Comment on paie ses dettes quand on a du génie
POLÉMIQUES
COMMENT ON PAIE SES DETTES QUAND ON A DU GÉNIE[1]
L’anecdote suivante m’a été contée avec prières de n’en parler à personne ; c’est pour cela que je veux la raconter à tout le monde.
… Il était triste, à en juger par ses sourcils froncés, sa large bouche moins distendue et moins lippue qu’à l’ordinaire et la manière entrecoupée de brusques pauses dont il arpentait le double passage de l’Opéra. Il était triste.
C’était bien lui, lui, la plus forte tête commerciale et littéraire du dix-neuvième siècle ; lui, le cerveau poétique tapissé de chiffres comme le cabinet d’un financier ; c’était bien lui, l’homme aux faillites mythologiques, aux entreprises hyperboliques et fantasmagoriques dont il oublie toujours d’allumer la lanterne ; le grand pourchasseur de rêves, sans cesse à la recherche de l’absolu ; lui, le personnage le plus curieux, le plus cocasse, le plus intéressant et le plus vaniteux des personnages de la Comédie humaine, lui, cet original aussi insupportable dans la vie que délicieux dans ses écrits, ce gros enfant bouffi de génie et de vanité, qui a tant de qualités et tant de travers que l’on hésite à retrancher les uns de peur de perdre les autres, et de gâter ainsi cette incorrigible et fatale monstruosité !
Qu’avait-il donc à être si noir, le grand homme ! pour marcher ainsi, le menton sur la bedaine, et contraindre son front plissé à se faire Peau de chagrin ?
Rêvait-il ananas à quatre sous, pont suspendu en fil de liane, villa sans escalier avec des boudoirs tendus en mousseline ? Quelque princesse, approchant de la quarantaine, lui avait-elle jeté une de ces œillades profondes que la beauté doit au génie ? ou son cerveau, gros de quelque machine industrielle, était-il tenaillé par toutes les Souffrances d’un inventeur ?
Non, hélas ! non ; la tristesse du grand homme était une tristesse vulgaire, terre à terre, ignoble et honteuse et ridicule ; il se trouvait dans ce cas mortifiant que nous connaissons tous, où chaque minute qui s’envole emporte sur ses ailes une chance de salut ; où, l’œil fixé sur l’horloge, le génie de l’invention sent la nécessité de doubler, tripler, décupler ses forces dans la proportion du temps qui diminue, et de la vitesse approchante de l’heure fatale. L’illustre auteur de la Théorie de la lettre de change avait le lendemain un billet de douze cents francs à payer, et la soirée était fort avancée.
En ces sortes de cas, il arrive parfois que, pressé, accablé, pétri, écrasé sous le piston de la nécessité, l’esprit s’élance subitement hors de sa prison par un jet inattendu et victorieux.
C’est ce qui arriva probablement au grand romancier. Car un sourire succéda sur sa bouche à la contraction qui en affligeait les lignes orgueilleuses ; son œil se redressa, et notre homme, calme et rassis, s’achemina vers la rue Richelieu d’un pas sublime et cadencé.
Il monta dans une maison où un commerçant riche et prospérant alors se délassait des travaux de la journée au coin du feu et du thé ; il fut reçu avec tous les honneurs dus à son nom, et au bout de quelques minutes exposa en ces mots l’objet de sa visite :
« Voulez-vous avoir après-demain, dans le Siècle et les Débats, deux grands articles Variétés sur les Français peints par eux-mêmes, deux grands articles de moi et signés de mon nom ? Il me faut quinze cents francs. C’est pour vous une affaire d’or. »
Il paraît que l’éditeur, différent en cela de ses confrères, trouva le raisonnement raisonnable, car le marché fut conclu immédiatement. Celui-ci, se ravisant, insista pour que les quinze cents francs fussent livrés sur l’apparition du premier article ; puis il retourna paisiblement vers le passage de l’Opéra.
Au bout de quelques minutes, il avisa un petit jeune homme à la physionomie hargneuse et spirituelle, qui lui avait fait naguère une ébouriffante préface pour la Grandeur et décadence de César Birotteau, et qui était déjà connu dans le journalisme pour sa verve bouffonne et quasi impie ; le piétisme ne lui avait pas encore rogné les griffes, et les feuilles bigotes ouvert leurs bienheureux éteignoirs.
« Édouard, voulez-vous avoir demain cent cinquante francs ? — Fichtre ! — Eh bien ! venez prendre du café. »
Le jeune homme but une tasse de café, dont sa petite organisation méridionale fut tout d’abord enfiévrée.
— « Edouard, il me faut demain matin trois grandes colonnes Variétés sur les Français peints par eux-mêmes ; ce matin, entendez-vous, et de grand matin ; car l’article entier doit être recopié de ma main et signé de mon nom ; cela est fort important. »
Le grand homme prononça ces mots avec cette emphase admirable, et ce ton superbe, dont il dit parfois à un ami qu’il ne veut pas recevoir : Mille pardons, mon cher, de vous laisser à la porte ; je suis en tête à tête avec une princesse, dont l’honneur est à ma disposition, et vous comprenez…
Édouard lui donna une poignée de main, comme à un bienfaiteur, et courut à la besogne.
Le grand romancier commanda son second article rue de Navarin.
Le premier article parut le surlendemain dans le Siècle. Chose bizarre, il n’était signé ni du petit homme ni du grand homme, mais d’un troisième nom bien connu dans la Bohème d’alors pour ses amours de matous et d’Opéra-Comique.
Le second ami était, et est encore, gros, paresseux et lymphatique ; de plus, il n’a pas d’idées, et ne sait qu’enfiler et perler des mots en manière de colliers d’Osages, et, comme il est beaucoup plus long de tasser trois grandes colonnes de mots que de faire un volume d’idées, son article ne parut que quelques jours plus tard. Il ne fut point inséré dans les Débats, mais dans la Presse.
Le billet de douze cents francs était payé ; chacun était parfaitement satisfait, excepté l’éditeur, qui l’était presque. Et c’est ainsi qu’on paie ses dettes… quand on a du génie.
Si quelque malin s’avisait de prendre ceci pour une blague de petit journal et un attentat à la gloire du plus grand homme de notre siècle, il se tromperait honteusement ; j’ai voulu montrer que le grand poète savait dénouer une lettre de change aussi facilement que le roman le plus mystérieux et le plus intrigué.
- ↑ L’Echo des Théâtres, 28 août 1846.
Article retrouvé et réimprimé dans Un dernier chapitre de l’histoire des Œuvres de H. de Balzac (E. Dentu, 1880), par M. de Spoelberch de Lovenjoul, à qui nous empruntons les notes qui suivent.