Nicette et Milou/Texte entier

Calmann-Lévy (p. 1-TdM).



LA PETITE NICETTE




I


Dans la nuit obscurcie de froides brumes, les murailles lépreuses de l’hospice d’Hautefort se voient à grand’peine. À trente pas du pignon de l’ancien logis des chapelains, tout contre le mur du petit cimetière des pauvres, où dorment tant de générations de misérables que la mort a délivrés, un homme est assis sur ses talons, guettant. Aucune lumière ne passe à travers les barreaux entrecroisés des baies étroites. Nul bruit ne sort de ces vieux bâtiments mal dolés que surmonte le dôme de la chapelle. L’épaisseur des murs étouffe les geignements des vieillards infirmes et grabataires que leur mal tient éveillés. Au dehors, on n’entend que le petit clapotis de l’eau tombant goutte à goutte des toitures mouillées, le « clou ! clou ! » d’une chevesche au-dessus de la salle des malades, et, par moments, un vagissement d’enfançon nouveau-né sortant de dessous le « gipou » de bure du guetteur. Ayant épié longtemps, l’homme se dresse, et, à pas silencieux, comme un loup, s’avance vers le grand portail. À droite de l’entrée, est une grosse pierre montoire ; le quidam y dépose un petit paquet, frappe deux grands coups du lourd heurtoir, et s’ensauve.

Quelques minutes après, on sabote sur le pavé de la cour intérieure. C’est Géry, le vieux domestique de l’hospice, qui vient avec sa lanterne. Il ouvre la porte à grand bruit de ferraille, grogne quelque chose en voyant le paquet, puis le prend et l’emporte.

— Encore un, Géry ? demande une sœur qui s’est levée en oyant heurter.

— Oui, ma sœur, un ou une.

— Pauvre petite créature ! Sans point de doute, elle a faim ! — réplique la religieuse en dodelinant le léger paquet qui crie de toutes ses forces.

Après avoir sucé quelque peu de lait au bout d’une cuiller, l’enfant, déposé dans un vaste lit à quenouilles, à côté de deux autres abandonnés, s’endort.

Le lendemain, le vieux Géry, avec son bonnet de coton bleu et son tablier de cuir, s’en va chez le maire faire sa déclaration.

— Le monsieur ? il est à la chasse, répond la chambrière.

— Et le clerc ?

— Il est par là, qui « trulle ».

Et Géry se met à la recherche du clerc, qu’il trouve babillant avec d’autres otieux, sous la halle, où le « mazelier » écorche une « velle ».

Ils vont à l’étude, car le maire est notaire de son état, et Rupin, son clerc, fait aussi les fonctions de secrétaire de la mairie.

Dans cette pièce étroite, bourrée de vieux papiers jaunis et poussiéreux, enliassés par années dans des casiers, Géry se sied sur un banc pendant que le clerc écrit au registre, d’après ses indications.

— « L’an mil huit cent vingt-deux et le huit du mois de mars, à dix heures du matin, par-devant nous, maire de la commune de Saint-Agnan-d’Hautefort, officier de l’état civil soussigné, a comparu, Martial Géry, âgé de soixante-six ans, domestique à l’hôpital d’Hautefort, qui nous a exposé que hier, sept mars… » Quelle heure était-il ?

— Déjà les onze heures.

— « … à onze heures du soir, ayant ouï frapper à la porte dudit hôpital, il y serait accouru et y aurait trouvé un enfant tel qu’il nous l’a présenté, qui nous a paru avoir deux jours. Son bonnet est de velours de coton noir, garni d’une blonde noire, sa chemise de toile de brin, sa brassière d’indienne fond bleu à fleurs blanches, sa bourrasse de cadis, sa drape de coton gris, son maillot de fil roux, sa couverture de serge rayée… » Il y a une marque, tu dis ?

— La voilà, elle était au bras gauche.

— « Il est marqué d’un ruban noir broché, à dents, attaché au bras gauche. Après avoir visité ledit enfant, nous avons reconnu qu’il est du sexe… » Qu’est-ce que c’est ?

— Une drole.

— « … féminin. N’ayant sur son corps aucune autre marque, nous l’avons inscrite sous les nom et prénoms… » Voyons un peu l’almanach. Hier, c’était la fête de saint Thomas d’Aquin… D’Aquin, ça va bien, mais Thomas !… Trouvons un joli petit nom…

Et le clerc regarde les solives du grenier.

— Ah ! Anicée ! Comme cette belle demoiselle qui antan vint au château et chantait si bien à la grand’messe. « … d’Anicée d’Aquin, et avons ordonné qu’il fût porté à l’hospice de Périgueux pour être mis en nourrice. »

» De tout quoi nous avons dressé le présent procès-verbal, en présence de… » Toujours les mêmes ! « … Jean Jugie, cordonnier, âgé de quarante ans, et de Guillaume Randal, laboureur, âgé de trente-cinq ans, tous deux habitants du présent lieu d’Hautefort. Les témoins et le comparant ont déclaré ne savoir signer après lecture faite. » Voilà… Le patron signera ça en rentrant. Maintenant, mon vieux Géry, va-t’en dire à Jugie de te donner gros comme un pois de sa colle de bobelineur.

Un instant après, Géry revient avec un peu de colle au bout du doigt majeur. Le clerc l’étend sur l’envers de l’étoffe, puis colle le ruban par côté de son acte, sur la marge.

— Comme ça, si sa mère la veut reprendre, elle la trouvera aisément.

— Les coquines ! fait le vieux domestique, voici bien du temps que j’en lève, de ces abandonnés ; de soixante à nonante par an : c’est comme le blé, il y a des années où ça graine, d’autres non. Eh bien ! de toutes ces gueuses qui marquent ainsi leurs petits droles, je n’en ai jamais vu une chercher à le ravoir !

— Que veux-tu, mon pauvre ! presque toutes, ce crois-je, sont plus à plaindre qu’à blâmer.

Le domestique grommelle quelque chose, incrédule, et s’en va dire à la femme d’Audet le tisserand, — à « l’Audète », comme on l’appelle, — qu’il y a trois petits « enfantelets » à porter à Périgueux le lendemain.

Demeuré seul, le clerc se met à feuilleter les registres pleins de telles marques de reconnaissance, avec un billet quelquefois, pour dire que l’enfant a été baptisé, ou « succomblé », — qui signifie ondoyé ; — ou encore pour le recommander aux sœurs avec promesse de payer les dépenses. Il y a dedans, collés en regard de l’acte, des bouts de ruban ; — peut-être un morceau de celui qui fit chuter la mère ; — puis des cotonnades rayées, à carreaux, des indiennes à pois, à fleurs, à palmes, bleues, rouges, vertes… étoffes paysannes, de pauvres presque toujours, qui encore aujourd’hui, disent l’originelle extraction des petits « bâtards de l’hospice ».

Ils venaient des pays autour d’Hautefort, de loin quelquefois ; du bas Limousin souvent. C’étaient de pauvres petits diables qui n’avaient pas demandé à venir traîner la misère en ce monde terraqué. Ils avaient été conçus au hasard, dans un fourré, sur la « palène » des bois, à la saison de la sève montante ; ou plantés par surprise dans le fenil, au temps des engrangements, ou forgés nuitamment dans un galetas, à quelque pauvre jeunette chambrière, transie de peur sous la main brutale du mâle et du maître.

« Tout de même, les hommes sont rudement canailles ! » se dit le clerc en pensant à ça.


II


Le jour ensuivant, de bonne heure, l’Audète vient prendre les enfançons avec sa bourrique. Dans les « bastes » sur du regain, on en met deux d’un côté, puis le troisième, de l’autre, avec une pierre pour faire le contrepoids. La meneuse emporte une bouteille de lait garnie d’une éponge au goulot pour les petits ; et, pour elle, un « croustet » de pain noir, un fromage de chèvre dur comme un caillou de rivière, et une chopine de petit vin « reginglet » venant des vignes de l’hospice, devers le Fornial.

Ayant reçu les papiers de naissance et de baptême, l’Audète les fourre dans son « parpaï », — qui est à dire son corsage, — puis, touchant sa bête, elle suit l’allée de noyers, traverse le foirail aux bœufs, passe sous le parc du château, descend vers le Pont-des-Épingles, et monte à Saint-Agnan où elle prend le vieux chemin de Périgueux.

Au Broussillou, elle caquette un bout de temps avec une commère de sa connaissance, puis tout à coup s’écrie :

— Coquine que je suis, de m’amuser comme ça !

Et elle ajuste un grand coup de verge sur la croupe de sa bourrique, qui, tout de travers repartant brusquement, secoue les petits et les réveille. Ils se mettent tous trois à « gimer » ensemble, se parforçant, rouges comme des pommes d’amour, puis, au bout d’un moment, las de crier et bercés par le mouvement, ils se rendorment.

Le chemin est mauvais, montueux, bosselé, raviné, avec des bourbiers dans les fonds, qu’il faut traverser sur de grosses pierres. Aussi est-il sept heures, lorsque l’Audète passe le long des hauts murs de l’ancienne abbaye royale de Tourtoirac. Devant une auberge, en face de la halle, elle se plante avec sa bête et fait remplir sa chopine déjà vide. Ça n’est pas une mauvaise femme autrement, mais elle a toujours la gargamelle sèche.

Tandis qu’elle est là, trois ou quatre « platusses » de femmes s’assemblent et lèvent le mauvais châle, prêté par l’hospice, qui recouvre les bastes. Les petits « drolets », réveillés par le grand jour et par la faim aussi, vagissent et crient piteusement.

— Les gueuses qui abandonnent ces pauvres innocents devraient crever aux galères ! dit l’une.

