la nature toute spéciale de son esprit, si je me suis trompé, vous me corrigerez. Si la passion m’a fait errer, vous me redresserez . De votre part, Madame, tout sera reçu avec respect et reconnaissance, même le blâme délicat que peut susciter en vous la sévérité que j’ai déployée à l’ég’ard de vos compatriotes, sans doute pour soulager un peu la haine qu’inspirent à mon âme libre les Républiques marchandes et les Sociétés physiocratiques.
Je devais cet hommage public à une mère dont la grandeur et la bonté honorent le Monde des Lettres autant que les merveilleuses créations de son fils. Je serais mille fois heureux si un rayon égaré de cette charité qui fut le soleil de sa vie pouvait, à travers les mers qui nous séparent, s’élancer sur moi, chétif et obscur, et me réconforter de sa chaleur magnétique.
Adieu, Madame ; parmi les différents saluts et les formules de complimentation qui peuvent conclure une missive d’une âme à une âme, je n’en connais qu’une adéquate aux sentiments que m’inspire votre personne : Goodness, godness !
AVENTURE SANS PAREILLE D’UN CERTAIN HANS PFAALL[79]
[Note.]
L'Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall a été imprimée pour la première fois dans le Southern Literary Messenger, le premier recueil littéraire que Poe ait dirigé, à Richmond. Il avait alors 23 ans. Dans l’édition posthume de ses œu- vres, — qui, soit dit en passant, est loin d’être complète — se trouve à la suite de lïans Pfaall une fort sing-ulière note dont je veux faire l’analyse, et qui montrera aux lecteurs que cette publication a intéressé un des enfantillai^es de ce g-rand génie.
Poe passe en revue différents ouvrages qui ont tous le même objet, — un voyage dans la lune, — une description de la lune, etc.. — des ouvrages- canards, ou, — comme ils disent, ces Américains qui aiment tant à être dupés, — des hoaxes. Pofe se donne la peine de démontrer combien tous ces ouvrages sont inférieurs au sien, parce qu’ils man- quent du caractère le plus important, je dirai tout à riieure lequel.
Il commence par citer le Moon Siory ou Moon- Hoax de M. Locke, qui n’est pas autre chose, je présume, que ces malheureux Animaux dans la lune, qui, il y a vingt ans à peu près, ont fait aussi leur bruit sur notre continent déjà trop américain. Il commence d’abord par établir que son Jeu d’es- prit a été publié dans le Southern Literary Messen- fjer trois semaines avant que M. Locke ne publiât son canard dans le New- York Sun. Quelques feuilles ont accolé et publié simultanément les deux ouvrages, et Poe s’offense, à bon droit, de cette parenté imposée.
Pour que le public ait pu gober le Moon-Hoax de M. Locke, il faut que son ignorance astronomi- que dépasse la vraisemblance.
La puissance du télescope de M. Locke ne peut pas rapprocher la lune, située à 240.000 milles de la terre, suffisamment pour y voir des animaux, des fleurs, pour y distinguer la forme et la couleur des yeux des petits oiseaux, comme fait Herschell, le héros du canard de M. Locke. Enfin, les verres de son télescope ont été fabriqués chez MM. Hartley et Grant ; or, dit Poe d’une manière triomphale, ces messieurs avaient cessé toute opération commerciale plusieurs années avant la publication du hoax.
A propos d’une espèce de rideau de poils qui ombrage les yeux d’un bison lunaire, Herschell (Locke) prétend que c’est une prévoyance de la nature pour protéger les yeux de l’animal contre les violentes alternatives de lumière et de ténèbres auxquelles sont soumis les habitants du côté de la lune qui regarde notre planèle. Mais ces alternatives n’existent pas ; ces habitants, s’il y en a, ne peuvent pas connaître les ténèbres. En l’absence du soleil, ils sont éclairés par la terre.
Sa topographie lunaire met, pour ainsi dire, le cœur à droite. Elle contredit toutes les cartes, et se contredit elle-même. L’auteur ignore que sur une carte lunaire l’orient doit être à gauche.
Illusionné par les vagues appellations telles que Mare Nubium, Mare Tranquillitatis, Mare Fecunditatis, que les anciens astronomes ont données aux taches de la lune, M. Locke entre dans des détails sur les mers et les masses liquides de la lune. Or, c’est un point d’astronomie constaté qu’il n’y en a pas.
La description des ailes de son homme chauve-souris est un plagiat des insulaires volants de Peter Wilkins. M. Locke dit quelque part : « Quelle prodigieuse influence notre globe treize fois plus gros a-t-il dû exercer sur le satellite, quand celui-ci n’était qu’un embryon dans les entrailles du temps, le sujet passif d’une affinité chimique !» C’est fort sublime ; mais un astronome n’aurait pas dit cela, et surtout ne l’aurait pas écrit à un journal scientifique d’Edimbourg. Car un astro- nome sait que la terre, — dans le sens voulu par la phrase, — n’est pas treize fois, mais bien qua- rante-neuf fois plus grosse que la lune.
Mais voici une remarque qui caractérise bien l’esprit analytique de Poe. « Comment, dit-il, Her- schell voit des animaux distinctement, les décrit minutieusement, formes et couleurs ! C’est là le {■à\id\m faux observateur ! Il ne sait pas son rôle de fabricant de hoaœes. Car, quelle est la chose qui doit immédiatement, avant tout, saisir, frapper la vue d’un observateur vrai, dans le cas où il verrait des animaux dans la lune, — bien que cette chose, il eût pu la prévoir : — « Ils marchent les pieds en haut et la tête en bas, comme les mouches au plafond \ » — En effet, voilà le cri de la nature.
Les imaginations relatives aux végétaux et aux animaux ne sontnullement basées sur l’analogie ; — les ailes de Vhomme chauve-souris ne peuvent pas le soutenir dans une atmosphère aussi rare que celle de la lune ; — la transfusion d’une lumière artificielle à travers l’objectif est un pur amphi- gouri ; — s’il ne s’agissait que d’avoir des télesco- pes assez forts pour voir ce qui se passe dans un corps céleste, l’homme aurait réussi, mais il faut que ce corps soit éclairé suffisamment, et plus il est éloigné, plus la lumière est diffuse, etc..
Voici la conclusion de Poe, qui n’est pas peu curieuse pour les gens qui aiment à scruter le cabi- net de travail d’un homme de génie, — les papiers carrés de Jean-Paul embrochés dans du fil, — les épreuves arachnéennes de Balzac, — les manchettes de Buffon, etc..
Dans ces différents opuscules, le but est toujours sati- rique ; le thème, — une description des mœurs lunaires mises en parallèle avec les nôtres. Mais dans aucun je ne vois l’effort pour rendre plausibles les détails du voyage en lui-même. Tous les auteurs semblent absolu- ment ig-norants en matière d’astronomie. Dans Hans Pfaall^\e dessein est orig’inal,en tant qu’il représente un effort vers la vraisemblance {verisimilitude), dans l’ap- plication des principes scientifiques (autant que le per- mettait la nature fantasque du sujet) à la traversée effec- tive de la terre à la lune.
Je permets au lecteur de sourire, — moi-même j’ai souri plus d’une fois en surprenant les dadas de mon auteur. Lés petitesses de toute grandeur ne seront-elles pas toujours, pour un esprit impartial, un spectacle touchant? Il est réellement singulier de voir un cerveau, tantôt si profondément germa- nique et tantôt si sérieusement oriental, trahir à de certains moments l’américanisme dont il est saturé.
Mais, à le bien prendre, l’admiration restera la plus forte. Qui donc, je le demande, qui doncd’en- tre nous, — je parle des plus robustes, — aurait osé, à 23 ans, à l’âge où l’on apprend à lire^ — se diriger vers la lune, équipé de notions astronomi- ques et physiques suffîsarites, et enfourcher imper- turbablement le dada ou plutôt l’hippogriffe ombrageux de la verisimilitude ?
On a beaucoup parlé dans ces derniers temps d’Edgar Poe. Le fait est qu’il le mérite. Avec un volume de nouvelles, cette réputation a traversé les mers. Il a étonné, surtout étonné, plutôt qu’ému et enthousiasmé. Il en est généralement de même de tous les romanciers qui ne marchent qu’appuyés sur une méthode créée par eux-mêmes, et qui est la conséquence même de leur tempérament. Je ne crois pas qu’il soit possible de trouver un romancier fort qui n’ait pas opéré la création de sa méthode, ou plutôt dont la sensibilité primitive ne soit pas réfléchie et transformée en un art certain. Aussi les romanciers forts sont-ils plus ou moins philosophes. Diderot, Laclos, Hoffmann, Gœthe, Jean-Paul, Maturin, Honoré de Balzac, Edgar Poe. Remarquez que j’en prends de toutes les couleurs et des plus contrastées. Cela est vrai de tous, même de Diderot, le plus hasardeux et le plus aventureux qui s’appliqua, pour ainsi dire, à noter et à régler l’inspiration ; qui accepta d’abord et puis, de parti pris, utilisa sa nature enthousiaste, sanguine et tapageuse. Voyez Sterne, le phénomène est bien autrement évident et aussi bien autrement méritant. Cet homme a fait sa méthode. Tous ces gens, avec une volonté et une bonne foi infatigable, décalquent la nature, la pure nature. — Laquelle ? — La leur. Aussi sont-ils généralement bien plus étonnants et originaux que les simples imaginatifs qui sont tout à fait d’esprit philosophique et qui entassent et alignent les événements sans les classer, et sans en expliquer le sens mystérieux. J’ai dit qu’ils étaient étonnants. Je dis plus ; c’est qu’ils visent généralement à l’étonnant. Dans les œuvres de plusieurs d’entre eux, on voit la préoccupation d’un perpétuel surnaturalisme. Cela tient, comme je l’ai dit, à cet esprit primitif de chercherie, qu’on me pardonne le barbarisme, à cet esprit inquisitorial, esprit de juge d’instruction, qui a peut-être ses racines dans les plus lointaines impressions de l’enfance. D’autres, naturalistes enragés, examinèrent l’âme à la loupe comme les médecins le corps, et tuent leurs yeux à trouver le ressort. D’autres, d’un genre mixte, cherchent à fondre ces deux systèmes dans une mystérieuse unité. Unité de l’animal, unité de fluide, unité de la matière première, toutes ces théories récentes sont quelquefois tombées, par un accident singulier dans la tête de poètes, en même temps que dans les têtes savantes.
Ainsi, pour en finir, il vient toujours un moment où les romanciers de l’espèce de ceux dont je parlais deviennent pour ainsi dire jaloux des philosophes, et ils donnent alors, eux aussi, leur système de constitution naturelle, quelquefois même avec une certaine immodestie qui a son charme et sa naïveté. On connaît Séraphitus, Louis Lambert, et une foule de passages d’autres livres, où Balzac, ce grand esprit dévoré du légitime orgueil encyclopédique, a essayé de fondre en un système unitaire et définitif différentes idées tirées de Swedenborg, Messmer, Marat, Gœthe et Geoffroy Saint-Hilaire. L’idée de l’unité a aussi poursuivi Edgar Poe, et il n’a point dépensé moins d’efforts que Balzac dans ce rêve caressé. Il est certain que les esprits spécialement littéraires font, quand ils s’y mettent de singulières chevauchées à travers la philosophie. Ils font des trouées soudaines, et ont de brusques échappées par des chemins qui sont bien à eux.
Pour me résumer, je dirai donc que les trois caractères des romanciers curieux sont : 1o une méthode privée ; 2o l’étonnant ; 3o la manie philosophique ; trois caractères qui constituent d’ailleurs leur supériorité. Le morceau d’Edgar Poe qu’on va lire est d’un raisonnement excessivement ténu parfois, d’autres fois obscur et de temps en temps singulièrement audacieux. Il faut en prendre son parti, et digérer la chose telle qu’elle est. Il faut surtout bien s’attacher à suivre le texte littéral. Certaines choses seraient devenues bien autrement obscures, si j’avais voulu paraphraser mon auteur, au lieu de me tenir servilement attaché à la lettre. J’ai préféré faire du français pénible et parfois baroque et donner dans toute sa vérité la technie philosophique d’Edgar Poe.
Il va sans dire que la Liberté de penser ne se déclare nullement complice des idées du romancier américain et qu’elle a cru simplement plaire à ses lecteurs en leur offrant cette haute curiosité scientifique.
On sait que Baudelaire, dans son inlassée poursuite de la perfection, remaniait et recorrigeait ses textes jusqu’à la dernière heure. Le lecteur, curieux des moindres variantes, devra donc se reporter, pour les traductions des ouvrages de Poe, aux collections des journaux où elles furent d’abord publiées. Pour nous, nous avons dû nous borner à reproduire les textes négligés par l’édition définitive, et la notice biographique, fort différente de celle qu’on trouve dans la collection de MM. Calmann-Lévy.
SUR LES BEAUX-ARTS
DE LA CARICATURE ET GÉNÉRALEMENT DU COMIQUE DANS LES ARTS
- [Page isolée][81]
Voici la troisième fois que je recopie et recommence d’un bout à l’autre cet article[82], enlevant, ajoutant, remaniant et tâchant de me conformer aux instructions de M. V. de Mars[83].
Le ton du début est changé ; les néologismes, les taches voyantes sont enlevés. La citation mystique de Chennevières est transformée. L’ordre est modifié. Les divisions sont augmentées. Il y a des passages nouveaux sur Léonard de Vinci, Romyen de Hooge, Jean Steen, Breughel le drôle, Cruikshank le père, Thomas Hood, Callot, Watteau, Fragonard, Cazotte, Boilly, Debucourt, Langlois, du Pont de l’Arche, Raffet, Kaulbach, Alfred Réthel, Tœppfer, Bertall, Cham et Nadar. L’article qui concerne Charlet est très adouci. J’ai ajouté une conclusion philosophique conforme au début.
DESCRIPTION ANALYTIQUE D’UNE ESTAMPE DE BOILLY[84]
Au milieu d’un groupe de différentes personnes descendant d’une diligence, une femme entourée de ses enfants se jette au cou d’un voyageur en bonnet de coton. Jour froid de Paris. Un petit se hausse sur les pieds pour être embrassé.
Plus loin, un autre voyageur charge ses paquets sur les crochets d’un commissionnaire.
Au premier plan, à gauche, un mendiant tend son chapeau à un militaire à plumet jaune, un officier de fortune, maigre comme Bonaparte, et un garde national cherche à embrasser une succulente boutiquière qui porte un éventaire ; elle se défend mollement.
À droite, un monsieur, le chapeau à la main, parle à une femme tenant un enfant ; près de ce groupe, deux chiens qui se battent. Boilly, 1803.
L’EAU-FORTE EST À LA MODE[85]
Décidément, l’eau-forte devient à la mode. Certes nous n’espérons pas que ce genre obtienne autant de faveur qu’il en a obtenu à Londres il y a quelques années, quand un club fut fondé pour la glorification de l’eau-forte et quand les femmes du monde elles-mêmes faisaient vanité de dessiner avec la pointe sur le vernis. En vérité, ce serait trop d’engouement.
Tout récemment, un jeune artiste américain, M. Whistler, exposait à la galerie Martinet une série d’eaux-fortes, subtiles, éveillées comme l’improvisation et l’inspiration, représentant les bords de la Tamise ; merveilleux fouillis d’agrès, de vergues, de cordages ; chaos de brumes, de fourneaux et de fumées tirebouchonnées ; poésie profonde et compliquée d’une vaste capitale.
Il y a peu de temps, deux fois de suite, à peu de jours de distance, la collection de M. Méryon se vendait en vente publique trois fois le prix de sa valeur primitive.
Il y a évidemment dans ces faits un symptôme de valeur croissante. Mais nous ne voudrions pas affirmer toutefois que l’eau-forte soit destinée prochainement à une totale popularité. C’est un genre trop personnel, et conséquemment trop aristocratique, pour enchanter d’autres personnes que les hommes de lettres et les artistes, gens très amoureux de toute personnalité vive. Non seulement l’eau-forte est faite pour glorifier l’individualité de l’artiste, mais il est même impossible à l’artiste de ne pas inscrire sur la planche son individualité la plus intime. Aussi peut-on affirmer que, depuis la découverte de ce genre de gravure, il y a eu autant de manières de le cultiver qu’il y a eu d’artistes aqua-fortistes. Il n’en est pas de même du burin, ou du moins la proportion dans l’expression de la personnalité est-elle infiniment moindre.
On connaît les audacieuses et vastes eaux-fortes de M. Legros : cérémonies de l’Église, processions, offices nocturnes, grandeurs sacerdotales, austérités du cloître, etc., etc.
M. Bonvin, il y a peu de temps, mettait en vente, chez M. Cadart (l’éditeur des œuvres de Bracquemond, de Flameng, de Chifflart), un cahier d’eaux-fortes, laborieuses, fermes et minutieuses comme sa peinture.
C’est chez le même éditeur que M. Yonkind, le charmant et candide peintre hollandais, a déposé quelques planches auxquelles il a confié le secret de ses rêveries, singulières abréviations de sa peinture, croquis que sauront lire tous les amateurs habitués à déchiffrer l’âme d’un peintre dans ses plus rapides gribouillages (gribouillage est le terme dont [se] servait, un peu légèrement, le brave Diderot pour caractériser les eaux-fortes de Rembrandt).
MM. André Jeanron, Ribot, Manet viennent de faire aussi quelques essais d’eau-forte, auxquels M. Cadart a donné l’hospitalité de sa devanture de la rue Richelieu.
Enfin nous apprenons que M. John-Lewis Brown veut aussi entrer en danse. M. Brown, notre compatriote malgré son origine anglaise, en qui tous les connaisseurs devinent déjà un successeur, plus audacieux et plus fin, d’Alfred de Dreux, et peut-être un rival d’Eugène Lami, saura évidemment jeter dans les ténèbres de la planche toutes les lumières et toutes les élégances de sa peinture anglo-française.
Parmi les différentes expressions de l’art plastique, l’eau-forte est celle qui se rapproche le plus de l’expression littéraire et qui est la mieux faite pour trahir l’homme spontané. Donc, vive l’eau-forte !
DIAZ. — Papillotages de lumière tracassée à travers des ombrages énormes.
DUPRÉ. — Mirages magiques du soir.
LEYS. — Manière archaïque, première manière, plus naïve.
ROSA BONHEUR. — Le meilleur que j’aie vu, une bonhomie qui tient lieu de distinction.
DECAMPS. — Un des meilleurs. Grand ciel mamelonné, profondeur d’espace.
— Paysage énorme en petite dimension. L’âne de Balaam. A précédé les Doré.
— Trois soldats ayant coopéré à la Passion. Terribles bandits à la Salvator. La couronne d’épines et le sceptre de roseau expliquent la profession de ces malandrins.
MADOU. — Charlet flamand.
CABAT. — Très beau, très rare, très ombragé, très herbu, prodigieusement fini, un peu dur, donne la plus haute idée de Cabat, aujourd’hui un peu oublié.
RICARD. — Un faux Rembrandt. Très réussi.
PAUL DELAROCHE. — Donne une idée meilleure de Delaroche que l’idée habituelle. Étude simple et sentimentale.
MEISSONIER. — Un petit fumeur méditatif. Vrai Meissonier sans grandes prétentions. Excellent spécimen.
TROYON. 1860. — Excellents spécimens. Un chien se dresse contre un tertre avec une souplesse nerveuse et regarde à l’horizon.
— Vaches. Grand horizon. Un fleuve. Un pont.
— Bœuf dans un sentier.
ROBERT FLEURY. — Deux scènes historiques. Toujours le meilleur spécimen. Belle entente du théâtre.
JULES BRETON. — Deux.
ALFRED STEVENS. — Une jeune fille examinant les plis de sa robe devant une psyché.
— Une jeune fille, type de virginité et de spiritualité, ôte ses gants pour se mettre au piano.
Un peu sec, un peu vitreux.
Très spirituel, plus précieux que tout Stevens.
— Une jeune femme regardant un bouquet sur une console.
On n’a pas assez loué chez Stevens l’harmonie distinguée et bizarre du tout.
JOSEPH STEVENS. — Misérable logis de saltimbanques.
Tableau suggestif. Chiens habillés. Le saltimbanque est sorti et a coiffé un de ses chiens d’un bonnet de houzard pour le contraindre à rester immobile devant le miroton qui chauffe sur le poële.
JACQUE. — Plus fini que tous les Jacque. Une basse-cour à regarder à la loupe.
KNYFF. — Effet de soleil gazé. Éblouissement, blancheur. Un peu lâché à la Daubigny.
VERBOEKHOVEN. — Étonnant, vitreux, désolant à rendre envieux Meissonier, Landseer, H. Vernet. Ton à la De Marne.
KOEKKOEK. — Fer blanc, zinc, tableau dit d’amateur. Encore est-ce un des meilleurs spécimens.
VERIVÉE. — Solide.
COROT. — Deux. Dans l’un, transparence demi-deuil délicat, crépuscule de l’âme.
TH. ROUSSEAU. — Merveilleux, agatisé. Trop d’amour pour le détail, pas assez pour les architectures de la nature.
MILLET. — La bête de somme de La Bruyère. La bête courbée vers la terre.
BONINGTON. — Intérieur de chapelle. Un merveilleux diorama, grand comme la main.
WILHEMS. — Deux. — Préciosité flamande. La lettre. Le lavage des mains.
GUSTAVE DE JONGH. — Une jeune fille en toilette de bal, lisant de la musique.
EUGÈNE DELACROIX. — Chasse au tigre. Delacroix alchimiste de la couleur. Miraculeux, profond, mystérieux, sensuel, terrible ; couleur éclatante et obscure, harmonie pénétrante. Le geste de l’homme et le geste de la bête. La grimace de la bête, les reniflements de l’animalité.
Vert, lilas, vert sombre, lilas tendre, vermillon, rouge sombre, bouquet sinistre.
[Premier fragment.]
La vraie Belgique. La Belgique toute nue. La Belgique déshabillée. Une capitale pour rire. Une capitale de Singes (2).
(i) Publié anonymemenl par M. Eugène Crépet dans la Revue d Aujourd’hui, 15 mars 1890.
(a) Asselineau, op. cit., a ^numéré d’autres titres : Pauvre Belgique, la Grotesque Belgique, la Capitale des Singes.
Asselineau, ibid., donne encore une liste de 33 chapitres projetés.
La voici :
I. Début. — a. Physionomie de la rue. — 3. La vie, cuisine,boissons, tabac. — 4- Les Femmes et l’Amour. — 5. Mœurs, Moralité. — 6. Conversations- — 7. Esprit de petite ville, cancans. —8. Obéissance, conformité. — 9. Les Espions, — impolitesse, grossièreté. — 10. Administration, lenteur, paresse. — 11. Commerce, esprit commerçant. — l2. Préjugé de la propreté belge. — 13. Divertissement. — 14. Enseignement. — 15. La langue française en Belgique. — 16. Journalistes, Littérateurs. — 17. Impiété belge. — Prêtrophobie, irréligion. — 19. Politique. — 20. L’annexion. — 21. L’Armée. — 22. Le roi Léopold, son portrait, sa mort, le deuil. — 23.Beaux- Arts. — 24. Architecture, Eglises, culte. — 25. Le Paysage — 26, 27, 28, 29. Promenades, Malines, Anvers, Namur. — 30 1. — Préliminaires.
Qu’il faut, quoique dise Danton, toujours «empor- ter sa patrie à la semelle de ses souliers ».
La France a l’air bien barbare, vue de près. Mais allez en Belgique, et vous deviendrez moins sévère pour votre pays.
Comme Joubert remerciait Dieu de l’avoir fait homme, et non femme, vous le remercierez de vous avoir fait, non pas Belge, mais Français.
Grand mérite à faire un livre sur la Belgique. Il s’agit d’être amusant en parlant de l’ennui, instruc- tif en parlant de rien.
A faire un croquis de la Belgique, il y a par compensation cet avantage qu’on fait, en même temps, une caricature des sottises françaises.
Conspiration de la flatterie Européenne contre la Belgique. La Belgique, amoureuse des compliments, les prend toujours au sérieux.
Comme on chantait chez nous, il y a vingt ans, la liberté, la gloire et le bonheur des Etats-Unis d’Amérique ! Sottise analogue à propos de la Bel- gique.
Pourquoi les Français qui ont habité la Belgique ne disent pas la vérité sur ce pays. Parce que, en leur qualité de Français, ils ne peuvent pas avouer qu’ils ont été dupes.
Vers de Voltaire sur la Belgique.
2. — Bruxelles. Physionomie de la rue. Premières impressions. On dit que chaque ville,
Liège. — 3i. Gand. — Sa. Bruges. — 33. Epilogue, conseils aux Français.
On remarquera que, pour les i8 premiers chapitres, cette liste de Ch. Asselineau concorde à peu près avec le manuscrit Argument du Livre sur la Belgique, public par Eugène Crépet.— V. Lettres, années i865-66. chaque pays a son odeur. Paris, dit-on, sent ou sen- tait \t chouaig^re.Le Cap sentie mouton. Il y a des îles tro[)icalesqui sentent la rose, le musc ou l’huile de coco. La Russie sent le cuir. Lyon sent le char- bon. L’Orient, en général, sent le musc et la charo- j^ne. Bruxelles sent le savon noir. Les chambres d’hôtel sentent le savon noir. Les lits sentent le savon noir. Les serviettes sentent le savon noir. Les trottoirs sentent le savon noir. Lavage des façades et des trottoirs, même quand il pleut à flots. Manie nationale, universelle.
Fadeur générale de la vie. Cigares, légumes, fleurs, fruits, cuisine, yeux, cheveux, tout est/ac/e?, tout est triste, insipide, endormi. La physionomie humaine, vague, sombre, endormie. Horrible peur, de la part des Français, de cette contagion sopo- relise.
Les chiens seuls sont vivants ; ils sont les nègres de la Belgique.
Bruxelles, beaucoup plus bruyant que Paris ; le pourquoi. Le pavé, irrégulier ; la fragilité et la sonorité des maisons ;rétroitesse des rues ; l’accent sauvage et immodéré du peuple ; la maladresse universelle ; le sifflement national (ce que c’est), et les aboiements des chiens.
Peu de trottoirs, ou trottoirs interrrompus (con- séquence de la liberté individuelle, poussée à l’ex- trême). Affreux pavé. Pas de vie dans la rue. — Beaucoup de balcons, personne aux balcons. Les espions, signe d’ennui, de curiosité ou d’inhospi- talité.
Tristesse d’une ville sans fleuve.
Pas d’étalages aux boutiques. La flânerie, si chère aux peuples doués d’imagination, impossible à Bruxelles. Rien à voir, et des chemins impossi- bles.
Innombrables lorgnons. Le pourquoi. Remarque d’un opticien. Etonnante abondance de bossus.
Le visage belge, ou plutôt bruxellois, obscur, informe, blafard ou vineux. Bizarre construction des mâchoires. Stupidité menaçante.
La démarche des Belges, folle et lourde. Ils mar- chent en regardant derrière eux et se cognent sans cesse.
3. — Bruxelles. La vie, tabac, cuisine, vins.
La question du tabac. Inconvénients de laliberté.
La question de la cuisine. Pas de viandes rôties. Tout est cuit à l’étuvée. Tout est accommodé au beurre rance (par économie ou par goût). Légumes exécrables (soit naturellement, soit par le beurre). Jamais de ragoûts. (Les cuisiniers belges croient qu’une cuisine très assaisonnée est une cuisine pleine de sel.)
La suppression du dessert et de l’entremets est un fait signalétique. Pas de fruits (ceux de Tour- nai — d’ailleurs sont-ils bons? — sontexportés en Angleterre). Il faut donc en faire venir de F’rance ou d’Algérie. Enfin, le pain est exécrable, humide, mou, brûlé.
A côté du fameux mensonge de la liberté belge et de \di propreté belge, mettons le mensonge de la vie à bon marché en Belgique.
Tout est quatre fois plus cher qu’à Paris, où il n’y a de cher que le loyer.
Ici, tout est cher, excepté le loyer.
Vous pouvez, si vous en avez la force, vivre à la belge. Peinture du régime et de l’hygiène belges. La question des vins. — Le vin, objet de curiosité et de bric à brac. Merveilleuses caves, très riches, toutes semblables. Vins chers et capiteux. Les Belges montrent leurs vins. Ils ne les boivent pas par goût, mais par vanité, et pour faire acte de conformité, pour ressembler aux Français.
— La Belgique, paradis des commis-voyageurs en vins.
Boissons du peuple. Le faro et le genièvre.
4. — Mœurs. Les femmes et l’amour.
Pas de femmes ; pas d’amour.
Pourquoi?
Pas de galanterie chez l’homme, pas de pudeur chez la femme. La pudeur, objet prohibé, ou dont on ne sent pas le besoin. Portrait général de la Flamande, ou du moins de la Brabançonne. (La Wallone, mise de côté, provisoirement.) Type général de physionomie, analogue à celui du mouton et du bélier. — Le sourire, impossible à cause de la récalcitrance des muscles et de la structure des dents et des mâchoires.
Le teint, en général, blafard, quelquefois vineux. Les cheveux jaunes. Les jambes, les gorges, énormes, pleines de suif, les pieds, horreur ! ! !
En général, une précocité d’embonpoint monstrueuse, un gonflement marécageux, conséquence de l’humidité de l’atmosphère et de la goinfrerie des femmes.
La puanteur des femmes. Anecdotes.
Obscénité des dames belges. Anecdotes de latrines et de coins de rues.
Quant à l’amour, en référer aux ordures des anciens Flamands. Amours de sexagénaires. Ce peuple n’a pas changé, et les peintres flamands sont encore vrais.
Ici, il y a des femelles. Il n’y a pas de femmes.
— Prostitution belge. Haute et basse prostitution. Contrefaçons de biches françaises. Prostitution française à Bruxelles.
Extraits du règlement sur la prostitution.
5. — Mœurs (suite).
Grossièreté belge (même parmi les officiers).
Aménités de confrères, dans les journaux.
Ton de la critique et du journalisme belges.
Vanité belge blessée.
Vanité belge au Mexique.
Bassesse et domesticité.
Moralité belge. Monstruosité dans le crime.
Orphelins et vieillards en adjudication.
(Le parti flamand. Victor Joly. Ses accusations légitimes contre l’esprit de singerie — à placer ailleurs, peut-être.)
6. — Mœurs (suite).
Le cerveau belge.
La conversation belge.
Caractère sinistre et glacé.
Silence lugubre.
Toujours l’esprit de conformité. On ne s’amuse qu’en bande.
Le Vauxhall.
Le Casino.
Le théâtre lyrique.
Le théâtre de la Monnaie.
Les Vaudevilles français.
Mozart au théâtre du Cirque. La troupe, de Julius Hangenbach. (Aucun succès parce qu’elle avait du talent.)
Comment j’ai fait applaudir par une salle entière un vieux danseur ridicule.
Les Vaudevilles français.
Il peut donc y avoir des gens plusbêtes que tous ceux que j’ai vus.
7. — Mœurs de Bruxelles.
Esprit de petite ville. Jalousies. Calomnies. Dif- famations.
Curiosités des affaires d’aulrui. Jouissance du malheur d’autrui.
Résultats de l’oisiveté et de l’incapacité.
8. — Mœurs de Bruxelles.
Esprit d’obéissance et de Conformité. Esprit d’association.
Innombrables sociétés (restes des corporations). Dans l’individu, paresse de penser. En s’associant, les individus se dispensent de penser individuellement. La société des Joyeux. Un Belge ne se croirait pas heureux par lui-même.
9. — Mœurs de Bruxelles. Les Espions.
La cordialité belge.
Incomplaisance.
Encore la grossièreté belge. Le sel gaulois des Belges.
Le pisseur et le vomisseur^ statues nationales que je trouve symboliques. — Plaisanteries excré- mentielles. 10. — Mœurs de Bruxelles.
Lenteur et paresse des Belges : dans l’homine du monde, dans les employés et dans les ouvriers. Torpeur et complication des Administrations. La Poste, le Télégraphe, l’Entrepôt. Anecdotes administratives.
11. — Mœurs de Bruxelles.
Moralité belg^e. Les marchands. Glorification du succès. Argent. — Histoire d’un peintre qui aurait voulu livrer JefFerson Davis pour gagner la prime.
Défiance universelle et réciproque, signe d’im- moralité générale. A aucune action, même à une belle, un Belge ne suppose un bon motif.
Improbité commerciale (anecdotes).
Le Belge est toujours porté à se réjouir du mal- heur d’autrui. D’ailleurs, cela fait un motif de conversation, et il s’ennuie tant !
Passion générale de la calomnie. J’en ai été vic- time plusieurs fois.
