Choix de maximes consolantes sur l’amour
VARIÉTÉS
CHOIX DE MAXIMES CONSOLANTES SUR L’AMOUR[1]
Quiconque écrit des maximes aime charger son caractère ; — les jeunes se griment, — les vieux s’adonisent.
Le monde, ce vaste système de contradictions, — ayant toute caducité en grande estime, — vite, charbonnons-nous des rides ; — le sentiment étant généralement bien porté, enrubannons notre cœur comme un frontispice.
À quoi bon ? — Si vous n’êtes des hommes vrais, soyez de vrais animaux. Soyez naïfs, et vous serez nécessairement utiles ou agréables à quelques-uns. — Mon cœur, — fût-il à droite, — trouvera bien mille co-parias parmi les trois milliards d’êtres qui broutent les orties du sentiment !
Si je commence par l’amour, c’est que l’amour est pour tous, — ils ont beau le nier, — la grande chose de la vie !
Vous tous qui nourrissez quelque vautour insatiable, — vous poètes hoffmaniques que l’harmonica fait danser dans les régions du cristal, et que le violon déchire comme une lame qui cherche le cœur, — contemplateurs âpres et goulus à qui le spectacle de la nature elle-même donne des extases dangereuses, — que l’amour vous soit un calmant.
Poètes tranquilles, — poètes objectifs, — nobles partisans de la méthode, — architectes du style, — politiques qui avez une tâche journalière à accomplir, — que l’amour vous soit un excitant, un breuvage fortifiant et tonique, et la gymnastique du plaisir un perpétuel encouragement vers l’action !
À ceux-ci les potions assoupissantes, à ceux-là les alcools.
Vous pour qui la nature est cruelle et le temps précieux, que l’amour vous soit un cordial animique et brûlant.
Il faut donc choisir ses amours.
Sans nier les coups de foudre, ce qui est impossible, — voyez Stendhal, De l’amour, livre I, chapitre XXIII, — il faut croire que la fatalité jouit d’une certaine élasticité qui s’appelle liberté humaine.
De même que pour les théologiens la liberté consiste à fuir les occasions de tentations plutôt qu’à y résister, de même, en amour, la liberté consiste à éviter les catégories de femmes dangereuses, c’est-à-dire dangereuses pour vous.
Votre maîtresse, la femme de votre ciel, vous sera suffisamment indiquée par vos sympathies naturelles, vérifiées par Lavater, par la peinture et la statuaire.
Les signes physiognomoniques seraient infaillibles, si on les connaissait tous, et bien. Je ne puis pas ici donner tous les signes physiognomoniques des femmes qui conviennent éternellement à tel ou tel homme. Peut-être un jour accomplirai-je cette énorme tâche dans un livre qui aura pour titre : Le Cathéchisme de la femme aimée ; mais je tiens pour certain que chacun, aidé par ses impérieuses et vagues sympathies, et guidé par l’observation, peut trouver dans un temps donné la femme nécessaire.
D’ailleurs, nos sympathies ne sont généralement pas dangereuses ; la nature, en cuisine comme en amour, nous donne rarement le goût de ce qui nous est mauvais.
Comme j’entends le mot amour dans le sens le plus complet, je suis obligé d’exprimer quelques maximes particulières sur des questions délicates.
Homme du Nord, ardent navigateur perdu dans les brouillards, chercheur d’aurores boréales plus belles que le soleil, infatigable soifier d’idéal, aimez les femmes froides. — Aimez-les bien, car le labeur est plus grand et plus âpre, et vous trouverez un jour plus d’honneur au tribunal de l’Amour, qui siège par-delà le bleu de l’infini !
Homme du Midi, à qui la nature claire ne peut pas donner le goût des secrets et des mystères, — homme frivole, — de Bordeaux, de Marseille ou d’Italie, — que les femmes ardentes vous suffisent ; ce mouvement et cette animation sont votre empire naturel ; — empire amusant.
Jeune homme, qui voulez être un grand poète, gardez-vous du paradoxe en amour ; laissez les écoliers ivres de leur première pipe chanter à tue-tête les louanges de la femme grasse ; abandonnez ces mensonges aux néophytes de l’école pseudo-romantique. Si la femme grasse est parfois un charmant caprice, la femme maigre est un puits de voluptés ténébreuses !
Ne médisez jamais de la grande nature, et si elle vous a adjugé une maîtresse sans gorge, dites : « Je possède un ami — avec des hanches ! » et allez au temple rendre grâces aux dieux.