Et, comme elle est nourrice, vivement elle dégrafe son corsage et, empoignant la petite Anicée, la colle contre son tétin :

— Tiens, bois ! Il en restera toujours assez pour mon drole.

La petite s’attache au mamelon comme une sangsue et pompe à pleines gorgées.

— Ça meurt de faim, ça pauvre !

Pendant ce temps, l’Audète fait boire à la fiole les deux autres petits malheureux. Mais ils n’y vont pas de bon cœur : le lait s’est refroidi, et puis une éponge, ça n’est plus un bon bout de mamelle où le lait monte tout seul.

— On devrait empêcher d’apporter comme ça les enfants à l’hospice, — dit une autre femme.

— Et comment la chose se pourrait-elle faire ? riposte une troisième. D’ailleurs, ça vaut encore mieux que de les enterrer dans le jardin ou de les faire manger à la truie !

— Vous avez raison, vous ! dit l’Audète ; et puis, si on ne les recevait pas à l’hospice, moi j’y perdrais mes deux livres dix sous par voyage !

Cependant les enfants, ayant quelque peu sucé l’éponge, sont remis dans leur « panière » et, de l’autre côté où est la pierre, la femme qui a fait la charité de son lait à la petite Anicée la replace sur le regain, endormie, bien repue.

Et puis, en route !

À Sainte-Yolée, — que les messieurs disent Sainte-Eulalie, — l’Audète s’arrête dans une maison où, de coutume, on lui donne des commissions lors de ses passages. De commissions, il n’y en a pas cejourd’hui, mais elle mange un peu de soupe et avale dans l’assiette un bon « chabrol » d’une roquille de vin, puis repart.

À la Forge-d’Ans, elle fait encore remplir sa chopine à la cantine des ouvriers et continue son chemin. En traversant le bourg de Cubjac, où l’on fait ces bons fromages de chèvre pliés dans des feuilles de châtaignier, nouvelle halte pour garnir la chopine vide : c’est terrible comme la soif vient en buvant !

Après Cubjac, le chemin escalade les roides coteaux boisés qui séparent les deux vallées de l’Haut-Vézère et de l’Ille. Pendant que l’Audète commence à monter, survient une « horée », courte pluie d’une heure. Elle ouvre son grand parapluie rouge, attaché au bât de la bête, et continue à grimper péniblement dans le chemin pierreux. Tout à la cime des « termes », fatiguée, la meneuse s’arrête un moment sous un gros chêne et laisse sa bourrique brouter l’herbe du sous-bois. Pour son compte, elle coupe un morceau de pain et le mange en grignotant un bout de son dur fromage ; puis, ayant mangé, elle boit un petit coup à la régalade…

Pendant qu’elle est là, assise sous le chêne, la pluie cesse et le soleil se montre un peu entre les nuages. Au fond des deux vallées, de légères brumes flottantes dessinent les contours du massif qui sépare les deux rivières et va finir en éperon en aval du château d’Escoire. C’est là, près de l’emplacement de l’antique villa de Boulogne, que l’Haut-Vézère se jette dans l’Ille, après avoir contourné le puy abrupt, couronné par les restes de la vieille forteresse d’Auberoche, ruinée au temps des grandes guerres des Anglais.

Le coup d’œil est beau des hauteurs où est l’Audète. Le soleil troue les nuées basses de faisceaux de rayons d’or, et le vent d’est les emporte par lambeaux vers la grande mer océane. À droite, dans les fonds, le haut fourneau de la forge de Saint-Vincent vomit des torrents de fumée que percent des langues de flammes, dardées comme celles de monstrueux serpents. À gauche, dans l’éloignement, un amas de vapeurs flottantes décèle la ville de Périgueux.

Mais l’Audète ne voit pas tout cela ; elle songe que sa chopine est vide et qu’elle a soif.

Il faut repartir. La meneuse va prendre la bourrique par le licol et la remet dans le chemin. Ce faisant, elle s’aperçoit que le vieux châle qui recouvre les bastes est tout trempé, et que l’eau dégoutte sur les petits ; mais le soleil séchera cela ! Elle secoue le châle, le replace et descend vers la vallée de l’Ille.

Laurière n’est qu’un tout petit hameau : il n’y a point d’auberge, et l’Audète passe en traînant un peu les pieds. Heureusement, là-bas, à Antonne, un « brandon » d’ « agrafeil » est planté dans le mur de la maison qui borde la route, et la chopine se remplit de nouveau. Tout ça fait bien des chopines, mais la route est longue d’Hautefort à Périgueux : sept grosses lieues de pays, il faut bien prendre des forces ! Et puis, en ce temps béni, le vin n’est pas cher, trois sous la pinte de litre ; pour six liards on lui remplit son « bouteillou » de terre brune.

Enfin, sur les quatre heures du soir, l’Audète, poussant sa bourrique, longe les tanneries de l’Arsault, et, une petite demi-heure après, elle est à Périgueux, devant l’hospice. Le portail s’ouvre, et, après vérification des papiers, les enfants sont reçus par une sœur, escortée d’une forte nourrice qui a deux gros pis de vache pendant sous sa robe d’indienne.

Ils sont un peu mouillés, les pauvres petits, et gelés par la bise aigre ; sans compter qu’ils n’ont pas le ventre plein, surtout les deux qui n’ont tété qu’à la bouteille de lait froid.

C’est le commencement de leur apprentissage de misère.


III


À un millier de toises au midi d’Hautefort, d’un pli de terrain remontant vers Badefols, ou autrement Bonneguise, sort brusquement, pareille à un gigantesque pâté en croûte, la colline de Chasseins. Au sommet des pentes roides, pierreuses, abruptes, le village occupe une partie du plateau. Quelques anciennes maisons ombragées de noyers, des granges, des étables, de pauvres masures, des jardins, des « baradis », ou enclos, des chemins creux bordés de gros vieux murs, et, à la croisée de ces chemins, de grandes « cafourches » où foisonnent la menthastre et le plantain, voilà l’ancien lieu qualifié jadis « ville franche de Chasseins », mouvant de la fondalité de madame Catherine, duchesse de Bar et de Lorraine, sœur d’Henricou, le roi gascon de la poule au pot. Du temps de la guerre de Cent ans, il y avait là un château fort, rasé on ne sait à quelle époque, mais rasé consciencieusement, au point que l’emplacement où il était assis, encore appelé : le château, « travaille » maintenant, c’est-à-dire est en culture, et qu’on n’y trouverait pas une pierre pour « asséner » un chien. De cet endroit élevé on voit le château d’Hautefort, celui de Bonneguise, et le fameux ormeau de Châtres qui s’aperçoit de dix lieues à la ronde au-dessus de l’église de l’ancienne abbaye.

Le jour même où l’Audète part pour Périgueux, le « mérillier », ou sacristain, de la paroisse de Nailhac, monte à Chasseins, et vient dans une pauvre maisonnette écartée, bâtie près des vieux murs de soutènement de l’ancienne église détruite, dédiée à saint Georges. Dans cette misérable demeure enfumée, qu’éclaire à peine un étroit « fenestrou », sur le lit recouvert d’une courtepointe de grosse toile, piquée d’étoupes en guise de laine, un petit cercueil est placé. À côté, sur un escabeau à trois pieds, une femme est assise et attend. L’homme entre, et, après quelques paroles, prend la caisse, qui semble une boîte à violon, descend la butte et s’en va vers le cimetière, suivi de la mère de la petite créature.

Pour ces enfançons si jeunets, le curé ne se dérange pas ; le « mérillier », qui a « cavé » la fosse, y descend la boîte à violon, comble le trou, relève le déblai sur laquelle la mère pose une croix de mousse, et c’est fini : l’enfant dort à jamais sous la terre fraîche, heureux petit évadé de ce monde où le guettait la misère.

Rentrée dans sa masure, la femme fiche sa quenouille dans sa ceinture et se met à filer. Les pauvres n’ont pas le temps de câliner leur chagrin, il leur faut travailler à force pour « affaner » le pain de chaque jour, que le Dieu du ciel ne donne gratuitement qu’aux riches de ce monde.

Tout en tournant son fuseau, la mère désolée songe à ces malheurs qui l’écrasent : son homme mort il y a deux mois, sa petite hier. Maintenant la voilà seule, pauvre veuve et « relicte » ; que va-t-elle devenir ? Et tandis qu’elle songe, la montée du lait lui gonfle les tétins jusqu’à les faire « douloir ». Pour le soulagement, elle s’en va faire téter le petit d’une voisine, et ça lui donne l’idée de prendre un nourrisson. À l’hospice de Périgueux, elle est sûre d’en trouver un. On ne paie pas cher, quatre francs par mois, mais c’est toujours ça.

S’étant décidée, le soir la Guillone redescend de Chasseins, suit le grand chemin seigneurial d’Hautefort à Nailhac, et arrive à la cure comme le curé est en train de souper.

De la porte de la salle, laissée ouverte par la gouvernante, elle le voit attablé, la serviette au cou, avec un chapon devant lui et sa tabatière à côté. Rouge, la bouche pleine, il l’interpelle sans cesser de manger.

Ce qu’elle veut ? Un certificat pour les sœurs de l’hospice de Périgueux, aux fins d’avoir un petit bâtard à nourrir.

— Va-t’en à la cuisine ; après souper, nous verrons ça.

Et, ayant fini, après s’être écuré les dents, le curé se fait apporter du papier et sa grande écritoire de faïence à fleurs où est fichée une plume d’oie. Puis il appelle la femme et, l’ayant interrogée sur ses nom et prénoms, écrit sur le papier :

« Je certifie que la nommée Guillone Mauroux, veuve Caligne, est catholique, de bonnes vie et mœurs, et que l’hospice de Périgueux peut lui confier un nourrisson. »

— Tiens, avec ça, tu pourras tirer parti de ton lait.