Avarice générale. Grandes fortunes. Pas de cha- rité. On dirait qu’il y a conspiration pour mainte- nir le peuple dans la misère et dans l’abrutisse- ment.
Tout le monde est commerçant, même les riches.
Tout le monde est brocanteur.
Haine de la beauté^ pour faire pendant à la haine de l’esprit.
N’être pas conforme^ c’est le grand crime .
12. — Mœurs de Bruxelles.
Le préjugé de la propreté belge. En quoi elle consiste. — Choses propres et choses sales en Belg’iqne. Métiers fructueux : les blanchisseurs plafonneurs.
Mauvais métiers. Maisons de bains.
Quartiers pauvres. Mœurs populaires. Nudité. Ivrosrnerie. Mendicité.
i3. — Divertissements belges.
Bals populaires.
Les jeux de balle.
Le tir à l’Arc.
Le Carnaval à Bruxelles. Jamais on n’offre à boire à sa danseuse. Chacun saute sur place et en silence. Barbarie des jeux des enfants.
14. — Enseignement.
Universités de l’Etat, ou de la commune. Uni- versités libres. Athénées. Pas de latin. Pas de grec. Etudes professionnelles. Haine de la poésie. Education pour faire des ingénieurs ou des ban- quiers. Pas de métaphysique.
Le positivisme en Belgique. M. Hanon etM.Alte- meyer, celui que Proudhon appelait : cette vieille chouette ! son portrait, son style. Haine générale de la littérature.
i5. — La langue française en Belgique.
Style des rares livres qu’on écrit ici.
Quelques échantillons du vocabulaire belge.
On ne sait pas le français, personne ne le sait, mais tout le monde affecte de ne pas savoir le fla- mand. C’est de bon goût. La preuve qu’ils le savent très bien, c’est qu’ils engueulent leurs domestiques en flamand. 16. — Journalistes et littérateurs.
En général, ici le littérateur (?) exerce un autre métier. Employé, le plus souvent.
Du reste, pas de littérature, française, du moins. Un ou deux chansonniers, singes dégoûtants des polissonneries de Béranger. Un romancier, imitateur des copistes des singes de Champfleury. Des savants, des annalistes ou chroniqueurs, — c’est-à- dire des gens qui ramassent et d’autres qui achètent à vil prix un tas de papiers (comptes de frais pour bâtiments et autres choses, entrées de princes, comptes-rendus des séances des conseils communaux, copies d’archives) et puis revendent tout cela en bloc comme un livre d’histoire.
A proprement parler, tout le monde ici est annaliste (à Anvers, tout le monde est marchand de tableaux ; à Bruxelles, il y a aussi de riches collectionneurs qui sont brocanteurs de curiosités).
Le ton du journalisme. Nombreux exemples. Correspondances ridicules de l’Office de Publicité.
— L'Indépendance belge. L’Écho du Parlement. L’Étoile belge. — Le Journal de Bruxelles. Le Bien Public. — Le Sancho. — Le Grelot. — L’Espiègle, etc., etc..
Patriotisme littéraire. Une affiche de spectacle.
17. — Impiété belge. Un fameux chapitre celui-là, ainsi que le suivant.
Insultes contre le Pape. — Propagande d’impiété.
— Récit de la mort de l’Archevêque de Paris (1848). Il est aussi difficile de définir le caractère belge que de classer le Belge dans l’échelle des êtres.
Il est singe, mais il est mollusque. Une prodigieuse étourderie, une étonnante lourdeur. II est facile de Toppriraer, comme l’histoire le constate ; il est presque impossible de l’écraser.
Ne sortons pas, pour le juger, de certaines idées : Singerie, contrefaçon, conformité, impuissance haineuse, et nous pourrons classer tous ces diffé- rents titres.
Leurs vices sont des contrefaçons.
Le gandin belge.
Le patriote belge.
Le massacreur belge
Le libre-penseur belge, dont la principale carac- téristique est de croire que vous ne croyez pas ce que vous dites, puisqu’il ne le comprend pas. Con- trefaçon de l’impiété française. L’obscénité belge, contrefaçon de la gaudriole française.
Présomption et fatuité. — Familiarité. — Por- trait d’un Wallon fruit-sec.
Horreur générale et absolue de l’esprit. — Mésaventures de M. de Valbezène, consul français à Anvers. — Horreur du rire. — Eclats de rire sans motifs. — On conte une histoire touchante ; le Belge éclate de rire, pour faire croire qu’il a com- pris. — Les Belges sont des ruminants qui ne digè- rent rien. Et cependant, qui le croirait ? La Bel- gique a son Carpentras, sa Béotie, dont Bruxelles plaisante. C’est Popéringhe.
Représentation du Jésuite de Pixérécourt au Théâlre Lyrique. — Le Jésuite. — Marionnette. — Une procession. — Souscription royale pour les enterrements. — Contre une institutrice catholi- que. — A propos de la loi sur les cimetières . — Enterrements civils. — Cadavres disputés ou volés. — Un enterrement de solidaire. — Enterrement civil d’une femme. — Analyse dos règlements de la libre-pensée. — Formule testamentaire. — Un pari de mang-eurs de Bon Dieu 1
18. — Impiété et prêtrophobie.
Encore la libre-pensée. — Encore les solidaires el les affranchis. — Encore une formule testamen- taire, pour dérober le cadavre à l’Eglise. — Un arti- cle de M. Sauvestre, de l’Opinion nationale, sur la libre-pensée. — Encore les cadavres volés. — Funé- railles d’un abbé mort en libre-penseur. — Jésui- tophobie. — Ce que c’est que notre brave De Buch, ancien forçat, persécuté par les Jésuites . — Une assemblée de la libre-pensée^ à mon hôtel, au Grand Miroir, — Propos philosophiques bel- ges. — Encore un enterrement de solidaire sur l’air : « Ah ! Zut ! alors ! si Nadar est malade. »
Le parti clérical et le parti libéral.
Egalement bêtes. — Le célèbre Boniface, ou De Fré (Paul-Louis Courier belge), a peur des reve- nants, déterre les cadavres des enfants morts sans sacrements pour les remettre en terre sainte, croit qu’il mourra tragiquement comme Courier et se fait accompagner le soir pour ne pas être assas- siné par des Jésuites. — Ma première entrevue avec cet imbécile. — H était ivre. — Il a interrompu le piano, en revenant du jardin où il était allé vomir, pour faire un discours en faveur du Proc/rês, et contre Rubens, en tant que peintre catholique.
— Les abolisseurs de la peine de mort. — Très intéressés sans doute dans la question, en Belgi- que, comme en France.
— L’impiété belge est une contre-façon de l’im- piété française, mais élevée à la puissance cubique.
— Le coin des chiens ou des réprouvés. — Bigoterie belge.
— Laideur, crapule, méchanceté et bêtise du clergé flamand. — Voir la lithographie de l’Enter- rement par Rops.
Les dévots belges font penser aux chrétiens anthropophages de l’Amérique du Sud.
Le seul programme religieux qui puisse s’impo- ser aux libres-penseurs de Belgique est le pro- gramme de M. de Gaston, prestidigitateur français.
Curieuse opinion d’un compagnon de Dumou- riezsur les partis en Belgique : « Il n’y a que deux partis : les ivrognes et les catholiques. » Ce pays n’a pas changé.
[Deuxième fragment (i).]
BEAUX- ARTS
En Belgique, pas d’art. Il s’est retiré du pays. Pas d’artistes, excepté Rops, — et Leys. La com- position, chose inconnue. Ne peindre que ce qu’on voit. — Philosophie à la Courbet. — Spécialistes. — Un peintre pour le soleil, un pour la neige, un pour les clairs de lune, un pour les meubles, un pour les étofi"es, un pour les fleurs, — et subdi- vision de spécialités à l’infini. La collaboration nécessaire, comme dans l’industrie. — Goût natio- nal de l’ignoble. Les anciens peintres sont donc des historiens véridiques de l’esprit flamand. — Ici, l’emphase n’exclut pas la bêtise. — Voyez Rubens, un goujat habillé de satin. — Quelques
(i) Eug. Grépet, op. cit. peintres modernes. — Les goûts des amateurs, — Comment on fait une collection. Les Belges mesu- rent la valeur des artistes aux prix de leurs ta- bleaux.
(Quelques pages sur cet infâme puffîste qu’on nomme Wiertz, passion des cokneys anglais.
Analyse du musée de Bruxelles. — Contraire- ment à l’opinion reçue, les Rubens bien inférieurs à ceux de Paris.
Sculpture nulle.
La peinture flamande ne brille que par des qua- lités distinctes des qualités intellectuelles. Pas d’esprit, mais quelquefois une riche couleur, et presque toujours une étonnante habileté de main. Pas de composition, ou composition ridicule, sujets ignobles... Plaisanteries dégoûtantes et monotones qui sont tout l’esprit de la race. Types de laideurs affreuses. Ces pauvres gens ont mis beaucoup de talent à copier leur difformité.
Bruxelles, peinture moderne. — Amour de la spécialité. Il y a un artiste pour peindre les pivoi- nes. Un artiste est blâmé de vouloir tout peindre.
Comment, dit-on, peut-il savoir quelque chose, puisqu’il ne s’appesantit sur rien? Car ici il faut être pesant pour passer pour grave.
Grossièreté dans l’art. — Peinture minutieuse de tout ce qui n’a pas de vie. Peinture des bestiaux. Phi- losophie des artistes belges. Philosophie de notre ami Courbet, l’empoisonneur intéressé (Ne pein- dre que ce qu’on voit ! Donc vous ne peindrez que ce que je vois). Verbœkoven (calligraphie). Portaëls (de l’instruction, pas d’art naturel. Je crois qu’il le saitj.
Vanderecht-Dubois (sentiment inné, ne sait rien du dessin). Rops (à propos de Namur, à étudier beaucoup). Marie Collart (très curieux). Joseph Stevens, Alfred Stevens (prodigieux parfum de peinture). Wilhems (timide, peint pour les amateurs). Wiertz, Leys, Keyser ! Gallait !
La composition est donc chose inconnue. Le plaisir que j’ai eu à revoir des gravures de Carrache.
Il y a des peintres littérateurs, trop littérateurs. Mais il y a des peintres cochons. (Voir toutes les impuretés flamandes qui, si bien peintes qu’elles soient, choquent le goût.)
En France, on me trouve trop peintre. Ici, on me trouve trop littérateur.
Tout ce qui dépasse la portée d’esprit de ces peintres, ils le traitent d’art littéraire.
La manière dont les Belges discutent la valeur des tableaux. Le chiffre, toujours le chiffre ! Cela dure trois heures. Quand, pendant trois heures, ils ont cité des prix de vente, ils croient qu’ils ont discuté peinture.
Et puis, il faut cacher les tableaux pour leur donner de la valeur. L’œil use les tableaux.
Tout le monde ici est marchand de tableaux. A Anvers, quiconque n’est bon à rien fait de la peinture. Toujours de la petite peinture, mépris de la grande.
MM. les Belges ignorent le grand art, la peinture décorative.
En fait de grand art (lequel a pu exister, autrefois, dans les églises jésuitiques), il n’y a guère ici que de la peinture municipale (toujours le municipe, la commune), c’est-à-dire, en somme, de la peinture anecdotique, dans de grandes proportions. Peinture indépendante. — Wiertz, charlatan, idiot, voleur, croit qu’il a une destinée à accomplir. Wiertz, le peintre philosophe, littérateur. Billeve- sées modernes. Le Christ des humanitaires. Peinture philosophique. Sottise analogue à celle de Victor Hug-o, à la fin des Contemplations . AhoViiion de la peine de mort, puissance infinie de l’homme.
Les inscriptions sur les murs. Grandes injures contre les critiques français et la France. Des sen- tences de Wiertz partout. M. Gagne. Des utopies. Bruxelles capitale du monde, Paris province. Les livres de Wiertz. Plagiats. Il ne sait pas dessiner^ et sa bêtise est aussi grande que ses colosses. En somme, ce charlatan a su faire ses affaires. Mais qu’est-ce que Bruxelles fera de tout ça, après sa mort?
Le irompe-l’œil. Le soufflet. Napoléon en enfer. Le livre de Waterloo. Wiertz et Victor Hugo veu- lent sauver l’humanité.
Bruxelles. — Architecture. — Un pot et un cavalier sur un toitsont les preuves les plus voyantes du goût extravagant en architecture. Un cheval sur un toit ! Un pot de fleurs sur un fronton ! Cela se rapporte à ce que j’appelle le style joujou. — Clo- cher moscovite. Sur un clocher byzantin, une clo- che ou plutôt une sonnette de salle à manger, ce qui me donne envie de la détacher pour sonner mes domestiques, — des géants. Les belles maisons de la Grande Place rappellent ces curieux meubles appelés cabinets. Style iouioyi. — Du reste, debeaux meubles sont toujours de petits monuments.
Une statue équestre sur un toit ! Voilà un homme qui galope sur les toits 1 En général, inintelligence de la sculpture, excepté de la sculpture joujou, la sculpture d’ornemaniste, où ils sont très forts.
Architecture. — En général, même dans les constructions modernes, ing^énieuse et coquette. Absence de proportions classiques. La pierre bleue.
La Grande Place. — Avant le bombardement de Villeroy, même maintenant, prodigieux décor. Coquette et solennelle. La statue équestre. Les emblèmes, les bustes, les styles variés, les ors, les frontons, la maison attribuée à Rubens, les caria- tides, l’arrière d’un navire, l’Hôtel de Ville, la mai- son du Roi, un monde de paradoxes d’architecture. Victor Hugo. (Voir Dubois et Wauters.)
Architecturb et littérateurs arriérés. — Coeberger et Victor Joly. » Si je tenais ce (^œber- ger ! dit Joly, — un misérable qui a corrompu le style religieux ! »
L’existence du Coeberger, l’architecte de l’église du Béguinage, des Augustins et des Brigiltines, m’a été révélée par le Magasin pittoresque. Vaine- ment, j’avais demandé à plusieurs Belges le nom de l’architecte.
Victor Joly en est resté à Notre-Dame de Paris . « Il ne peut prier, dit-il, dans une église jésuiti- que. » — Il lui faut du gothique.
[^Sur une enveloppe de notes ;] La réaction de Victor Hugo en faveur du gothique nuit beaucoup à notre intelligence de l’architecture. Nous nous y sommes trop attardés. — Philosophie de l’histoire de l’architecture, selon moi : Analogies avec les coraux, les madrépores, la formation des conti- nents, et finalement avec les modes de création, dans la vie universelle. — Jamais de lacunes. — Etat permanent de transition. — On peut dire que le rococo est la dernière floraison du gothique.
Il y a des paresseux qui trouvent, dans la cou- leur des rideaux de leur chambre, une raison pour ne jamais travailler.
Aspect général des églises : richesse quelquefois réelle, quelquefois camelote. De même que les mai- sons de la Grande Place ont l’air de meubles curieux, de même les églises ont souvent l’air de boutiques de curiosités. Mais cela n’est pas déplaisant. Hon- neurs enfantins rendus au Seigneur.
Eglises fermées : Que devient l’argent perçu sur les touristes ?
La religion catholique, en Belgique, ressemble à la fois à la superstition napolitaine et à la cuistrerie protestante. — Une procession? Enfin ! Banderoles sur une corde traversant la rue. Mot de Delacroix sur les drapeaux. Les processions en France, sup- primées par égard pour quelques assassins et quel- ques hérétiques . Vous souvenez-vous de l’encens, des pluies de roses, etc. ?
Bannières byzantines, si lourdes que quelques- unes étaient portées à plat. Dévots bourgeois, types aussi bêtes que ceux des révolutionnaires.
Une deuxième procession, à propos du miracle des hosties poignardées. Grandes statues coloriées. Crucifix coloriés. — Beauté de la sculpture coloriée. — L’éternel Crucifié au-dessus delà foule. Buissons de roses artificielles. Mon attendrissement.
Heureusement, je ne voyais pas les visages de ceux qui portaient ces magnifiques images.
Architecture. Style jésuitique. — Un brave libraire, qui imprime des livres contre les prêtres et les relig-ieuses, et qui probablement s’instniit dans les livres qu’il imprime, m’affirme qu’il n’y a pas de style jésuite, — dans un pays que les jésuites ont couvert de leurs monuments.
Bruxelles. Eglises. — Sainte-Gudiile. Magnifi- ques vitraux. Belles couleurs intenses, telles que celles dont une âme profonde revêt tous les objets de la vie.
Sainte-Catherine. — Parfum catholique. Ex-voto. Vierges peintes, fardées et parées. Odeur détermi- née de cire et d’encens.
Toujours les chaires énormes et théâtrales. La mise en scène en bois. Belle industrie qui donne envie de commander un mobilier à Malines ou à Louvain.
Toujours les églises fermées, passé l’heure des offices . 11 faut donc prier à V heure, à la prussienne. Impôt sur les touristes. Quand vous entrez à la fin de l’office, on vous montre du geste le tableau où on lit...
Tâcher de définir le style jésuite. Style compo- site. Barbarie coquette. Les échecs. Charmant mau- vais goût. Chapelle de Versailles. Collège de Lyon. Le boudoir de la religion. Gloires immenses. Deuil en marbre (noir et blanc). Colonnes salomoniques. Statues (rococo) suspendues aux chapiteaux des coloimes, même des colonnes gothiques. Ex-voto (grand navire). Une église faite de styles variés est un dictionnaire historique. C’est le gâchis naturel de l’histoire. Madones coloriées, parées et habillées. Pierres tumulaires, sculptures funèbres. Appendices aux colonnes (J.-B. Rousseau). Chairesextraordinaires, rococo, confessionnaux dramatiques.
En g-énéral, un style de sculpture domestique, et, dans les chaires, un style joujou. Les chaires sont un monde d’emblèmes, un tohu-bohu pompeux de symboles religieux, sculpté par un habile ciseau de Malines ou de Louvain.
Des palmiers, des bœufs, des aigles, des griffons, le Péché, la Mort, des anges joufflus, les instru- ments de la Passion, Adam et Eve, le Crucifix, des feuillages, des rideaux, etc., etc.
En général, un crucifix gigantesque colorié, sus- pendu à la voûte, devant le chœur de la grande nef (?). (J’adore la sculpture coloriée.) C’est ce qu’un photographe de mes amis appelle Jésus- Christ faisant le trapèze.
Églises jésuitiques. Style jésuite flamboyant. Rococo de la religion, vieilles impressions de livres à estampes. Les miracles du diacre Paris. (Jansé- nisme, prenons garde !)
U église du Béguinage. — Délicate impression de blancheur. Les églises jésuitiques très aérées, très éclairées. Celle-là a toute la beauté neigeuse d’une jeune communiante.
Pots à feu, lucarnes, bustes dans les niches, têtes ailées, statues perchées sur les chapiteaux, char- mants confessionnaux, coquetterie religieuse. Le culte de Marie, très beau dans toutes les éghses.
Eglise de la chapelle. — Un crucifix peint, et, au- dessus, iV^f/es^ra/S’e^îiora de la S oledad {Noire-Dame de la Solitude.) Costume de béguine, grand deuil, grands voiles, noir et blanc, robe d’étamine noire, grande comme nature. Diadème d’or incrusté de verroteries. Auréole d’or à rayons. Lourd cliapelet sentant son couvent. Le visag-e est peint. Terrible couleur, terrible style espagnol.
De Quincey (les Notre-Dame). — Un squelette blanc, se penchant hors d’une tombe de marbre noir suspendu au mur (plus étonnant que celui de Saint-Nicolas du Chardonnet).
Malines. — Jardin botanique. Impression géné- rale de repos, de fête, de dévotion.
Musique mécanique dans l’air. Elle représente la joie d’un peuple automate qui ne sait se di- vertir qu’avec discipline. Les carillons dispensent l’individu de chercher une expression de sa joie. A Malines, chaque jour a l’air d’un dimanche. Un vieux relent espagnol. Eglise de Saint-Pierre. — Histoire de saint François-Xavier, peinte par deux frères, peintres et jésuites, et représentée symbo- liquement sur la façade. L’un des deux prépare ses tableaux en rouge. Style théâtral à la lïestout. Caractère des églises jésuites. Luniière et blancheur. Ces églises-là semblent toujours communier.
Tout Saint-Pierre est entouré de confessionnaux pompeux qui se tiennent sans interruption, et font une large ceinture de symboles sculptés, des plus ingénieux, des plus riches et des plus bizarres. L’évjlise jésuitique est résumée tlans la chaire. Le globe du monde. Les quatre parties du monde. Louis de Gonzague, Stanislas Kotska, François- Xavier, saint François Régis. Les vieilles femmes et les béguines. Dévotion automatique. Peut-être le vrai bonheur. Odeur prononcée de cire et d’en- cens, absente de Paris. Emanation que l’on ne retrouve que dans les villages. Halles de drapiers. Louis XVI flamand.
Malines est traversée par un ruisseau rapide et vert. Mais Malines, l’endormie, n’est pas une nymphe ; c’est une béguine dont le regard contenu ose à peine se risquer hors des ténèbres du capuchon.
C’est une petite vieille, non pas affligée, non pas tragique, mais cependant suffisamment mystérieuse pour l’œil de l’étranger non familiarisé avec les solennelles minuties de la vie dévote.
Tableaux religieux, dévots , mais non croyants, — selon Michel-Ange...
Airs profanes, adaptés aux carillons. A travers les airs qui se croisaient et s’enchevêtraient, il m’a semblé saisir quelques notes de la Marseillaise. L’hymne de la canaille, en s’élançant des clochers, perdait un peu de so nâpreté. Haché menu par les marteaux, ce n’était plus le grave hurlement traditionnel, mais il semblait gagner une grâce enfantine. On eût dit que la Révolution apprenait à bégayer la langue du ciel. Le ciel, clair et bleu, recevait sans fâcherie cet hommage de la terre confondu avec les autres.
Première visite a Anvers. — Départ de Bruxelles. Quelle joie I M. Neyt. L’archevêque de Malines. Pays plat. La verdure noire. (Hurlements d’un employé.)
Nouvelles et anciennes fortifications d’Anvers. Jardins anglais sur les fortifications. La place de Meir. La maison de Rubens, la maison du Roi.
Styles anciens. Renaissance flamande. Style Rubens, style jésuite. Renaissance flamande : hôtel de ville d’Anvers (coquetterie, somptuosité, marbre rose, ors).
Style jésuite. — Eglises des jésuites d’Anvers. Eglise de béguinage à Bruxelles. Style très com- posite, salmigondis de styles. Les échecs, chande- liers en or. Deuil en marbre, — noir et blanc.
Confessionnaux théâtraux. 11 y a du théâtre et du boudoir dans la décoration jésuitique. Indus- trie de la sculpture en bois, de Malines ou de Louvain.
Luxe catholique dans le sens le plus sacristie et boudoir. Coquetteries de la religion. Les calvaires et les madones.
Style moderne coquet dans l’architecture des maisons. Granit bleu. Mélange de Renaissance et de rococo modéré. Style de la ville du Cap.
Hôtel de Ville (marbre rose et or).
A Anvers, on respire enfin. Majesté et largeur de l’Escaut, les grands bassins. Canaux ou bassins pour le cabotage. Musique de foire à côté des navires. Heureux hasard.
Eglise Saint-Paul. Extérieur gothique, intérieur jésuitique, confessionnaux pompeux, théâtraux. Chapelles latérales en marbres de couleurs. Cha- pelle du collège de Lyon (ridicule calvaire. Ici la sculpture dramatique arrive au comique sauvage, au comique involontaire).
Notre-Dame d’Anvers. La pompe de Quentin Metzys. James Tissot. Rapacité des sacristains. Tableaux de Rubens restaurés et retenus dans la sacristie, pour en tirer le plus grand lucre possible (i franc par personne). Si un curé français osait...
Magnifique aspect de capitale. Moeurs plus gros- sières qu’à Bruxelles, plus flamandes. De Bruxelles a Namur. — Toujours la verdure noire, pays plantureux.
Namur. — Ville de Boileau et de Vandermeulen. L’impression Boileau et Vandermeulen a subsisté en moi, tout le temps de mon séjour. Et puis, après que j’eus visité les monuments, l’impression latine. A Namur, tous les monuments datent de Louis XIV, ou, au plus tard, de Louis XV.
Toujours le style jésuitique (non pas Rubens cette fois, ni Renaissance flamande). Trois églises importantes, les Récollets, Saint- Aubin, Saint-Loup. Une bonne fois, caractériser la beauté de ce style (fin du gothique). Un art particulier, art composite. En chercher les origines (de Brosse). Saint-Aubin, Panthéon, Saint-Pierre de Rome. Noter la convexité du portail et du fronton. Magnifiques grilles. Solennités particulière du xviii^ siècle. Est-ce à Saint-Aubin ou aux Récollets que j’ai admiré les Nicolaï ? Qu’est-ce que Nicolaï ? Tableaux de Nicolaï, gravés avec la signature Rubens. Nicolaï jésuite. Saint-Loup. Merveille sinistre et galante. Saint-Loup diffère de tout ce que j’ai vu des jésuites. L’intérieur d’un catafalque brodé de noir, de rose et d’argent. Confessionnaux, tous d’un style varié, fin, subtil, baroque, une antiquité nouvelle. L’église du Béguinage à Bruxelles est une communiante. Saint-Loup est un terrible et délicieux catafalque.
[Note détachée[87]].
Bruxelles.
Entremêler les considérations sur les mœurs des Belges d’entremets français. Nadar, Janine le réalisme (Guiard) ;
La peine de mort, les chiens ;
Les exilés volontaires ;
La Vie de César (Dialogue de Lucien).
Pour ceux-ci [88] particulièrement quelque chose de très soigné. Leur révoltante familiarité.
Pères Loriquet de la démocratie.
Les Coblentz.
Vérités de Télémaque.
Vieilles bêtes, vieux Lapalisse.
Propres à rien, fruits secs.
Elèves de Déranger.
Philosophie de maîtres de pension et de préparateurs au baccalauréat.
Je n’ai jamais si bien compris qu’en la voyant la sottise absolue des convictions. Ajoutons que quand on leur parle révolution pour de bon, on les épouvante. Vieilles Rosières. Moi, quand je consens à être républicain, je fais le mal le sachant. Oui ! Vive la Révolution !
Toujours ! Quand même !
Mais moi je ne suis pas dupe, je n’ai jamais été dupe ! je dis Vive la Révolution ! comme je dirais : Vive la Destruction ! Vive l'Expiation ! Vive le Châtiment ! Vive la Mort ! Non seulement je serais heureux d’être victime, mais je ne haïrais pas d’être bourreau, — pour sentir la Révolution des deux manières [89] !
Nous avons tous l’esprit républicain dans les veines, comme la vérole dans les os, nous sommes démocratisés et syphilisés.
POLÉMIQUES
COMMENT ON PAIE SES DETTES QUAND ON A DU GÉNIE[90]
L’anecdote suivante m’a été contée avec prières de n’en parler à personne ; c’est pour cela que je veux la raconter à tout le monde.
… Il était triste, à en juger par ses sourcils froncés, sa large bouche moins distendue et moins lippue qu’à l’ordinaire et la manière entrecoupée de brusques pauses dont il arpentait le double passage de l’Opéra. Il était triste.
C’était bien lui, lui, la plus forte tête commerciale et littéraire du dix-neuvième siècle ; lui, le cerveau poétique tapissé de chiffres comme le cabinet d’un financier ; c’était bien lui, l’homme aux faillites mythologiques, aux entreprises hyperboliques et fantasmagoriques dont il oublie toujours d’allumer la lanterne ; le grand pourchasseur de rêves, sans cesse à la recherche de l’absolu ; lui, le personnage le plus curieux, le plus cocasse, le plus intéressant et le plus vaniteux des personnages de la Comédie humaine, lui, cet original aussi insupportable dans la vie que délicieux dans ses écrits, ce gros enfant bouffi de génie et de vanité, qui a tant de qualités et tant de travers que l’on hésite à retrancher les uns de peur de perdre les autres, et de gâter ainsi cette incorrigible et fatale monstruosité !
Qu’avait-il donc à être si noir, le grand homme ! pour marcher ainsi, le menton sur la bedaine, et contraindre son front plissé à se faire Peau de chagrin ?
Rêvait-il ananas à quatre sous, pont suspendu en fil de liane, villa sans escalier avec des boudoirs tendus en mousseline ? Quelque princesse, approchant de la quarantaine, lui avait-elle jeté une de ces œillades profondes que la beauté doit au génie ? ou son cerveau, gros de quelque machine industrielle, était-il tenaillé par toutes les Souffrances d’un inventeur ?
Non, hélas ! non ; la tristesse du grand homme était une tristesse vulgaire, terre à terre, ignoble et honteuse et ridicule ; il se trouvait dans ce cas mortifiant que nous connaissons tous, où chaque minute qui s’envole emporte sur ses ailes une chance de salut ; où, l’œil fixé sur l’horloge, le génie de l’invention sent la nécessité de doubler, tripler, décupler ses forces dans la proportion du temps qui diminue, et de la vitesse approchante de l’heure fatale. L’illustre auteur de la Théorie de la lettre de change avait le lendemain un billet de douze cents francs à payer, et la soirée était fort avancée.
En ces sortes de cas, il arrive parfois que, pressé, accablé, pétri, écrasé sous le piston de la nécessité, l’esprit s’élance subitement hors de sa prison par un jet inattendu et victorieux.
C’est ce qui arriva probablement au grand romancier. Car un sourire succéda sur sa bouche à la contraction qui en affligeait les lignes orgueilleuses ; son œil se redressa, et notre homme, calme et rassis, s’achemina vers la rue Richelieu d’un pas sublime et cadencé.
Il monta dans une maison où un commerçant riche et prospérant alors se délassait des travaux de la journée au coin du feu et du thé ; il fut reçu avec tous les honneurs dus à son nom, et au bout de quelques minutes exposa en ces mots l’objet de sa visite :
« Voulez-vous avoir après-demain, dans le Siècle et les Débats, deux grands articles Variétés sur les Français peints par eux-mêmes, deux grands articles de moi et signés de mon nom ? Il me faut quinze cents francs. C’est pour vous une affaire d’or. »
Il paraît que l’éditeur, différent en cela de ses confrères, trouva le raisonnement raisonnable, car le marché fut conclu immédiatement. Celui-ci, se ravisant, insista pour que les quinze cents francs fussent livrés sur l’apparition du premier article ; puis il retourna paisiblement vers le passage de l’Opéra.
Au bout de quelques minutes, il avisa un petit jeune homme à la physionomie hargneuse et spirituelle, qui lui avait fait naguère une ébouriffante préface pour la Grandeur et décadence de César Birotteau, et qui était déjà connu dans le journalisme pour sa verve bouffonne et quasi impie ; le piétisme ne lui avait pas encore rogné les griffes, et les feuilles bigotes ouvert leurs bienheureux éteignoirs.
« Édouard, voulez-vous avoir demain cent cinquante francs ? — Fichtre ! — Eh bien ! venez prendre du café. »
Le jeune homme but une tasse de café, dont sa petite organisation méridionale fut tout d’abord enfiévrée.
— « Edouard, il me faut demain matin trois grandes colonnes Variétés sur les Français peints par eux-mêmes ; ce matin, entendez-vous, et de grand matin ; car l’article entier doit être recopié de ma main et signé de mon nom ; cela est fort important. »
Le grand homme prononça ces mots avec cette emphase admirable, et ce ton superbe, dont il dit parfois à un ami qu’il ne veut pas recevoir : Mille pardons, mon cher, de vous laisser à la porte ; je suis en tête à tête avec une princesse, dont l’honneur est à ma disposition, et vous comprenez…
Édouard lui donna une poignée de main, comme à un bienfaiteur, et courut à la besogne.
Le grand romancier commanda son second article rue de Navarin.
Le premier article parut le surlendemain dans le Siècle. Chose bizarre, il n’était signé ni du petit homme ni du grand homme, mais d’un troisième nom bien connu dans la Bohème d’alors pour ses amours de matous et d’Opéra-Comique.
Le second ami était, et est encore, gros, paresseux et lymphatique ; de plus, il n’a pas d’idées, et ne sait qu’enfiler et perler des mots en manière de colliers d’Osages, et, comme il est beaucoup plus long de tasser trois grandes colonnes de mots que de faire un volume d’idées, son article ne parut que quelques jours plus tard. Il ne fut point inséré dans les Débats, mais dans la Presse.
Le billet de douze cents francs était payé ; chacun était parfaitement satisfait, excepté l’éditeur, qui l’était presque. Et c’est ainsi qu’on paie ses dettes… quand on a du génie.