Sachez tirer parti de la laideur elle-même ; de la vôtre, cela est trop facile ; tout le monde sait que Trenk, la Gueule brûlée, était adoré des femmes ; de la sienne ! Voilà qui est plus rare et plus beau, mais que l’association des idées rendra facile et naturel. — Je suppose votre idole malade. Sa beauté a disparu sous l’affreuse croûte de la petite vérole, comme la verdure sous les lourdes glaces de l’hiver. Encore ému par les longues angoisses et les alternatives de la maladie, vous contemplez avec tristesse le stigmate ineffaçable sur le corps de la chère convalescente ; vous entendez subitement résonner à vos oreilles un air mourant exécuté par l’archet délirant de Paganini, et cet air sympathique vous parle de vous-même, et semble vous raconter tout votre poème intérieur d’espérances perdues. — Dès lors, les traces de petite vérole feront partie de votre bonheur, et chanteront toujours à votre regard attendri l’air mystérieux de Paganini. Elles seront désormais non seulement un objet de douce sympathie, mais encore de volupté physique, si toutefois vous êtes un de ces esprits sensibles pour qui la beauté est surtout la promesse du bonheur. C’est donc surtout l’association des idées qui fait aimer les laides ; car vous risquez fort, si votre maîtresse grêlée vous trahit, de ne pouvoir vous consoler qu’avec une femme grêlée.
Pour certains esprits plus curieux et plus blasés, la jouissance de la laideur provient d’un sentiment encore plus mystérieux, qui est la soif de l’inconnu, et le goût de l’horrible. C’est ce sentiment, dont chacun porte en soi le germe plus ou moins développé, qui précipite certains poètes dans les amphithéâtres et les cliniques, et les femmes aux exécutions publiques. Je plaindrais vivement qui ne comprendrait pas ; — une harpe à qui manquerait une corde grave !
Quant à la faute d’orthographe qui pour certains nigauds fait partie de la laideur morale, n’est-il pas superflu de vous expliquer comment elle peut être tout un poème naïf de souvenirs et de jouissances ? Le charmant Alcibiade bégayait si bien, et l’enfance a de si divins baragouinages ! Gardez-vous donc, jeune adepte de la volupté, d’enseigner le français à votre amie, — à moins qu’il ne faille être son maître de français pour devenir son amant.
Il y a des gens qui rougissent d’avoir aimé une femme, le jour qu’ils s’aperçoivent qu’elle est bête. Ceux-là sont des aliborons vaniteux, faits pour brouter les chardons les plus impurs de la création, ou les faveurs d’un bas-bleu. La bêtise est souvent l’ornement de la beauté ; c’est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres, et ce calme huileux des mers tropicales. La bêtise est toujours la conservation de la beauté ; elle éloigne les rides ; c’est un cosmétique divin qui préserve nos idoles des morsures que la pensée garde pour nous, vilains savants que nous sommes !
Il y en a qui en veulent à leurs maîtresses d’être prodigues. Ce sont des Fesse-mathieu, ou des républicains qui ignorent les premiers principes d’économie politique. Les vices d’une grande nation sont sa plus grande richesse.
D’autres, gens posés, déïstes raisonnables et modérés, les juste-milieu du dogme, qui enragent de voir leurs femmes se jeter dans la dévotion. — Oh ! les maladroits, qui ne sauront jamais jouer d’aucun instrument ! Oh ! les triples sots qui ne voient pas que la forme la plus adorable que la religion puisse prendre, — est leur femme ! — Un mari à convertir, quelle pomme délicieuse ! Le beau fruit défendu qu’une large impiété, — dans une tumultueuse nuit d’hiver au coin du feu, du vin et des truffes, — cantique muet du bonheur domestique, victoire remportée sur la nature rigoureuse, qui semble elle-même blasphémer les Dieux !
Je n’aurais pas fini de sitôt, si je voulais énumérer tous les beaux et bons côtés de ce qu’on appelle vice et laideur morale ; mais il se présente souvent, pour les gens de cœur et d’intelligence, un cas difficile et angoisseux comme une tragédie ; c’est quand ils sont pris entre le goût héréditaire et paternel de la moralité et le goût tyrannique d’une femme qu’il faut mépriser. De nombreuses et ignobles infidélités, des habitudes de bas lieu, de honteux secrets découverts mal à propos vous inspirent de l’horreur pour l’idole, et il arrive parfois que votre joie vous donne le frisson. Vous voilà fort empêché dans vos raisonnements platoniques. La vertu et l’orgueil vous crient : Fuis-la ! La nature vous dit à l’oreille : Où la fuir ? Alternatives terribles où les âmes les plus fortes montrent toute l’insuffisance de notre éducation philosophique. Les plus habiles, se voyant contraints par la nature de jouer l’éternel roman de Manon Lescaut et de Leone Leoni ? se sont tirés d’affaire en disant que le mépris allait très bien avec l’amour. — Je vais vous donner une recette bien simple qui non seulement vous dispensera de ces honteuses justifications, mais encore vous permettra de ne pas écorner votre idole, et de ne pas endommager votre cristallisation[2].