Le lendemain, la pauvre femme se met en route de bonne heure, emportant un morceau de pain noir et « chaumeni » dans la poche de son tablier. Mais elle n’a pas de vin comme l’Audète ; heureusement, les fontaines ne manquent pas sur la route.

Elle n’a pas de souliers non plus et ses lourds sabots la fatiguent. Elle se déchausse alors et marche nu-pieds. Un peu plus loin que Cubjac, près de l’endroit où une partie des eaux de l’Haut-Vézère s’engouffre sous terre pour aller ressortir au « gour » de Saint-Vincent, la Guillone, lasse, les pieds meurtris, se sied au bord d’un boqueteau de chênes, et mange son pain. Pendant qu’elle mâche lentement le pain dur, voici venir l’Audète qui s’en retourne à Hautefort.

— Et que fais-tu là ? interroge-t-elle en arrêtant sa bourrique.

Lorsque l’autre a expliqué son affaire, l’Audète s’écrie :

— C’est trop de malheur !

Un peu plus, elle aurait pu lui rapporter son nourrisson ! Puis comme il reste une goutte de vin dans son bouteillou, charitablement elle le fait boire à la Guillone et l’encourage :

— Puisque c’est une drole que tu veux, demande cette petite que je portai hier ; elle est tout plein bravillotte…

Et l’autre répond que pour les filles pauvres, ça n’est pas trop désirable d’être jolies : c’est trop dangereux… Pourtant, puisque l’Audète le lui conseille, elle la demandera.

— Comment s’appelle-t-elle ?

L’Audète ne se souvient pas très bien : « Anicée, ou Nicée… Raquin ?… » Elle n’est pas sûre, sûre, mais c’est quelque chose comme ça…

Puis chacune continue son chemin.

À l’hospice, on a pitié de cette pauvre femme qui n’a en tout que quatre sous noués dans un coin de son mouchoir. On la fait souper, coucher, puis déjeuner le lendemain de bonne heure ; et, au vu du certificat du curé, on lui donne la « drolissette » inscrite sous le nom d’Anicée d’Aquin, avec une petite « vêture ».

Et la Guillone s’en retourne vers Chasseins. Toute la journée, elle marche, les langes et autres affaires dans son tablier relevé à la ceinture, l’enfant sur ses bras. Combien de fois la change-t-elle de côté pour se délasser ! et combien de pauses sur le bord du chemin !

Enfin, le soir, tard, bien tard, elle arrive et entre dans la cahute noire et froide. Elle a faim, la petite l’a épuisée ; elle voudrait faire chauffer un reste de maigre bouillon, mais ce n’est plus l’heure d’aller chercher du feu chez les voisins qui dorment : pour ce soir, elle se contentera d’un morceau de pain ; ce n’est pas la première fois.

Le lendemain, les femmes de la « franchise de Chasseins », curieuses, viennent voir la petite. La Guillone la démaillote, et ces « clampasses » de femmes font leurs réflexions sur ce petit corps blanc et joliet.

« Comment elle s’appelle ? le nom au juste, elle l’a oublié ; il est bien là, écrit sur un papier qu’on lui a remis… ça finit en in… mais son petit nom, c’est Nicée… ou Nicette…, comme lui a dit la sœur. »

Chose étrange, la plupart de ces femmes ont le « gros cou », autrement dit, un goitre ; gros comme une pomme, ou un « coujou » — qui est une gourde — à mettre un demi-litre de vin : ça dépend de l’âge. Dans « l’endroit », les hommes ont aussi le « gros cou », mais il y en a moins, en proportion.

D’où vient cette maladie ? On ne sait. Le village, haut situé, bâti sur la colline d’ossature calcaire, balayé par tous les vents du ciel, n’est point humide ni malsain. À tort ou à raison, certains l’attribuent aux eaux qui sourdent aux pieds de la montagnette ; mais d’autres villages usent des mêmes fontaines et n’ont pas de goitreux… Alors ?

M. Rudel lui-même, le « chirurgien », dont la grande maison est bâtie à l’extrémité de la haute butte, sur un bout de l’emplacement de l’ancien château, M. Rudel lui-même a donné sa langue aux chiens. Mais, par exemple, pour le remède, il n’hésite pas : il saigne. Du reste, il saigne pour toutes les maladies : pour la fièvre, les coliques, l’hydropisie, la jaunisse, la picote, le pourpre… et pour tout. Ce n’est pas lui qui a besoin de s’exercer sur une feuille de chou, ah ! Dieu non ! La raison pourquoi M. Rudel saigne toujours, est bien simple. La visite ordinaire est payée quarante sous par les paysans ; mais la visite avec « phlébotomie », — comme il dit, — se paie trois francs dix sous : c’est pourquoi M. Rudel phlébotomise ferme ; les pauvres seuls sont à l’abri de sa lancette.

Aussi M. Rudel est-il la terreur du pays.


IV


Cependant la petite Nicette grandit dans la maisonnette noire ; elle « profite », comme on dit dans le pays. La voilà « dététinée », depuis tantôt un an. C’est une mignonne drolette aux cheveux frisés couleur de froment doré, aux yeux bleus comme des pervenches de buisson. Elle a un petit nez droit et fin, et une petite bouche rose comme une fleur d’églantier, qui, lorsqu’elle rit, laisse voir de jolies petites « rates » blanches. La Guillone l’aime tout autant que si elle était sa fille, mais, dans le village, les autres femmes sont jalouses de sa gentillesse.

À cinq ans, c’est une belle fillette, qui s’en va, tête et pieds nus, garder trois oisons que sa mère nourrice a fait éclore sous une poule, avec des œufs donnés quasi par charité. Sa tête est ébouriffée ; sa robe trop courte, qui lui vient aux genoux, laisse voir ses jambes poussiéreuses ; mais tout de même elle est toujours mignarde. Les enfants du village en sont jaloux, comme les mères, et l’appellent « bâtarde ». La pauvrette ne sait ce que ça veut dire, mais elle comprend bien qu’ils lui veulent faire de la peine : quelquefois, ils la battent et la font pleurer. Il y a surtout la Coulaude, de chez Dubouret, qui lui fait des misères. C’est une drole de neuf ans, sale, méchante et laide, avec un petit goitre qui pousse. Cette Coulaude est très fière, elle « se croit », comme disent les gens, parce que ses parents ont un bien d’une quarantaine de « quartonnées », et qu’ils gardent une paire de bœufs toute l’année, presque.

Sans doute, il y a une très grande différence entre les deux maisons, qui ne sont nullement comparables, mais cependant, après M. Rudel, les Dubouret sont les plus riches du village. Tout de même, ils ne sont pas bien vus des autres. Lorsqu’on parle de leur maison ou de leur famille, on dit : « chez le boucatier ». La raison de ce « saffre », ou sobriquet, c’est qu’ils tiennent le bouc auquel on mène les chèvres de par là. Les paysans ont quelque répugnance d’eux à cause de ça, parce que le bouc est une bête du démon. Dès les temps anciens, il est au su de chacun et de tous que c’est sous cette forme du velu que le diable se montre aux personnes qui ont de bons yeux. Et puis, quoique ça ne soit que des bêtes, il y a là une sorte de maquignonnage qui semble vilain à ces bonnes gens de campagne.

Mais depuis déjà six-vingts ans que les Dubouret sont « boucatiers » de père en fils, ils ont tant ramassé de pièces de dix sous par bique amenée, qu’ils ont bien vaillant aujourd’hui, peut-être sept ou huit mille livres, et, vous comprenez, quoiqu’on ne les voie pas d’un bon œil, les voisins ne le donnent pas à connaître… Bigre ! Des gens qui ont de quoi !

La Coulaude a un frère plus vieux qu’elle de trois ans, qu’on appelle Bourettou, diminutif du nom de famille, comme étant l’aîné. C’est une manière « d’homme des bois », c’est-à-dire de grand singe, laid à faire avorter une honnête femme ; mal bâti, avec un gros corps, de courtes jambes, de longs bras qui lui viennent au genou et un goitre de la grosseur d’un œuf d’oie. Ce Bourettou est idiot, et puis méchant comme un âne rouge. Avec ça, des vices déjà. Il fait de vilaines choses, court après les drolettes pour les embrasser et puis ensuite les bat. La petite Nicette en a fort peur, et se sauve en le voyant. Heureusement, Jean, le fils à M. Rudel, un brave petit homme qui n’a que dix ans, la défend, et, quoique plus jeune que Bourettou, le cogne et « tabuste » ferme.

Un qui ne fait pas peur à la petite, c’est Berny le « chabretaïre » aveugle. L’enfant aime à l’ouïr s’exercer à jouer des bourrées, des contredanses, des « sautières », et d’anciens vieux airs venus on ne sait d’où, transmis on ne sait comme. Des fois, Berny veut s’en aller au bout du plateau, vers le couchant, au-dessus de la carrière abandonnée ; alors, c’est la petite Nicette qui l’y mène. C’est un endroit écarté, plein de broussailles, d’où l’on voit beaucoup de pays, jusqu’au tuquet du ci-devant château de La Mothe. Cependant ce n’est point pour la belle vue que Berny vient là, le pauvre, mais pour être tranquille et fabriquer des airs à lui. Son père était « chabretaïre » de son métier, son grand-père et le bisaïeul aussi : c’est de famille, comme chez les « boucatiers ». Le père est mort il n’y a guère, en sorte que le fils le remplace. Mais ça n’est pas bien aisé pour un aveugle d’aller de droite, de gauche, jouer aux noces, aux « vôtes » et frairies, et aux bals paysans du dimanche, à Hautefort, Nailhac ou Saint-Agnan. Pour les noces, encore ça va, on le vient quérir quelquefois, ou bien il chemine avec quelque parent convié. Mais, coutumièrement, il faut qu’il aille faire danser seul ailleurs : ce que voyant, le pauvre Berny convient avec la Guillone de lui donner deux sous par dimanche, en tant que la Nicette le conduira.