Si quelque malin s’avisait de prendre ceci pour une blague de petit journal et un attentat à la gloire du plus grand homme de notre siècle, il se tromperait honteusement ; j’ai voulu montrer que le grand poète savait dénouer une lettre de change aussi facilement que le roman le plus mystérieux et le plus intrigué.
LETTRE AU FIGARO
[En réponse à un article de Jean Rousseau : les Hommes de demain. I. M. Charles Baudelaire.]
19 Juin 1858
Monsieur,
Le Figaro du 6 Juin contient un article (Les Hommes de demain) où je lis : "Le sieur Baudelaire aurait dit en entendant le nom de l’auteur des Contemplations : — Hugo ! qui ça, Hugo ? Est-ce qu’on connaît ça… Hugo ?"
M. Victor Hugo est si haut placé qu’il n’a aucun besoin de l’admiration d’un tel ou d’un tel ; mais un propos qui, dans la bouche du premier venu, serait une preuve de stupidité devient une monstruosité impossible dans la mienne.
Plus loin, l’auteur de l’article complète son insinuation : "Le sieur Baudelaire passe maintenant sa vie à dire du mal du romantisme et à vilipender les Jeunes-France. On devine le mobile de cette mauvaise action ; c’est l’orgueil du Jovard d’autrefois qui pousse le Baudelaire d’aujourd’hui à renier ses maîtres ; mais il suffisait de mettre son drapeau dans sa poche, quelle nécessité de cracher dessus ?"
Dans un français plus simple, cela veut dire : "M. Charles Baudelaire est un ingrat qui diffame les maîtres de sa jeunesse." Il me semble que j’adoucis le passage en voulant le traduire.Je crois, Monsieur, que l’auteur de cet article est un jeune homme qui ne sait pas encore bien distinguer ce qui est permis de ce qui ne l’est pas. Il prétend qu’il épie toutes mes actions ; avec une bien grande discrétion, sans doute, car je ne l’ai jamais vu.L’énergie que Le Figaro met à me poursuivre pourrait donner à certaines personnes mal intentionnées, ou aussi mal renseignées sur votre caractère que votre rédacteur sur le mien, l’idée que ce journal espère trouver une grande indulgence dans la justice le jour où je prierais le tribunal qui m’a condamné de vouloir bien me protéger.
Remarquez bien que j’ai, en matière de critique (purement littéraire), des opinions si libérales que j’aime même la licence. Si donc votre journal trouve le moyen de pousser encore plus loin qu’il n’a fait sa critique à mon égard (pourvu qu’il ne dise pas que je suis une âme malhonnête), je saurai m’en réjouir comme un homme désintéressé.
Monsieur, je profite de l’occasion pour dire à vos lecteurs que toutes les plaisanteries sur ma ressemblance avec les écrivains d’une époque que personne n’a su remplacer m’ont inspiré une bien légitime vanité, et que mon cœur est plein de reconnaissance et d’amour pour les hommes illustres qui m’ont enveloppé de leur amitié et de leurs conseils, — ceux-là à qui, en somme, je dois tout, comme le fait si justement remarquer votre collaborateur.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.
UNE RÉFORME À L’ACADÉMIE
Le grand article de M. Sainte-Beuve sur les prochaines élections de l’Académie a été un véritable événement. Il eût été fort intéressant pour un profane, un nouveau Diable boiteux, d’assister à la séance académique du jeudi qui a suivi la publication de ce curieux manifeste. M. Sainte-Beuve attire sur lui toutes les rancunes de ce parti politique, doctrinaire, orléaniste, aujourd’hui religieux par esprit d’opposition, disons simplement : hypocrite, qui veut remplir l’Institut de ses créatures préférées et transformer le sanctuaire des Muses en un parlement de mécontents ; "les hommes d’Etat sans ouvrage", comme les appelle dédaigneusement un autre académicien qui, bien qu’il soit d’assez bonne naissance, est, littérairement parlant, le fils de ses œuvres. La puissance des intrigants date de loin ; car Charles Nodier, il y a déjà longtemps, s’adressant à celui auquel nous faisons allusion, le suppliait de se présenter et de prêter à ses amis l’autorité de son nom pour déjouer la conspiration du parti doctrinaire, "de ces politiques qui viennent honteusement voler un fauteuil dû à quelque pauvre homme de lettres".
(i) Revue anecdotiqae, n» a de janvier 1863. — Une lettre de
Baudelaire à Sainte-Beuve, du 3 février suivant,authentiâe cet article
paru sans signature.
(a) Le Constitutionnel, 20 janvier 1862.
M. Sainte-Beuve, qui, dans tout son courageux article, ne cache pas trop la mauvaise humeur d’un vieil homme de lettres contre les princes, les grands seigneurs et les politiquailleurs, ne lâche cependant qu’à la fin l’écluse à toute sa bile concentrée : "Etre menacé de ne plus sortir d’une même nuance et bientôt d’une même famille, être destiné, si l’on vit encore vingt ans, à voir se vérifier ce mot de M. Dupin : "Dans vingt ans, vous aurez encore à l’Académie un discours doctrinaire" ; et cela, quand tout change et marche autour de nous ; — je n’y tiens plus, et je ne suis pas le seul ; plus d’un de mes confrères est comme moi ; c’est étouffant, à la longue, c’est suffocant !
"Et voilà pourquoi j’ai dit à tout le monde bien des choses que j’aurais mieux aimé pouvoir développer à l’intérieur devant quelques-uns. J’ai fait mon rapport au Public."
Et ailleurs : "Quelqu’un qui s’amuse à compter sur ses doigts ces sortes de choses a remarqué que si M. Dufaure avait consenti à la douce violence qu’on voulait lui faire, il eût été le dix-septième ministre de Louis-Philippe dans l’Institut, et le neuvième dans l’Académie française."
Tout l’article est un chef-d’œuvre plein de bonne humeur, de gaieté, de sagesse, de bon sens et d’ironie. Ceux qui ont l’honneur de connaître intimement l’auteur de Joseph Delorme et de Volupté savent apprécier en lui une faculté dont le public n’a pas la jouissance, nous voulons dire une conversation dont l’éloquence capricieuse, ardente, subtile, mais toujours raisonnable, n’a pas d’analogue, même chez les plus renommés causeurs. Eh bien ! toute cette éloquence familière est contenue ici. Rien n’y manque, ni l’appréciation ironique des fausses célébrités, ni l’accent profond, convaincu, d’un écrivain qui voudrait relever l’honneur de la compagnie à laquelle il appartient. Tout y est, même l’utopie. M. Sainte-Beuve, pour chasser des élections le vague, si naturellement cher aux grands seigneurs, désire que l’Académie française, assimilée aux autres Académies, soit divisée en sections correspondant aux divers mérites littéraires : langue, théâtre, poésie, histoire, éloquence, roman (ce genre si moderne, si varié, auquel l’Académie a jusqu’ici accordé si peu de place), etc. Ainsi, dit-il, il sera possible de discuter, de vérifier les titres et de faire comprendre au public la légitimité d’un choix.
Hélas ! dans la très raisonnable utopie de M. Sainte-Beuve, il y a une vaste lacune, c’est la fameuse section du vague, et il est fort à craindre que ce volontaire oubli rende à tout jamais la réforme impraticable.
Le poète-journaliste nous donne, chemin faisant, dans son appréciation des mérites de quelques candidats les détails les plus plaisants. Nous apprenons, par exemple, que M. Cuvillier-Fleury, un critique "ingénieux à la sueur de son front, qui veut tout voir, même la littérature, par la lucarne de l’orléanisme, et qu’il ne faut jamais défier de faire une gaucherie, car il en fait même sans en être prié", ne manque jamais de dire en parlant de ses titres : "Le meilleur de mes ouvrages est en Angleterre." Pouah ! quelle odeur d’antichambre et de pédagogie ! Voulant louer M. Thiers, il l’a appelé un jour "un Marco-Saint-Hilaire éloquent". Admirable pavé d’ours ! "Il compte bien avoir pour lui, en se présentant, ses collaborateurs du Journal des Débats qui sont membres de l’Académie, et plusieurs autres amis politiques. Les Débats, l’Angleterre et la France, c’est beaucoup. Il a des chances."
M. Sainte-Beuve ne se montre favorable ou indulgent que pour les hommes de lettres. Ainsi, il rend, en passant, justice à Léon Gozlan. "Il est de ceux qui gagneraient le plus à une discussion et à une conversation sur les titres ; il n’est pas assez connu de l’Académie." L’auteur invite M. Alexandre Dumas fils à se présenter. On devine que cette nouvelle candidature déchargerait sa conscience d’un grand embarras. Même invitation est adressée à M. Jules Favre, pour la succession Lacordaire. Il faut bien, pour peu qu’on soit de bonne foi, à quelque parti qu’on appartienne, confesser que M. Jules Favre est le grand orateur du temps, et que ses discours sont les seuls qui se fassent lire avec plaisir. — M. Charles Baudelaire, dont plus d’un académicien a eu à épeler le nom barbare et inconnu, est plutôt chatouillé qu’égratigné : "M. Baudelaire a trouvé le moyen de se bâtir, à l’extrémité d’une langue de terre réputée inhabitable, et par-delà les confins du monde romantique connu, un kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais coquet et mystérieux… Ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d’une originalité concertée et composite, qui depuis quelque temps attire les regards à la pointe extrême du Kamschatka romantique, j’appelle cela la Folie Baudelaire. L’auteur est content d’avoir fait quelque chose d’impossible." On dirait que M. Sainte-Beuve a voulu venger M. Baudelaire des gens qui le peignent sous les traits d’un loup-garou mal famé et mal peigné ; car, un peu plus loin, il le présente, paternellement et familièrement, comme "un gentil garçon, fin de langage et tout à fait classique de formes".
L’odyssée de l’infortuné M. de Carné, éternel candidat, qui "erre maintenant comme une ombre aux confins des deux élections", est un morceau de haute et succulente ironie.
Mais où la bouffonnerie éclate dans toute sa magistrale ampleur, c’est à propos de la plus bouffonne et abracadabrante candidature qui fut jamais inventée, de mémoire d’Académie. "Le soleil est levé, retirez-vous, étoiles !"
Quel est donc ce candidat dont la rayonnante renommée fait pâlir toutes les autres, comme le visage de Chloé, avant même qu’elle se débarbouille, efface les splendeurs de l’aurore ? Ah ! il faut bien vous le dire, car vous ne le devineriez jamais : M. le prince de Broglie, fils de M. le duc de Broglie, académicien. Le général Philippe de Ségur a pu s’asseoir à côté de son père, le vieux comte de Ségur ; mais le général était nourri de Tacite et avait écrit l’Histoire de la Grande-Armée, qui est un superbe livre. Quant à M. le prince, c’est un porphyrogénète, purement et simplement. "Lui aussi, il s’est donné la peine de naître… Il aura jugé, dans sa conscience scrupuleuse, qu’il se devait à un éloge public du père Lacordaire, et il se dévoue."
Quelqu’un qui a connu, il y a vingt-deux ou vingt-trois ans, ce petit bonhomme de décadence nous affirme qu’aux écoles il avait acquis une telle vélocité de plume qu’il pouvait suivre la parole et représenter à son professeur sa leçon intégrale, stricte, avec toutes les répétitions et négligences inséparables. Si le professeur avait lâché étourdiment quelque faute, il la retrouvait soigneusement reproduite par le manuscrit du petit prince. Quelle obéissance ! et quelle habileté !
Et depuis lors, qu’a-t-il fait, ce candidat ? Toujours la même chose. Homme, il répète la leçon de ses professeurs actuels. C’est un parfait perroquet que ne saurait imiter Vaucanson lui-même.
L’article de M. Sainte-Beuve devait donner l’éveil à la presse. En effet, deux nouveaux articles sur le même sujet viennent de paraître, l’un de M. Nefftzer, l’autre de M. Texier. La conclusion de ce dernier est que tous les littérateurs de quelque mérite doivent oublier l’Académie et la laisser mourir dans l’oubli. Finis Poloniœ. Mais les hommes tels que MM. Mérimée, Sainte-Beuve, de Vigny, qui voudraient relever l’honneur de la compagnie à laquelle ils appartiennent, ne peuvent encourager une résolution aussi désespérée.
ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE SHAKSPEARE
[À M. le Rédacteur en chef du Figaro.] 14 Avril 1864.
Monsieur,
Il m’est arrivé plus d’une fois de lire le Figaro et de me sentir scandalisé par le sans-gêne de rapin qui forme, malheureusement, une partie du talent de vos collaborateurs. Pour tout dire, ce genre de littérature "frondeuse" qu’on appelle le "petit journal" n’a rien de bien divertissant pour moi et choque presque toujours mes instincts de justice et de pudeur. Cependant, toutes les fois qu’une grosse bêtise, une monstrueuse hypocrisie, une de celles que notre siècle produit avec une inépuisable abondance se dresse devant moi, tout de suite je comprends l’utilité du "petit journal". Ainsi, vous le voyez, je me donne presque tort, d’assez bonne grâce.
C’est pourquoi j’ai cru convenable de vous dénoncer une de ces énormités, une de ces cocasseries, avant qu’elle fasse sa définitive explosion.
Le 23 avril est la date où la Finlande elle-même doit, dit-on, célébrer le trois-centième anniversaire de la naissance de Shakspeare. J’ignore si la Finlande a quelque intérêt mystérieux à célébrer un poète qui n’est pas né chez elle, si elle a le désir de porter, à propos du poète-comédien anglais, quelque toast malicieux. Je comprends, à la rigueur, que les littérateurs de l’Europe entière veuillent s’associer dans un commun élan d’admiration pour un poète que sa grandeur (comme celle de plusieurs autres grands poètes) rend cosmopolite ; cependant, nous pourrions noter en passant que, s’il est raisonnable de célébrer les poètes de tous les pays, il serait encore plus juste que chacun célébrât, d’abord, les siens. Chaque religion a ses saints, et je constate avec peine que jusqu’à présent on ne s’est guère inquiété ici de fêter l’anniversaire de la naissance de Chateaubriand ou de Balzac. Leur gloire, me dira-t-on, est encore trop jeune. Mais celle de Rabelais ?
Ainsi voilà une chose acceptée. Nous supposons que, mus par une reconnaissance spontanée, tous les littérateurs de l’Europe veulent honorer la mémoire de Shakspeare avec une parfaite candeur.
Mais les littérateurs parisiens sont-ils poussés par un sentiment aussi désintéressé, ou plutôt n’obéissent-ils pas, à leur insu, à une très petite coterie qui poursuit, elle, un but personnel et particulier, très distinct de la gloire de Shakspeare ?
J’ai été, à ce sujet, le confident de quelques plaisanteries et de quelques plaintes dont je veux vous faire part.
Une réunion a eu lieu quelque part, peu importe où. M. Guizot devait faire partie du comité. On voulait sans doute honorer en lui le signataire d’une pauvre traduction de Shakspeare. Le nom de M. Villemain a été inscrit également. Autrefois, il a parlé, tant bien que mal, du théâtre anglais. C’est un prétexte suffisant, quoique cette mandragore sans âme, à vrai dire, soit destinée à faire une drôle de figure devant la statue du poète le plus passionné du monde.
J’ignore si le nom de Philarète Chasles, qui a tant contribué à populariser chez nous la littérature anglaise, a été inscrit ; j’en doute fort, et j’ai de bonnes raisons pour cela. Ici, à Versailles, à quelques pas de moi, habite un vieux poète qui a marqué, non sans honneur, dans le mouvement littéraire romantique ; je veux parler de M. Emile Deschamps, traducteur de Roméo et Juliette. Eh bien ! monsieur, croiriez-vous que ce nom n’a pas passé sans quelques objections ? Si je vous priais de deviner pourquoi, vous ne le devineriez jamais. M. Emile Deschamps a été pendant longtemps un des principaux employés du ministère des Finances. Il est vrai qu’il a, depuis longtemps aussi, donné sa démission. Mais, en fait de justice, messieurs les factotums de la littérature démocratique n’y regardent pas de si près, et cette cohue de petits jeunes gens est si occupée de faire ses affaires qu’elle apprend quelquefois avec étonnement que tel vieux bonhomme, à qui elle doit beaucoup, n’est pas encore mort. Vous ne serez pas étonné d’apprendre que M. Théophile Gautier a failli être exclu, comme mouchard. (Mouchard est un terme qui signifie un auteur qui écrit des articles sur le théâtre et la peinture dans la feuille officielle de l’Etat.) Je ne suis pas du tout étonné, ni vous sans doute, que le nom de M. Philoxène Boyer ait soulevé maintes récriminations. M. Boyer est un bel esprit, un très bel esprit, dans le meilleur sens. C’est une imagination souple et grande, un écrivain fort érudit, qui a, dans le temps, commenté les ouvrages de Shakspeare dans des improvisations brillantes. Tout cela est vrai, incontestable ; mais hélas ! le malheureux a donné quelquefois des signes d’un lyrisme monarchique un peu vif. En cela, il était sincère, sans doute ; mais qu’importe ! ces odes malencontreuses, aux yeux de ces messieurs annulent tout son mérite en tant que shakspearianiste. Relativement à Auguste Barbier, traducteur de Julius Cœsar, et à Berlioz, auteur d’un Roméo et Juliette, je ne sais rien. M. Charles Baudelaire, dont le goût pour la littérature saxonne est bien connu, avait été oublié. Eugène Delacroix est bien heureux d’être mort. On lui aurait, sans aucun doute, fermé au nez les portes du festin, lui, traducteur à sa manière de Hamlet, mais aussi le membre corrompu du Conseil municipal ; lui, l’aristocratique génie, qui poussait la lâcheté jusqu’à être poli, même envers ses ennemis. En revanche, nous verrons le démocrate Biéville porter un toast, avec restrictions, à l’immortalité de l’auteur de Macbeth, et le délicieux Legouvé, et le Saint-Marc Girardin, ce hideux courtisan de la jeunesse médiocre, et l’autre Girardin, l’inventeur de la Boussole escargotique et la souscription à un sou par tête pour l’abolition de la guerre.
Mais, le comble du grotesque, le nec plus ultra du ridicule, le symptôme irréfutable de l’hypocrisie de la manifestation, est la nomination de M. Jules Favre, comme membre du Comité. Jules Favre et Shakspeare ! Saisissez-vous bien cette énormité ? Sans doute, M. Jules Favre est un esprit assez cultivé pour comprendre les beautés de Shakspeare, et, à ce titre, il peut venir ; mais, s’il a pour deux liards de sens commun, et s’il tient à ne pas compromettre le vieux poète, il n’a qu’à refuser l’honneur absurde qui lui est conféré. Jules Favre dans un comité shakspearien ! Cela est plus grotesque qu’un Dufaure à l’Académie !
Mais, en vérité, Messieurs les organisateurs de la petite fête ont bien autre chose à faire que de glorifier la poésie. Deux poètes, qui étaient présents à la première réunion dont je vous parlais tout à l’heure, faisaient observer tantôt qu’on oubliait celui-ci ou celui-là, tantôt qu’il faudrait faire ceci ou cela ; et leurs observations étaient faites uniquement dans le sens littéraire ; mais, à chaque fois, l’un des petits humanitaires leur répondait : "Vous ne comprenez pas de quoi il s’agit."
Aucun ridicule ne manquera à cette solennité. Il faudra aussi tout naturellement fêter Shakspeare au théâtre. Quand il s’agit d’une représentation en l’honneur de Racine, on joue, après l’ode de circonstance, les Plaideurs et Britannicus ; si c’est Corneille qu’on célèbre, ce sera le Menteur et le Cid ; si c’est Molière, Pourceaugnac et le Misanthrope. Or, le directeur d’un grand théâtre, homme de douceur et de modération, courtisan impartial de la chèvre et du chou, disait récemment au poète chargé de composer quelque chose en l’honneur du tragique anglais : "Tâchez de glisser là-dedans l’éloge des classiques français, et puis ensuite, pour mieux honorer Shakspeare, nous jouerons Il ne faut jurer de rien !" C’est un petit proverbe d’Alfred de Musset.
Parlons un peu du vrai but de ce grand jubilé. Vous savez, monsieur, qu’en 1848 il se fit une alliance adultère entre l’école littéraire de 1830 et la démocratie, une alliance monstrueuse et bizarre. Olympio renia la fameuse doctrine de l’art pour l’art, et depuis lors, lui, sa famille et ses disciples, n’ont cessé de prêcher le peuple, de parler pour le peuple, et de se montrer en toutes occasions les amis et les patrons assidus du peuple. "Tendre et profond amour du peuple !" Dès lors, tout ce qu’ils peuvent aimer en littérature a pris la couleur révolutionnaire et philanthropique. Shakspeare est socialiste. Il ne s’en est jamais douté, mais il n’importe. Une espèce de critique paradoxale a déjà essayé de travestir le monarchiste Balzac, l’homme du trône et de l’autel, en homme de subversion et de démolition. Nous sommes familiarisés avec ce genre de supercherie. Or, monsieur, vous savez que nous sommes dans un temps de partage, et qu’il existe une classe d’hommes dont le gosier est obstrué de toasts, de discours et de cris non utilisés, dont, très naturellement, ils cherchent le placement. J’ai connu des gens qui surveillaient attentivement la mortalité, surtout parmi les célébrités, et couraient activement chez les familles et dans les cimetières pour faire l’éloge des défunts qu’ils n’avaient jamais connus. Je vous signale M. Victor Cousin comme le prince du genre.
Tout banquet, toute fête sont une belle occasion pour donner satisfaction à ce verbiage français ; les orateurs sont le fonds qui manque le moins ; et la petite coterie caudataire de ce poète (en qui Dieu, par un esprit de mystification impénétrable, a amalgamé la sottise avec le génie), a jugé que le moment était opportun pour utiliser cette indomptable manie au profit des buts suivants, auxquels la naissance de Shakspeare ne servira que de prétexte :
1° Préparer et chauffer le succès du livre de V. Hugo sur Shakspeare, livre qui, comme tous ses livres, plein de beautés et de bêtises, va peut-être encore désoler ses plus sincères admirateurs ;
2° Porter un toast au Danemark. La question est palpitante, et on doit bien cela Hamlet, qui est le prince du Danemark le plus connu. Cela sera d’ailleurs mieux en situation que le toast à la Pologne qui a été lancé, m’a-t-on dit, dans un banquet offert à M. Daumier.
Ensuite, et selon les occurrences et le crescendo particulier de la bêtise chez les foules rassemblées dans un seul lieu, porter des toasts à Jean Valjean, à l’abolition de la peine de mort, à l’abolition de la misère, à la Fraternité universelle, à la diffusion des lumières, au vrai Jésus-Christ, législateur des chrétiens, comme on disait jadis, à M. Renan, à M. Havin, etc., enfin à toutes les stupidités propres à ce XIXe siècle, où nous avons le fatigant bonheur de vivre, et où chacun est, à ce qu’il paraît, privé du droit naturel de choisir ses frères.
Monsieur, j’ai oublié de vous dire que les femmes étaient exclues de la fête. De belles épaules, de beaux bras, de beaux visages et de brillantes toilettes auraient pu nuire à l’austérité démocratique d’une telle solennité. Cependant, je crois qu’on pourrait inviter quelques comédiennes, quand ce ne serait que pour leur donner l’idée de jouer un peu Shakspeare et de rivaliser avec les Smithson et les Faucit.
Conservez ma signature, si bon vous semble ; supprimez-la, si vous jugez qu’elle n’a pas assez de valeur.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes sentiments bien distingués.
(i) La signature fut remplacée par trois étoiles.
LETTRE À JULES JANIN
[Premier projet.]
Lui aussi, lui-même, "il savait comment on chante et comment on pleure ; il connaissait le sourire mouillé de larmes, etc."
Comme c’est extraordinaire, n’est-ce pas, qu’un homme soit un homme ?
Catilina écrit au sénateur Quintus Cecilius avant de prendre les armes : "Je te lègue ma chère femme Orestilia et ma chère fille…"
Mérimée (Mérimée lui-même ! ! !) ajoute : "On éprouve quelque plaisir et quelque étonnement à voir des sentiments humains dans un pareil monstre."
Comme c’est extraordinaire qu’un homme soit un homme !
Quant à toutes les citations de petites
(i) Sous le pseudonyme d’Eraste, Jules Janin avait publié, dans l’Indépendance belge du 11 février 1805, un article : Henri Heine et la jeunesse des poètes, où il reprochait au grand romantique allemand à Byron, à d’autres encore, de s’être complu dans une ironie amère et douloureuse, à laquelle il opposait la verve et la gaîté de nos poètes nationaux, citant pèle-mèle Hugo, Vigny, Musset, Sainte-Beuve, Mme de Girardin, Viennet, Béranger, Hegésippe Moreau, Lecomte Delille (sic), etc. Il terminait par ces mots cruels : « ... Il [Heine] n’a pas connu de son vivant la douce volupté des larmes; il n’en a pas fait répandre sur son cercueil. »
Baudelaire, à la lecture de ce feuilleton, rêva de venger ses frères spirituels et poètes de dilection, et il en fixa l’intention dans deux projets de lettre; mais déjà la maladie le minait...
Ces projets de lettre ont été publiés par M.Eugène Crépet, op. cit., et par M. Jacques Crépet, Gil Blas, 4 février 1906 polissonneries françaises comparées à la poésie d’Henri Heine, de Byron et de Shakspeare, cela fait l’effet d’une serinette ou d’une épinette comparée à un puissant orchestre. Il n’est pas un seul des fragments d’Henri Heine que vous citez qui ne soit infiniment supérieur à toutes les bergerades ou berquinades que vous admirez. Ainsi, l’auteur de l’Ane mort et la Femme guillotinée ne veut plus entendre l’ironie ; il ne veut pas qu’on parle de la mort, de la douleur, de la brièveté des sentiments humains : "Ecartez de moi ces images funèbres ; loin de moi tous ces ricanements ! Laissez-moi traduire Horace et le savourer à ma guise, Horace, un vrai amateur de flonflons, un brave littératisant, dont la lecture ne fait pas mal aux nerfs, comme font toutes ces discordantes lyres modernes."
Pour finir, je serais curieux de savoir si vous êtes bien sûr que Béranger soit un poète. (Je croyais qu’on n’osait plus parler de cet homme.)
— Si vous êtes bien sûr que les belles funérailles soient une preuve du génie ou de l’honnêteté du défunt. (Moi, je crois le contraire, c’est-à-dire qu’il n’y a guère que les coquins et les sots qui obtiennent de belles funérailles.)
— Si vous êtes bien sûr que Delphine Gay soit un poète.
— Si vous croyez que le langoureux de Musset soit un bon poète.
Je serais aussi curieux de savoir ce que fait le nom du grotesque Viennet à côté du nom de Banville.
— Et, à côté d’Auguste Barbier, Hégésippe
(i) Jules Janin avait opposé l'iiidifFérence publique où Heine s'était éteint, au deuil aational qu'avait cause la mort de Béranger. Moreau, un ignoble pion, enflammé de sale luxure et de prêtrophobie belge.
Enfin, pourquoi vous orthographiez Lecomte Delille le nom de M. Leconte de Lisle, le confondant ainsi avec le méprisable auteur des Jardins.
Cher Monsieur, si je voulais pleinement soulager la colère que vous avez mise en moi, je vous écrirais cinquante pages au moins, et je vous prouverais que, contrairement à votre thèse, notre pauvre France n’a que fort peu de poètes et qu’elle n’en a pas un seul à opposer à Henri Heine. Mais vous n’aimez pas la vérité, vous n’aimez pas les proportions, vous n’aimez pas la justice, vous n’aimez pas les combinaisons, vous n’aimez pas le rythme, ni le mètre, ni la rime ; tout cela exige qu’on prenne trop de soins pour l’obtenir. Il est si doux de s’endormir sur l’oreiller de l’opinion toute faite !
Savez-vous bien, Monsieur, que vous parlez de Byron trop légèrement ? Il avait votre qualité et votre défaut, — une grande abondance, un grand flot, une grande loquacité, — mais aussi ce qui fait les poètes : une diabolique personnalité. En vérité, vous me donnez envie de le défendre.
Monsieur, j’ai reçu souvent des lettres injurieuses d’inconnus, quelquefois anonymes, des gens qui avaient sans doute du temps à perdre. J’avais du temps à perdre ce soir, j’ai voulu imiter à votre égard les donneurs de conseils qui m’ont souvent assailli.
Je suis un peu de vos amis ; quelquefois même je vous ai admiré. Je connais à fond la sottise française, et pourtant, quand je vois un littérateur français (faisant autorité dans le monde) lâcher des légèretés, je suis encore pris de rages qui font tout pardonner, même la lettre anonyme.
Je vous promets qu’à la prochaine visite que j’aurai le plaisir de vous faire je vous ferai mon mea culpa, non pas de mes opinions, mais de ma conduite.
[Deuxième projet.]
Monsieur, je fais ma pâture de vos feuilletons, — dans l’Indépendance, laquelle vous manque un peu de respect quelquefois et vous montre quelque ingratitude. Les présentations à la Buloz. Auguste Barbier à la Revue de Paris. Le Désaveu. L’Indépendance a des convictions qui ne lui permettent pas de s’apitoyer sur le malheur des reines. Donc je vous lis ; car je suis un peu de vos amis, si toutefois vous croyez, comme moi, que l’admiration engendre une sorte d’amitié.
Mais le feuilleton d’hier soir m’a mis en grande rage. Je veux vous expliquer pourquoi.
Henri Heine était donc un homme ! Bizarre. Catilina était donc un homme. Un monstre pourtant, puisqu’il conspirait pour les pauvres. Henri Heine était méchant, — oui, comme les hommes sensibles, irrités de vivre avec la canaille ; par canaille, j’entends les gens qui ne se connaissent pas en poésie (le genus irritabile vatum).
Examinons ce cœur d’Henri Heine jeune.
Les fragments que vous citez sont charmants, mais je vois bien ce qui vous choque, c’est la tristesse, c’est l’ironie. Si J. J. était empereur, il décréterait qu’il est défendu de pleurer ou de se pendre sous son règne, ou même de rire d’une certaine façon. Quand Auguste avait bu, etc.
Vous êtes un homme heureux. Je vous plains, monsieur, d’être si facilement heureux. Faut-il qu’un homme soit tombé bas pour se croire heureux ! Peut-être est-ce une explosion sardonique, et souriez-vous pour cacher le renard qui vous ronge. En ce cas, c’est bien. Si ma langue pouvait prononcer une telle phrase, elle en resterait paralysée.
Vous n’aimez pas la discrépance, la dissonance. Arrière les indiscrets qui troublent la somnolence de votre bonheur ! Vivent les ariettes de Florian ! Arrière les plaintes puissantes du chevalier Tannhäuser, aspirant à la douleur ! Vous aimez les musiques qu’on peut entendre sans les écouter, et les tragédies qu’on peut commencer par le milieu.
Arrière tous ces poètes qui ont leurs poches pleines de poignards, de fiel, de fioles de laudanum ! Cet homme est triste, il me scandalise. — Il n’a donc pas de Margot, il n’en a donc jamais eu. Vive Horace buvant son lait de poule, son falerne, veux-je dire, et pinçant, en honnête homme, les charmes de sa Lisette, en brave littératisant, sans diablerie, et sans fureur, sans œstus !
À propos de belles funérailles, vous citez, je crois, celles de Béranger. Il n’y avait rien de bien beau, je crois. Un préfet de police a dit qu’il l’avait escamoté. Il n’y a eu de beau que Mme Collet bousculant les sergents de ville. Et Pierre Leroux seul trouva le mot du jour : "Je lui avais toujours prédit qu’il raterait son enterrement."
Béranger ? On a dit quelques vérités sur ce grivois. Il y en aurait encore long à dire. Passons.
De Musset. Faculté poétique ; mais peu joyeux. Contradiction dans votre thèse. Mauvais poète d’ailleurs. On le trouve maintenant chez les filles, entre les chiens de verre filé, le chansonnier du Caveau et les porcelaines gagnées aux loteries d’Asnières. — Croque-mort langoureux.
Sainte-Beuve. Oh ! celui-là, je vous arrête. Pouvez-vous expliquer ce genre de beauté ? Werther carabin. Donc contradiction dans votre thèse.
Banville et Viennet. Grande catastrophe. Viennet, parfait honnête homme. Héroïsme à détruire la poésie ; mais la Rime ! ! ! et même la Raison ! ! ! — Je sais que vous n’agissez jamais par intérêt… Donc, qui a pu vous pousser ?
Delphine Gay ! Leconte de Lisle. Le trouvez-vous bien rigolo, bien à vos souhaits, la main sur la conscience ? — Et Gauthier ? Et Valmore ? et moi ? — Mon truc.