Je suppose que l’héroïne de votre cœur, ayant abusé du fas et du néfas, est arrivée aux limites de la perdition, après avoir — dernière infidélité, torture suprême ! — essayé le pouvoir de ses charmes sur ses geôliers et ses exécuteurs[3]. Irez-vous abjurer si facilement l’idéal, ou, si la nature vous précipite, fidèle et pleurant, dans les bras de cette pâle guillotinée, direz-vous avec l’accent mortifié de la résignation : Le mépris et l’amour sont cousins germains ! — Non point ; car ce sont là les paradoxes d’une âme timorée et d’une intelligence obscure. — Dites hardiment, et avec la candeur du vrai philosophe : « Moins scélérat, mon idéal n’eût pas été complet. Je le contemple, et me soumets ; d’une si puissante coquine la grande Nature seule sait ce qu’elle veut faire. Bonheur et raison suprêmes ! absolu ! résultante des contraires ! Ormuz et Arimane, vous êtes le même ! »
Et c’est ainsi, grâce à une vue plus synthétique des choses, que l’admiration vous ramènera tout naturellement vers l’amour pur, ce soleil dont l’intensité absorbe toutes les taches.
Rappelez-vous ceci, c’est surtout du paradoxe en amour qu’il faut se garder. C’est la naïveté qui sauve, c’est la naïveté qui rend heureux, votre maîtresse fût-elle laide comme la vieille Mab, la reine des épouvantements ! En général, pour les gens du monde, — un habile moraliste l’a dit, — l’amour n’est que l’amour du jeu, l’amour des combats. C’est un grand tort ; il faut que l’amour soit l’amour ; le combat et le jeu ne sont permis que comme politique en cas d’amour.
Le tort le plus grave de la jeunesse moderne est de se monter des coups. Bon nombre d’amoureux sont des malades imaginaires qui dépensent beaucoup en pharmacopées, et payent grassement M. Fleurant et M. Purgon, sans avoir les plaisirs et les privilèges d’une maladie sincère. Notez bien qu’ils impatientent leur estomac par des drogues absurdes, et usent en eux la faculté digestive d’amour.
Bien qu’il faille être de son siècle, gardez-vous bien de singer l’illustre don Juan qui ne fut d’abord, selon Molière, qu’un rude coquin, bien stylé et affilié à l’amour, au crime et aux arguties ; — puis est devenu, grâce à M. M. Alfred de Musset et Théophile Gautier, un flâneur artistique, courant après la perfection à travers les mauvais lieux, et finalement n’est plus qu’un vieux dandy éreinté de tous ses voyages, et le plus sot du monde auprès d’une honnête femme bien éprise de son mari.
Règle sommaire et générale : en amour, gardez-vous de la lune et des étoiles, gardez-vous de la Vénus de Milo, des lacs, des guitares, des échelles de corde et de tous romans, — du plus beau du monde, — fût-il écrit par Apollon lui-même !
Mais aimez bien, vigoureusement, crânement, orientalement, férocement celle que vous aimez ; que votre amour, — l’harmonie étant bien comprise, — ne tourmente point l’amour d’un autre ; que votre choix ne trouble point l’état. Chez les Incas l’on aimait sa sœur ; contentez-vous de votre cousine. N’escaladez jamais les balcons, n’insultez jamais la force publique ; n’enlevez point à votre maîtresse la douceur de croire aux Dieux, et quand vous l’accompagnerez au temple, sachez tremper convenablement vos doigts dans l’eau pure et fraîche du bénitier.
Toute morale témoignant de la bonne volonté des législateurs, — toute religion étant une suprême consolation pour tous les affligés, — toute femme étant un morceau de la femme essentielle, — l’amour étant la seule chose qui vaille la peine de tourner un sonnet et de mettre du linge fin, — je révère toutes ces choses plus que qui que ce soit, et je dénonce comme calomniateur quiconque ferait de ce lambeau de morale un motif à signes de croix et une pâture à scandale. — Morale chatoyante, n’est-ce pas ? Verres de couleur colorant trop peut-être l’éternelle lampe de vérité qui brille au-dedans ? — Non pas, non pas. — Si j’avais voulu prouver que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, le lecteur aurait le droit de me dire, comme au singe de génie : tu es un méchant ! Mais j’ai voulu prouver que tout est pour le mieux dans le plus mauvais des mondes possibles. Il me sera donc beaucoup pardonné, parce que j’ai beaucoup aimé… mon lecteur… ou ma lectrice.