Dans le jour, passe ! mais la nuit, pour revenir à Chasseins, la drolette, menant ce garçon par la main, est grandement épeurée, tant elle a ouï parler des loups, au village, et aussi conter des histoires de voleurs et d’attaques de nuit sur le vieux chemin qui traverse les Bois-Lauriers, et va du pont Saint-Jamet, sous Hautefort, à Bonneguise.

Pendant que Berny fait sauter les danseurs, la petite, à côté de sa chaise, s’endort sur le plancher. Dans les commencements, lorsque les garçons, pour faire les farauds, tapaient de grands coups de pied, ça la réveillait, mais bientôt, tombant de sommeil, l’innocente, elle a fini par s’y accoutumer, et ne bouge jusqu’à ce que Berny la cherche à tâtons près de sa chaise et la secoue :

— Allons-nous-en, Nicette.

Ça dure quelque temps ainsi ; puis le curé, apprenant la chose, remontre à la Guillone de faire cesser ces conduites, attendu qu’il n’est point convenable qu’une fillette de sept ou huit ans aille de la sorte passer la moitié de la nuit dans les bals.

Il a raison, le curé, mais les enfants des pauvres sont exposés à bien des choses. La petite gagnait, ce faisant, environ deux écus l’an, et c’est quelque chose que deux écus dans une piètre maison comme celle-ci. Tant que l’hospice de Périgueux payait quatre francs par mois la nourriture et le gardiennage de la petite, ça allait encore, on était quasiment riche ; mais maintenant la Guillone a grand’peine à entretenir le pain dans la cassine. Le plus ordinairement, elle et Nicette vivent de bouillie de blé d’Espagne, de « miques », de « millassous », de châtaignes et de pommes de terre à l’étouffée. Souvent la mère nourrice s’en va travailler à la journée chez les uns et les autres, à sarcler, biner, faire les fenaisons et les « métives ». On lui donne quatre sous et nourrie, en sorte que, de ce temps, la petite reste seule et vit comme elle peut.

À douze ans, la Nicette fait sa première communion. Depuis longtemps, la Guillone épargne durement et empile sou sur sou pour lui acheter une robe, une coiffe, des souliers et un cierge. Le jour venu, elles s’en vont à Nailhac, et la petite, qui n’a jamais mis de souliers, ne sait marcher. Elle se croit bien vêtue, la pauvrette, avec sa brassière d’indienne bleue à pois blancs, son cotillon de serge et sa coiffe de linon. Mais, lorsqu’elle est dans l’église, et qu’elle voit les autres, en robe de mérinos, avec des bonnets à fleurs, et d’aucunes, les petites bourgeoises, tout en blanc avec des voiles, des couronnes sur la tête et de grands cierges garnis de rubans, elle sent sa pauvreté. Pourtant elle n’est point jalouse ni envieuse, et elle se résigne. Son cierge est tout petit, gros comme une chandelle de résine, et le curé ne gagnera guère dessus ; « mais le bon Dieu, se dit-elle, ne fait pas attention à ça ». Le bon Dieu, possible ; mais le curé, si. Lorsqu’on les lui porte, puis après, à la sacristie, il fait force compliments aux parents des filles à gros cierge et ne dit quasiment rien aux autres.


V


Maintenant que la petite Nicette a fait sa première communion, c’est le moment de penser à « la loger », c’est-à-dire à la louer, comme dindonnière ou bergerette. Chez les « boucatiers », la femme mourut n’y a guère, de manière que, afin de remplacer la Coulaude qui fait besoin à la maison, il leur faut une drolette pour toucher les brebis. L’homme propose à la Guillone de prendre la petite à raison de six écus l’an et une paire de sabots. La mère nourrice a dès longtemps grande envie d’avoir une chèvre : elle se dit que, l’an prochain venant, elle pourra en acheter une avec ces six écus, et elle accepte. Il fait grand’peine à la pauvre drole d’aller dans cette maison des « boucatiers », sous la main de la Coulaude qui la déteste et près de l’idiot dont elle a peur. Mais la Guillone l’encourage, tant elle a envie de sa chèvre ; d’ailleurs il est convenu que la petite viendra coucher tous les soirs avec elle.

Enfin, pour complaire à sa mère nourrice, l’enfant se décide, et la voilà touchant les vingt ou vingt-cinq ouailles de chez Dubouret, et le bouc avec. On ne lui donne pas de chien : les « boucatiers » n’en ont pas, parce que ça mange, les chiens, en sorte qu’il lui faut courir après les brebis lorsqu’elles s’écartent. Tant qu’elle est dehors, seule avec son troupeau, dans les friches devers Badefols, ou dans les pentes roides et pierreuses du plateau de Chasseins, où viennent, à force, le « poil de chien », les carottes et l’angélique sauvages, ça va encore, l’enfant peut songer à son aise en filant sa quenouille. Mais à la maison, cette mauvaise Coulaude lui fait des misères. Si elle rentre tôt ses bêtes, c’est une « faignante » qui ne les laisse pas paître ; si elle les ramène tard, c’est encore une « faignante » qui cherche à se tirer du travail de la maison. Et puis c’est une « gourmande ». La pauvre mange comme un petit oiseau ; on lui plaint le pain, et, craintive ; à table elle n’ose écouter sa faim. En toute occasion, la Coulaude, maîtresse et ménagère à présent, la brusque, la rudoie et lui dit des sottises.

La « boucatière » est maintenant une grosse fille de dix-sept ans, épaisse et lourde, aussi bien de l’entendement comme du corps. Cette laide enrage de voir la mignarde petite et elle prend un méchant plaisir à la tourmenter. Le grand crime de la Nicette, c’est sa bâtardise, comme si c’était elle la fautive ; pauvre innocente ! La vilaine Coulaude revient là-dessus de toutes les manières et toujours avec des paroles grossières, de sales mots, et souvent des sous-entendus dégoûtants :

La pauvre Nicette entend tout ça et s’efforce de ne pas laisser ces saletés, qui froissent sa délicatesse native, pénétrer jusqu’à sa pensée. Quelquefois, pour ne pas entendre, elle veut sortir, s’occuper à quelque chose, mais la mauvaise « boucatière » l’oblige à rester ; et, comme elle voit que l’enfant souffre de toutes ces vilenies, elle prend plaisir à redoubler de grossièretés.

Nulle idée vergogneuse chez cette femelle brutale, point de sentiments et point de bonté. Pour les bêtes qui ne donnent pas de « profit », les oiselets, les chatons, par exemple, elle est mauvaise et cruelle ; les autres, elle les soigne pour en tirer du gain. Son favori, c’est le bouc « Saute-Buisson ». C’est elle qui lui conduit, à l’étable, les chèvres qu’on amène ; elle le flatte, le caresse et lui donne des « pugnerées » d’avoine pour l’exciter à gagner beaucoup de pièces de dix sous : aussi pue-t-elle comme lui.

La petite Nicette, elle, a horreur de l’animal. Ces grandes cornes recourbées, cette longue barbe noire, et surtout cet œil rond et lascif, lui font peur. Et puis toutes ces histoires de sorcières qui, chevauchant un balai, vont au sabbat, où elles trouvent le diable sous forme d’un grand bouc noir qu’elles baisent à la queue ; toutes ces histoires, qu’elle a ouï conter à des vieilles, l’épouvantent : si, par hasard, « Saute-Buisson » était le diable ?

— Tiens, mène cette chèvre à l’étable du bouc ! — lui dit un jour la Coulaude, qui connaît ses répugnances, en lui mettant la corde dans la main.

L’enfant hésite, elle a peur et honte en même temps. Mais l’autre coquine la pousse brutalement :

— Allons, va ! tu en verras bien d’autres !

Pour ce qui est de Bourettou, il guette sournoisement la petite. Quelquefois, pendant qu’elle est dans les « raisses », du côté du Sol, accotée contre un arbre, surveillant ses brebis en faisant son bas, elle aperçoit là-haut, au bout du plateau, assis sur une grosse pierre, l’idiot qui l’épie et fait elle ne sait quoi. Dans la maison, il tourne autour d’elle, ou la regarde d’un œil imbécile, et lubrique comme celui de son bouc. Et puis il est sale, et bestialement déhonté. La pauvre drole a peur et horreur de cet être immonde, encore plus que de « Saute-Buisson ».

— Embrasse-la, Bourettou ! — dit méchamment, un jour, à son frère, la Coulaude.

Et l’idiot, ricanant bêtement, court pour la saisir avec ses grands bras qui n’en finissent plus ; mais elle sort en criant et appelle au secours.

Justement, Jean Rudel passe lors, revenant de la foire de Badefols, une pousse de châtaignier à la main en manière de bâton. Ça n’est pas un bavard, ce Jean. Il commence par cingler l’idiot de deux bons coups de houssine, et puis dit à la Coulaude :

— Fais attention à lui et à toi ! Si vous faites des misères à cette drole, vous aurez affaire à moi !… Tu me le sauras dire, Nicette !