Je présente la paraphrase du genus irritabile vatum pour la défense non seulement d’Henri Heine, mais aussi de tous les poètes. Ces pauvres diables (qui sont la couronne de l’humanité) sont insultés par tout le monde. Quand ils ont soif et qu’ils demandent un verre d’eau, il y a des Trimalcions qui les traitent d’ivrognes. Trimalcion s’essuie les doigts aux cheveux de ses esclaves ; mais si un poète montrait la prétention d’avoir quelques bourgeois dans ses écuries, il y aurait bien des personnes qui s’en scandaliseraient.
Vous dites : "Voilà de ces belles choses que je ne comprendrai jamais… Les néocritiques…"
Quittez donc ce ton vieillot, qui ne vous servira de rien, pas même auprès du sieur Villemain.
Jules Janin ne veut plus d’images chagrinantes.
Et la mort de Charlot ? Et le baiser dans la lunette de la guillotine ? Et le Bosphore, si enchanteur du haut d’un pal ? Et la Bourbe ? Et les Capucins ? Et les Chancres fumant sous le fer rouge ?
Quand le diable devient vieux, il se fait… berger. Allez paître vos blancs moutons.
À bas les suicides ! À bas les méchants farceurs ! On ne pourrait jamais dire sous votre règne : Gérard de Nerval s’est pendu, Janino Imperatore. Vous auriez même des agents, des inspecteurs faisant
(i) Allusion ;\ certains épisodes ou passages du roman célèbre de Jules Janin : l’Ane mort et la Femme guillotinée. (Note de M. Eug. Crépet.) rentrer chez eux les gens qui n’auraient pas sur leurs lèvres la grimace du bonheur.
Catilina, un homme d’esprit, sans aucun doute, puisqu’il avait des amis dans le parti contraire au sien, ce qui n’est inintelligible que pour un Belge.
Toujours Horace et Margoton ! Vous vous garderiez bien de choisir Juvénal, Lucain ou Pétrone ; celui-là, avec ses terrifiantes impuretés, ses bouffonneries attristantes (vous prendriez volontiers parti pour Trimalcion, puisqu’il est heureux, avouez-le) ; celui-ci, avec ses regrets de Brutus et de Pompée, ses morts ressuscités, ses sorcières thessaliennes, qui font danser la lune sur l’herbe des plaines désolées ; et cet autre, avec ses éclats de rire pleins de fureur. Car vous n’avez pas manqué d’observer que Juvénal se fâche toujours au profit du pauvre et de l’opprimé ! Ah ! le vilain sale ! — Vive Horace, et tous ceux pour qui Babet est pleine de complaisances !
Trimalcion est bête, mais il est heureux. Il est vaniteux jusqu’à faire crever de rire ses serviteurs, mais il est heureux. Il est abject et immonde, — mais heureux. Il étale un gros luxe et feint de se connaître en délicatesses : il est ridicule, mais il est heureux. — Ah ! pardonnons aux heureux. Le bonheur, une belle et universelle excuse, n’est-ce pas ?
Ah ! vous êtes heureux, Monsieur. Quoi ! — Si vous disiez : je suis vertueux, je comprendrais que cela sous-entend : Je souffre moins qu’un autre. Mais non : vous êtes heureux. Facile à contenter, alors ? Je vous plains, et j’estime ma mauvaise humeur plus distinguée que votre béatitude. — J’irai jusque-là, que je vous demanderai si les spectacles de la terre vous suffisent. Quoi ! jamais vous n’avez eu envie de vous en aller, rien que pour changer de spectacle ! J’ai de très sérieuses raisons pour plaindre celui qui n’aime pas la mort.
Byron, Tennyson, Pœ et Cie.
Ciel mélancolique de la poésie moderne. Etoiles de première grandeur. Pourquoi les choses ont-elles changé ? Grave question que je n’ai pas le temps de vous expliquer ici. Mais vous n’avez même pas songé à vous la poser. Elles ont changé parce qu’elles devaient changer. Votre ami le sieur Villemain vous chuchote à l’oreille le mot : Décadence. C’est un mot bien commode à l’usage des pédagogues ignorants, mot vague derrière lequel s’abritent notre paresse et notre incuriosité de la loi.
Pourquoi donc toujours la joie ? Pour vous divertir, peut-être. Pourquoi la tristesse n’aurait-elle pas sa beauté ? Et l’horreur aussi ? Et tout ? Et n’importe quoi ?
Je vous vois venir. Je sais où vous tendez. Vous oseriez peut-être affirmer qu’on ne doit pas mettre des têtes de mort dans les soupières, et qu’un petit cadavre de nouveau-né ferait un fichu… (Cette plaisanterie a été faite cependant ; mais, hélas ! c’était le bon temps !) — il y aurait beaucoup à dire cependant là-dessus. — Vous me blessez dans mes plus chères convictions. Toute la question, en ces matières, c’est la sauce, c’est-à-dire le génie.
Pourquoi le poète ne serait-il pas un broyeur de poisons aussi bien qu’un confiseur, un éleveur de serpents pour miracles et spectacles, un psylle amoureux de ses reptiles, et jouissant des caresses glacées de leurs anneaux en même temps que des terreurs de la foule ?
Deux parties également ridicules dans votre feuilleton. Méconnaissance de la poésie de Heine, et de la poésie, en général. Thèse absurde sur la jeunesse du poète. Ni vieux, ni jeune, il est. Il est ce qu’il veut. Vierge, il chante la débauche ; sobre, l’ivrognerie.
Votre dégoûtant amour de la joie me fait penser à M. Véron réclamant une littérature affectueuse. Votre goût de l’honnêteté n’est encore que du sybaritisme. M. Véron disait cela fort innocemment. Le Juif errant l’avait sans doute contristé. Lui aussi, il aspirait aux émotions douces et non troublantes.
À propos de la jeunesse des poètes : Livres vécus, poèmes vécus.
Consultez là-dessus M. Villemain. Malgré son amour incorrigible des solécismes, je doute qu’il avale celui-là.
Byron, loquacité, redondance. Quelques-unes de vos qualités, Monsieur. Mais en revanche, ces sublimes défauts qui font le grand poète : la mélancolie, toujours inséparable du sentiment du beau, et une personnalité ardente, diabolique, un esprit salamandrin.
Byron. Tennyson. E. Pœ. Lermontoff. Leopardi. Espronceda ; — mais ils n’ont pas chanté Margot ! — Eh ! quoi ! je n’ai pas cité un Français. La France est pauvre.
Poésie française. Veine tarie sous Louis XIV. Reparaît avec Chénier (Marie-Joseph), car l’autre est un ébéniste de Marie-Antoinette. Enfin rajeunissement et explosion sous Charles X.
Vos flonflons français. Epinette et orchestre. Poésie à fleur de peau. Le Cupidon de Thomas Hood. Votre paquet de poètes accouplés comme bassets et lévriers, comme fouines et girafes. Analysons-les un à un. Et Théophile Gautier ? Et moi ?
Lecomte Delille. Vos étourderies : Jean Pharond. Pharamond. Jean Beaudlair. N’écrivez pas Gauthier, si vous voulez réparer votre oubli, et n’imitez pas ses éditeurs qui le connaissent si peu qu’ils estropient son nom. La versification d’une pièce en prose.
Vous êtes un homme heureux. Voilà qui suffit pour vous consoler de toutes erreurs. Vous n’entendez rien à l’architecture des mots, à la plastique de la langue, à la peinture, à la musique, ni à la poésie. Consolez-vous, Balzac et Chateaubriand n’ont jamais pu faire de vers passables. Il est vrai qu’ils savaient reconnaître les bons.
(Dans l’article Janin.) Janin loue Cicéron, petite farce de journaliste. C’est peut-être une caresse au sieur Villemain. Cicéron philippiste. Sale type de parvenu. C’est notre César, à nous. (De Sacy.)
Janin avait sans doute une raison pour citer Viennet parmi les poètes. De même, il a sans doute une excellente raison pour louer Cicéron. Cicéron n’est pas de l’Académie, cependant on peut dire qu’il en est, par Villemain et la bande orléaniste.
L’ESPRIT ET LE STYLE DE M. VILLEMAIN
Ventosa isthœc et enormis loquaeitas.
Des mots, des mots, des mots !
La littérature mène à tout, pourvu qu’on la quitte à temps. (Paroles de traître.)
DÉBUT
J’aspire à la douleur. — J’ai voulu lire Villemain. — Deux sortes d’écrivains, les dévoués et les traîtres. — Portrait du vrai critique. — Métaphysique. — Imagination.
Villemain n’écrivant que sur des thèmes connus et possédés de tout le monde, nous n’avons pas à rendre compte de ce qu’il appelle ses œuvres. Prenons simplement les thèmes qui nous sont plus familiers et plus chers, et voyons s’il les a rajeunis, sinon par l’esprit philosophique, au moins par la nouveauté d’expression pittoresques.
CONCLUSION
Villemain, auteur aussi inconnu que consacré. Chaque écrivain représente quelque chose plus
(i) Publié dans le Mercure de France, i" mars if)07, par M. Jacques Crépet, d’après une copie communiquée par M. Maurice Tourneux. particulièrement : Chateaubriand ceci, Balzac cela, Byron cela, Hugo cela ; — Villemain représente l’inutilité affairée et hargneuse comme celle de Thersite. Sa phrase est bourrée d’inutilités ; il ignore l’art d’écrire une phrase, comme l’art de construire un livre. Obscurité résultant de la diffusion et de la profusion.
S’il était modeste, … — mais puisqu’il fait le méchant…
Anecdotes à citer.
HABITUDES D’ESPRIT
"On les a parodiés depuis" (les mouvements populaires). — (Page 477. Tribune.)
La Révolution de 1830 fut donc bonne, celle de Février mauvaise ( !).
Citer le mot de Sainte-Beuve, profond dans son scepticisme. Il dit, avec une légèreté digne de la chose, en parlant de 1848 : "…"
Ce qui implique que toutes les révolutions se valent et ne servent qu’à monter l’opiniâtre légèreté de l’humanité.
Chez Villemain, allusions perpétuelles d’un homme d’Etat sans ouvrage.
C’est sans doute depuis qu’il ne peut plus être ministre qu’il est devenu si fervent chrétien.
Il veut toujours montrer qu’il est bien instruit de toute l’histoire de toute les familles. Ragots, cancans, habitudes emphatiques de laquais parlant de ses anciens maîtres et les trahissant quelquefois. La vile habitude d’écouter aux portes.
(i) On trouvera plus loin, au chapitre « Citations », le complément
de la plupart de ces passages tronqués.
Il parle quelque part avec attendrissement des "opulentes fonctions".
Goût de servilité jusque dans l’usage immodéré des capitales : "L’Etat, le Ministre, etc., etc.
"Toute la famille d’un grand fonctionnaire est sainte et jamais la femme, le fils, le gendre ne sont cités sans quelque apposition favorable, servant à la fois à témoigner du culte de l’auteur et à arrondir la phrase.
Véritables habitudes d’un maître de pension qui craint d’offenser les parents.
Contraste, plus apparent que réel, entre l’attitude hautaine de Villemain dans la vie et son attitude d’historien, qui est celle d’un chef de bureau devant une Excellence.
Citateur automate qui a appris pour le plaisir de citer, mais ne comprend pas ce qu’il récite.
Raison profonde de la haine de Villemain contre Chateaubriand, le grand seigneur assez grand pour être cynique. (Articles du petit de Broglie.) La haine d’un homme médiocre est toujours une haine immense.
PINDARE
(Essais sur le génie de Pindare et sur le génie lyrique.)
Encore les tiroirs, les armoires, les cartons, les distributions de prix, l’herbier, les collections d’un écolier qui ramasse des coquilles d’huîtres pour faire le naturaliste. Rien, absolument rien, pour la poésie lyrique anonyme, et cela dans un Essai sur la poésie lyrique !
Il a pensé à Longfellow, mais il a omis Byron, Barbier et Tennyson, sans doute parce qu’un professeur lui inspire toujours plus de tendresse qu’un poète.
Pindare, dictionnaire, compendium, non de l’esprit lyrique, mais des auteurs lyriques connus de lui, Villemain.
VILLEMAIN HISTORIEN
Narbonne, Chateaubriand, prétextes pour raconter l’histoire du temps, c’est-à-dire pour satisfaire ses rancunes. Petite méthode, en somme ; méthode d’impuissant cherchant une originalité.
Les discours à la Tite-Live. Napoléon au Kremlin devient aussi bavard et prétentieux que Villemain.
Villemain se console de ne pas avoir fait de tragédies. Habitudes de tragédies. Discours interminables à la place d’une conversation. Dialogues en tirades, et puis toujours des confidents. Lui-même confident de Decazes et de Narbonne, comme Narbonne de Napoléon.
(Voir la fameuse anecdote de trente pages sur la terrasse de Saint-Germain. L’anecdote du général Foy à la Sorbonne et chez Villemain. Bonnes phrases à extraire. Villemain lui montre ses versions.)
ANALYSE RAPIDE DE L’ŒUVRE DE VILLEMAIN
Cours de littérature. — Banal compendium digne d’un professeur de rhétorique. Les
(i) y. Souvenirs contemporains d’histoire et de littérature. merveilleuses parenthèses du sténographe : "Applaudissements. Emotions. Applaudissements réitérés. Rires dans l’auditoire." — Sa manière de juger Joseph de Maistre et Xavier de Maistre. Le professeur servile, au lieu de rendre justice philosophique à Joseph de Maistre, fait sa cour à l’insipide jeunesse du quartier latin. (Cependant la parole l’obligeait alors à un style presque simple.)
Lascaris. Cromwell. — Nous serons généreux, nous ne ferons que citer et passer.
Souvenirs contemporains. Les Cent-Jours. Monsieur de Narbonne. — Villemain a une manie vile : c’est de s’appliquer à faire voir qu’il a connu des gens importants.
Que dirons-nous du Choix d’études ? Fastidieuses distributions de prix et rapports en style de préfecture sur les concours de l’Académie française.
Voir ce que vaut son Lucain.
La Tribune française, c’est, dans une insupportable phraséologie, le compte rendu des Mémoires d’Outre-Tombe, assaisonné d’un commentaire de haine et de médiocrité.
SA HAINE CONTRE CHATEAUBRIAND
C’est bien la jugeote d’un pédagogue, incapable d’apprécier le grand gentilhomme des décadences, qui veut retourner à la vie sauvage.
À propos des débuts de Chateaubriand au régiment, il lui reproche son goût de la parure. Il lui reproche l’inceste comme source du génie. Eh ! que m’importe à moi la source, si je jouis du génie !
Il lui reproche plus tard la mort de sa sœur Lucile. Il lui reproche partout son manque de sensibilité. Un Chateaubriand n’a pas la même forme de sensibilité qu’un Villemain. Quelle peut être la sensibilité du Secrétaire perpétuel ?
(Retrouver la fameuse apostrophe à propos de la mort de Mme de Beaumont.)
Le sédentaire maître d’école trouve singulier que le voyageur se soit habillé en sauvage et en coureur des bois. Il lui reproche son duel de célébrité avec Napoléon. Eh bien ! n’était-ce pas là aussi une des passions de Balzac ? Napoléon est un substantif qui signifie domination, et, règne pour règne, quelques-uns peuvent préférer celui de Chateaubriand à celui de Napoléon.
(Revoir le passage sur le rajeunissement littéraire. Grande digression à effet, qui ne contient rien de neuf et ne se rattache à rien de ce qui précède ni à rien de ce qui suit.
Comme échantillon de détestable narration, véritable amphigouri, revoir la Mort du duc de Berry.
Revoir la fameuse citation relative à la cuistrerie, qui lui inspire tant d’humeur.)
(i) Les « Citations » ne reproduisent pas le passage. — Chateaubriand,
repassant par Rome quelques mois après la mort de M™» de
Beaumont, écrivait à son ami Louis de Fontanes la belle lettre que
l’on sait ; cédant à la séduction des ruines, si puissante sur son
esprit, enivré par cette poésie de la tombe qu’il sentit et traduisit
mieux qu’aucun, il s’élevait au-dessus de sa propre douleur pour
s’écrier impersonnellement : « Avec quel charme ne passera-t-il pas
[l’étranger] du tombeau de Gécilia Métella au cercueil d’une femme
infortunée ! »
Et voici l’apostrophe — Ja « fameuse apostrophe » dont Villemain
flétrissait René : « Mais pour nous, hommes vult^aires, chez qui
l’imagination ne domine pas le coeur et la pensée, ni Métella, ni Cornélia,
ni toutes les ombres romaines ne sauraient nous faire trouver,
je ne dis pas un charme, mais une consolation sur la pierre sépulcrale
de notre amie récemment pleuréo. »
RELATIVEMENT À SON TON EN PARLANT DE CHATEAUBRIAND
Les Villemain ne comprendront jamais que les Chateaubriand ont droit à des immunités et à des indulgences auxquelles tous les Villemain de l’humanité ne pourront jamais aspirer.
Villemain critique surtout Chateaubriand pour ses étourderies et son mauvais esprit de conduite, critique digne d’un pied-plat qui ne cherche dans les lettres que le moyen de parvenir. (Voir l’épigraphe.)
Esprit d’employé et de bureaucrate, morale de domestique.
Pour taper sur le ventre d’un colosse, il faut pouvoir s’y hausser.
Villemain, mandragore difforme s’ébréchant les dents sur un tombeau.
Toujours criard, affairé sans pensées, toujours mécontent, toujours délateur, il a mérité le surnom de Thersite de la littérature.
Les Mémoires d’Outre-Tombe et la Tribune française lus ensemble et compulsés page à page forment une harmonie à la fois grandiose et drolatique. Sous la voix de Chateaubriand, pareille à la voix des grandes eaux, on entend l’éternel grognement en sourdine du cuistre envieux et impuissant.
Le propre des sots est d’être incapables d’admiration et de n’avoir pas de déférence pour le mérite, surtout quand il est pauvre. (Anecdote du numéro 30.)
Villemain est si parfaitement incapable d’admiration admiration que lui, qui est à mille pieds au-dessous de La Harpe, appelle M. Joubert le plus ingénieux des amateurs plutôt que véritable artiste.
Si l’on veut une autre preuve de la justesse d’esprit de Villemain et de sa conscience dans l’examen des livres, je raconterai l’anecdote de l’arbre Thibétain.
HABITUDES DE STYLE ET MÉTHODE DE PENSÉE
Villemain obscur, pourquoi ? Parce qu’il ne pense pas.
Horreur congéniale de la clarté, dont le signe visible est son amour du style allusionnel.
La phrase de Villemain, comme celle de tous les bavards qui ne pensent pas (ou des bavards intéressés à dissimuler leur pensée, avoués, boursiers, hommes d’affaires, mondains), commence par une chose, continue par plusieurs autres, et finit par une qui n’a pas plus de rapport avec les précédentes que celles-ci entre elles. D’où ténèbres. Loi du désordre.
Sa phrase est faite par agrégation, comme une ville résultat des siècles, et toute phrase doit être en soi un monument bien coordonné, l’ensemble de tous ces monuments formant la ville qui est le Livre.
(Chercher des échantillons au crayon rouge dans les cinq volumes qui me restent.)
Phraséologie toujours vague ; les mots tombent, tombent de cette plume pluvieuse, comme la salive des lèvres d’un gâteux bavard ; phraséologie bourbeuse, clapoteuse, sans issue, sans lumière, marécage obscur où le lecteur impatienté se noie.
Style de fonctionnaire, formule de préfet, amphigouri de maire, rondeur de maître de pension.
Toute son œuvre, distribution de prix.
Division du monde spirituel et des talents spirituels en catégories qui ne peuvent être qu’arbitraires, puisqu’il n’a pas d’esprit philosophique.
ÉCHANTILLONS DE STYLE ACADÉMIQUE ET INCORRECT
À propos des Chénier : "J’en jure par le cœur de leur mère."
Dans la Tribune française,
Page 158 : "Dans les jardins de l’Alhambra." Page 154 : "L’ambassadeur lui remit…"
Décidément, c’est un Delille en prose. Il aime la forme habillée comme les vieillards.
(Dans le récit de la mort du duc de Berry, retrouver la phrase impayable sur les deux filles naturelles du duc.)
Les deux disgraciés de l’Empire s’étaient communiqué une protestation plus vive dans le cœur de la femme qui, plus faible, se sentait plus opprimée.
À propos de Lucien ne trouvant pas dans les épreuves du Génie du Christianisme ce qu’il y cherchait, le chapitre des Rois athées, Villemain dit : "Le reste le souciait peu…"
(i) Voici CCS passages, qu’on ne trouve pas aux « Citations » :
« Dans les jardins de i’Alhambra, une amitié trop tendre, semblable
à celle qu’au xii« siècle on expiait par un voyage en Terre Sainte,
était venue attendre le nouveau et plus faible pt’nilent, au retour,
de sa mission. »
« Au départ de Chateaubriand pour l’Eçypte, l’ambassadeur lui
remit force lettres de recommandation cl fêftn protecteurs; il _v joignit
un choix des plus saines et des plus délicates provisions de
voyaçe, que fournisse le climat de l’Orieut, ou que sache préparer
l’industrie de l’Europe. »
"Les landes préludant aux savanes…" Sans doute à propos de René, qui n’est pas encore voyageur.
"Les molles voluptés d’un climat enchanteur."
"J’enfonçais dans les sillons de ma jeune mémoire…"
"Dans ma mémoire de tout jeune homme, malléable et colorée, comme une lame de daguerréotype sous les rayons du jour…" (Les Cent-Jours.)
(Si la mémoire est malléable, la lame ne l’est pas, et la lame ne peut être colorée qu’après l’action des rayons.)
"La circonspection prudente…" (Bel adjectif, — et bien d’autres exemples. Pourquoi pas la prudence circonspecte ?)
"Au milieu des salons d’un élégant hôtel du faubourg Saint-Honoré…"
"La Bédoyère, le jeune et infortuné colonel…" (Style du théâtre de Madame.)
"Un des plus hommes de bien de l’Empire, le comte Mollien…" (Jolie préciosité. Homme de bien est-il substantif ou adjectif ?)
"L’arrivée de Napoléon au galop d’une rapide calèche…" (Style automatique, style Vaucanson.)
Exemple de légèreté académique. — Page 304 du Cours de Littérature française (1830). — À propos du XVe siècle, il dit : "… avec la naïveté de ce temps…", et page 307, il dit : "Souvenons-nous des habitudes du moyen âge, temps de corruption bien plus que d’innocence…"
Exemple de style académique consistant à dire difficilement les choses simples et faciles à dire : "Beaumarchais… préludant (quel amour des préludes !) par le malin éclat du scandale privé à la toute-puissance des grands scandales politiques… Beaumarchais, l’auteur du Figaro, et en même temps, par une des singularités de sa vie, reçu dans la confiance familière et l’intimité musicale des pieuses filles de Louis XV…" (Monsieur de Narbonne.)(Pieuses a pour but de montrer que Villemain sait l’histoire ; le reste de la phrase veut dire qu’avant d’être célèbre par des comédies et par ses mémoires, Beaumarchais donnait aux filles du Roi des leçons de clavecin.)
À travers tout cela, une pluie germanique de capitales digne d’un petit fonctionnaire d’un grand-duché.
Bon style académique encore : "Quelquefois aussi, sous la garde savante de M. de Humboldt (ce qui veut dire sans doute que M. de Humboldt était un garde du corps très savant), elle (Mme de Duras) s’avançait, royalisme à part (son royalisme ne s’avançait donc pas avec elle), jusqu’à l’Observatoire, pour écouter la brillante parole et les belles expositions astronomiques de M. Arago…" (M. de Feletz.)
(Cette phrase prouve qu’il y a une astronomie républicaine vers laquelle ne s’avançait pas le royalisme de Mme de Duras.)
ÉCHANTILLONS DE STYLE ALLUSIONNEL
"Souvent, dix années plus tard, à une époque heureuse de Paix et de Liberté politiques (capitales très constitutionnelles), dans cet hôtel du faubourg Saint-Honoré, élégante demeure, aujourd’hui disparue en juste expiation d’un funeste souvenir domestique, j’ai entendu le général Sébastiani…" (Monsieur de Narbonne.)
(Jolie allusion à un assassinat commis par un Pair de France libertin sur sa fastidieuse épouse, pour parler le charabia Villemain.)
"Les peintures d’un éloquent témoin n’avaient pas encore popularisé ce grand souvenir." (Ney en Russie, à propos de son procès.) Pourquoi ne pas dire tout simplement : "Le livre de M. de Ségur n’avait pas encore paru ?"
"La royale Orpheline de 93…" Cela veut dire la Duchesse d’Angoulême.
"Une plume fine et délicate…" Devinez. C’est M. le duc de Noailles ; on nous en instruit dans une note, ce qui d’ailleurs était nécessaire.
"Une illustre compagnie…" En note, avec renvoi : "L’Académie française."
Et, s’il parle de lui-même, croyez qu’il en parlera en style allusionnel ; il ne peut pas moins faire que de se jeter un peu d’amphigouri dans le visage. (Voir la phrase par laquelle il se désigne dans l’affaire Decazes.) — (Voir la phrase sur Victor Hugo, à propos de Jersey, écrite dans ce style académique allusionnel dont toute la finesse consiste à fournir au lecteur le plaisir de deviner ce qui est évident.)
SUPPLÉMENT À LA CONCLUSION
Il est comique involontairement et solennel en même temps, comme les animaux : singes, chiens et perroquets. Il participe des trois.
Villemain, chrétien depuis qu’il ne peut plus être ministre, ne s’élèvera jamais jusqu’à la charité (Amour, Admiration).
La lecture de Villemain, Sahara d’ennui, avec des oasis d’horreur qui sont les explosions de son odieux caractère !
Villemain, Ministre de l’Instruction publique, a bien su prouver son horreur pour les lettres et les littérateurs.
Extrait de la Biographie pittoresque des Quarante, par le portier de la Maison : "Quel est ce loup-garou, à la chevelure en désordre, à la démarche incertaine, aux vêtements négligés ? C’est le dernier des nôtres par ordre alphabétique, mais non pas par rang de mérite, c’est M. Villemain. Son Histoire de Cromwell donnait plus que des espérances. Son roman de Lascaris ne les a pas réalisées. Il y a deux hommes dans notre professeur, l’écrivain et le pensionnaire du Gouvernement. Quand le premier dit : marchons, le second lui crie : arrêtons-nous ; quand le premier enfante une pensée généreuse, le second se laisse affilier à la confrérie des bonnes lettres. Où cette funeste condescendance s’arrêtera-t-elle ? Il y a si près du Collège de France à Montrouge ! Il est si difficile de se passer de place, lorsque depuis longtemps, on en remplit une… et puis M. l’Abbé, Madame la marquise, son excellence, les truffes, le champagne, les décorations, les réceptions, les dévotions, les affiliations… Et voilà ce que c’est."
Hélas ! voilà tout ce que c’est.
VIEILLE ÉPIGRAMME
Quelle est la main la plus vile
De Martainville ou de Villemain ?
Quelle est la plus vile main
De Villemain ou de Martainville ?
CITATIONS
À propos de Lucain.
Son génie, qu’une mort funeste devait arrêter si vite, n’eut que le temps de montrer de la grandeur, sans naturel et sans vérité : car le goût de la simplicité appartient rarement à la jeunesse, et dans les arts, le naturel est presque toujours le fruit de l’étude et de la maturité.
Plusieurs conjurés furent arrêtés et mis à la torture : ils révélèrent leurs complices. Seule la Courtisane Epicharis fut invincible à la douleur, montrant ce que, dans la faiblesse de son sexe et dans la honte de sa vie, un sentiment généreux, l’horreur du crime, pouvait donner de force et de dignité morale.
Le titre de sa gloire, l’essai et tout ensemble le trophée de son génie, c’est la Pharsale, ouvrage que des beautés supérieures ont protégé contre d’énormes défauts. Stace, qui, nous l’avons dit, a célébré la muse jeune et brillante de Lucain et sa mort prématurée, n’hésite point à placer la Pharsale au-dessus des Métamorphoses d’Ovide, et presque à côté de Virgile. Quintilien, juge plus éclairé, reconnaît dans Lucain un génie hardi, élevé, et l’admet au rang des orateurs plutôt que des poètes : distinction que lui inspiraient le nombre et l’éclat des discours semés dans le récit de Lucain, et où sont exagérés trop souvent les défauts mêmes attachés à sa manière…
Les écrivains français l’ont jugé diversement. Corneille l’a aimé jusqu’à l’enthousiasme. Boileau l’approuvait peu, et lui imputait à la fois ses propres défauts et ceux de Brébeuf, son emphatique interprète.
En dépit des hyperboles et des raisonnements de Marmontel, la Pharsale ne saurait être mise au rang des belles productions de la muse épique. Le jugement des siècles est sans appel.
Rapports académiques.
Ce qu’il y a d’amusant (mot bizarre à propos de Villemain) dans les rapports académiques, c’est l’étonnante conformité du style baveux, melliflue, avec les noms des concurrents récompensés et le choix des sujets. On y trouve l’Algérie ou la civilisation conquérante, la Colonie de Mettray, la Découverte de la vapeur, sujets lyriques proposés par l’Académie et d’une nature essentiellement excitante.
On y trouve aussi des phrases de cette nature : "Ce livre est une bonne œuvre pour les âmes", à propos d’un roman composé par un ministre protestant. Pouah !
On rencontre, parmi les couronnés, le nom de ce pauvre M. Caro, qui ne prendra jamais, je l’espère, pour épigraphe de ses compositions académiques ce mot de saint Jean : "Et verbum caro factum est", car lui et le verbe me semblent passablement brouillés.
On se heurte à des phrases comme celle-ci, qui représente bien une des maladies de M. Villemain, laquelle consiste à accoupler des mots qui jurent ; quand il ne fait pas de pléonasmes, il commet des désaccords : "Cette profusion de gloire (celle de l’industrie et des arts) n’est jamais applicable dans le domaine sévère et difficile des lettres."
CITATIONS
Que, devant cette force du nombre et de l’enthousiasme, un Roi opiniâtre et faible, un Ministère coupable et troublé n’aient su ni agir, ni céder à temps ; qu’un Maréchal, malheureux à la guerre et dans la politique, funeste par ses défections et ses services, n’ait pu rien sauver du désastre, même avec une Garde si dévouée et si brave, mais de bonne heure affaiblie par l’abandon d’un régiment de ligne ; ce sont là des spectacles instructifs pour tous. On les a parodiés depuis. Une émeute non repoussée, une marée montante de cette tourbe d’une grande ville a tout renversé devant elle, comme l’avait fait, dix-huit ans auparavant, le mouvement d’un peuple blessé dans ses droits. Mais, le premier exemple avait offert un caractère particulier, qui en fit la grandeur. C’était un sentiment d’honneur public soulevé contre la trahison du Pouvoir. (Tribune moderne, page 477.)
Bien des années après, il a peint encore ce printemps de la Bretagne sauvage et fleurie, avec une grâce qu’on ne peut ni oublier, ni contrefaire. Nul doute que dès lors, aux instincts énergiques de naissance, à la liberté et à la rudesse des premiers ans, aux émotions sévères et tendres de la famille, aux sombres sourcils du père, aux éclairs de tendresse de la mère, aux sourires de la plus jeune sœur, ne vinssent se mêler, chez cet enfant, les vives images de la nature, le frémissement des bois, après celui des flots, et l’horizon désert et diapré de mille couleurs de ces landes bretonnes préludant aux savanes de l’Amérique. (Tribune moderne, page 9.)
Mais, faut-il attribuer à ces études, un peu rompues et capricieuses, l’avantage dont triomphe quelque part l’illustre écrivain, pour s’élever au-dessus même de sa gloire la plus chère et se séparer entièrement de ceux qu’il efface ? "Tout cela, joint à mon genre d’éducation, dit-il, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n’ai pas senti mon pédant, que je n’ai jamais eu l’air hébété ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d’autrefois, encore moins la morgue, l’assurance, l’envie et la vanité fanfaronne des nouveaux auteurs." C’est beaucoup se ménager, en maltraitant tout le monde. (Tribune moderne, page II.)
Un chapitre des Mémoires, non moins expressif et non moins vrai que bien des pages du roman de René, a gravé pour l’avenir cet intérieur de famille un peu semblable aux voûtes souterraines du vieux château sombre et glacial où fermentait, à son insu, l’âme du poète, dans la solitude et l’inaction, entre une mère distraite de la tendresse par la piété, fatiguée d’un joug conjugal, que cette piété n’allégeait pas, une sœur trop tendre, ou trop aimée, mais dont la destinée semblait toujours être de ne trouver ni le bonheur dans le monde, ni la paix dans la retraite, et enfin ce père, dont la sévérité, la hauteur tyrannique et le froid silence s’accroissaient avec les années. (Tribune moderne, page 14.)