Pour quelque temps, la petite est un peu tranquille ; mais la gueuse de Coulaude la rattrape d’un autre côté : elle écrase de travail au-dessus de ses forces la mince créature. Jean ne peut rien dire à ça : elle est louée, c’est pour travailler. Il faut bien qu’elle gagne ses six écus et sa paire de sabots. Et certes elle les gagne, la pauvrette. Une des principales méchancetés de cette saleté de « boucatière », c’est de « prodiguer » l’eau afin de l’envoyer plus souvent à la fontaine, qui est loin, tout au pied du grand terme de Chasseins. Pour remonter ses deux seaux pleins, elle ne peut, la petite menue ; rien qu’à moitié, ils la font plier sous la charge. Cette barre de bois un peu cintrée, avec une coche à chaque bout pour retenir les anses des seaux, qu’on appelle dans le pays un « chambalou », lui « mache » l’épaule ; et la rude montée l’essouffle et lui fait battre le cœur à force : aussi que de pauses elle fait !

Lorsqu’elle arrive, c’est des criailleries, de mauvaises paroles : elle a mis trop de temps, les seaux ne sont pas assez pleins… et puis le refrain : « Grande faignante !… grande gourmande ! »

Le soir, lorsque le père Dubouret revient des terres, c’est des histoires, des inventions pour le mettre en colère contre la pauvre drole. Lui n’est pas méchant, mais il est bête et brutal. Très facilement il croit les menteries de sa fille, et, des fois, de sa lourde main durcie par le « bigot » ou hoyau, il donne une « buffe » à l’enfant.

Ce martyre dure deux ans tout près. Puis, aux alentours de sa quatorzième année, la petite devient malade. Ses yeux éteints, sa bouche décolorée, sa figure pâle comme la cire le disent assez. Sa faiblesse, l’air de souffrance de toute sa personne attendriraient un recors ; la Coulaude, non.

Un jour que la Nicette vient de monter à grand’peine deux seaux à moitié pleins, la vilaine « boucatière » la reçoit avec ses gros mots coutumiers, ses injures, lui reproche de voler le pain qu’elle mange, et, sans pitié pour la pauvrette qui est tombée assise sur un banc, lui crie :

— Tu vas aller quérir d’autre eau !

— Je ne peux pas !

— Ah ! tu ne peux pas ! Moi, je vais t’aider !

Et, sautant sur la petite, elle lui arrache son mouchoir de tête et, lui empoignant les cheveux à pleines mains, la secoue rudement.

— Oh ! sainte Vierge ! ayez pitié de moi ! ôtez-moi de ce monde ! — implorait l’enfant en larmes.

Et, le soir, au lit, elle prend la Guillone au cou et l’embrasse en pleurant :

— Oh ! mère ! ils me tueront !


VI


— Ah ! elle est malade ! répond M. Rudel à la Guillone ; eh bien, je passerai la voir.

Sur les deux heures de la vesprée, « housé » pour sa tournée, le voilà qui attache sa jument « pécharde » à une « charrière », comme on appelle ces claires-voies des baradis, et entre.

La mère Guillone est allée quérir de l’herbe pour ses lapins.

« Ce qui lui doul ? tout ; elle n’a ni force ni courage. »

— Voyons ça.

Et le « chirurgien » relève la couverture et découvre la petite qui tremble.

Il défait la coulisse de la chemise de grosse toile, et, sur la poitrine où pointent deux tout petits seins naissants, il pose sa grosse tête à cheveux rouges crépus, et prête l’oreille. La forte odeur de rousseau soulève le cœur de la petite malade, et la rude barbe de trois jours pique sa peau délicate ; et puis la honte la ferait rougir si elle avait du sang assez. M. Rudel n’entend rien, rien que les battements précipités d’un petit cœur épeuré. Il se redresse et la palpe.

— Tu ne sens pas de mal là ?

— Non, monsieur Rudel.

— Et là ?… Ton estomac est gonflé.

Oh ! non, elle ne sent pas de mal à l’estomac ! Si elle osait, elle dirait qu’elle est guérie, tant elle souffre de se voir ainsi découverte sous l’œil dur du « chirurgien » et de sentir ses grands doigts poilus se promener sur elle.

Lui a fini son examen ; il la recouvre et, instinctivement, cherche sa trousse… Va-t-il la saigner ?… Non : il réfléchit qu’il ne sera jamais payé de cette visite… Une paire de poulets de vingt sous au jour de l’an, et ce sera tout : inutile de faire foisonner les frais. Conclusion heureuse, car il faudrait plutôt donner du sang à la petite que lui en tirer.

« C’est égal, pense-t-il, en remettant sa trousse dans sa poche ; quelque jour, ce sera une jolie drole !… »

À ce moment, la Guillone rentre, son tablier plein de laiterons, et se plante, interrogeant humblement le médecin du regard.

— Ça ne sera rien, va, fais-lui de la tisane de douce-amère…

Et il sort.

Du bon bouillon de poule et un peu de vin vaudraient mieux que la douce-amère ; mais les pauvres, qui n’ont déjà pas le loisir d’être malades, n’ont pas trop non plus le moyen de se soigner.

Dans l’après-dînée, la Guillone fait cuire un œuf sous la cendre et le fait manger à sa Nicette. Un œuf, ce n’est guère, et c’est quelque chose, en ce temps où ils se vendent six ou sept sous la douzaine ; mais, tout de même, la bonne mère nourrice lui en fait manger, un par un, une sixaine qu’elle a.

Les jours suivants, la petite se lève et va s’asseoir par là, au soleil, au-dessus de l’ancienne carrière. De là, elle voit une grande partie du cirque de coteaux au centre duquel se dresse l’âpre colline d’Hautefort. Sous ses pieds, les Bois-Lauriers mêlés de chênes et de sapins ; à gauche, les hauteurs boisées de La Razoire et de Sigale ; plus bas, La Genèbre ; plus loin, l’ancien repaire noble de La Peyre, et en face, au couchant, la haute butte du ci-devant château de La Mothe, dont il ne reste plus qu’un pan de mur entouré par un fossé. Dans la vallée, sur un repli de terrain, pointe au-dessus des peupliers le clocher de Saint-Agnan ; à droite, la masse ombreuse du parc, et le château d’Hautefort, dressé sur la grande esplanade où s’élevait la vieille forteresse de Bertrand de Born, ferment l’horizon du côté du septentrion.

Tirant vers le levant, à l’endroit où les hauteurs d’Hautefort s’abaissent pour se raccorder avec les ondulations de terrain qui remontent vers Badefols, est le vieil hospice, dont les bâtiments noirs sont groupés autour du dôme de la chapelle surmonté d’un lanternon borgne, dont les écailles d’ardoise brillent au soleil.

Tout à fait sur la droite, en tirant vers l’est, dominant le vallonnet de la Beuse, s’aperçoit le petit, petit clocher de La Noaillette, jadis paroisse de trente feux.

La petite Nicette contemple le paysage et rêve. Au-dessous de Chasseins, près du village du Sol, un bouvier pousse ses bœufs dans un « retouble », avec des excitations câlines, et colères parfois :

Ané Rougé ! Chabraü !

Et les bœufs retournent lentement le chaume pour la semaille des raves.

Foutré ! Chabraï !

La petite reconnaît à sa voix l’homme qui se fâche : c’est Guillentou, le métayer de M. Rudel.

Plus loin, du même côté, au delà du ruisselet le Thévenau, dans les champs de blé de la Jalovie, s’entendent les chansons à couplets alternés des moissonneurs. Ceux-ci sont un peu en retard, mais c’est qu’il y a beaucoup de blé à « métiver » dans ce bien.

La Nicette écoute et se laisse bercer à cette mélodie rustique. Ce n’est pas, mon Dieu, que les voix soient belles, non, par ma foi ! Oncques dans nulle contrée du Périgord on n’en ouït de moins plaisantes que dans ces « renvers ». Celles des hommes sont dures et rauques ; celles des femmes, aigres et fausses. Mais, à distance, le léger souffle du midi n’apporte à l’enfant qu’un écho affaibli, imprégné de poésie champêtre, de la chanson du Bouyer de l’Aurado :

Qui l’y pourtoro lou dina
Aü bouyer de l’aurado ?
Hou ! You !
Las drolas soun maduras !
Hou ! You !

La petite Nicette se demande ce que ça veut dire : « Las drolas soun maduras !… Les filles sont mûres !… »

Elle n’ignore pas certaines choses, l’enfant. Dans ce pays, où l’on pouvait voir une drolette de huit à dix ans toucher avec une verge la vache que son père menait au taureau banal, les droles de la campagne étaient de bonne heure initiés aux façons de la génération des bêtes. La petite Nicette a vu assez souvent le coq du voisin Buffart « cocher » les poules de la Guillone ; et, gardant son troupeau, elle a vu le « mouton de semence » qui est à dire le bélier, « hurtebiller » ses brebis. Et le bouc Saute-Buisson, lorsque la mauvaise Coulaude lui faisait mener une chèvre à son étable, elle l’a vu assez, n’est-ce pas, la pousser dans un coin, et, à grands coups de cornes, la réduire à sa volonté.

Mais toutes ces choses, vues dès l’enfance, ne la troublent point. Elle ne fait pas de réflexions là-dessus, ni de rapprochements, et ne cherche pas à percer les mystères de l’amour entre « chrétiens », comme on dit dans ces cantons. La seule impression qu’elle garde de ces accouplements, c’est que les mâles sont brutaux.

Sans doute elle n’ignore pas que les petits droles naissent de l’homme et de la femme, et que la mère les porte neuf mois ; mais sa connaissance ne va pas plus loin. Elle ne sait donc point ce que c’est qu’une fille mûre. Elle ne se doute pas qu’elle va l’être elle-même avant peu, cette crise passée.

La vue de l’hospice, là-bas, ramène sa pensée sur sa destinée. Qui sont ceux-là dont l’accointance féconde l’a jetée en ce monde ? Pourquoi sa mère ne l’a-t-elle pas étouffée à sa naissance ? Ou pourquoi le vieux Géry, ayant bu le soir quelques roquilles de trop, ne l’a-t-il pas laissée mourir de froid sur le banc de pierre ? Elle a tant souffert déjà, la pauvrette, que la mort secourable lui semble à cette heure le plus grand des bonheurs.

Mais, un jour qu’elle est là, pensant à ces choses tristes, voici Jean Rudel qui vient à passer, descendant au Maine par une « écoursière ». Une légère teinte rosée monte à ses joues ; elle serait rouge comme la crête de ses poules si elle avait beaucoup de sang. Il a dix-neuf ans maintenant, Jean, et il est « dru comme père et mère ». C’est un fier drole, grand, large d’épaules, avec une fine barbe qui lui pousse au menton. Le cœur de la petite bat fort lorsqu’il s’arrête pour lui « demander le portage ».

— Ça va un peu mieux, merci, monsieur Jean.

— Tu disais « Jean », sans plus, étant petite drolette.

— C’est que je n’avais pas d’entendement… Aussi bien êtes-vous un monsieur, à cette heure.

— Un monsieur ! Dieu m’en garde !… je suis paysan, de race de paysans… comme le père de ma mère, le vieux brave homme Dumazy, mon grand-père !

Il a dit ça presque durement et la drole s’en étonne un peu.

Lui, qui s’en aperçoit, sourit :

— Tu vois bien mon sans-culotte d’étoffe burelle ? Ça n’est point une veste de monsieur.

— L’étoffe n’y fait rien… ni la façon…

— Tu as raison, petitote… avec ta méchante brassière et ton cotillon de droguet, tu as l’air d’une jeunette demoiselle…

Oh ! comme son petit cœur bat éperdu !

— À Dieu sois, mignonne, et finis de te guérir bien vite ! dit-il en s’en allant.

Ah ! ce Jean ! Depuis qu’il l’a défendue, toute drolette étant, contre les autres enfants, comme elle l’a gardé en un petit coin de son cœur reconnaissant ! Fors sa mère nourrice, c’est le seul être qui lui ait montré de la bonté. Alors elle prend plaisir à se remémorer qu’une fois, la trouvant au bas de la butte, montant chez les « boucatiers » ses deux seaux d’eau, essoufflée déjà, il lui a enlevé le chambalou de dessus son épaule machée par le bois dur, et les a portés jusqu’en haut comme une plume. Et lorsque Bourettou la voulait embrasser, comme il le cingla de sa houssine !… Puis, jamais il ne l’a rencontrée sans lui dire une bonne parole… « Mignonne !… » un instant devant, il l’a appelée : « Mignonne… »

Pendant quelques jours, elle revient à la même place, et, ne sais comme ça se fait, Jean y passe aussi, et chaque fois il s’arrête et lui dit quelque parole « amiteuse », qu’elle recueille très précieusement dans sa mémoire.

Ah ! quel remède c’est pour la guérir ! Et autrement idoine à cette fin que la douce-amère !

Maintenant, cette pâleur de cierge disparaît de jour en jour, sa bouche redevient rose, ses yeux morts revivent. Elle a grandi beaucoup pendant sa maladie, de manière qu’il lui faut défaire le faux ourlet prévoyant de son cotillon. Sa jeune poitrine repousse la brassière trop étroite, ses hanches s’arrondissent, le sang coule à flots sous sa peau fine et la teinte délicieusement… puis, un matin, elle se réveille fille faite…

Las drolas soun maduras !

Elle est mûre, mûre pour l’amour, mûre pour la peine, mûre pour la souffrance et la mort.


VII


La demeure des Rudel est une vieille maison d’autrefois, à un étage, massive et vaste, avec de grands toits d’ardoises aigus. Elle est construite en belle vue, en bon air, à une extrémité du plateau de Chasseins. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont grillées, et de hauts murs enferment l’habitation, la grange, l’écurie, le pressoir et les autres « aisines ». Une porte charretière cintrée, accolée d’une autre plus petite pour les piétons, donne accès dans une grande cour au milieu de laquelle est un puits large de six pieds, très profond, qui n’est pourtant pas celui de l’ancien château où est caché, selon la légende, un veau d’or qui fait rêver les gens de « la franchise » et que d’aucuns s’obstinent encore à chercher. Le jardin s’étend de la façade opposée à la cour, jusqu’au talus de la butte où il finit en terrasse. Maison et dépendances, tout cela est solide et spacieux ; c’est une habitation de gros bourgeois campagnards, d’un genre autrefois assez commun en Périgord. Elle sent le temps où les familles étaient nombreuses, attachées à la terre, et où on avait encore à se garder des malandrins et voleurs de nuit.

Cinq générations des Rudel ont habité cette maison, tous officiers de santé, ou « chirurgiens », ainsi qu’on dit au pays. C’est de père en fils comme les « boucatiers » et les « chabretaïres », qu’ils ont exercé leur métier ; qu’ils ont purgé, clystérisé, saigné les infortunés malades d’alentour. S’ils se sont arrêtés tous à l’officiat, ce n’est point qu’ils aient manqué d’entendement ou d’argent pour monter plus haut. Mais ils se sont dit que le grade modeste d’officier de santé, c’est assez bon pour aller visiter les paysans. C’est affaire aux médecins des villes d’être docteurs, pour soigner des maladies raffinées, recherchées, savantes, subtiles à découvrir et profitables à traiter. Quant aux gens de campagne qui ne se couchent guère que pour mourir, ils ont de bonnes vieilles maladies communes, et de tout temps connues, comme fièvres, « purésis », — ainsi disent-ils, — fluxions de poitrine, coups de sang, et autres telles, vulgaires et mal portées. Pour toutes celles-ci, la lancette suffit. Aussi les Rudel ont-ils tiré aux paysans des ruisseaux de sang et des grands pleins « paillons » d’écus.

De ces écus, ils ont doté leurs filles, fait élever leurs garçons et acheté des métairies. À l’heure présente, le médecin a cinq domaines autour de Chasseins : au Puy-Ragouneix, au Terrail, au Sol, à Passemaître et au Maine-du-Roy. De plus, il a dans la « franchise » une forte réserve de deux paires de bœufs.

Tous les Rudel, selon le dire des anciens du pays, ont été en leur vivant de rudes hommes ; et peut-être leur nom vient-il originairement de la rudesse de caractère d’un ancêtre devenue héréditaire. Ce qui est sûr, c’est que nul ne l’a été plus que le dernier, François Rudel, le père de Jean. Lorsqu’il parle, tout se tait. Comme maire, dans la paroisse il est maître ; à Chasseins, il est roi ; dans sa maison, il est dieu.

Cette maison est pleine de chevance, largement fournie de tous les biens de la terre. Les planchers des greniers fléchissent sous les tas de grains ; la basse-cour est garnie de volaille et le cellier plein de vin. Les granges sont bourrées de fourrages, les armoires de linge et les placards de provisions de toute sorte.

M. Rudel est le seigneur de toutes ces choses ; il commande à trois domestiques, dont un petit dindonnier, à deux servantes et à sa femme, dont l’existence se passe à faire des enfants et à les élever. Pour ce qui est de Jean, son père et lui se parlent à peine.

M. Rudel vit chez lui d’une existence patriarcale, tellement patriarcale que les chambrières suppléent régulièrement madame Rudel, toujours grosse ou nourrice. Ainsi faisaient ces saints patriarches qui figurent honorablement dans les litanies ; ainsi faisait-on généralement autrefois à leur exemple, dans les grosses maisons de bourgeoisie campagnarde du Périgord. C’est à peine si ces bonnes vieilles mœurs commencent à se perdre, non par accroissement de vertu, mais par diminution de virilité.

Au reste, M. Rudel ne renvoie pas ses servantes au désert, comme Abraham : il n’y a pas de désert par là. Lorsqu’il s’aperçoit qu’elles sont « embarrassées », il leur donne quelques écus pour payer la ventrière sage-femme et les congédie. C’est une fille épaulée de plus, qui tournera au pire probablement ; mais de ceci M. Rudel n’a cure : il est égoïste et ne songe pas au mal qu’il fait. Il lui faut des femmes, il en prend où il en trouve.

Et, en voyant ce grand fort homme, de belle carrure, qu’est M. Rudel, sa grosse tête, son cou de taureau avec un fanon, le sang qui lui sort par les pores, et ses yeux qui brillent comme une vitre au soleil, on comprend qu’à un tel homme une seule femme ne suffise pas, ni même deux. Aussi lorsque, dans ses courses, d’aventure, il rencontre seulette au logis une fille qui lui plaît, ou encore une bergère à la lisière d’un bois, il les accole sans grande cérémonie, au moins aucunes de bonne volonté.

Sur ses terres, il exerce le droit de jambage des anciens seigneurs. Les métayères, les passables s’entend, ne lui échappent guère. Quelques-unes, il les a, moitié figue, moitié raisin, comme on dit ; mais d’autres sont flattées d’avoir affaire à lui :

— C’est bien de l’honneur, notre monsieur !

Ce n’est point seulement par vice ou débauche que M. Rudel en use de la sorte ; non, c’est aussi par nécessité. Il est polygame par tempérament, comme le coq. Lui qui saigne tant les autres devrait, certes, pour rentrer un peu dans l’ordinaire, se faire tirer par un confrère quelques palettes de sang, quatre ou cinq fois l’an, comme faisaient, dit-on, certains abbés pour leurs moines trop vigoureux.

Eh bien ! cet homme à la constitution puissante, cet hercule qui charge seul une barrique de vin sur une charrette, cet homme audacieux que rien n’arrête, M. Rudel a une faiblesse.