Lui-même, dans ses Mémoires, a peint de quelques traits, avec une brièveté rapide et digne, ce que ce tableau domestique offrait de plus touchant et de plus délicat. Sa réserve, cette fois, était comme une expiation de ce que son talent d’artiste avait voulu laisser trop entrevoir, dans la création originale de René. Ce ne fut pas seulement la malignité des contemporains, ce fut l’orgueil du peintre qui permit cette profane allusion. Sous la fatalité de ce nom de René que l’auteur se donne comme à son héros, et en souvenir de cet éclat de regard, de ce feu de génie, que la sœur, trop émue, admirait dans son frère, une indiscrète rumeur a longtemps redit que le premier chef-d’œuvre littéraire de M. de Chateaubriand avait été la confidence d’un funeste et premier amour.
L’admiration pour le génie, le respect de la morale aiment à lire un autre récit tout irréprochable du sentiment du jeune poète. (Tribune moderne, page 15).
Vingt-cinq ans plus tard, toujours très philosophe, il [M. de Pommereul] fut préposé en chef à l’inquisition impériale sur les livres ; on sait avec quelle minutieuse et rude tyrannie ! (Tribune moderne, page 24.)
Viens de bonne heure, tu feras le mien.
Mêlé d’ailleurs à des hommes de lettres, ou de parti, qui prisaient peu les Vœux d’un Solitaire et la philanthropie candide de l’auteur, M. de Chateaubriand étudia plus Bernardin de Saint-Pierre qu’il ne l’a loué, et peut-être, dans sa lutte avec ce rare modèle, devait-il, par là même, ne pas échapper au danger d’exagérer ce qu’on imite et de trop prodiguer les couleurs qu’on emprunte. (Tribune moderne, page 37.)
J’allais d’arbre en arbre, a-t-il raconté, me disant : "Ici, plus de chemins, plus de villes, plus de monarchies, plus de rois, plus d’hommes ; et, pour essayer si j’étais rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des actes de volonté, qui faisaient enrager mon guide, lequel, dans son âme, me croyait fou." Je ne sais mais je crains que dans ce sentiment si vif des droits originels et dans ces actes de volonté sans nom, il n’y eût surtout une réminiscence des rêveries anti-sociales de Rousseau et de quelques pages d’Emile. Le grand écrivain n’était encore que copiste. (Tribune moderne, page 53.)
Il touche d’abord à l’île de Guernesey, puis à Jersey, dans cet ancien refuge où devait, de nos jours, s’arrêter un autre proscrit, d’un rare et puissant esprit poétique, qu’il employa trop peut-être à évoquer dans ses vers le prestige oppresseur, sous lequel il fut accablé. (Tribune moderne, page 62.)
Ce fut après un an des agitations de Paris, sous la Constituante, que, vers janvier 1791, M. de Chateaubriand, sa résolution bien prise et quelques ressources d’argent recueillies, entreprit son lointain voyage. Une telle pensée ainsi persistante était sans doute un signe de puissance de volonté dans le jeune homme, dont elle développa le génie ; mais, peut-être trouvera-t-on plus d’orgueil que de vérité dans le souvenir que lui-même avait gardé de ce premier effort et dans l’interprétation qu’il lui donnait, quarante ans plus tard : "J’étais alors, dit-il, dans ses Mémoires, en se reportant à 1791, ainsi que Bonaparte, un mince sous-lieutenant tout à fait inconnu. Nous partions l’un et l’autre de l’obscurité, à la même époque, moi, pour chercher ma renommée dans la solitude, lui, sa gloire, parmi les hommes."
Ce contraste est-il vrai ? Ce parallèle n’est-il pas bien ambitieux ? Dans la solitude, vous cherchiez, vous aussi, la gloire parmi les hommes. Seulement, quel que soit l’éclat du talent littéraire, cet antagonisme de deux noms dans un siècle, ce duel de célébrité, affiché plus d’une fois, étonnera quelque peu l’avenir. Tite-Live ne se mettait pas en concurrence avec les grands capitaines de son Histoire. (Tribune moderne, page 37.)
Nous le disons avec regret, bien que M. de Fontanes ait été le premier ami et peut-être le seul ami du grand écrivain, plus jeune que lui de quinze années, il nous semble qu’il n’a pas obtenu en retour un souvenir assez affectueux, ni même assez juste. "M. de Fontanes, dit M. de Chateaubriand, a été, avec Chénier, le dernier écrivain de l’école classique de la branche aînée." Et aussitôt après : "Si quelque chose pouvait être antipathique à M. de Fontanes, c’était ma manière d’écrire. En moi commençait, avec l’école dite romantique, une révolution dans la littérature française. Toutefois, mon ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, se passionna pour elle. Il comprenait une langue qu’il ne parlait pas."
De quel Chénier s’occupe ici M. de Chateaubriand ? Ce n’est pas sans doute de Joseph Chénier. Le choix serait peu fondé ; la forme classique de Joseph Chénier, sa poésie, sa langue n’ont pas la pureté sévère et la grâce élégante de M. de Fontanes, et, par là même, le goût de Chénier était implacable, non seulement pour les défauts, mais pour les beautés de l’auteur d’Atala. Que s’il s’agit, au contraire, d’André Chénier, une des admirations de jeunesse qu’avait gardées M. de Fontanes, bien que lui-même fût un imitateur plus timide de l’antiquité, nous n’hésitons pas à dire que l’auteur de la Chartreuse, du Jour des Morts, des vers sur l’Eucharistie, offre quelques traits en commun avec l’originalité plus neuve et plus hardie de l’élégie sur le Jeune malade et des stances à Mlle de Coigny. Mais alors, il ne fallait pas s’étonner que de ce fonds même d’imagination et d’harmonie, M. de Fontanes fût bien disposé en faveur de cette prose brillante et colorée, qu’André Chénier aussi aurait couronnée de louanges et de fleurs, sans y reconnaître pourtant la pureté de ses anciens Hellènes.
M. de Chateaubriand se vante ici, à tort, de sa barbarie, et, à tort aussi, remercie son ami de s’être passionné pour elle. Personne, et nos souvenirs en sont témoins, n’avait plus vive impatience que M. de Fontanes de certaines affectations barbares ou non qui déparent Atala et René, mais les beautés le ravissaient, et c’est ainsi qu’il faut aimer et qu’il faut juger. (Tribune moderne, page 73.)
Mais… quand M. de Fontanes, causeur aussi vif, aussi aventureux qu’il était pur écrivain, quand M. de Fontanes, l’imagination pleine de Virgile et de Milton, et adorant Bossuet, comme on adore un grand poète, errait avec son ami plus jeune dans les bois voisins de la Tamise, dînait solitairement dans quelque auberge de Chelsea et qu’ils revenaient tous deux, avec de longues causeries, à leur modeste demeure… (Tribune moderne, page 74.)
Ainsi Fontanes mangeait seul.
Ce qu’il (Lucien) dut chercher dans les épreuves, c’était le chapitre sur les rois athées, compris dans l’édition commencée à Londres, et dont rien ne se retrouve, dans celle de Paris ; c’était tout ce qui pouvait, de loin ou de près, servir ou contrarier la politique consulaire, en France et en Europe, le reste le souciait peu… (Tribune moderne, page 92.)
Un docte prélat…
En note : le cardinal Fesch.
J’ignore s’il était docte, mais ceci est un nouvel exemple de l’amour de la périphrase.
Il avait vu, non sans une émotion de gloire, les honneurs funèbres d’Alfieri et le corps du grand poète exposé dans son cercueil.
Qu’est-ce qu’une émotion de gloire ?
Il avait visité récemment, à Coppet, Madame de Staël, dont l’exil commençait déjà, pour s’aggraver plus tard. Les deux disgraciés de l’Empire s’étaient communiqué une protestation plus vive dans le cœur de la femme, qui plus faible se sentait plus opprimée. Pour lui, il blâmait presque Madame de Staël de souffrir si amèrement le malheur d’une opulente retraite, sans autre peine que la privation de ce mouvement des salons de Paris, dont, pour sa part, il se passait volontiers. (Tribune moderne, page 145.)
Derrière ce premier cercle, autour du mourant, s’approchait un autre rang de spectateurs silencieux et troublés et, dans le nombre, immobile sur sa jambe de bois, pendant toute cette nuit, le ministre de la Guerre, le brave Latour-Maubourg, cet invalide des batailles de Leipzig, noblement mêlé à des braves de la Vendée. (Tribune moderne, page 258.)
Il [Charles X] avait accueilli et béni, au pied de son lit de mort, deux jeunes filles nées, en Angleterre d’une de ces liaisons de plaisir, qui avait occupé son exil. (Tribune moderne, page 259.)
Je ne puis oublier cette lugubre matinée du 14 février 1820, le bruit sinistre qui m’en vint, avec le réveil, mon triste empressement à voir le Ministre dont j’étais, dans un poste assez considérable, un des moindres auxiliaires. (Tribune moderne, page 260.)
Ce sujet [la vie de Rancé] n’a pas été rempli, malgré les conditions mêmes de génie, de satiété mélancolique, d’âge et de solitude, qui semblaient le mieux y répondre. On peut réserver seulement quelques pages charmantes, qu’une spirituelle et sévère critique a justement louées. (Tribune moderne, page 546.)
Impossible de deviner. Nouvel exemple de périphrase.
La même main, cependant, continuait alors, ou corrigeait les Mémoires d’Outre-Tombe, et y jetait quelques-uns de ces tons excessifs et faux qu’on voudrait en retrancher. (Tribune moderne, page 549.)
Une perte inattendue lui enlevait alors Mme de Chateaubriand. (Tribune moderne, page 552.)
Le cercueil fut porté par quelques marins à l’extrémité du grand Bey…
Il prend une île pour un Turc.
… Un nom cher à la science et aux lettres, M. Ampère, érudit voyageur, poète par le cœur et la pensée, proféra de nobles paroles sur l’homme illustre dont il était élève et l’ami.
Un nom qui profère des paroles.
Une voix digne et pure [en note : M. le duc de Noailles] a prononcé son éloge, au nom de la société polie [ce qui ne veut pas dire la société lettrée], dans une Compagnie savante.
Sans doute l’Académie française.
Un maître éloquent de la jeunesse…
En note : M. Saint-Marc Girardin.
Hérédia vit la cataracte du Niagara, cette pyramide vivante du désert, alors entourée de bois immenses. (Essais sur le Génie de Pindare, page 580.)
Il revint à Mexico, fut d’abord avocat, puis élevé aux honneurs de la magistrature. Marié et devenu père de famille, l’orageuse instabilité de l’Orient Américain l’épouvanta d’autant plus… (Essais sur le Génie de Pindare, page 585.)
Les Cent-Jours.
Le but de l’ouvrage les Cent-Jours est, comme tous les autres ouvrages de M. Villemain, d’abord de montrer qu’il a connu des gens importants, de leur faire prononcer de longs discours à la Tite-Live, prenant toujours le dialogue pour une série de dissertations académiques, et enfin l’éternelle glorification du régime parlementaire.
Par exemple, le discours du maréchal Ney à la Chambre des Pairs, à propos duquel M. Villemain nous avertit que le Moniteur n’en donne qu’un compte rendu tronqué et altéré, très long discours, ma foi ! Le jeune Villemain l’avait-il sténographié, où l’avait-il si bien enfoncé dans les sillons de sa jeune mémoire qu’il l’ait conservé jusqu’en 1855 ?
On sortit des tribunes, pendant la remise de la séance. Je courus au jardin du Luxembourg, dans le coin le plus reculé, méditer avec moi-même ce que je venais d’entendre, et, le cœur tout ému, j’enfonçai dans les sillons de ma jeune mémoire ces paroles de deuil héroïque et de colère injuste peut-être, que j’avais senties amères comme la mort. (Journée du 22 juin 1815 Les Cent-Jours, page 315.)
À propos du discours de Manuel à la Chambre des Représentants, discours inspiré par Fouché, dont il habitait familièrement l’Hôtel, au lieu de dire : Sa voix insinuante, M. Villemain dit : L’insinuation de sa voix. (Page 386.)
Destitution de Chateaubriand.
Ce que Villemain appelle une anecdote littéraire ; à ce sujet, nous allons voir comment il raconte une anecdote. L’anecdote a quinze pages. Mme de Duras croit à l’union durable de Villèle et de Chateaubriand.
À Saint-Germain, dans une maison élégante, sur le niveau de cette terrasse qui découvre un si riant paysage, le salon d’une femme respectée de tous, et l’amie célèbre de Mme de Staël et d’un homme de génie parvenu au pouvoir, avait, le premier samedi de Juin, réuni plusieurs hommes politiques, comme on disait alors [et comme on dit encore], des ambassadeurs et des savants, M. Pozzo di Borgo, toujours en crédit près d’Alexandre, Capo d’Istria disgracié, mais près de se relever avec la Grèce renaissante, lord Stuart, diplomate habile, le moins officiel des hommes dans son libre langage, la prude et délicate lady Stuart, en contraste avec lui, quelques autres Anglais, un ministre de Toscane passionné pour les arts, l’illustre Humboldt, l’homme des études profondes autant que des nouvelles passagères [il y a donc des nouvelles durables], le plus français de ces étrangers, aimant la liberté autant que la science ; c’étaient aussi le comte de Lagarde, ambassadeur de France en Espagne avant la guerre, Abel de Rémusat, l’orientaliste ingénieux et sceptique, un autre lettré moins connu [ce doit être le modeste Villemain], et la jeune Delphine Gay avec sa mère.
Lorsque, après la conversation du dîner encore mêlée de quelques anecdotes des deux Chambres, on vint, à la hauteur de la terrasse, s’asseoir devant le vert tapis des cimes de la forêt et respirer la fraîche tiédeur d’une belle soirée de juin, toute la politique tomba, et il n’y eut plus d’empressement que pour prier Mlle Delphine Gay de dire quelques-uns de ses vers. Mais la belle jeune fille, souriant et s’excusant de n’avoir rien achevé de nouveau, récita seulement, avec la délicieuse mélodie de sa voix, cette stance d’un secrétaire d’ambassade [manière académique de dire Lamartine], bien jeune et bien grand poète, dit-elle :
Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir,
S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville,
Et respire un moment l’air embaumé du soir.
Lord Stuart prend la parole et dit que ce repos ne charme pas longtemps les poètes qui ont une fois touché aux affaires ; il espère bien que le Ministère durera et restera compact.
On devine une certaine sympathie du sieur Villemain pour lord Stuart, ce qui s’expliquera peut-être si l’on se reporte au dire de Chateaubriand qui prétend que ce lord Stuart était toujours crotté et débraillé et ne payait pas les filles.
Et puis Mme de Duras prend la parole, comme dans Tite-Live ; elle veut congédier la politique et demande à Capo d’Istria "s’il n’a pas reconnu dans les Martyrs et dans l’Itinéraire le ciel de sa patrie, l’âme de l’antiquité, et, à la fois, les horizons et la poésie de la Grèce".
Et Capo d’Istria prend la parole, comme dans Tite-Live, et exprime cette vérité que Chateaubriand n’est pas Homère, que la jeunesse ne recommence pas plus pour un homme que pour le monde, mais que, cependant, pour n’être pas poète épique, il ne manque pas de grandeur ; que le peintre de Dioclétien, de Galérius et du monde romain avait paru prophétique et vrai ; quand ces peintures du passé éclatèrent aux yeux "on reconnaissait de loin, dans une page des Martyrs, le portrait et la condamnation de celui qu’il fallait abattre".
Je n’ai pas besoin de dire que l’expression : comme Tite-Live est simplement pour caractériser une manie de M. Villemain et que chacun des personnages mis en scène parle comme Villemain en Sorbonne.
Une voix grave, "aussi grave que celle du comte Capo d’Istria était douce et persuasive", établit un parallèle entre les Martyrs et Télémaque, et donne la supériorité à ce dernier ; cela fait deux pages de discours.
Un quatrième orateur dit que "le Télémaque est un bon livre de morale, malgré quelques descriptions trop vives pour l’imagination de la jeunesse. Le Télémaque est une gracieuse réminiscence des poètes anciens, une corbeille de fleurs cueillies partout, mais quel intérêt aura pour l’avenir cette mythologie profane, spiritualiste d’intention, sans être changée de formes, de telle façon que le livre n’est ni païen, ni chrétien ?"
Et Capo d’Istria reprend la parole pour dire que "Fénelon fut le premier qui, dans le XVIIe siècle, forma le vœu de voir la Grèce délivrée de ses oppresseurs et rendue aux beaux-arts, à la philosophie, à la liberté qui la réclament pour leur patrie". Chateaubriand excelle à décrire le monde barbare…, mais Capo d’Istria préfère Antiope à Velléda.
Total, une page.
Cette réserve d’un esprit si délicat enhardit un cinquième orateur. Celui-là aussi admire le Télémaque, mais les Martyrs portent la marque d’un siècle de décadence (toujours la décadence !) Pièce de rapport encadrée ; industrieuse mosaïque… dépouillant indifféremment Homère, Virgile, Stace et quelques chroniqueurs barbares. Et puis les anachronismes : saint Augustin, né 17 ans après la mort de Constantin, figurant près de lui comme son compagnon de plaisir, — comparaison d’Eudore avec Enée, de Cymodocée avec Pauline… — L’horrible n’est pas le pathétique (le cou d’ivoire de la fille d’Homère brisé par la gueule sanglante du tigre), et patata et patata.
Le premier orateur (Delphine Gay) reprend la parole ; elle croit entendre les blasphèmes d’Hoffmann : "Laissez, je vous prie, vos chicanes érudites. À quoi sert le goût de l’antiquité s’il empêche de sentir tant de belles choses imitées d’elle ?" Aussi bien elle est la seule personne qui parle avec quelque bon sens ; le malheur est que, jalouse du dernier orateur qui avait parlé pendant deux pages et demie, elle s’élance dans les martyrs de nos jours, dans les échafauds de nos familles et dans la vertu de nos frères et de nos pères immolés en place publique pour leur Dieu et pour leur Roi.
Total, trois pages.
Le cercle se rompit, on s’avança de quelques pas sur la terrasse entre l’horizon de Paris et les ombres projetées des vieux créneaux du château de Saint-Germain.
Petite digression sur le dernier des Stuarts. Enfin, une voix prie Mlle Delphine de dire "ce que vient de lui inspirer le tableau d’Horace Vernet".
La jeune fille, dont la grâce naïve et fière égalait le talent, ne répondit qu’en commençant de sa voix harmonieuse ce chant de la Druidesse, dédié au grand peintre qui achevait un tableau de Velléda. Debout, quelques mèches de ses blonds cheveux éparses à la brise légère de cette nuit d’été, la jeune Muse, comme elle se nommait alors elle-même, doublait par sa personne l’illusion de son chant et semblait se confondre avec le souvenir qu’elle célébrait.
Suivent des stances dans le style des pendules de la Restauration finissant par :
Et les siècles futurs sauront que j’étais belle.
Le prestige les a tous éblouis et les éloges sont prodigués à cet heureux talent.
Villemain rentre fort tard à Paris avec un savant illustre (probablement Humboldt), "dont la parole diversifie encore le mouvement de la terrasse de Saint-Germain". Il s’endort, à trois heures du matin, la tête remplie de poésies homériques, de ferveurs chrétiennes, de révolutions dynastiques et de catastrophes géologiques.
Le lendemain, il relit les lettres de saint Jérôme, un traité théologique de Milton et projette d’aller rêver hors de Paris, "aux ressemblances d’imagination, de tristesse et de colère entre ces âmes véhémentes et poétiques séparées par tant de siècles", quand il fait la rencontre de M. Frisell qui lui apprend la destitution de Chateaubriand. Suit la destitution notifiée par M. de Villèle, telle qu’elle est rapportée dans les Mémoires d’Outre-Tombe, ce qui fait trois pages de plus, total seize pages.
Autant qu’on peut le deviner, l’anecdote consiste en ceci : pendant qu’on préparait au château la destitution de Chateaubriand, plusieurs personnes de ses amis causaient littérature et politique sur la terrasse de Saint-Germain. Tout le reste n’est que rhétorique intempestive.
La mort du duc de Berry.
La mort du duc de Berry est encore un modèle étrange de narration, véritable exercice de collège, composition d’enfant qui veut gagner le prix, style de concours. Villemain y prend surtout la défense de M. Decazes, dont il était dans un poste assez considérable un des moindres auxiliaires. Il était, je crois bien, le jeune homme (si nous pouvons nous fier aux sillons de sa jeune mémoire) qui travaillait à l’exposé des motifs de l’interminable loi électorale. Le sentiment qui pousse Villemain à défendre Decazes paraîtrait plus louable s’il n’était exprimé avec un enthousiasme de domestique.
(Revoir mes notes précédentes à ce sujet.)
LA DIGRESSION SUR LES RAJEUNISSEMENTS LITTÉRAIRES
Le chapitre 3 de la Tribune moderne s’ouvre par onze pages de digression sur les diverses époques et les renouvellements des lettres. Voilà, certes, un beau thème philosophique, de quoi exciter la curiosité. J’y fus pris, comme un crédule, mais la boutique ne répond pas à l’enseigne et Villemain n’est pas un philosophe. Il n’est pas même un vrai rhéteur, comme il se vante de l’être. Il commence par déclarer que "la puissance des lieux sur l’imagination du poète n’est pas douteuse".
Voir, dit-il, Homère et Hérodote.
"La Grèce, des Thermopyles à Marathon, les vertes collines du Péloponèse et les vallées de la Thessalie, l’île de Crète et l’île de Lemnos [énumération interminable], quel théâtre multiple et pittoresque !"
Donc les Grecs ont eu du génie parce qu’ils possédaient de beaux paysages.
Accepté. Pensée trop claire.
La poésie romaine reproduit les paysages latins. "L’empire, devenu barbare, d’un côté, et oriental de l’autre, eut sous les yeux une diversité sans fin de climats, de races, de mœurs, etc., etc."
Inde : "Le chaos des imaginations et les descriptions surchargées de couleurs."
Belle conclusion. Il avait sans doute trop de paysages pour rester classique.
Les chrétiens étudient maintenant l’homme intérieur ; cependant "le spectacle de la création resplendit dans leurs âmes et dans leurs paroles".
"Christianisme grec revêtu des feux d’une brûlante nature, du Nil jusqu’à l’Oronte, de Jérusalem jusqu’à Cyrène."
"Dante, le premier génie de poète qui se leva sur le moyen âge [est-ce bien sûr ?], fut un admirable peintre de la nature."
Tasse chante les exploits et les erreurs des hommes. La nature, pour Tasse, Arioste, comme pour La Fontaine, devient un accessoire.
Camoëns, Ercilla témoignent "de ce que la nature agrandie peut offrir à la pensée de l’homme, et l’esprit de découverte ajouté à l’esprit d’inspiration".
"Corneille, Racine, Milton, Voltaire, trêve de lassitude à l’action de la nature."
Cependant, petite digression forcée sur Shakespeare, qui a jeté le décor dans le drame ; le fait est que Shakespeare est embarrassant dans cette genèse artificielle de l’art.
Retour à la nature. Ce retour s’exprime par la prose : Buffon, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre. Delille, talent mondain et factice. Accepté. Quelques paroles fort dures contre le pauvre Delille. M. Villemain n’a pas le droit de le traiter ainsi.
Caractère oriental de Byron, « le sceptique voyageur ».
Et puis, tout d’un coup, Villemain nous dit : « Un rare et brillant génie allait paraître, se frayer sa route dans l’ébranlement du monde, amasser des trésors d’imagination dans les ruines d’une société mourante, exagérer tout ce qu’il devait bientôt combattre, et, par l’excès même de l’imagination, revenir de l’erreur à la vérité et des rêves d’un idéal à venir au culte du passé. »
Et voilà ce qui explique pourquoi votre fille est muette, c’est-à-dire pourquoi, si Chateaubriand n’était pas allé en Amérique, il n’eût pas été Chateaubriand.
[Projets.]
L’Académie.
Les Impies et les dévots.
Les Engouements.
Les Femmes.
Le Rédacteur en chef.
Le Monde des artistes.
Villemain.
Siècle.
Jeunesse.
Goût des Français.
VARIÉTÉS
CHOIX DE MAXIMES CONSOLANTES SUR L’AMOUR[92]
Quiconque écrit des maximes aime charger son caractère ; — les jeunes se griment, — les vieux s’adonisent.
Le monde, ce vaste système de contradictions, — ayant toute caducité en grande estime, — vite, charbonnons-nous des rides ; — le sentiment étant généralement bien porté, enrubannons notre cœur comme un frontispice.
À quoi bon ? — Si vous n’êtes des hommes vrais, soyez de vrais animaux. Soyez naïfs, et vous serez nécessairement utiles ou agréables à quelques-uns. — Mon cœur, — fût-il à droite, — trouvera bien mille co-parias parmi les trois milliards d’êtres qui broutent les orties du sentiment !
Si je commence par l’amour, c’est que l’amour est pour tous, — ils ont beau le nier, — la grande chose de la vie !
Vous tous qui nourrissez quelque vautour insatiable, — vous poètes hoffmaniques que l’harmonica fait danser dans les régions du cristal, et que le violon déchire comme une lame qui cherche le cœur, — contemplateurs âpres et goulus à qui le spectacle de la nature elle-même donne des extases dangereuses, — que l’amour vous soit un calmant.
Poètes tranquilles, — poètes objectifs, — nobles partisans de la méthode, — architectes du style, — politiques qui avez une tâche journalière à accomplir, — que l’amour vous soit un excitant, un breuvage fortifiant et tonique, et la gymnastique du plaisir un perpétuel encouragement vers l’action !
À ceux-ci les potions assoupissantes, à ceux-là les alcools.
Vous pour qui la nature est cruelle et le temps précieux, que l’amour vous soit un cordial animique et brûlant.
Il faut donc choisir ses amours.
Sans nier les coups de foudre, ce qui est impossible, — voyez Stendhal, De l’amour, livre I, chapitre XXIII, — il faut croire que la fatalité jouit d’une certaine élasticité qui s’appelle liberté humaine.
De même que pour les théologiens la liberté consiste à fuir les occasions de tentations plutôt qu’à y résister, de même, en amour, la liberté consiste à éviter les catégories de femmes dangereuses, c’est-à-dire dangereuses pour vous.
Votre maîtresse, la femme de votre ciel, vous sera suffisamment indiquée par vos sympathies naturelles, vérifiées par Lavater, par la peinture et la statuaire.
Les signes physiognomoniques seraient infaillibles, si on les connaissait tous, et bien. Je ne puis pas ici donner tous les signes physiognomoniques des femmes qui conviennent éternellement à tel ou tel homme. Peut-être un jour accomplirai-je cette énorme tâche dans un livre qui aura pour titre : Le Cathéchisme de la femme aimée ; mais je tiens pour certain que chacun, aidé par ses impérieuses et vagues sympathies, et guidé par l’observation, peut trouver dans un temps donné la femme nécessaire.
D’ailleurs, nos sympathies ne sont généralement pas dangereuses ; la nature, en cuisine comme en amour, nous donne rarement le goût de ce qui nous est mauvais.
Comme j’entends le mot amour dans le sens le plus complet, je suis obligé d’exprimer quelques maximes particulières sur des questions délicates.
Homme du Nord, ardent navigateur perdu dans les brouillards, chercheur d’aurores boréales plus belles que le soleil, infatigable soifier d’idéal, aimez les femmes froides. — Aimez-les bien, car le labeur est plus grand et plus âpre, et vous trouverez un jour plus d’honneur au tribunal de l’Amour, qui siège par-delà le bleu de l’infini !
Homme du Midi, à qui la nature claire ne peut pas donner le goût des secrets et des mystères, — homme frivole, — de Bordeaux, de Marseille ou d’Italie, — que les femmes ardentes vous suffisent ; ce mouvement et cette animation sont votre empire naturel ; — empire amusant.
Jeune homme, qui voulez être un grand poète, gardez-vous du paradoxe en amour ; laissez les écoliers ivres de leur première pipe chanter à tue-tête les louanges de la femme grasse ; abandonnez ces mensonges aux néophytes de l’école pseudo-romantique. Si la femme grasse est parfois un charmant caprice, la femme maigre est un puits de voluptés ténébreuses !
Ne médisez jamais de la grande nature, et si elle vous a adjugé une maîtresse sans gorge, dites : « Je possède un ami — avec des hanches ! » et allez au temple rendre grâces aux dieux.
Sachez tirer parti de la laideur elle-même ; de la vôtre, cela est trop facile ; tout le monde sait que Trenk, la Gueule brûlée, était adoré des femmes ; de la sienne ! Voilà qui est plus rare et plus beau, mais que l’association des idées rendra facile et naturel. — Je suppose votre idole malade. Sa beauté a disparu sous l’affreuse croûte de la petite vérole, comme la verdure sous les lourdes glaces de l’hiver. Encore ému par les longues angoisses et les alternatives de la maladie, vous contemplez avec tristesse le stigmate ineffaçable sur le corps de la chère convalescente ; vous entendez subitement résonner à vos oreilles un air mourant exécuté par l’archet délirant de Paganini, et cet air sympathique vous parle de vous-même, et semble vous raconter tout votre poème intérieur d’espérances perdues. — Dès lors, les traces de petite vérole feront partie de votre bonheur, et chanteront toujours à votre regard attendri l’air mystérieux de Paganini. Elles seront désormais non seulement un objet de douce sympathie, mais encore de volupté physique, si toutefois vous êtes un de ces esprits sensibles pour qui la beauté est surtout la promesse du bonheur. C’est donc surtout l’association des idées qui fait aimer les laides ; car vous risquez fort, si votre maîtresse grêlée vous trahit, de ne pouvoir vous consoler qu’avec une femme grêlée.
Pour certains esprits plus curieux et plus blasés, la jouissance de la laideur provient d’un sentiment encore plus mystérieux, qui est la soif de l’inconnu, et le goût de l’horrible. C’est ce sentiment, dont chacun porte en soi le germe plus ou moins développé, qui précipite certains poètes dans les amphithéâtres et les cliniques, et les femmes aux exécutions publiques. Je plaindrais vivement qui ne comprendrait pas ; — une harpe à qui manquerait une corde grave !
Quant à la faute d’orthographe qui pour certains nigauds fait partie de la laideur morale, n’est-il pas superflu de vous expliquer comment elle peut être tout un poème naïf de souvenirs et de jouissances ? Le charmant Alcibiade bégayait si bien, et l’enfance a de si divins baragouinages ! Gardez-vous donc, jeune adepte de la volupté, d’enseigner le français à votre amie, — à moins qu’il ne faille être son maître de français pour devenir son amant.
Il y a des gens qui rougissent d’avoir aimé une femme, le jour qu’ils s’aperçoivent qu’elle est bête. Ceux-là sont des aliborons vaniteux, faits pour brouter les chardons les plus impurs de la création, ou les faveurs d’un bas-bleu. La bêtise est souvent l’ornement de la beauté ; c’est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres, et ce calme huileux des mers tropicales. La bêtise est toujours la conservation de la beauté ; elle éloigne les rides ; c’est un cosmétique divin qui préserve nos idoles des morsures que la pensée garde pour nous, vilains savants que nous sommes !
Il y en a qui en veulent à leurs maîtresses d’être prodigues. Ce sont des Fesse-mathieu, ou des républicains qui ignorent les premiers principes d’économie politique. Les vices d’une grande nation sont sa plus grande richesse.
D’autres, gens posés, déïstes raisonnables et modérés, les juste-milieu du dogme, qui enragent de voir leurs femmes se jeter dans la dévotion. — Oh ! les maladroits, qui ne sauront jamais jouer d’aucun instrument ! Oh ! les triples sots qui ne voient pas que la forme la plus adorable que la religion puisse prendre, — est leur femme ! — Un mari à convertir, quelle pomme délicieuse ! Le beau fruit défendu qu’une large impiété, — dans une tumultueuse nuit d’hiver au coin du feu, du vin et des truffes, — cantique muet du bonheur domestique, victoire remportée sur la nature rigoureuse, qui semble elle-même blasphémer les Dieux !