Lui, qui ne croit quasiment à rien, et n’est pas autrement religieux, il a un respect superstitieux pour le nom de la sainte Vierge, au point de ne vouloir pas, chez lui, de servantes du nom de Marie. On a vu passer dans la maison tous les noms de fille usités dans le pays : des Fantille, des Jeanneton, des Mïette, des Catissou, des Francette, des Rose, des Léonarde, des Margotille, des Toinette, des Pétronille, des Suzette, des Justine, des Nicolette, des Aubine, des Fillette, des Rosalie… De Marie, point. Ce respect est tel qu’il s’étend aux diminutifs. Avant d’attaquer une fille qu’il ne connaît pas, M. Rudel lui demande en badinant son nom. Si elle s’appelle Marie, Maria, Mariette, Marion, elle est sauvée. Il dit alors : « C’est dommage ! » et s’en va penaud.

Madame Rudel n’ignore pas les manières de faire de son mari, mais elle ne s’en soucie point. Dans les premiers temps de son mariage, lorsqu’elle se donna garde de la chose, elle chantait pouilles à M. Rudel, qui afin de s’excuser disait :

— C’est pour te ménager…

— Je ne veux pas être ménagée !

Mais, maintenant, après tantôt vingt ans de vie commune et avoir eu une dizaine d’enfants dont il lui reste sept, elle se tient pour satisfaite et n’est point jalouse. Elle a honte seulement que son mari laisse un peu trop voir ce qui se passe. Mais elle a été tellement écrasée par la tyrannie de M. Rudel qu’elle n’ose parler haut.

Sa grande affection, c’est son Jean. On porterait son mari en terre, qu’elle n’en serait pas autrement émue et présiderait tranquillement au repas des funérailles. Mais Jean ! elle l’aime parce que c’est son premier-né, elle l’aime aussi parce qu’il n’est pas un Rudel. Les Rudel ont le poil rouge : Jean est brun comme sa mère, comme son grand-père Dumazy. Les Rudel sont durs, violents, autoritaires, paillards ; Jean est doux, bon, et sage comme une jeune fille qui l’est.

Maintenant, Jean est un homme, et il voit clairement les déportements de son père. Cela le révolte, mais c’est un silencieux qui réfléchit, et il comprend que son intervention ne ferait que mettre les choses au pire. Pour la même raison que sa mère l’aime, son père ne l’aime pas : il n’est pas un Rudel.

Et puis il y a autre chose.

Ce qui irrite aussi l’officier de santé, ce qui lui fait même haïr son fils, c’est le refus de celui-ci de continuer la profession paternelle. Dès son jeune âge, l’enfant eut grand’pitié de ces malheureux paysans saignés à blanc et exploités par son père. Aussi a-t-il conçu une violente aversion pour la médecine. Lorsqu’à l’âge de onze ans, après avoir été cinq ans à l’école du magister d’Hautefort, son père le mène au petit collège d’Excideuil en croupe derrière lui, l’enfant se laisse faire sans mot dire. Mais le surlendemain il revient à la maison, fatigué, recru, et reçoit, pour réconfort quelques coups de la cravache de M. Rudel. Ramené là-bas deux fois, il s’échappe deux fois. Il ne veut pas étudier, afin de n’être point médecin. Ses deux derniers retours sont marqués par d’autres coups de cravache, qu’il n’a jamais pardonnés, non plus que les premiers. Enfin, son entêtement a raison de la volonté de son père qui finit par le laisser vivre à sa guise.

De ce jour, Jean mène la vie laborieuse du paysan. Levé de bonne heure, il va aux champs avec les domestiques, et fait son apprentissage de bouvier, de vigneron, de cultivateur. À présent, il est un maître ouvrier de terre, et, supposant qu’il fût pauvre, il trouverait bien à se louer douze pistoles par an.


VIII


Un matin, revenant de par les terres, dans le « coderc » communal traversé par le chemin de Bonnefond, Jean avise la Nicette gardant son cochonnet et sa chèvre. Car le grandissime désir de la Guillone d’avoir une chèvre a pu se réaliser au moyen des gages de la petite. Les « boucatiers » prétendaient bien ne rien payer, sous prétexte du brusque départ de la drole ; mais M. Rudel a parlé, il leur a fallu payer le temps qu’elle est restée chez eux.

Le cochon n’est pas gros, il est à peine « dététiné » de la mère « gore » ; ça n’est qu’un petit « nourrain ». Mais si Dieu lui prête vie, il deviendra « gourettou », puis « gouret », ensuite « tessillou », puis « tessou ». Après il passera « gagnou », lorsqu’il « profitera », qu’il « gagnera » beaucoup, et enfin « por », lorsqu’il sera bon à mettre au couteau. Mais pour le pousser jusque-là, il faut bien des affaires : des pommes de terre, des raves, des châtaignes, de la farine de blé d’Espagne, toutes choses dont la Guillone est mal garnie. Tant que le petit cochon pourra se contenter d’herbes crues ou cuites, elle le gardera. Lorsqu’il sera « gouret », ou « tessillou » tout au plus, elle le mènera en foire et gagnera dessus trois ou quatre écus : ainsi les pauvres sont obligés de « s’aisiner » pour vivre.

Dans ce moment, Jean ne pense pas à la richesse du patois périgordin à l’endroit de cette pauvre bête, tant méprisée de son vivant et tant prisée après sa mort… Non, ce qui occupe Jean, c’est qu’un homme est là, tenant son cheval par la bride, qui parle à la Nicette, et cet homme est son père.

Il passe sans mot dire, ce qui n’est pas trop honnête, et même sans répondre au : « Bonjour, monsieur Jean », que lui donne une douce petite voix. C’est qu’il est coléré, tellement que, s’il ouvrait la bouche, il dirait de dures paroles… Un peu plus loin, il s’arrête, et après que son père, remonté à cheval a continué vers Bonnefond, il revient au coderc :

— Que te disait mon père, Nicette ?

— Rien… monsieur Jean, — fait-elle en rougissant.

— Lorsqu’on parle, on dit quelque chose.

— Vous savez bien comment il est…

Ah ! oui, il le sait ! et c’est justement ça qui le colère.

— Entends-moi bien, Nicette ! n’écoute pas cet homme ! (cet homme !…) il t’arriverait malheur… et puis à d’autres aussi !

À la manière dont il a dit ceci, sourdement, en la regardant, la petite sent les larmes lui venir aux paupières.

— N’ayez crainte de ça, monsieur Jean !

— Il ne faut pas te trouver sur son chemin… garde-toi de lui comme d’un chien fou… tu me le promets ?

Si elle le promet ! Je crois bien ! La seule présence de M. Rudel la transit, et le regard de ses yeux brillants la « hontoie ».

Rasséréné un peu, Jean la contemple avec grande affection et s’on va :

— Adieu, mignonne !

Eh bien, Jean a tort de craindre, du moins pour le moment. M. Rudel n’est pas de ceux qui aiment les fruits verts : il n’a pas besoin de ce ragoût. Il les aime à leur maturité, fermes et juteux. Il aime les filles faites, charnues, bien rablées, solides, telles qu’il les faut à un fier homme comme lui. Une jolie figure, de beaux yeux avec un corps grêle, des formes délicates, à peine accusées, tout cela n’est pas son fait. Adonc la petite Nicette, qui est dans ses quinze ans et demi, un peu mince, maigrelette, ne risque rien quant à présent : M. Rudel lui donne le temps de venir en bon point. Elle est là, sous ses yeux, à deux pas ; il se dit qu’elle ne peut lui échapper et ne se presse pas, ne voulant gâter son plaisir futur. Dans les alentours, il a toujours comme ça deux ou trois jolies drolettes en mue qu’il a remarquées, et dont il surveille la croissance. Lorsqu’elles se trouvent sur son chemin, il les « amignarde » de paroles, et leur baille deux sous pour acheter un « tortillon », le dimanche, devant la porte de l’église. Quelquefois il leur touche bien le « babignou », qui est à dire le menton, histoire de les apprivoiser, mais c’est tout. Puis, une fois d’âge compétent, bien venues, bien en chair, fortes, et idoines à faire l’amour, si elles sont restées gentes, et que quelque galant ne les ait pas détournées, il les prend comme chambrières. Pour celles qui n’ont que la beauté du diable, elles vaudront toujours bien une passade.

Mais Jean ne raisonne pas sur tout cela. Il voudrait que son père ne regardât même pas la petite Nicette : il lui semble que ce regard convoiteux soit une salissure.

Quoiqu’il ait confiance en la drole, comme il n’en a aucune en son père, il ne la perd guère de vue. Par son conseil, la petite ne mène pas ses bêtes le long des chemins où M. Rudel est coutumier de passer, mais au milieu des terres en jachère, dans les friches pleines de ronciers où broute la chèvre, sous les chênes de bordure où le porcelet trouve la glandée.

Souventes fois, tandis qu’elle file sa quenouille, il survient là, tout d’un coup, ainsi qu’un champignon, et lui parle un moment. De quoi ? point n’est difficile de le dire : de la pluie et du beau temps, des apparences de la récolte, des travaux de la saison… avec quelque gentille parole amiteuse par-ci, par-là.