Je n’aurais pas fini de sitôt, si je voulais énumérer tous les beaux et bons côtés de ce qu’on appelle vice et laideur morale ; mais il se présente souvent, pour les gens de cœur et d’intelligence, un cas difficile et angoisseux comme une tragédie ; c’est quand ils sont pris entre le goût héréditaire et paternel de la moralité et le goût tyrannique d’une femme qu’il faut mépriser. De nombreuses et ignobles infidélités, des habitudes de bas lieu, de honteux secrets découverts mal à propos vous inspirent de l’horreur pour l’idole, et il arrive parfois que votre joie vous donne le frisson. Vous voilà fort empêché dans vos raisonnements platoniques. La vertu et l’orgueil vous crient : Fuis-la ! La nature vous dit à l’oreille : Où la fuir ? Alternatives terribles où les âmes les plus fortes montrent toute l’insuffisance de notre éducation philosophique. Les plus habiles, se voyant contraints par la nature de jouer l’éternel roman de Manon Lescaut et de Leone Leoni ? se sont tirés d’affaire en disant que le mépris allait très bien avec l’amour. — Je vais vous donner une recette bien simple qui non seulement vous dispensera de ces honteuses justifications, mais encore vous permettra de ne pas écorner votre idole, et de ne pas endommager votre cristallisation[93].
Je suppose que l’héroïne de votre cœur, ayant abusé du fas et du néfas, est arrivée aux limites de la perdition, après avoir — dernière infidélité, torture suprême ! — essayé le pouvoir de ses charmes sur ses geôliers et ses exécuteurs[94]. Irez-vous abjurer si facilement l’idéal, ou, si la nature vous précipite, fidèle et pleurant, dans les bras de cette pâle guillotinée, direz-vous avec l’accent mortifié de la résignation : Le mépris et l’amour sont cousins germains ! — Non point ; car ce sont là les paradoxes d’une âme timorée et d’une intelligence obscure. — Dites hardiment, et avec la candeur du vrai philosophe : « Moins scélérat, mon idéal n’eût pas été complet. Je le contemple, et me soumets ; d’une si puissante coquine la grande Nature seule sait ce qu’elle veut faire. Bonheur et raison suprêmes ! absolu ! résultante des contraires ! Ormuz et Arimane, vous êtes le même ! »
Et c’est ainsi, grâce à une vue plus synthétique des choses, que l’admiration vous ramènera tout naturellement vers l’amour pur, ce soleil dont l’intensité absorbe toutes les taches.
Rappelez-vous ceci, c’est surtout du paradoxe en amour qu’il faut se garder. C’est la naïveté qui sauve, c’est la naïveté qui rend heureux, votre maîtresse fût-elle laide comme la vieille Mab, la reine des épouvantements ! En général, pour les gens du monde, — un habile moraliste l’a dit, — l’amour n’est que l’amour du jeu, l’amour des combats. C’est un grand tort ; il faut que l’amour soit l’amour ; le combat et le jeu ne sont permis que comme politique en cas d’amour.
Le tort le plus grave de la jeunesse moderne est de se monter des coups. Bon nombre d’amoureux sont des malades imaginaires qui dépensent beaucoup en pharmacopées, et payent grassement M. Fleurant et M. Purgon, sans avoir les plaisirs et les privilèges d’une maladie sincère. Notez bien qu’ils impatientent leur estomac par des drogues absurdes, et usent en eux la faculté digestive d’amour.
Bien qu’il faille être de son siècle, gardez-vous bien de singer l’illustre don Juan qui ne fut d’abord, selon Molière, qu’un rude coquin, bien stylé et affilié à l’amour, au crime et aux arguties ; — puis est devenu, grâce à M. M. Alfred de Musset et Théophile Gautier, un flâneur artistique, courant après la perfection à travers les mauvais lieux, et finalement n’est plus qu’un vieux dandy éreinté de tous ses voyages, et le plus sot du monde auprès d’une honnête femme bien éprise de son mari.
Règle sommaire et générale : en amour, gardez-vous de la lune et des étoiles, gardez-vous de la Vénus de Milo, des lacs, des guitares, des échelles de corde et de tous romans, — du plus beau du monde, — fût-il écrit par Apollon lui-même !
Mais aimez bien, vigoureusement, crânement, orientalement, férocement celle que vous aimez ; que votre amour, — l’harmonie étant bien comprise, — ne tourmente point l’amour d’un autre ; que votre choix ne trouble point l’état. Chez les Incas l’on aimait sa sœur ; contentez-vous de votre cousine. N’escaladez jamais les balcons, n’insultez jamais la force publique ; n’enlevez point à votre maîtresse la douceur de croire aux Dieux, et quand vous l’accompagnerez au temple, sachez tremper convenablement vos doigts dans l’eau pure et fraîche du bénitier.
Toute morale témoignant de la bonne volonté des législateurs, — toute religion étant une suprême consolation pour tous les affligés, — toute femme étant un morceau de la femme essentielle, — l’amour étant la seule chose qui vaille la peine de tourner un sonnet et de mettre du linge fin, — je révère toutes ces choses plus que qui que ce soit, et je dénonce comme calomniateur quiconque ferait de ce lambeau de morale un motif à signes de croix et une pâture à scandale. — Morale chatoyante, n’est-ce pas ? Verres de couleur colorant trop peut-être l’éternelle lampe de vérité qui brille au-dedans ? — Non pas, non pas. — Si j’avais voulu prouver que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, le lecteur aurait le droit de me dire, comme au singe de génie : tu es un méchant ! Mais j’ai voulu prouver que tout est pour le mieux dans le plus mauvais des mondes possibles. Il me sera donc beaucoup pardonné, parce que j’ai beaucoup aimé… mon lecteur… ou ma lectrice. BIOGRAPHIE DES EXCENTRIQUES (i)
Nous allons essayer d’esquisser les traits de quelques-uns de ces originaux dont l’Ang-leterre a cru nécessaire de conserver l’histoire . Si nous tenions à donner une galerie complète, il nous faudrait user dix plumes de fer. Contentons-nous de cryyonner rapidement quelques figures.
Il serait injuste de refuser à lord Byron un brevet d’excentricité ; sa vie est trop connue pour que nous insistions à cet égard ; nous signalerons seulement un de ses amusements favoris. Lorsqu’il était jeune, lorsqu’avant ses voyages il résidait à sa terre de Newstad, amateur passionné de chiens, il avait pour compagnons inséparables deux énormes dogues de Terre-Neuve. Se plaçant dans un bateau avec ses deux amis, le futur auteur de C/zt/cf- Haroldse rendait au milieu d’une vaste pièce d’eau qui faisait l’ornement de son parc et tout d’un coup il se jetait dans l’onde. Aussitôt les deux chiens de le saisir à belles dents par le bras, par la jambe, ou à la gorge et de le ramener à terre en nageant. Il aurait d’ailleurs pu se sauver sans leur aide, car il était un des plus intrépides nageurs de son époque. Emule de Léandre, il traversa l’Hellespont, sans qu’une nouvelle Héro l’appelât
{i) La République da Peuple, almanach démocralique (Paria, chez Prost, i85o). Article anonyme. (V. la Fizelièrc et Decaux, op.cit., I ao.) sur la rive opposée du bras de mer. Il était encore plus vain de son adresse à tirer le pistolet et de ses hauts faits aquatiques que de sa renommée littéraire. L’orig-inalité était, dans sa famille, disposition héréditaire , mais son grand-père avait abusé de la permission. Le vieux lord Byron se rendit illustre par ses folies et ses emportements. Un jour, son cocher se laisse couper par un autre équipag’c ;le lord furieux saisit un des pistolets chargés qu’il portait toujours auprès de lui (manie qu’eut aussi le poète), il brûle la cervelle au serviteur mal appris, jette le cadavre dans la voiture aux pieds de ladj Byron, monte sur le siège et conduit les chevaux. Une dispute s’élève une fois entre ses gardes-chasse et ceux de son voisin, sir John Chaworth ; ce misérable incident occasionne entre le lord et le baronet une dispute à l’issue d’un dîner de corps ; ils veulent se battre à la minute et à bout portant ; un ami officieux fournit des pistolets ; les’ combattants étaient si acharnés que, si on les eût laissés faire, les extrémités des canons de leurs armes se serait touchées ; on eut bien de la peine à obtenir d’eux qu’ils se missent aux deux angles du salon. Ils s’y placent, le signal est donné, les deux coups partent ; Chaworth tombe atteintau cœur ; sa balle s’était enfoncée dans le mur. Lord Byron fut jugé par la Chambre des pairs comme accusé de meurtre ; il invoqua pour sa défense quelques vieux privilèges de la pairie : il en fut quitte pour une amende ; mais elle ne fut pas considérable. De retour chez lui, il se confina dans la retraite ; il fît tout ce qu’il put pour ruiner son fils, coupable de s’être marié sans sa permission ; il ne pouvait le priver d’un domaine substitué, mais il laissa les bâtiments s’écrouler ; il ne voulut pas qu’on cultivât les champs ; il coupa les bois ; il vendit les bestiaux au plus vil prix. Grâce à ces rancuneuses folies, le jçrand poète se trouva impliqué dans ces continuels embarras financiers qui influèrent plus tard sur son honneur et sur son existence.
Parmi les orig’inaux illustres, on doit mentionner Edouard Montagne, le Dis de la célèbre voyageuse dont les lettres sont si connues. Tel était le goût de cet enfant pour une vie aventureuse qu’à l’âge de quinze ans il avait trois fois déserté la maison de son père. Ambassadeur, allié aux premières familles britanniques, il avait été se mettre aux gages d’un vigneron d’Oporto ; il s’était embarqué comme simple matelot. Sa mère ne lui légua qu’une guinée. Il voyagea beaucoup ; il apprit l’arabe, l’hébreu, le persan ; il se maria, dit-on, en cinq ou six endroits différents ; il alla mourir à Venise, où il paraissait avoir embrassé le culte de Mahomet, se conformant à toutes les pratiques que recommande le Coran. 11 portait, chose alors sans exemple, une barbe qui lui venait à la ceinture ; un os de perdrix l’étrangla, en 1767, au moment où il se préparait à aller en pèlerinage à la Mecque.
Lord Baltimore ne professa pas les dogmes de l’islamisme, mais il adopta sur un point bien délicat les idées des Orientaux ; il se fit construire un harem en tout point semblable à l’un des plus somptueux que renferme Constanlinople ; il le remplit de beautés qu’il n’envoya point acheter en Circassie, et qu’il soumit à la clôture la plus sévère. La chose fit grand bruit ; elle parut dépasser les limites de l’excentricité. Contraint de congédier son sérail, lord Baltimore quitta l’Angleterre et se mit en route pour la Turquie, espérant y vivre comme il l’entendrait. Il jouissait de plus d’un million de revenu, et c’est un avantage prisé en tous pays. Malheureusement pour lui, il mourut en route ; à peine âgé de trente ans, il rendit le dernier soupir à Naples.
Le goût passionné pour la chasse, les courses, le sport, est une des faces de l’excentricité. Il se complique d’ordinaire de paris hasardeux proposés, tenus avec empressement. Ici, les exemples fourmillent.
Un amateur s’engage à faire à cheval 5o miles en deux heures (le mile anglais est égal à 1609 mètres) ; un autre à franchir 28 miles en une heure ; un troisième à parcourir 100 miles par jour, et cela durant vingt-neuf jours de suite. On cite avec admiration un cavalier qui se rendit en deux heures vingt-cinq minutes de Gantorberry à Londres (il y a 55 miles et demi) ; on parle d’un autre qui, en 1824, ne mit que cinq heures pour parcourir 90 miles ; il monta cinq chevaux différents.
A côté de ces nouveaux centaures, il est d’infatigables marcheurs dont les jarrets d’acier se plient à d’autres prouesses. Ils sont bien connus sous la dénomination de pédestrians. On en mentionne un qui promit de faire 1000 miles en dix jours, et il les lit. Moins heureux, un de ses émules voulut, en 1818, parcourir 600 miles en dix jours ; à la fin du huitième jour, à l’expiration du 456° mile, il fut dans la nécessité de s’arrêter ; l’année suivante un nouvel athlète se présenta, résolu à tenter pareil exploit ; il en vint à bout, mais il était mourant ; ce qu’il avait accompli est au-dessus des forces d’un cheval.
En 1824, 100 miles furent, pour la première fois, franchis en dix-huit heures, tour de force souvent entrepris et jusqu’alors toujours sans succès. Deux ans après, un pédestrian célèbre offrit de faire 7 miles en une heure, il y réussit ; les paris engagés à cette occasion dépassaient i.5oo livres sterling. D’autrefois, ce n’est plus de la longueur de l’espace à dévorer qu’il est question, mais de la rapidité avec laquelle une distance peu étendue doit être enjambée. Tom Bulford s’est rendu célèen 1827 pour avoir parcouru un mile en quatre minutes quarante-six secondes. Il n’y a pas jusqu’ici un seul exemple d’une vélocité supérieure.
Renchérissant sur tout cela, \in pédestrian promet de faire l\o miles en dix heures en marchant à reculons ; il gagne ; sa témérité s’accroît ; il ne s’effraie pas de 100 miles à parcourir en vingt-huit heures de la même façon, 11 tomba évanoui, sans pouls, ni voix, après avoir mis dix-huit heures à franchir 61 miles.
On cite une course faite sur la Tamise dans deux balelets attelés chacun de six oies.
On mentionne un pari qui consistait à avaler dix-huit huîtres pendant l’espace de temps nécessaire pour en ouvrir vingt-quatre ; ce fut le mangeur qui perdit ; il resta de cinq huîtres en arrière.
Tous ces faits, que nous abrégeons beaucoup et que nous glanons parmi des milliers d’autres, sont consignés dans les ouvrages anglais les plus graves.
Le pédestrian se soumet à la vie d’un cheval de course ; il se purge, il s’exerce matin et soir, il est au régime le plus rigoureux. Le plus illustre de tous, c’est le capitaine Barclay, dont l’histoire a été écrite maintes fois, dont le portrait a été reproduit à profusion. Citons rapidement quelques-unes des prouesses de cet incomparable marcheur.
70 miles faits en quatorze heures.
150 miles en deux jours.
110 miles en dix-neuf heures, en dépit d’une pluie battante. On ne connaît rien de plus merveilleux.
2 miles franchis à la course en douze minutes.
Le capitaine était riche, et ses exploits l’ont conduit à une haute opulence. En 1803, il gagea 500 guinées qu’il ferait 90 miles en vingt et une heures ; il gagna. Il renouvela en i8o5 la même épreuve avec le même succès, pour un enjeu de 2. 000 guinées. En 1807, il paria 5. 000 guinées (près de 135.000 fr.) qu’il parcourrait 95 miles en vingt-trois heures ; il gagna d’une heure trente-sept minutes.
En 1808, il accomplit sa célèbre gageure des 2.000 miles en mille heures. Plus de 100.000 livres sterling étaient engagées sur ce tour de force ; il fut accompli, et il occupa dans les journaux du temps plus de place que les événements si graves dont l’Espagne était alors le théâtre.
Pour se tenir en haleine, pour conserver le jeu de ses articulations, le capitaine faisait régulièrement chaque jour, avant son déjeuner, 20 ou 30 miles. Pluie, soleil, neige ou vent, rien ne l’arrêtait. Il se préparait à des prouesses inouïes dans l’histoire du pédestrianisme, lorsque la mort le frappa dans la force de l’âge.
Sa perte fut regardée d’un bout à l’autre de la Grande-Bretagne comme une calamité publique ; la nation était fière de lui ; il avait reculé les bornes du possible dans l’art de la marche ; il promettait d’aller de plus fort en plus fort. Nul ne s’est encore élevé à sa hauteur.
La France est loin d’être aussi riche en excentriques que l’Angleterre, et l’on ne parviendrait pas à remplir deux ou trois volumes de l’histoire de nos originaux notables. Il en a pourtant existé quel(jues-uns dignes d’être connus : bornons-nous à en rappeler deux ou trois.
Il s’agira d’abord du marquis de Briqueville, personnage fort riche, qui passa pour fou, et qui l’était peut-être un peu : du moins, fit-il tout ce qu’il fallait pour justifier l’idée qu’on avait de lui. Un jour, il brûlait le pavé sous les roues de son brillant équipage ; un de ses chevaux s’abat, la voiture verse, le marquis reçoit une violente contusion. On le rapporte à son hôtel ; il s’emporte, il veut chasser son cocher. Le cocher se justifie ; l’accident ne provient en rien de sa faute ; tout le mal vient d’un des chevaux. — a Puisqu’il en est ainsi, dit le marquis, le cheval sera châtié ; tout délit vaut une peine. » Il fait venir tous les gens de sa maison, intendant, maître d’hôtel, valets de chambre, marmitons, palefreniers ; c’est une véritable cour de justice. Chacun prend place. Le marquis préside. Le coupable est amené ; il conserve, dans son noble maintien, le calme de l’innocence. Le cocher formule l’accusation ; le secrétaire du marquis, remplissant d’office les fonctions d’avocat, présente la défense du quadrupède. Il est long, lourd, sec, plat, tout comme s’il pérorait au parlement ; il cite le Digeste, il crache du latin ; il conclut par demander que son client soit renvoyé à l’écurie dont il est le plus bel ornement. La cause était entendue. Le marquis opina le premier ; il regarda l’accusation comme prouvée ; il vota pour la peine de mort. Tous ses valets se hâtèrent de se ralliera son avis ; la chose leur paraissait d’ailleurs une plaisanterie : ils se trompaient. Le marquis fit dresser dans sa cour une potence ; il adressa au condamné un prolixe discours, dans lequel il lui faisait fort bien sentir l’énormité de sa faute. Pendant ce morceau oratoire, le malheureux regardait l’instrument du supplice d’un œil ferme. Point d’affectation de courage, point d’abattement.
Dès que le marquis eut fini, un palefrenier passa avec dextérité une corde au cou du patient, et, quelques secondes après, la pauvre bête était suspendue en l’air, le cocher lui tirait les pieds, un laquais lui piétinait sur les épaules ; pendaison aussi en règle que celles dont la place de Grève offrait alors le spectacle presque journalier. Les assistants étaient frappés de stupeur.
Plus tard, le marquis de Briqueville s’engoua d’un charlatan qui lui promit de lui donner le moyen de voler. Le marquis n’y tenait plus ; il se voyait transformé en oiseau ; il planait déjà audessus des maisons de campagne ; il s’abattait où il voulait, il repartait à tire d’ailes ; les idées les plus couleur de rose lui bouleversaient la cervelle. On lui fabrique des ailes de carton, de toile, de fil de fer, appareil compUqué qui devait le porter au-dessus des nues. Dans son enthousiasme, il dédaigne des précautions trop terre à terre ; il s’affuble de son attirail et se lance aventureusement par sa croisée. Au lieu de monter avec la rapidité de l’aigle, il descend avec la vélocité d’un bloc de plomb ; la force de sa chute est ég-ale au produit de la masse multiplié par le carré de la vitesse ; c’est une des lois les plus simples de la mécanique ; il aurait dû se briser en mille morceaux ; il en fut quitte pour se concasser les deux jambes.
Le comte de Lauraguais fut moins imprudent ; il eut aussi la manie des expériences, mais il se borna à chercher les moyens d’opérer la combustion du diamant. Pair de France, il se fit recevoir avocat à Londres. Frondeur impitoyable, il se fit exiler et emprisonner maintes fois ; il s’amusa, dans un mémoire lu à l’Académie sur l’inoculation, à cribler d’épigrammes la faculté et la magistrature ; il en fut puni par un séjour à la Bastille. Il soutint un procès contre son secrétaire qui l’accusait d’avoir porté le trouble dans son ménag^e, et il se défendit par un factum,sous ce titre bizarre : Mémoire pour moi, par moi. Quoi qu’il pût faire, il n’atteignit pas à la célébrité du marquis de Brunoy.
Possesseur d’une fortune énorme, celui-ci la dépensa dans les extravagances les plus étranges ; il donnait aux paysans de ses terres les repas les plus splendides. La femme d’un bourrelier mourut ; il lui fit faire un enterrement tel qu’une princesse en aurait été vaine : 5o.ooo livres y passèrent. Il épousa Mil* d’Escars, l’un des plus beaux noms de la noblesse française ; il donna à sa fiancée pour 700.000 livres de bijoux, de parures, et, le jour des noces, il disparut, s’enfuit dans un de ses châteaux. 11 ne voulut jamais revoir sa femme. L’église de Brunoy tombait en ruines, le marquis la rebâtit, la dore, l’embellit, la fait plus riche que la cathédrale de Paris. La manie des cérémonies du culte devient chez lui une fureur ; il se fait le parrain de tous lés enfants, le fossoyeur de tous les morts ; il paie 3o.ooo livres un dais, un chefd’œuvre que le roi avait voulu voir, qu’il avait trouvé trop cher pour l’acheter. Le 17 Juillet 1772, il organise une procession d’une magnificence inouïe ; il avait réuni plus de trois cents prêtres ; il avait acheté plus de dix mille pots de fleurs. La cour et la ville ne parlèrent d’autre chose durant quinze jours. Il s’avise ensuite d’annoncer qu’une croisade nouvelle va avoir lieu ; il s’agit de conquérir la Terre-Sainte ; le marquis invite tous les gens de cœur à se réunir chez lui afin de partir sous ses ordres ; il promet 4oo livres de rente à tous ces volontaires. La police s’opposa à la formation de cette armée. Le marquis avait déjà dépensé 20 millions en pareilles fohes ; sa famille veut le faire interdire, le parlement ne le trouve pas fou ; une lettre de cachet le fait enfermer dans un monastère ; il y mourut d’ennui à trente-trois ans.
Le château de Brunoy, où il avait englouti tant de trésors, devint la propriété d’un frère du roi, devenu plus tard roi lui-même ; lorsqu’il n’appartint plus au comte de Provence, il eut pour maître un roi de théâtre, Talma. Un charcutier dont le nom est bien connu, M. Véro, en est devenu le suzerain après la mort d’Orosmane.
PAUL DE MOLÈNES
M. Paul de Molènes, un de nos plus charmants et délicats romanciers, vient de mourir d’une chute de cheval, dans un manège. M. Paul de Molènes était entré dans l’armée après le licenciement de la garde mobile ; il était de ceux que ne pouvaient même pas rebuter la perte de son grade et la dure condition de simple soldat, tant était vif et irrésistible en lui le goût de la vie militaire, goût qui datait de son enfance, et qui profita, pour se satisfaire, d’une révolution imprévue. Certes, voilà un vigoureux trait d’originalité chez un littérateur. Qu’un ancien militaire devienne littérateur dans l’oisiveté d’une vieillesse songeuse, cela n’a rien d’absolument surprenant ; mais qu’un jeune écrivain, ayant déjà savouré l’excitation des succès, se jette dans un corps révolutionnaire par pur amour de l’épée et de la guerre, voilà quelque chose qui est plus vif, plus singulier, et, disons-le, plus suggestif.
Jamais auteur ne se dévoila plus candidement dans ses ouvrages que M. de Molènes. Il a eu le grand mérite, dans un temps où la philosophie se met uniquement au service de l’égoïsme, de décrire, souvent même de démontrer l’utilité, la beauté,
(i) Revue anecdotiqae, n» 2 de mars i8Ga. — Auonyme. moralité de la guerre. La guerre pour la guerre ! eût-il dit volontiers, comme d’autres disent : l’art pour l’art ! convaincu qu’il était que toutes les vertus se retrouvent dans la discipline, dans le sacrifice et dans le goût divin de la mort !
M. de Molènes appartenait, dans l’ordre de la littérature, à la classe des raffinés et des dandys ; il en avait toutes les grandeurs natives, et quant aux légers travers, aux tics amusants que cette grandeur implique souvent, il les portait légèrement et avec plus de franchise qu’aucun autre. Tout en lui, même le défaut, devenait grâce et ornement.
Certainement, il n’avait pas une réputation égale à son mérite. L’Histoire de la Garde mobile, l’Etude sur le colonel La Tour du Pin, les Commentaires d’un Soldat sur le siège de Sébastopol, sont des morceaux dignes de vivre dans la mémoire des poètes. Mais on lui rendra justice plus tard ; car il faut que toute justice se fasse.
Celui qui avait échappé heureusement à tous les dangers de la Crimée et de la Lombardie, et qui est mort victime d’une brute stupide et indocile, dans l’enceinte banale d’un manège, avait été promu récemment au grade de chef d’escadron. Peu de temps auparavant, il avait épousé une femme charmante, près de laquelle il se sentait si heureux que, lorsqu’on lui demandait où il allait habiter, en quelle garnison il allait être confiné, il répondait, faisant allusion aux présentes voluptés de son âme : "En quel lieu de la terre je suis ou je vais, je ne saurais vous le dire, puisque je suis en paradis !"
L’auteur qui écrit ces lignes a longtemps connu M. de Molènes ; il l’a beaucoup aimé autant qu’admiré, et il se flatte d’avoir su lui inspirer quelque affection. Il serait heureux que ce témoignage de sympathie et d’admiration pût distraire pendant quelques secondes les yeux de sa malheureuse veuve.
Nous rassemblons ici les titres de ses principaux ouvrages :
Mémoires d’un gentilhomme du siècle dernier (primitivement : Mémoires du Baron de Valpéri).
La Folie de l’épée (titre caractéristique).
Histoires sentimentales et militaires (titre représentant bien le double tempérament de l’auteur, aussi amoureux de la vie qu’insouciant de la mort).
Histoire intimes.
Commentaires d’un soldat (Sébastopol et la guerre d’Italie).
Chroniques contemporaines.
Caractères et récits du temps.
Aventures du Temps passé.
L’Enfant et l’Amant.
J’ai connu longtemps Rouvière… — Philibert Rouvière ne m’a jamais donné de notes détaillées sur sa naissance, son éducation, etc… C’est moi qui ai écrit, dans un recueil illustré sur les principaux comédiens de Paris, l’article le concernant[96]. Mais dans cet article, on ne trouvera autre chose qu’une appréciation raisonnée de son talent, talent bizarre jusqu’à l’excès, fait de raisonnement et d’exagération nerveuse, ce dernier élément l’emportant généralement.
Principaux rôles de Rouvière : Mordaunt, dans les Mousquetaires, type de haine concentrée, serviteur de Cromwell, ne poursuivant à travers les guerres civiles que la satisfaction de ses vengeances personnelles et légitimes.
Dans ce rôle, Rouvière faisait peur et horreur. Il était tout en fer.
Charles IX, dans une autre pièce d’Alexandre Dumas[97]. Tout le monde a été émerveillé de cette ressuscitation. Du reste, Rouvière ayant été peintre, ces tours de force lui étaient plus faciles qu’à un autre.
L’abbé Faria, dans Monte-Cristo. Rouvière n’a joué le rôle qu’une fois. — Hostein, le directeur[98], et Alexandre Dumas n’ont JAMAIS BIEN COMPRIS la manière de jouer de Rouvière.
Hamlet (par Meurice et Dumas). Grand succès de Rouvière. — Mais joué en Hamlet méridional ; Hamlet furibond, nerveux et pétulant. Gœthe, qui prétend que Hamlet était blond et lourd, n’aurait pas été content.
Méphistophélès, dans le détestable Faust, refait par Dennery. Rouvière a été mauvais. Il avait beaucoup d’esprit et cherchait des finesses qui tranchaient baroquement sur sa nature méridionale.
Maître Favilla, de George Sand. Extraordinaire succès ! Rouvière, qui n’avait jamais joué que des natures amères, féroces, ironiques, atroces, a joué admirablement un rôle paternel, doux, aimable, idyllique. Cela tient, selon moi, à un côté peu connu de sa nature : amour de l’utopie, des idylles révolutionnaires ; — culte de Jean-Jacques, Florian et Berquin.
Le rôle du Médecin, dans le Comte Hermann, d’Alexandre Dumas. — Dumas a été obligé de confesser que Rouvière avait des instants sublimes.
Othello, — dans l’Othello d’Alfred de Vigny. — Rouvière a très bien su exprimer la politesse raffinée, emphatique, non inséparable de la rage d’un cocu oriental.
Et bien d’autres rôles dont je ne me souviens pas actuellement.
Physiquement, Rouvière était un petit moricaud nerveux, ayant gardé jusqu’à la fin l’accent du Midi, et montrant dans la conversation des finesses inattendues… — pas cabotin et fuyant les cabotins. — Cependant, très épris d’aventures, il avait suivi des saltimbanques pour étudier leurs mœurs. — Très homme du monde, quoique comédien, très éloquent.
Moralement, élève de Jean-Jacques Rousseau. Je me souviens d’une querelle bizarre qu’il me fit un jour qu’il me trouva arrêté devant une boutique de bijoutier.
— Une caban, disait-il, un foyer, une chaise, et une planche pour y mettre mon divin Jean-Jacques, cela me suffit. — Aimer le luxe, c’est d’un malhonnête homme.
Peintre, il était élève de Gros.
Il y a quelques mois, Rouvière étant tombé malade, et étant très pauvre, des amis imaginèrent de faire une vente de ses tableaux ; elle n’eut aucun succès.
Comme peintre, il était, à quelques égards, ce qu’il était comme comédien. — Bizarre, ingénieux et incomplet.
Je me souviens cependant d’un charmant tableau représentant Hamlet contraignant sa mère à contempler le portrait du roi défunt. — Peinture ultra-romantique, achetée, m’a-t-on dit, par M. de Goncourt.
M. Théophile Silvestre a de jolis dessins de Rouvière. Pendant longtemps, M. Luquet (associé de Cadart) a offert, comme étant de Géricault, un tableau (les Girondins en prison) que j’ai reconnu tout de suite pour un Rouvière… grande composition, sauvage et maladroit, enfantine même, mais d’un grand feu.
Comme comédien, Rouvière était très admiré d’Eugène Delacroix.
M. Champfleury a fait de lui une curieuse étude sous forme de nouvelle : le Comédien Trianon.
Nous aurions voulu grossir ce chapitre de quelques Causeries du Tintamarre que la bibliographie La Fizelière et Decaux attribue à Baudelaire (années 1846-47), en collaboration avec Aug. Vitu et Th. de Banville. Mais la place nous manquait et d’ailleurs il eût été bien aventureux d’oser un départ formel entre les proses de « Francis Lambert, Marc Aurèle et Joseph d’Estienne »
BAUDELAIRE JOURNALISTE
LE SALUT PUBLIC (i)
/er NUMÉRO
VIVE LA RÉPUBLIQUE !
AU PEUPLE
On disait au Peuple : défie-toi.
Aujourd’hui il faut dire au Peuple : aie confiance
dans le g^ouverneraent.
Peuple ! Tu es là, toujours présent, et ton gouvernement
ne peut pas commettre de faute. Surveille,
mais enveloppe-le de ton amour. Ton gouvernement
est ton fils.
On dit au Peuple : gare les conspirateurs, les
modérés, les rétrogrades ! Sans doute il faut veiller,
les temps sont chargés de nuages, quoique l’aurore
ait été resplendissante. Mais que le Peuple sache
(i) N«" des 27 elaS février i848. — Ne pouvant faire ici, avec certitude,
le départ du texte qui appartient en propre à Baudelaire,
nous donnons les deux numéros tout entiers. Selon La Fizelière et
Decaux, dans le n» i, l’article ayant pour titre ; Aiia; chefs du
Gouvernement provisoire, est de Baudelaire, ainsi que dans le n» a,
les Châtiments de Dieu.
bien ceci, que le meilleur remède aux conspirations
de tout g-enre est la foi absolue dans la République,
et que toute intention hostile est inévitablement
étouffée dans une atmosphère d’amour universel.
AUX CHEFS DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE
Honneur à vous qui avez pris l’initiative et
l’embarras des premiers jours.
Le Peuple a confiance en vous. Ayez confiance
en lui 1
La confiance réciproque sauvera tout. Honte à
qui n’est pas bon républicain ! Il n’est pas de ce
siècle ! Honte à qui se défie. Il est donc faible!
Soyez grands, soyez forts dansleg-ouvernement,
et ne doutez jamais de l’intellig-ence du peuple qui
vous voit.
Il aime ceux qui l’aiment. Ne craignez donc
rien.
Ne faites jamais un pas en arrière. Marchez
plutôt comme le vent. Nous savons maintenant que
les heures sont des années.
Honneur donc à vous qui avez pris sur vos épaules
le rude poids des premières journées! Vous tenez
l’Europe entre vos mains. Nous savons que vous
serez dig-nes de votre tâche. Car une commune
expérience, qui nous a été lég-uée par nos pères,
nous enseig-ne que , hors de l’assemblée nationale,
IL n’y a point DE SALUT !
Et enfin , ce grand remède une fois appliqué par
VOS soins sur nos long-ues souffrances, déposant votre
haute magistrature, vous emporterez le souvenir
d’une grande action et la pieuse reconnaissance
de tous, qui est l’unique décoration et l’unique
récompense digne des grand citoyens.
LES ÉTOILES FILENT, ET LES RÉPUTATIONS AUSSI
Deux hommes sont bien basa cette heure, les
sieurs Thiers et Odilon-Barrot.
Le premier a toujours été un singe plein de
malice, riant, criant, gesticulant, sautant, ne
croyant à rien, écrivant sur tout.
Ne croyant pas à la Révolution, il a écrit la
Révolution.
Ne croyant pas à l’Empire, il a écrit l’Empire.
Savez-vous ce qu’il aimait?
Les singes. Il leur a fait bâtir un palais.
Le second était son compère, un homme sérieux,
une contrefaçon de tribun ; il avait toute la gravité
d’un montreur d’ours, le sieur Barrot; toute sa
vie, il l’a passée à montrer un singe. Pendant dix
ans, la France a cru à un grand orateur, au sieur
Barrot.
Il est vrai qu’il entrait à l’ex-chambre des députés
avec une provision de mots plein ses poches.
Dans la poche droite, il mettait : Mon pays,
mon patriotisme. Dans la poche gauche, honneur
et ueWîz. (Sa famille touchait ce/zf trente milleJrancs
de places.)
La Garde nationale est ivre de joie; elle accueille
partout avec enthousiasme les cris de : Vive la République!
C’est un fait accompli; il n’y a plus que
des républicains en France.
LE 24 FÉVRIER
Le 2i4 Février est le plus grand jour de l’humanité!
C’est du 24 Février que les g-énérations futures
daterontl’avènement définitif , irrévocable, du droit
de la souveraineté populaire. Après trois mille ans
d’esclavage, le droit vient enfin de faire son entrée
dans le monde, et la rage des tyrans ne prévaudra
pas contre lui. Peuple français ^ sois fier de toimême,
tu es le rédempteur de l’humanité.
Ayez à vos ordres quatre-vingt mille baïonnettes
et des caissons par milliers, et des canons mèche
allumée, si vous avez contre vous le droit et la
volonté du Peuple, vous êtes un gouvernement
perdu, et je ne vous donne pas vingt-quatre heures
pour décamper. Voilà ce que le 24 Février vient
d’enseigner au monde. Désormais toute nation qui
demeurera esclave, c’est qu’elle sera pas digne d’être
libre : avis aux Peuples opprimés 1
LES PRESSES MÉCANIQUES
Quelques frères égarés ont brisé des presses mécaniques.
Vous cassez les outils de la Révolution.
Avec la liberté de la presse, il y aurait vingt fois
plus de presses mécaniques qu’il n’y aurait peutêtre
pas encore assez de bras pour les faire fonctionner.
Toute mécanique estsacrée comme un objet d’art.
L’intelligence nous a été donnée pour nous sauver.
Toute mécanique ou tout produit de l’intelligence
ne fait du mal qu’administré par un gouvernement
infâme.
Les autres ouvriers ont protesté, entre autres les
rédacteurs du journal l’Atelier. Nous attendions
cela d’eux.
LA REINE d’ESPAGNE A LA COLIQUE
On dit même qu’à cette heure elle ne l’a plus.
Si quelques soupçons disaient juste, ce ne serait
qu’une preuve nouvelle que le crime lui-même sert
les bonnes causes.
Allons, Espagne 1 Vite à l’oeuvre !
TROIS MOTS SUR TROIS G0UVERNE3IENTS
Depuis soixante ans, la France allait en fait de
gouvernements de mal en pis. Napoléon lui avait
donné un despotisme oint de suie de poudre, mais
scintillant de gloire ; la France lui pardonna. La
Restauration lui avait ramené le privilège et les
coups de cravache des gentilshommes ; mais elle
était franche d’allures et sans hypocrisie ; quelques
domestiques fidèles la suivirent sur la terre
d’exil. L’infAme gouvernement qui vient de tomber
voulut tenter sur la nation l’astuce, l’hypocrisie, la
cupidité et toutes les basses passions; un croc-enjambe
du Peuple a suffi pour le jeter dans la boue.
UN MOT DE L EX-ROI
Quand ça commençait à chauffer, l’ex-roi riait
en sournois et disait en se frottant les mains :
« Moi aussi, j’aurai ma journée des dupes ! » —
Quand on démolissait Charles X, il chassait gaiement
à Saint-Cloud. Toujours le même esprit de
vertige et d’erreur ! Sont-ils si décrépits, ces pauvres
rois, que l’aveuglement soit chez eux maladie
héréditaire ?
LA REPUBLIQUE FRANÇAISE ET L EUROPE
Les traités de i8i5 viennent, pour la seconde
fois depuis dix-sept ans, d’être lacérés par l’épéedu
Peuple français. Proclamons haut, bien haut, ces
trois grands principes de politique républicaine.
Plus de conquêtes ! Les conquêtes sont un attentat
contre le droit des peuples, et tôt ou tard les
nations soumises réagissent contre leurs conquérants.
La République française s’assimilera dans la
limite de ses frontières naturelles les provinces qui
se donneront à elle librement et spontanément. En
dehors de ses frontières naturelles, qui sont le
Rhin et les Alpes, elle renonce solennellement à
posséder jamais un pouce de terrain.
La France prend sous sa protection tous les peuples
opprimés par un gouvernement tyrannique,
étranger ou indigène, mais elle ne tirera son épée
que pour défendre les principes et les institutions
révolutionnaires.
Au dedans, la devise de la République française
est : Tout par le peuple! Tout pour le peuple!
Au dehors : Tout par les peuples ! Tout pour les
peuples !
BON SENS DU PEUPLE
Il y a des hommes qui sont pleins de phrases
toutes faites, de mots convenus et d’épithctes creuses
comme leur tête. — Le sieur Odilon-Barrot,
par exemple.
Quand on leur parle de 89, ces gens vous disent :
c’est Voltaire qui a fait la Révolution ; ou bien :
c’est Rousseau qui a fait la Révolution ; ou bien :
c’est Beaumarchais qui a fait la Révolution.
Imbéciles 1 Niais I Doubles sots !
Michelet l’a dit : « La Révolution de 89 a été
faite par le peuple. » Là, Michelet avait raison.
Le peuple n’aime pas les gens d’esprit ! et il
donnerait tous les Voltaires et les Beaumarchais
du monde pour une vieille culotte.
Ce qui le prouve, aux Tuileries rien n’a été saccagé
comme sculpture et peinture que l’image de
l’ex-roi et celle de Bugeaud ; un seul buste a été
jeté par les fenêtres!… Le buste de Voltaire 1
RESPECT AUX ARTS ET A L INDUSTRIE
Un brave citoyen s’est porté hier soir à Meudon
pour avertir le commandant de la garde nationale
Amanton de protéger les objets d’arts contre les
envahissements de la garde qui devait, dit-on, se
porter sur le château de l’ex-Roi. Le gouvernement
provisoire a dû délivrer une sauvegarde.
Ne cessons pas de le répéter : respect aux objets
d’art et d’industrie, et à tous les produits de l’intelligence !
LA BEAUTÉ DU PEUPLE
modifierDepuis trois jours, la population de Paris est admirable de beauté physique. Les veilles et la fatigue affaissent les corps ; mais le sentiment des droits reconquis les redresse et fait porter haut toutes les têtes. Les physionomies sont illuminées d’enthousiasme et de fierté républicaine. Ils voulaient, les infâmes, faire la bourgeoisie à leur image, — tout estomac et tout ventre, — pendant que le Peuple geignait la faim. Peuple et bourgeoisie ont secoué du corps de la France cette vermine de corruption et d’immoralité ! Qui veut voir des hommes beaux, des hommes de six pieds, qu’il vienne en France. Un homme libre, quel qu’il soit est plus beau que le marbre, et il n’y a pas de nain qui ne vaille un géant quand il porte le front haut et qu’il a le sentiment de ses droits de citoyen dans le cœur.
LE CONSTITUTIONNEL EST SCANDALISÉ
modifierLe Constitutionnel se résigne ; c’est bien de sa part ; c’est généreux. Le Constitutionnel promet d’être bon citoyen. Odilon Barrot, la grosse poupée de carton, et Thiers, ce singe de foire, pardonnent au Peuple de n’avoir pas voulu se laisser voler. Que pense le Peuple de leur pardon ?
LES ARTISTES RÉPUBLICAINS
modifierLes peintres se sont bravement jetés dans la
Révolution; ils ont combattu dans les rangs rlu
Peuple.
A l’Hôtel de ville des artistes portaient sur leuis
chapeaux, écrit en lettres de sang-, le titre d’artistes
républicains; deux d’entre eux sont montas
sur une table et ont harangué le peuple.
On parlait d’une manifestation qui devait se
produire au Louvre contre l’Académie de peinture
qui, depuis dix-huit ans, a bu tant de larmes, a
tué tant de jeunes talents par la faim et la misère.
Mais les sots vieillards, architectes, musiciens,
arpenteurs et géomètres, sont à bas aujourd’hui.
Ne leur donnons pas le coup de pied de l’âne.
RÉOUVERTURE DES THÉÂTRES
Les théâtres rouvrent.
Nous avons assez des tragédies; il ne faut pas
croire que des vers de douze pieds constituent le
patriotisme ; ce qui convenaitàla première révolution
ne nous suffit plus.
Les intelligences ont grandi. Plus de tragédies,
plus d’histoire romaine. Ne sommes-nous pas plus
grands aujourd’hui que Brutus, etc.?
BONNES NOUVELLES
— L’ex-roi et sa famille voguent vers l’Angleterre.
Ils y sont sans doute arrivés. Que le Peuple
n’ait pas peur, l’Angleterre n’osera rien pour le
dernier des Bourbons. — Pour de bon, les rois s’en vont ! Léopold est
en fuite. La Belgique s’est proclamée française. — On voulait intimider le citoyen Rotschild (sic)
et le faire fuir: comme si le Peuple souverain volait
des écus. Il ne prend que ses droits. — Rotschild
a répondu : « J’ai confiance dans le nouveau gou
vernement et je reste. » Bravo! — Une assemblée nationale sera convoquée aussitôt
que le g-ouvernement provisoire aura rég-lé les
mesures d’ordre et de police nécessaires pour le
vote de tous les citoyens. — La République française est proclamée à
Dijon. — Honneur à Pie IX! Voici de grandes paroles
qu’il a prononcées récemment: « Ce sont les édifices
anciens qui ont besoin de fondements nouveaux.
» — Hier, deux prêtres enjambaient une barricade ;
des hommes du Peuple les insultent ; un plus grand
nombre les défend. Cette haute raison du Peuple
est merveilleuse. — Plus beau encore. On trouve dans la chapelle
des Tuileries un remarquable Christ en bois. Quelqu’un
s’écrie : <k C’est notre maître ! chapeau bas!»
Tout le monde se découvre et on porte le Christ en
triomphe à Saint-Roch.
Décidément, la Révolution de i848 sera plus
grande que celle de 1789; d’ailleurs elle commence
où l’autre a fini.
VIVE LA RÉPUBLIQUE
Les rédacteurs : ghampfleury,
BAUDELAIRE ET TOUBIN.
Imp Ed. Bautruche, r. de la Harpe, 90.
LE SALUT PUBLIC
IIe NUMÉRO
VIVE LA RÉPUBLIQUE I
Les rédacteurs propriétaires du salut public,
CHAMPFLEURY, BAUDELAIRE et TOUBiN, ont retarde
à dessein Venvoi du journal à leurs abonnés, afin
défaire graver une vignette (i) qui servira à distinguer
leur feuille d’une autre qui s’est emparée
du même titre.
LES CHATIMENTS DE DIEU
L’ex-roi se promène.
Il va de peuple en peuple, de ville en ville.
Il passe la mer ; — au-delà de la mer, le peuple
bouillonne, la République fermente sourdement.
Plus loin, plus loin, au-delà de l’Océan, la République
!
11 rabat sur l’Espagne, — la République circule
dans l’air, et enivre les poumons, comme un parfum.
Où reposer cette tête maudite ?
A Rome?… Le Saint-Père ne bénit plus les
tyrans.
Tout au plus pourrait-il lui donner l’absolution.
(i) Cette vignette, des plus mauvaises d’ailleurs, ëtait signée
G. Courbet.
Mais l’ex-roi s’en moque. Il ne croit ni à Dieu,
ni à Diable.
Un verre de Johannisberg, pour rafraîchir le
gosier altéré du Juif errant de la Royauté !… Metternich
n’a pas le temps. Il a bien assez d’affaires
sur les bras; il faut intercepter toutes les lettres,
tous les journaux, toutes les dépêches. Et d’ailleurs,
entre despotes, il y a peu de fraternité.
Qu’est-ce qu’un despote sans couronne?
L’ex-roi va toujours de peuple en peuple, de
ville en ville.
Toujours et toujours, vive la République ! vive
la Liberté ! des hymnes ! des cris ! des pleurs de
joie!
Il court de toutes ses forces pour arriver à temps
quelque part avant la République, pour y reposer
sa tête, c’est là son rêve. Car la terre entière n’est
plus pour lui qu’un cauchemar qui l’enveloppe.
Mais à peine touche-t-il aux barrières que les cloches
se mettent gaiement en branle, et sonnent la
République à ses oreilles éperdues.
La tête de Louis-Philippe attire la République
comme les paratonnerres servent à décharger le
Ciel.
Il marchera lontemps encore^ c’est là son châtiment.
Il faut qu’il visite le monde, le monde républicain,
qui n’a pas le temps de penser à lui.
AUX PRÊTRES
Au dernier siècle, la royauté et l’Eglise dor-jj
maient fraternellement dans la même fange, quand
la révolution fondit sur elles et les mit en lambeaux.
— Inconvénient des mauvaises compagnies, se
dit l’Eglise ; on ne m’y reprendra plus.
L’Eg-lise a eu raison. Les rois, quoi qu’ils fassent,
sont toujours rois, et le meilleur ne vaut pas
mieux que ses ministres.
Prêtres, n’hésitez pas : jetez-vous hardiment
dans les bras du peuple. Vous vous régénérerez à
son contact; il vous respecte; il vous aimera.
Jésus-Christ, votre maître, est aussi le nôtre ; il
était avec nous aux barricades, et c’est par lui,
par lui seul, que nous avons vaincu. Jésus-Christ
est le fondateur de toutes les républiques modernes;
quiconque en doute n’a pas lu l’Evangile.
Prêtres, ralliez-vous hardiment à nous; Affre et
Lacordaire vous en ont donné l’exemple. Nous
avons le même Dieu : pourquoi deux autels ?
CE PAUVRE METTERNICh!
La France est en République.
La Suisse est République, vraie République
depuis quatre mois
.
L’Angleterre, l’Espagne et la Belgique sont à la
veille d’être Républiques.
L’Autriche, monstre à trois têtes, disparaîtra de
la carte. La République Allemande prendra sa tête
allemande; la République Italienne prendra sa tête
Italienne, la République Polonaise — une bonne
celle-là! — prendra sa tête slave. Qui de trois ote
trois, reste ce pauvre M. Metternich, qui ne mourra
pas dans son lit.
Il y a donc une justice divine !
DES MOEURS, OU TOUT EST PERDU !
Des moeurs, des moeurs, il nous faut des moeurs!
Rég-énérer les institutions, très bien, mais régénérons
aussi les moeurs, sans lesquelles il n’y a pas
d’institutions. Le nom de République est beau et
glorieux, mais plus il est glorieux, plus il est difficile
à porter. Effaçons donc de nos coeurs tous
les instincts avilissants, toutes les passions abjectes
que l’impur gouvernement de Louis-Philippe a
cherché à y faire germer. La vertu est le principe
vivifiant, la force conservatrice des républiques.
La Convention avait mis la vertu à l’ordre du
jour.
l’ami du peuple de 1848
Le citoyen Raspail, médecin comme Marat, et
comme lui médecin malheureux et plein de disputes,
fait comme lui l’Ami du Peuple. Les deux
premiers numéros sentent le Marat d’une lieue.
Même défiance, même talent, même ferveur! —
Mais est-il bien temps? Ces défiances accusées déjà
si nettement ont leur danger. Toutes les nominations
seront révisées, et il ne faut pas semer la
peur.
Le citoyen Raspail, comme son illustre chef de
file, est un parfait honnête homme, et il a le droit
d’être très sévère ; nous adjurons seulement le
citoyen Raspail de ne pas encore user de son droit.
De grâce, de (çrâce, ne préjugeons rien contre le
gouvernement. Surveillons-le sévèrement et que les
millions d’yeux de la Nation soient nuit et jour
braqués sur lui ; mais ne troublons pas son action
par des défiances prématurées. S’il ne va pas droit,
haro ! S’il va droit, bravo ! dans un cas comme
dans l’autre, ne le jugeons que sur ses actes, il y
va du salut public. Les accusations de tendances,
laissons-les à l’immoral gouvernement que nous
venons de jeter à bas; elles sont indignes de
Républicains. Des hommes de 98, ne prenons que
leur foi ardente à la République et leur admirable
dévouement à la patrie; surtout ne recommençons
ni Maral, ni Cliabot, ni aucun de ces infatigables
flaireurs de mauvaises intentions. C’est ainsi seulement
que nous préserverons notre jeune République
des mille périls qui menacent son berceau.
LE JOURNAL CONSERVATEUR DE LA RÉPUBLIQUE
Il faut rendre justice à qui de droit, maintenant
que nous avons le temps.
Le citoyen Girardin se conduit admirablement.
Au milieu du trouble, du désordre qui envahissent
momentanément toutes choses publiques et particulières,
le journal du citoyen Girardin est mieux
fait que jamais. Cette habileté connue, cette aptitude
rapide et universelle, cette énergie excessive,
tout cela tourne au profit de la République.
Tous les jours les questions importantes et
actuelles sont mâchées dans la Presse.
Le citoyen Girardiii prend pour devise : une
IDÉE PAR JOUR !
Son journal, jusqu’à présent, dit ce que tout le
monde pense.
Lundi, le citoyen Girardin a été le premier au
rendez-vous sur la tombe d’Armand Carrel.
LA CUREE
Indig’nation ! Nous venons des ministères, de
l’Hôtel-de-Ville et de la préfecture de police : les
corridors sont remplis de mendiants de place. On
les reconnaît à la bassesse de leurs figures empreintes
de servilisme.
Non, ce ne sont pas là des Républicains; un
Républicain s’attache à mériter les emplois et ne
s’inquiète pas de les obtenir. Les pavés de nos
rues sont encore rouges du sang de nos pères
morts pour la liberté; laissons, laissons au moins
à leurs ombres généreuses un instant d’illusion
sur nos vertus . Encore si ces insatiables dévoreurs
de la République avaient combattu avec nous pour
son triomphe; mais celui qui gravit si lestement
l’escalier d’un ministre, celui-là, soyez-en sûrs,
n’était pas aux barricades.
Patience! Nous vous arracherons le masque,
hommes infâmes; vous ne jouirez pas longtemps
du prix de vos bassesses.
LA PREMIÈRE ET LA DERNIERE
En 89, l’éducation morale du peuple était nulle
ou à peu près — Aujourd’hui le peuple connaît
et pratique ses devoirs à faire honte à bien des
ex-nobies et à bien des bourgeois.
Eu 89, la noblesse et le clergé combattirent
avec fureur la révolution. — Aujourd’hui, jusqu’à
fait contraire, il n’y a que des républicains en
France.
En 89, une fraction de la nation émigra et prit
les armes contre la République. — Aujourd’hui,
personne n’émigre, pas même le sieur Thiers, dont
la République se passerait cependant bien volontiers.
En 89, la société était rationaliste et matérialiste.
— Aujourd’hui, elle est foncièrement spiritualiste
et chrétienne.
Voilà pourquoi 98 fut sanglant. — Voilà pourquoi
1848 sera moral, humain et miséricordieux.
Il y avait en Allemagne un duché de quatre
sous,grand comme la main, qui s’appelait le duché
de Gobourg-Gotha.C’était pour ainsi dire un haras
royal, une écurie de beaux hommes, tous taillés
en tambours-majors qui étaient destinés aux princesses
de l’Europe.
Maintenant qu’il n’y a plus de princesses, à
quoi vont s’occuper ces hommes entiers?
SIFFLONS SUR LE RESTE
Sous i’ex-roi, il y avait une pairie^ c’est-à-dire
des vieillards impotents pleins de serments, et de
rhumatismes.
Il n’y a plus de pairie : sifflons sur le reste 1
Sous l’ex-roi, il y avait des soldats barbares,
ivres de sang, les municipaux dont la joie était de
descendre un homme du peuple.
11 n’y a plus de municipaux : sifflons sur le
reste!
’
Sous l’ex-roi, il y avait un cens électoral;
moyennant 5oo fr., un imbécile avait le droit de
parler à la Chambre; moyennant 200 fr., un bourgeois
avait le droit de se faire représenter par un
imbécile.
Il n’y a plus de cens : sifflons sur le reste!
Sous l’ex-roi, il y avait un timbre; une petite
gravure large comme un sou qui empêchait les
citoyens intelligents d’éclairer leurs frères.
Il n’y a plus de timbre : sifflons sur le reste !
Sous l’ex-roi, il y avait un impôt sur le sel, qui
empêchait la fertilisation des terres, qui enrayait
les socs des charrues.
Il n’y a plus d’impôt sur le sel : sifflons sur le
reste!
Sous l’ex-roi, il y avait des tas de foutriquets,
une légion de ventrus, des armées de bornes; tous
puisaient à pleines mains dans le coff’re des fonds
secrets et s’enrichissaient aux dépens du peuple.
Il n’y a plus de foutriquets, il n’y a plus de ventrus,
il n’y a plus de bornes que celles des rues.
Sifflons sur le reste !
L’Odéon représenta, quelque temps avant la
Révolution, le Dernier Figaro, du sieur Les^uillon.
Cet auteur de bas étage fit une pièce contrerévolutionnaire;
sous l’ex-roi, il en avait le droit;
d’ailleurs, la censure n’eût pas permis de montrer
les hommes de 89 à 93 sous leur vrai jour. Mais
aujourd’hui il est question de remonter celte misérable
pièce avec des replâtrages républicains.
Les écoles qui ont sifflé et resifflé le Figaro révolutionnaire
ne doivent pas davantage laisser revenir
Figaro avec ses bandages, ses compresses, ses
béquilles républicaines.
Le peuple saurait bien se conduire si le citoyen
Alexandre Dumas tentait de républicaniser son
immorale pièce des Girondins.
— Le sieur Châtel a fait four. Personne ne veut
entendre parler de son Eglise française. Voyezvous,
du reste, le lendemain de la prise des Tuileries,
le religionnaire idiot qui croit qu’on a le temps
de penser à ses messes en mauvais français 1
Le peuple a lui-même déchiré toutes les proclamations
et placards de ce nigaud de primat des
Gaules. — Quelqu’un court dans le Quartier Latin pour
récolter des signatures au bas d’une pétition à cette
fin de garder le sieur Orfila à la Faculté.
Ce vendeur de perlinpinpin, ce chanteur bouffon
se sent donc destitué; il est donc coupable.
En toute matière de ce genre, prenons garde à
l’indulgence 1 — A bientôt la reprise, au Théâtre de la République,
du Roi s’amuse, une des grandes oeuvres
du citoyen Victor Hugo. Il faut que le Théâtre de
laPorte-Sainl-Martin reprenne au plus vite et l’Auberge
des Adrets, et Robert Macaire, et surtout
cette belle pièce de Vautrin, de notre grand romancier,
le citoyen Balzac.
On parle de jouer Piiiio. A quoi bon s’ennuyer
pendant trois heures pour entendre crier : A bas
Philippe ! Allusion très significative sous l’ex-roi,
mais sans portée aujourd’hui. — Que les citoyens ne croient pas aux dames
Hermance Lesguillon, aux sieurs Barthélémy, Jean
Journet et autres qui chantent la République en
vers exécrables
.
L’empereur Néron avait la louable habitude de
faire rassembler dans un Cirque tous les mauvais
poètes et de les faire fouetter cruellement.
Les rédacteurs : champfleury,
BAUDELAIRE et TOUBIN.
Imp. Ed. Baufruche, r. delà Harpe, 90.
Que le titre soit placé haut, que le papier ait l’air bien rempli.
— Que tous les caractères employés soient de la même famille, — unité typographique, — que les annonces soient bien serrées, bien alignées, d’un caractère uniforme.
— Je ne suis pas très partisan de l’habitude d’imprimer certains articles avec un caractère plus fin que les autres.
— Je n’ai pas d’idée sur la convenance de diviser la page en trois colonnes au lieu de la diviser en deux.
— ARTICLES À FAIRE : Appréciation générale des ouvrages de Th. Gautier, de Sainte-Beuve. — Appréciation de la direction et des tendances de la Revue des Deux Mondes. — Balzac, auteur dramatique. — La Vie des coulisses. — L’Esprit d’atelier. — Gustave Planche, éreintement radical, nullité et cruauté de l’impuissance, style d’imbécile et de magistrat. — Jules Janin : éreintage absolu ; ni savoir, ni style, ni bons sentiments. — Alexandre Dumas : à confier à Monselet ; nature de farceur : relever tous les démentis donnés par lui à l’histoire et à la nature ; style de boniment. — Eugène Sue : talent bête et contrefait. — Paul Féval : idiot.
— OUVRAGES DESQUELS ON PEUT FAIRE UNE APPRÉCIATION : Le dernier volume des Causeries du Lundi. Poésies d’Houssaye et de Brizeux. Lettres et Mélanges de Joseph de Maistre. La Religieuse de Toulouse : À TUER. La traduction d’Emerson. Faire des comptes-rendus des faits artistiques. Examiner si l’absence de cautionnement et la tyrannie actuelle nous permet de discuter, à propos de l’art et de la librairie, les actes de l’administration.
— Examiner si l’absence de cautionnement ne nous interdit pas de rendre compte des ouvrages d’histoire et de religion. Éviter toutes tendances, allusions visiblement socialistiques, et visiblement courtisanesques.
— Nous surveiller et nous conseiller les uns les autres avec une entière franchise. Dresser à nous cinq la liste des personnes importantes, hommes de lettres, directeurs de revues et de journaux, amis à propagande, cabinets de lecture, cercles, restaurants et cafés, libraires auxquels il faudra envoyer le Hibou philosophe ; faire les articles sur quelques auteurs anciens, ceux qui, ayant devancé leur siècle, peuvent donner des leçons pour la régénération de la littérature actuelle. Exemple : Mercier, Bernardin de Saint-Pierre, etc…
— Faire un article sur Florian (Monselet) ;
- — sur Sedaine (Monselet ou Champfleury) ;
- — sur Ourliac (Champfleury) ;
faire à nous cinq un grand article : la Vente des vieux mots aux enchères, de l’École classique, de l’École classique galante, de l’École romantique naissante, de l’École lunatique, de l’École lance de Tolède, de l’École olympienne (V. Hugo), de l’École plastique (T. Gautier), de l’École païenne[100] (Banville), de l’École poitrinaire, de l’École du bon sens[101], de l’École mélancolico-farceuse (Alfred de Musset).
— Quant aux nouvelles que nous donnerons, qu’elles appartiennent à la littérature dite fantastique, ou qu’elles soient des études de mœurs, des scènes de la vie réelle, autant que possible en style dégagé, vrai et plein de sincérité.
PROJETS ET NOTES
NOUVELLES ET ROMANS
[102]
- [Liste de titres.]
Un Affamé. — L’Almanach. — L’Amour du
rouge. — L’Amour parricide. — L’Autel de la volonté. — L’Automate. — Jeanne et l’automate. — La Baignoire. — Le Bain et la toilette. — Le Boa. — Boniface. — Le Triomphe du jeune Boniface. — Une brebis galeuse. — Le Catéchisme de la femme aimée. — Le Crime au collège. — La Ciguë islandaise (voyez Gœrres). — Le Déserteur. — Le Déserteur incorrigible. — Le Déshabillage. — Les Enfants précoces. — Les Enseignements d’un monstre. — L’Entreteneur. — La Femme malhonnête. — La Fin du monde. — Le Fou raisonnable et la belle aventurière. — Les Heureux de ce [ou du] monde. — Un Homme en loterie. — L’Holocauste involontaire. — L’Holocauste. — Une Infâme adorée. — La Licorne. — La Maîtresse de l’idiot. — La
Maîtresse vierge. — Le Mari compteur. — Le Marquis invisible (très important). — Les Mineurs. — Le Monde sous-marin. — Les Monstres. — La Négresse aux yeux bleus. — Le Père qui attend toujours. — Pile ou face[103]. — Le Portrait fatal. — Le Portrait impossible (par suite d’antipathie). — Le Prétendant malgache. — Une Rancune. — Une Rancune satisfaite. — Rêve avertisseur. — Le Rêve prophète. — La Répartie heureuse. — Une Saute de vent. — Spéculation sur la poste. — La Traite des blancs. — Les Tribades. — Le Triomphe de Jeane. — Les Verriers. — Une Ville dans une ville. — Le Visage ingénu.
- [Notes.]
Le Pauvre affamé. — Supposons un pauvre affamé voulant profiter d’une fête publique et d’une distribution de vivres pour manger. Il est bousculé et assommé par la multitude.
L’Almanach. — Bâtir une spéculation sur un calcul de probabilités relativement aux lettres chargées qui n’arrivent pas et aux indemnités qui en résultent.
L’Amour parricide. — Peinture de l’auberge. La femme, le mari, le père du mari. Les amants, toute la ville, y compris le procureur impérial et les gendarmes.
Raison de la haine de la femme contre le père.
Jalousie du mari. Le meurtre, le procès, l’exécution.
L’Automate. — Quel il est, comme amant.
Sorcier, en prévision de malheur, il veut lutter contre les lois de la nature. Son testament : « Si tu m’aimes vraiment… » Et il revit automatiquement. Sa maîtresse se demande laquelle des deux existences est un rêve. L’automate, soufflé par l’âme, lui persuade qu’elle a rêvé autrefois et que maintenant il vit bien réellement.
Cependant l’âme, rougissant de créer le bonheur par le mensonge, préfère commettre un homicide et réveille son amie par la mort, pour lui tout raconter dans le paradis.
Qu’est-ce que le paradis?
Jeanne et l’Automate.
Vieil entreteneur. — Tous les libertinages.
La danse grammaticale.
La voix de l’adjectif me pénétra jusqu’aux os.
FRAGMENTS[104]
A. est libertin.
A. ne l’est pas encore.
A. mort ne l’est plus.
A. devient libertin.
La froide épouse devient la chaude amante d’un mort.
Sans doute dans quelques moments de délire, je lui prodiguai des caresses bien vives, car il me dit plusieurs fois qu’il n’aurait jamais supposé tant de diaboliques erreurs dans l’amour d’une honnête femme, surtout d’une philosophe.
Voix du paradis.
Le hic, c’est le drame de la Révélation.
Le style d’autant plus décent que les idées sont moins décentes.
Ce qui devient la touche mystérieuse.
Il y a dans la maigreur une indécence qui la rend charmante.
La fin du monde. — Un roman sur les derniers hommes. — Les mêmes vices qu’autrefois. — Distances immenses. — De la guerre, des mariages, de la politique parmi les derniers hommes.
Les dernières palpitations du monde, luttes, rivalités. La haine. Le goût de la destruction et de la propriété. Les amours, dans la décrépitude de l’humanité. Chaque souverain n’a que cinquante hommes armés. (Éviter le dernier Homme)[105].
Le Fou raisonnable et la belle aventurière. — Jouissance sensuelle dans la société des extravagants.
Quelle horreur et quelle jouissance dans un amour pour une espionne, une voleuse, etc… ! La raison morale de cette jouissance.
Il faut toujours en revenir à de Sade, c’est-à-dire à l’homme naturel, pour expliquer le mal. Débuter par une conversation, sur l’amour, entre gens difficiles.
Sentiments monstrueux de l’amitié ou de l’admiration pour une femme vicieuse.
Trouver des aventures horribles, étranges, à travers les capitales.
La Belle Auenturière, — Roman plutôt que poème.
La Maîtresse vierge. — La femme dont on ne jouit pas est celle que l’on aime.
Délicatesse esthétique, hommage idolâtrique des blasés.
Ce qui rend la maîtresse plus chère, c’est la débauche avec d’autres femmes. Ce qu’elle perd en jouissances sensuelles, elle le gagne en adoration. La
conscience d’avoir besoin du pardon rend l’homme plus aimable. De la chasteté dans l’amour.
Pile ou face. — Avoir découvert une conspiration. — C’est presque une création. — C’est un roman dont je tiens le dénouement. — Je dispose de l’Empire. — Alternative, hésitation. — Pourquoi sauver l’Empire ? Pourquoi le détruire ? — Donc pile ou face.
Peut-être une comédie.
Le Portrait fatal. — Méthode analytique pour vérifier le miracle. Portrait du défunt. Découverte du testament. Peinture d’une famille marquée de tristesse fatale.
Le Prétendant malgache. — Retrouver un numéro du Monde Illustré. — Voir MM. Reynaud, Pothey et Delvau, 9, rue Véron.
L’homme qui croit que son chien ou son chat, c’est le diable, ou un esprit quelconque enfermé.
L’homme qui voit dans sa maîtresse un défaut, un vice (physique ?) imaginaire. Obsession.
L’homme qui se croit laid, ou qui voit en lui-même un vice (physique ?) imaginaire. Obsession.
L’homme désespéré de n’être pas aussi beau que sa femme.
Celui qui n’est pas beau ne peut pas jouir de l’amour.
Voir la question de la Sultane Alida.
La Foire aux décorations. — Gazette des tribunaux, 30 septembre 1858, M, Ducreux, substitut.
Série de scènes du Directoire et du Consulat.
Modes de ces époques.
Estampes indécentes de ces époques.
Le style de Montesquieu.
Les jouissances de l’Église. Impressions libertines ressenties à Saint-Paul.
Une petite vieille qu’on suit.
La galerie de statues ou de tableaux pour le nouveau don Juan.
Théorie de la foi.
Appliquer à la joie, au se sentir vivre, l’idée d’hyperacuité des sens, appliquée par Poe à la douleur. Opérer une création par la pure logique du contraire. Le sentier est tout tracé, à rebours.
Ni remords ni regrets.
Qu’importe de souffrir beaucoup, quand on a beaucoup joui ?
C’est une loi, un équilibre.
Trouver l’algèbre morale de ce dicton.
Refrains variés.
Écrire à Malassis pour lui demander des livres sur les chauffeurs, les brigands, les sorciers, surtout après l’époque révolutionnaire.
Vendée.
Schinderhannes[106].
Brigands.
Sorcellerie.
Séquestrations.
Palais et prisons (souterrains).
Et des supplices et des épouvantes !
Tout jeune, les jupons, la soie, les parfums, les genoux des femmes.
L’amour de la perfection. Tout ce dont il se dégoûte, il le détruit.
Il trouve une excuse.
Trouver le dénouement par voie d’analyse.
Pénétrer le sens (vague et général) des couleurs.
Divisions et subdivisions.
Le voluptueux, ayant oscillé longtemps, est tiré
de la férocité dans la charité. Quel genre de malheur
peut opérer sa conversion ? La maladie de son
ancienne complice. Lutte entre l’égoïsme, la pitié
et le remords. Sa maîtresse (devenue sa fille) lui
fait connaître les sentiments de paternité. — Remords : — qui sait s’il n’est pas l’auteur du mal ?
Parmi les droits dont on a parlé dans ces derniers
temps, il y en a un qu’on a oublié, à la démonstration
duquel tout le monde est intéressé, —
le droit de se contredire.
TABLE
—
AVANT-PROPOS DES ÉDITEURS | 5 |
LES FLEURS DU MAL | |
DÉDICACE À THÉOPHILE GAUTIER | 9 |
PROJETS DE PRÉFACE. | |
Première version | 11 |
Deuxième version | 13 |
Troisième version | 16 |
Notes | 17 |
Première version de l’épilogue | 19 |
PIÈCES CONDAMNÉES. | |
Les Bijoux | 21 |
Le Léthé | 22 |
À celle qui est trop gaie | 23 |
Lesbos | 25 |
Femmes damnées (Delphine et Hippolyte) | 27 |
Les Métamorphoses du Vampire | 31 |
LES ÉPAVES | |
GALANTERIES. | |
Les promesses d’un visage | 33 |
Le Monstre ou le paranymphe d’une nymphe macabre | 34 |
BOUFFONNERIES. | |
Sur les débuts d’Amina Boschetti | 36 |
À M. Eugène Fromentin | 37 |
Un cabaret folâtre | 39 |
Le jet d’eau (Variante du refrain) | 39 |
AUTRES POÉSIES PUBLIÉES DU VIVANT DE L’AUTEUR | |
Sonnet burlesque | 41 |
Sapho | 42 |
À une Indienne | 44 |
Chanson de la Closerie des Lilas | 44 |
Vers laissés chez un ami absent | 45 |
Sonnet pour s’excuser de ne pas accompagner un ami à Namur | 46 |
POÉSIES PUBLIÉES DEPUIS LA MORT DE L’AUTEUR OU INÉDITES | |
N’est-ce pas qu’il est doux, maintenant que nous sommes | 49 |
Il aimait à la voir, avec ses jupes blanches | 49 |
Incompatibilité | 49 |
Tout à l’heure, je viens d’entendre | 51 |
Vous avez, compagnon, dont le cœur est poète | 52 |
Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre | 52 |
Ci-gît qui, pour avoir par trop aimé les gaupes | 54 |
Tous imberbes alors, sur les vieux bancs de chêne | 54 |
Noble femme au bras fort, qui durant les longs jours | 57 |
Élégie refusée aux jeux floraux | 57 |
Hélas! qui n’a gémi sur autrui, sur soi-même | 59 |
Quant à moi, si j’avais un beau parc planté d’ifs | 59 |
Autre Monseiet Paillard | 60 |
Lorsque de volupté s’alanguissent tes yeux | 60 |
Sur l’album de Madame Émile Chevalet | 61 |
Je vis, et ton bouquet est de l’architecture | 61 |
AMÆNITATES BELGIGÆ. | |
Venus belge | 62 |
La propreté des demoiselles belges | 63 |
Une Eau salutaire | 63 |
Un nom de bon augure | 63 |
Opinion de M. Hetzel sur le faro | 64 |
Les Belges et la lune | 64 |
Épitapbe pour l’atelier de M. Rops | 65 |
L’Esprit conforme | 65 |
La Civilisation Belge | 65 |
POÉSIES APOCRYPHES | |
La ballade du noyé | 67 |
À l’amphilhéâtre | 68 |
Le chien mort | 69 |
Inconsciente | 70 |
Sonnet daté de la Morgue | 71 |
JOURNAUX INTIMES | |
NOTE AUTOBIOGRAPHIQUE | 73 |
FUSÉES | 75 |
MON CŒUR MIS À NU | 99 |
THÉÂTRE | |
LA FIN DE DON JUAN | 137 |
LE MARQUIS DU Ier HOUZARDS | 140 |
L’IVROGNE | 153 |
Liste de pièces projetées | 161 |
CRITIQUE LITTÉRAIRE | |
Contes Normands de Jean de Falaise | 163 |
Prométhée délivré de Senneville | 164 |
Le Siècle de Bathild Bouniol | 168 |
Les Contes de Champfleury | 169 |
Notes analytiques et critiques sur les Liaisons dangereuses | 173 |
Note analytique sur les Travailleurs de la mer | 187 |
TRAVAUX SUR EDGAR POE | |
Edgar Allan Poe. Sa vie et ses ouvrages | 189 |
Dédicace des Histoires extraordinaires | 242 |
Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall [Note]. | 244 |
Révélation magnétique [Note] | 249 |
SUR LES BEAUX-ARTS | |
DE LA CARICATURE ET GÉNÉRALEMENT DU COMIQUE DANS LES ARTS | 253 |
DESCRIPTION ANALYTIQUE D’UNE ESTAMPE DE BOILLY | 255 |
L’Eau-forte est à la mode | 256 |
CATALOGUE DE LA COLLECTION DE M. CRABBE | 259 |
ARGUMENT DU LIVRE SUR LA BELGIQUE | |
Premier fragment | 263 |
Deuxième fragment | 275 |
Note détachée | 286 |
POLÉMIQUES | |
Comment on paie ses dettes quand on a du génie | 289 |
LETTRE AU FIGARO. [EN RÉPONSE À UN ARTICLE DE JEAN ROUSSEAU : LES HOMMES DE DEMAIN. I. M. CHARLES BAUDELAIRE] | 294 |
UNE RÉFORME À l’ACADÉMIE | 296 |
ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE SHAKESPEARE | 302 |
LETTRE À JULES JANIN | |
Premier projet | 309 |
Deuxième projet | 312 |
L’ESPRIT ET LE STYLE DE M. VILLEMAIN | 321 |
LETTRES D’UN ATRABILAIRE | 351 |
VARIÉTÉS | |
CHOIX DE MAXIMES CONSOLANTES. SUR l’AMOUR | 352 |
BIOGRAPHIE DES EXCENTRIQUES | 363 |
PAUL DE MOLÈNES | 373 |
LE COMÉDIEN ROUVIÈRE | 376 |
BAUDELAIRE JOURNALISTE | |
LE SALUT PUBLIC (1er numéro) | 381 |
LE SALUT PUBLIC (2e numéro) | 391 |
LE HIBOU PHILOSOPHE | 401 |
PROJETS ET NOTES | |
NOUVELLES ET ROMANS | 405 |
FRAGMENTS | 408 |
ACHEVÉ D’IMPRIMER
le douze avril mil neuf cent huit.
PAR
BLAIS ET ROY
À POITIERS
pour le
MERCVRE
DE
FRANCE
- ↑ Charles Baudelaire, Œuvres posthumes et correspondances inédites, précédées d’une étude biographique, par Eugène Crépet (in-8, Paris, Quantin, 1887).
Poulet Malassis, l’imprimeur des Fleurs du Mal, avait conservé une épreuve de cette dédicace dont le projet aurait été rejeté « parce qu’une dédicace ne doit pas être une profession de foi ».
Cf. Charles Baudelaire, Lettres (Paris, Société du Mercure de France, MCMVI), 9 mars 1857. - ↑ Cette faute syntaxique : ès langue française, se retrouve dans la dédicace de la première édition. Dans la seconde Baudelaire corrigea :
- Au parfait magicien ès lettres françaises.
- ↑ Eugène Crépet, op. cit.
Ces trois projets manuscrits de préface, rassemblés par Poulet-Malassis dans un cartonnage in-folio qui contenait également la page détachée et la pièce de vers que nous donnons à la suite, avaient déjà été publiés, pour d’importants fragments, par M. Octave Uzanne (le Livre, 10 mars 1881) et par Charles Asselineau dans son Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre. (Paris, Alph. Lemerre, 1869). Baudelaire entendait y protester publiquement contre l’arrêt qui avait frappé les Fleurs du Mal (20 août 1857), et y confondre l’injustice de l’opinion. La pusillanimité — ou la prudence — de l’éditeur obtint cependant que la seconde édition parût sans préface (1861). — V. Charles Baudelaire, Lettres (op. cit., 12 juillet 1860 notamment).
- ↑ Rapprocher ce paragraphe des Notes qui suivent la Troisième version.
- ↑ Ce passage donnerait à penser que cette « deuxième version » était destinée à préfacer non la 2e édition des Fleurs, mais une troisième dont, après la mort du poète, on trouva le projet arrêté dans ses notes.
- ↑ Il s’agit ici évidemment des pièces qui composent l’Appendice de l’édition définitive.
- ↑ Rapprocher de cette phrase celle-ci, qui se trouve au début de la Préface des Paradis artificiels : « Pour digérer le bonheur naturel comme l’artificiel, il faut avoir le courage de l’avaler, et ceux qui mériteraient peut-être le bonheur sont justement ceux-là à qui la félicité, telle que la conçoivent les mortels, a toujours fait l’effet d’un vomitif. » (Note de M. Eugène Crépet.)
- ↑ Cette phrase semble se rapporter à la dernière ligne de la seconde préface. C’est une liste des imitations que Baudelaire a faites des poètes dont il cite les noms. (Note de M. Eugène Crépet.)
- ↑ Cette pièce, restée à l’état d’ébauche, devait faire partie de la 2e édition des Fleurs. (V. Lettres, juillet ou août 1860.) L’idée première en a été reprise dans le sonnet Épilogue qui termine les Petits Poèmes en prose (œuvres complètes, t. IV.) — Cf. Lettres, lettre à Poulet-Malassis, juillet ou août 1860.
- ↑ Le numéro placé en tête de chacune de ces pièces est celui sous lequel elles étaient classées dans la première édition ; mais le texte que nous en donnons est celui des Épaves, dont les épreuves, bien qu’en ait dit Poulet-Malassis, furent évidemment revues par l’auteur. Le lecteur curieux des variantes se reportera aux Commentaires du Prince Alexandre Ourousof. (Le Tombeau de Charles Baudelaire, Paris, Bibliothèque artistique et littéraire, 1896.) Nous leur empruntons seulement la mention des plus importantes.
- ↑ Var. de la 1re éd. :
- Dans un sommeil douteux comme la mort.
- ↑ Pièce écrite pour « la Présidente ». V. ch. viii, Charles Baudelaire, étude biographique d’Eugène Crépet, revue et mise à jour par Jacques Crépet, suivie des Baudelairiana d’Asselineau, publiés pour la première fois in-extenso et de nombreuses lettres adressées à Baudelaire (Librairie Vanier, A. Messein, succ., Paris, mcmvii.)
- ↑ Var. de la 1re éd. :
De Sapho qui mourut… - ↑ Var. de la 1re édition :
- Lorsque j’étouffe un homme en mes bras veloutés.
- ↑ Pour clore le chapitre des Fleurs du Mal, mentionnons qu’on trouve encore, dans l’édition originale, deux notes importantes, la première sous la pièce : Franciscæ meæ laudes : « Ne semble-t-il pas au lecteur comme à moi, etc. » Nous renvoyons le lecteur à la fameuse préface de Théophile Gautier, qui l’a reproduite. (V. Fleurs du Mal, édition définitive, pp. 18-19.)
Pour la seconde, relative à Révolte, la voici :
« Parmi les morceaux suivants, le plus caractérisé a déjà paru dans un des principaux recueils littéraires de Paris où il n’a été considéré, du moins par les gens d’esprit, que pour ce qu’il est véritablement : le pastiche des raisonnements de l’ignorance et de la fureur. Fidèle à son douloureux programme, l’auteur des Fleurs du Mal a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions. Cette déclaration candide n’empêchera pas les critiques honnêtes de le ranger parmi les théologiens de la populace et de l’accuser d’avoir regretté pour notre Sauveur Jésus-Christ, pour la Victime éternelle et volontaire, le rôle d’un conquérant, d’un Attila égalitaire et dévastateur. Plus d’un adressera sans doute au ciel les actions de grâce habituelles du Pharisien : « Merci, mon Dieu, qui n’avez pas permis que je fusse semblable à ce poète infâme. »
Il est question de cette note dans une lettre à Poulet-Malassis, 14 mai 1857. - ↑
La Petite Revue, 13 mai 1865, dans la deuxième partie d’un article intitulé : M. Baudelaire, poète de circonstance. La première partie de cet article avait paru, ibid., le 29 avril 1865. (V. note, p. 45.)
Le texte ici conservé est celui des Epaves. - ↑ La Petite Revue, 8 juillet 1865.
- ↑ Ce sonnet, qui parodie le fameux sonnet d’Auguste Vacquerie à Paul Garnier (les Demi-Teintes), avait paru dans la Silhouette du ler juin 1845, intercalé dans la lettre suivante :
« Vous n’êtes pas, monsieur, sans ignorer que le théâtre de l’Odéon est en pleine démolition. Un antiquaire de nos amis, qui a la manie de chercher proie jusque dans les endroits les plus secrets et les moins praticables, est parvenu à arracher cette curieuse pièce à la fureur des maçons acharnés sur le monument-cadavre.
« P. S. — Nous espérons, monsieur, que vous voudrez bien, dans l’intérêt du jeune auteur des Demi-Teintes en particulier et de la littérature académique en général, donner connaissance de ce fragment aux nombreux abonnes de votre spirituelle feuille.
Agréez, etc., etc.
« Antonius Pingouin
« Attaché aux dépouillements et embaumements. »
(Jardin du Roi. — Section des Volatiles.)Retrouvé par la Petite Revue (24 juin 1865), il fut par elle attribué à Charles Baudelaire et les bibliographes baudelairiens ont généralement admis pour exacte cette attribiltion. Cependant M. Auguste Vitu en a contesté le bien-fondé dans une lettre citée par M. Jacques Crépet, op. cit., p. 304. Selon lui cette parodie serait de Théodore de Banville.
- ↑ Charles Baudelaire, par MM. A. de la Fizelière et Georges Decaux (Paris, à la librairie de l’Académie des Bibliophiles, 1868) « Sapho, tragédie attribuée à Arsène Houssaye pour Rachel. Mystification littéraire, organisée par Aug. Vitu. Un fait-théâtre de l’Epoque lance la nouvelle. L’Entr acte la reproduit, et le Corsaire-Satan du 25 novembre 1845 donne un fragment de cette tragédie composée en commun par Baudelaire, Banville, P. Dupont et Vitu. » Pour compléter cette note de MM. de la Fizelière et Decaux, ajoutons que le Corsaire-Satan, plusieurs mois après en avoir publié un fragment, continuait à entretenir ses lecteurs de cette fameuse tragédie. C’est ainsi que nous y lisons, en date du 17 janvier 1846 : « Lundi prochain, M. Arsène Houssaye lira sa tragédie de Sapho au comité de lecture du second théâtre français. M. Bocage est, dit-on, enchanté de cet ouvrage, et se réserve le rôle de Phaon. » Et encore : « Plusieurs parties de la tragédie de Sapho sont exécutées selon les lois de l’époque panthéiste. C’est ainsi que le Saut de Leucate est personnifié et prend une certaine part à l’action. On cite avec éloge un dialogue entre le Saut et la célèbre Lesbienne. »
- ↑ L’Artiste, 13 décembre 1846.
Ces six vers terminaient la pièce À une Indienne (À une Malabaraise), quand elle fut publiée pour la première fois.
- ↑ Chanson insérée dans la Closerie des Lilas, de Privat
- ↑ La Petite Revue, 29 avril 1865. V. la note précédente.
- ↑ Surnom transparent de Poulet-Malassis.
- ↑ Vers de jeunesse, cités par M. Émile Deschanel, qui fut un condisciple de Baudelaire au lycée Louis-le-Grand. (Journal des Débats, 15 octobre 1864.) Nous avons placé cette pièce dans cette catégorie parce qu’à la différence des précédentes elle fut sans doute publiée sans le consentement de l’auteur.
- ↑ Pièce citée par Charles C… (Cousin) dans le Charles Baudelaire, souvenirs, correspondances, biographie suivie de pièces inédites, Paris, chez René Pincebourde, 1872.) Elle lui avait été communiquée par Louis Ménard.
- ↑ Vers cités, par M. Hignard, qui avait été le camarade de Baudelaire au collège de Lyon. (Le Midi hivernal, 17 mars 1892.)
- ↑ La Monde illustré, 4 novembre 1871, communication de M. Antony Bruno, à qui l’auteur avait donné ce sonnet en 1840.
- ↑ Cette pièce a paru pour la première fois dans un numéro de Paris à l’eau-forte (17 octobre 1875), — moins les vers 19 à 24, qui ont été rétablis par la Jeune France (janvier-février 1884).
Une note de la rédaction de Paris à l’eau-forte mentionne qu’elle figure sur l’album de M. A. Buchon. - ↑ Jacques Crépet, op. cit.
- ↑ Eug. Crépet, op. cit.
Cette pièce était incluse dans la première lettre de Baudelaire à Sainte-Beuve ( V. Lettres, 1884) - signée Baudelaire-Dufays. - ↑ C’est « longueurs » qu’on lit chez M. E. Crépet, mais le contexte exige évidemment « langueurs ».
- ↑ La Renaissance latine, 15 décembre 1902. Ces vers, signés B. D., et publiés par le Dr M. Laffont, sont écrits « au verso d’une feuille d’album où se trouve une poésie de Pierre Dupont, également inédite, que le grand chansonnier de Lyon, dédie, le 18 octobre 1844, comme « essai de plume » à Edward Hanquet, le philosophe ».
- ↑ La Gironde littéraire, 15 avril 1888.
- ↑ Le Midi hivernal, 24 mars 1892. Poème remis par Baudelaire à M. Hignard.
- ↑ Le Monde illustré, 2 décembre 1871, sous ce titre, Sonnet inédit de Charles Beaudelaire (sic), et la signature Charles Beaudelaire.
- ↑ Nouveau Parnasse satyrique du XIXe siècle, 2e édit. (Bruxelles, 1881). Ce portrait est ainsi intitulé, dans ce recueil, parce qu’il y succède à trois autres pièces sur Monselet.
- ↑ Les frères Lionnet, souvenirs et anecdotes, Paris, 1888.
- ↑ Collection Gustave Kahn. Ce quatrain est écrit de la main de Baudelaire au bas d’un billet à lui évidemment adressé, et non signé, dont voici le texte : Mardi 3 novembre.« Vous m’avez envoyé des vers sans papillon, permettez-moi de vous offrir des fleurs sans vers, et pour me prouver que mon goût a su comprendre le vôtre, mettez-les ce soir à votre boutonnière.« Car toujours la nature embellit la beauté. »
- ↑ Le recueil des Amœnitates belgicæ, formé par Poulet-Malassis, est passé pour la dernière fois en vente, à notre connaissance, quand fut dispersée la collection J. Noilly (1886). Composé de 23 pièces autographes, il comprenait, outre les neuf qu’on trouve ici : La Propreté belge. — L’Amateur des Beaux-Arts en Belgique. — La Nymphe de la Senne. — Le Rêve belge. — L’Inviolabilité de la Belgique. — Épitaphe pour Léopold Ier. — Épitaphe pour la Belgique. — L’Esprit conforme (une autre pièce). — Les Panégyriques du Roi. — Le Mot de Cuvier. — Au Concert de Bruxelles. — Une Béotie belge. — La Mort de Léopold Ier (2 pièces). Nous n’avons pu, à notre vif regret, retrouver la trace de ce recueil.
- ↑ À la différence des huit qui la suivent ici, Vénus belge, la Première des Amœnitates belgicæ, fut publiée du vivant de l’auteur. (Nouveau Parnasse Satyrique du XIXe siècle, Bruxelles, 1866.) Les huit autres ont été recueillies par la 2e édition de cet ouvrage (1881).
- ↑ C’est évidemment ruisseau qu’il faut lire.
- ↑ Pièce parue pour la première fois dans le Charles Baudelaire, publié chez René Pincebourde, op. cit.
- ↑ Ibid.
- ↑ Les gens d’outre-Quiévrain, c’est sous ce nom qu’en Belgique on désigne communément les Français.
(Note de BAUDELAIRE.)
- ↑ La Fizelière et Decaux, op. cit., note autographe communiquée par M. Rathery.
- ↑ Eugène Crépet, op. cit.
Les Journaux Intimes : Fusées, Mon Cœur mis à nu, ont été constitués par Poulet-Malassis d’une suite de notes sur feuilles volantes trouvées dans les papiers de Baudelaire à sa mort, et non paginées, que l’éditeur-collectionneur colla sur des feuilles de plus grand format, dans un ordre forcément arbitraire. Il n’y faut donc pas chercher d’enchaînement rigoureux non plus qu’aucune unité de matières. Pêle-mêle Baudelaire ici consigne aussi bien les menus faits de sa vie quotidienne que les postulats de sa philosophie, ou encore telle phrase heureusement venue qu’il destine à quelque nouvelle en projet. Ce sont plus des bloc-notes, en somme, que des journaux intimes. Et ceci explique suffisamment les répétitions fréquentes qu’on y trouve.
M. Octave Uzanne en avait, le premier, donné des fragments importants (le Livre, 10 septembre 1884). M. Eugène Crépet avait cru devoir, lui-même, se résigner à en couper quelques passages ; nous restituons ici le texte intégral.
Ajoutons que, selon M. Eugène Crépet, le recueil intitulé Fusées « remonte à une dizaine d’années avant la mort de l’auteur, tandis que Mon Cœur mis à nu se rapporte presque exclusivement à l’époque où il se sentit frappé des premières atteintes du mal qui allait l’emporter. »
- ↑ Peut-être est-ce la variante du titre d’un roman projeté : le Fou raisonnable et la belle Aventurière (V. p. 405).
- ↑ V. plus loin. Ce déjà nous fournit une preuve évidente de l’ordre arbitraire introduit dans ces notes par Poulet-Malassis.
- ↑ Titre du livre d’Emerson, paru en 1860.
- ↑ Ailleurs Baudelaire indique Emerson comme l’auteur de cette misanthropique boutade. (Note de M. Eug. Crépet.)
- ↑ Se souvient-on qu’en effet Robert Houdin fut envoyé en Algérie par le gouvernement français pour combattre l’influence des sorciers indigènes ?
- ↑ La Chute de la maison Udher, conte d’Edgar Poe, que Baudelaire avait traduit dans le Pays (7, 9, 13 février 1855).
- ↑ Évidemment des exemplaires des Histoires Extraordinaires, dont la traduction venait de paraître chez Michel Lévy et était dédiée à Maria Clemm, la belle-mère, — « l’ange-gardien » d’Edgar Poe.
- ↑ Cet alinéa est évidemment l’embryon du poème en prose intitulé Perte d’auréole.
- ↑ Note relative évidemment au projet de préface des Fleurs du Mal qui, dans la première et la troisième version (v. plus haut), en reproduit à peu près les termes. Nous la retrouvons d’ailleurs, plus loin, une fois encore.
- ↑ Idée première du Petit Poème en prose intitulé : le Galant Tireur.
- ↑ M. Euçène Crepet, op. cit., a donné cette page au chapitre Romans et Nouvelles. Nous la rétablissons à la place qu’elle occupe dans le recueil autographe formé par Malassis, pour mieux donner l’idée de la manière dont fut composé ce recueil.
- ↑ Au-dessous de ce dernier mot, on lit cette variante : tristesse.
- ↑ Edgar Poe avait écrit dans ses marginalia des Contes grotesques : « LXXX. Si quelque homme ambitieux veut révolutionner d’un coup le monde entier de la pensée humaine, de l’opinion et du sentiment humains, voici ce qui lui en donne le pouvoir. La route à une gloire impérissable est ouverte droite et sans encombre devant lui. Il n’a qu’à écrire et publier un très petit livre. Son titre sera simple, quelques mots sans prétention : Mon cœur mis à nu. Mais ce petit livre doit tenir toutes ses promesses. » (Traduction de M. Émile Hennequin.)
- ↑ Il y a des gens qui prétendent que rien n’empêche de croire que, le ciel étant immobile, c’est la terre qui tourne autour de son axe. Mais ces gens-là ne sentent pas, à raison de ce qu’il se passe autour de nous, combien leur opinion est souverainement ridicule (πανυ γελοίοτατον).
ptolémée. l’Almageste, livre I, chap. vi.
Et habet mea mentula meatum.girardin.
(Note de Ch. Baudelaire.)
- ↑ « Dandies.
« L’envers de Claude Gueux. Théorie du sacrifice. Légitimation de la peine de mort. Le sacrifice n’est complet que par le sponte sua de la victime.« Un condamné à mort, raté par le bourreau, délivré par le peuple, retournerait au bourreau. Nouvelle justification de la peine de mort. » (Collection Crépet.)
- ↑ V. Œuvres complètes, t. III, pp. 256-57.
- ↑ Peut-être convient-il de rapprocher cette citation du paragraphe : « Pourquoi le poète ne serait-il pas… un éleveur de serpents, etc... ». V. la Réponse à Jules Janin, p. 318.
- ↑ Jeanne Duval, qui tint une si grande place dans la vie et les affections du poète.
- ↑ S’agit-il du poème de Napoléon Peyrat ?
- ↑ V. les Lettres, billet à Sainte-Beuve, fin de 1863. — L’origine de ce sonnet n’a pas été établie.
- ↑ Le conseil judiciaire de Baudelaire, et mieux : son ami et son confident dévoué jusqu’au dernier jour.
- ↑ Eug. Crépet, op. cit.
- ↑ Collection Crépet.
- ↑ Mardi, 4 novembre 1845, sans signature… Jean de Falaise, pseudonyme du Mis de Chennevières.
- ↑ 3 février 1846, — article signé, Baudelaire-Dufays — Senneville, pseudonyme de Louis Ménard. L’articulet suivant est de la même date.
- ↑ 18 janvier 1848, signé Charles Baudelaire.
- ↑ Ces notes ont été publiées par M. Édouard Champion, à qui les avait communiquées M. Alfred Bégis. (De l’Éducation des femmes par Choderlos de Laclos… avec une introduction et des documents par Édouard Champion, suivis de notes inédites de Charles Baudelaire, Paris, Librairie Léon Vanier, A. Messein successeur, 1903.) M. Champion et M. A. Messein ont bien voulu nous permettre de les reproduire. — V. les Lettres, 9 décembre 1856, 28 mars 1857, etc.
- ↑ Collection Crépet.
- ↑ Revue de Paris, mars et avril 1852. Les notes auxquelles nous renvoyons par un astérisque sont de Baudelaire.
- ↑ Cette phrase est en français. Les ouvrages de Poe sont chargés de phrases françaises.
- ↑ La vie d’Edgar Poe, ses aventures en Russie et sa correspondance ont été longtemps annoncées par les journaux américains et n’ont jamais paru.
- ↑ Transformation familière d’Edgar.
- ↑ Le Pays, 20 avril 1855.
- ↑ La Liberté de Penser, 15 juillet 1848.
- ↑ Collection Crépet.
- ↑ Il doit s’agir ici d’un « article monstre » où se fussent fondus, avec des matières nouvelles, les trois essais : De l’essence du rire, les caricaturistes français, les caricaturistes étrangers qu’ont réunis les Curiosités esthétiques. La « citation mystique » de Chennevières se trouve dans l’Essence du rire, et il est d’ailleurs question, dans une note des Caricaturistes français, « d’un livre resté inachevé et commencé il y a plusieurs années ».
- ↑ Victor de Mars, pendant plusieurs années secrétaire de la rédaction à la Revue des Deux Mondes.
- ↑ Collection Crépet.
- ↑ Revue anecdotique, no 2 d’avril 1862. Article anonyme.
- ↑ Collection Crépet. — Quelques fragments de ce catalogue avaient été publiés par Gil Blas (14 juin 1890), à l’occasion de la vente de la collection Crabbe ; d’autres par l’Art et les Artistes, no 26.
- ↑ Collection Crépet.
- ↑ Evidemment « les exilés volontaires ».
- ↑ La même pensée se trouve reproduite, à peu près dans les mêmes termes, dans Mon Cœur mis à nu.
- ↑ L’Echo des Théâtres, 28 août 1846.
Article retrouvé et réimprimé dans Un dernier chapitre de l’histoire des Œuvres de H. de Balzac (E. Dentu, 1880), par M. de Spoelberch de Lovenjoul, à qui nous empruntons les notes qui suivent. - ↑ Collection Crépet. — Tilre d’un ouvrage projeté, où l’auteur eût recueilli ses articles de polémique.
- ↑ Le Corsaire Satan, 3 mars 1846, article signé Baudelaire-Dufays.
Les notes auxquelles nous renvoyons par un astérisque sont de Baudelaire. - ↑ Nous savons que tous nos lecteurs ont lu le Stendhal.
- ↑ Ainsi que l’Âne Mort.
- ↑ La Petite Revue, 28 octobre 1865. Article signé Ch. B.
- ↑ Ce premier article avait paru dans les colonnes de la Galerie des Artistes dramatiques vivants, en 1855, puis avait été repris avec quelques variantes dans l’Artiste du 1er décembre 1859.
- ↑ La Reine Margot.
- ↑ Le Directeur du Théâtre de la Gaîté.
- ↑ Octave Uzanne, le Livre, 10 septembre 1884. — Le Hibou philosophe est le titre d’un hebdomadaire qu’avaient projeté de compagnie Baschet, Baudelaire, Champfleury, Monselet et André Thomas, vers 1853.
- ↑ On sait que le chapitre XIV de l’Art Romantique porte ce titre.
- ↑ V. la note de Drames et Romans honnêtes. — Œ. C., tome III, p. 295.
- ↑ Collection Crépet. — M. Eugène Crépet avait publié, op. cit. une grosse partie de ces listes ou notes. Nous imprimons en italique ceux de ces titres que Baudelaire avait soulignés.
- ↑ Sur une note, les titres Pile ou face et Un affamé sont réunis par une accolade en face de laquelle on lit : Conspiration.
- ↑ Collection Crépet.
- ↑ Titre du poème en prose de Grainville.
- ↑ Jean Buckler, dit Schinderhannes (Jean l’Écorcheur), exécuté en 1803, chef de brigands célèbre de l’autre côté du Rhin.
- ↑ L’Écho de Paris, 19 juillet 1890.