Il est très bon, ce Jean, bon comme du pain de fine fleur de froment, et ça lui fait grand’peine de voir la Nicette et sa mère nourrice si pauvres que la petite en pâtit des fois peut-être. Aussi s’ingénie-t-il à leur venir en aide sans qu’on s’en donne garde. C’est un panier de haricots, une « quarte » de blé, un sac de châtaignes, et autres choses comme ça qui leur aident à vivre. À la saison, elles vont glaner dans les retoubles et « hallebotter » dans les vignes de la réserve, et, en cachette, il s’arrange de telle manière qu’elles trouvent des javelles oubliées au bout du sillon et des grappes laissées au cep. Il voudrait faire plus, le brave cœur, mais il n’ose. Ce n’est pas qu’il ne soit libre, ayant tout le gouvernement du bien, car M. Rudel ne s’occupe de la terre que pour ensacher les écus qui en proviennent et les placer sur bonnes hypothèques ou autrement. Mais c’est que, si l’on voyait la Guillone un peu trop à son aise, on en babillerait, et il ne manquerait pas de mauvaises langues pour dire que c’est la Nicette qui affane toute cette chevance à la peine de son corps. Il voudrait bien leur faire gagner de bonnes journées en les occupant à des petits travaux point trop pénibles, tels que les fenaisons, les vendanges, la cueillette des haricots et du blé d’Espagne ; mais les journaliers mâles et femelles sont nourris par le maître, et pour rien au monde il ne veut que la petite Nicette mette le pied dans la maison.

Ça lui ferait plaisir pourtant de l’avoir là, tout près de lui, à la grande table de la cuisine, car il ne vit pas avec la famille au « salon à manger ». Comme les heures des repas, déjeuner, dîner, « merenda », souper, sont différentes pour les « messieurs » et les domestiques et journaliers à cause de l’ouvrage, Jean, qui travaille avec ceux-ci, a pris l’habitude de vivre avec eux, ainsi que ça se faisait autrefois chez les moyens propriétaires faisant valoir, et comme ça se fait encore dans quelques maisons où se sont conservées les vieilles coutumes.

Et puis, pour dire la vérité, il ne tient pas à tabler en face de son père.

Il le fait bon voir, Jean, au bout haut de la table, comme le maître, servant à chacun sa pitance et ayant soin que la bonne piquette ne manque pas. Ça n’est pas lui qui la ferait gâter pour qu’on en boive moins, comme ça se fait quelquefois dans des maisons sentant la lésine. Et même, lorsqu’au temps des fenaisons et des métives on a peiné fort, il fait apporter quelques pintes de vin pour donner du cœur au ventre à ses travailleurs. Lui, mange même pain, soupe et ordinaire et boit même piquette ou vin qu’eux. Comme il dit, il n’est pas d’une espèce différente que ses hommes et n’a point besoin d’une autre nourriture qu’eux. Toujours bon, attentif, il veille à ce que chacun mange à sa faim et s’en aille bien réfectionné.

Aussi tous l’aiment fort. Les garçons, petits et grands, sont à son commandement, corps et âme et se mettraient au feu pour lui. Quant aux droles, il n’en est point qui ne l’écoutât s’il voulait leur en conter. Mais pour lui il n’y a qu’une fille dans « la franchise de Chasseins » et dans tout le monde de dessous le soleil.


IX


Aujourd’hui on fait « beau blé » chez M. Rudel : la fête du blé nourricier, après les battaisons. Ça n’est pas l’usage dans ces cantons, où le repas de la « gerbe-baude » — comme qui dit la belle ou la joyeuse gerbe — se fait aussitôt après la moisson chez les métayers. Mais Jean a trouvé qu’il était juste que le maître festinât à son tour tous ceux qui sont sous sa main et il leur fait fêter le « beau blé », le blé nourricier.

Cette année-ci, ça a grené beaucoup et il y a de la paille aussi, de manière que tous sont contents, maître et métayers. Depuis le matin, des cinq métairies on apporte le blé à pleines charrettes dans le chemin creux qui contourne en pente roide le flanc de la haute butte. Les sacs s’empilent dans la cour et c’est Jean qui porte les deux premiers. De son père il n’a hérité que la force. Il prend un sac dessous chaque bras et les monte au grenier par deux marches à la fois.

— Quel homme, notre jeune monsieur ! disent tous, métayers et domestiques.

Quasiment ils sont fiers de lui.

— Et avec ça, bon comme du pain de choine ! ajoute quelqu’un ; ça serait dommage qu’il lui arrivât du mal !

La cuisine serait trop petite pour tout ce monde, « mestiveurs » et batteurs, hommes et femmes. La tablée est dressée dans le grand pressoir, où une charrette à bœufs tourne tout attelée. M. Rudel n’est pas là, il ne se convient pas avec les paysans ; il est fier et ne s’occupe d’eux que pour les saigner au bras et à la bourse. Jean se met donc à la place du maître, puis chacun se sied à sa volonté, les vieux ensemble et les garçons près de leur mie. En voyant ceux-ci se serrer l’un contre l’autre, Jean pense à la petite Nicette… Ah ! s’il l’avait là, tout à son côté !

Ça n’est point un repas fin, mais un bon repas plantureux qui dure quatre grosses heures. Une barrique est là derrière, en chantier, bonne marque qu’on ne crèvera pas de soif. Aussi, bientôt, une gaieté un peu bruyante court parmi les convives ; et puis il y a des farceurs qui les font s’esclaffer.

Comme on a mis sur la table des tourtières pleines de boulettes de chair de porc hachée, d’abattis de volailles, de crêtes de poules, et de rognons de coqs qui ressemblent à des haricots, voici Janicou, le fils du métayer du Maine, qui sert malicieusement de ces rognons aux filles :

— Tiens ! deux mongettes !

Mais allez donc tromper des droles qui tous les ans, au mois de mai, voient leur mère-grand chaponner les jeunes coquelets !

Elles rient et mangent les prétendues mongettes.

Un autre badin, c’est Mémy, le maître valet. Il est assis à côté de la grosse Tourille, une drole très sensible et titilleuse, qui pousse des petits cris aigus et effarouchés aussi peu que son voisin la pince… ce qui fait rire tout le monde :

— Hé, Mémy, que lui fais-tu ?

— Sans comparaison, ajoute un vieux, on dirait une cavale chatouilleuse !

Et tous à rire, derechef.

Nonobstant cette gaieté, « notre jeune monsieur » ne s’amuse pas beaucoup pendant le repas. À son gré, il l’eût accourci de trois bonnes heures. Mais il croit devoir être avec son monde, à la fête comme au travail, et les laisser s’amuser à leur façon. S’il eût suivi ses préférences, il fût descendu vers les « champs-froids » de la Gerbaudie, où la Nicette est allée garder sa bique. À son esprit, la drole est toujours présente : soit qu’il mène des bœufs en foire, soit qu’il fauche un pré, ou qu’il tienne le manche de l’antique araire encore en usage dans le pays en ce temps-là, toujours il voit devant ses yeux la tête fine et toute la personne joliette de la petite. Il trouve qu’elle ressemble à la sainte Vierge d’un tableau de l’église de Nailhac, où un peintre de passage a représenté l’Annonciation. Maintenant, c’est fait, il l’aime d’un amour d’homme. Ce n’est plus le rêve d’un enfant, ni le désir vague d’un jouvenceau ; mais la passion exclusive et forte d’un qui veut celle-ci, corps et âme, présentement et jusqu’à la mort.

Le surlendemain, Jean descend de Chasseins par une écoursière et suit une de ces combes qui « étoilent » autour de la colline. Il a vu la petite Nicette s’en aller par là, menant sa « cabre » par la corde, et il va vers elle. Tourmenté par le désir de déclarer son amour à la bergerette, il l’est grandement : mais ne sait comment s’y prendre. Il voudrait aussi savoir au juste si elle l’aime. Il s’en doute bien un peu, le pauvre grand innocent : il n’y a qu’à la voir, lorsqu’il lui parle. Mais en ces choses on n’est jamais trop certain… et puis il est si bon d’en ouïr l’assurance !

Dans un vallon au midi de Chasseins, court le ruisseau du Thévenau. C’est un vaillant petit rieu, ce Thévenau. Depuis la combe du Verdier, où il naît, jusqu’au pont Saint-Jamet, où il se jette dans la Beuse, sur un cours de trois quarts de lieue, il faisait tourner trois moulins : petits moulins, c’est vrai, mais qui avaient pourtant une paire de meules pour le blé froment et une autre pour le blé rouge ou blé d’Espagne.

Aujourd’hui il se repose, le brave petit ruisseau ; les moulins sont détruits ; — le dernier il n’y a guère.

Dans un fonceau, sous des futaies, sont les ruines de celui de Montferrier, pleines de bourdaines, de « bonnets de prêtre » et autres arbrisseaux, où la chèvre de la Nicette broute avec une jeune cabrette que la Guillone à gardée d’une portée de deux. L’enfant est là debout contre un arbre, filant sa quenouille de chanvre et rêvant à son ami Jean. Il faut beaucoup user de salive pour faire le fil, aussi la petite a la bouche sèche. Il y a bien là des mûres et des prunelles de buisson ; mais les mûres puent la fourmi et les prunelles sont âpres…

Si j’avais des prunes de conserve !… se dit la fileuse.

Pas plutôt elle a pensé ça, qu’elle oit quelqu’un descendre dans le bois châtaignier. Elle se retourne : c’est Jean. Le cœur lui sursaute tandis qu’il approche, et ses joues deviennent roses comme les fleurs de l’églantier.

— Bonjour, petitote !… Tu es bien cachée là, mais tout de même je t’ai trouvée.

Trouvée !… Il me cherchait donc ? se dit-elle.

— Bonjour, monsieur Jean…

— Hier, en foire d’Hautefort, je me suis imaginé, Nicettou, que tu avais du mal à filer ton brin, et je t’ai porté quelque chose.

Et Jean tire de dessous sa veste une pochette de papier gris qu’il ouvre :

— Tiens… des pruneaux d’Agen…

La petite lâche de filer, et pâlit un peu.

— Est-ce que ça te fait de la peine ?

De la peine ? Ah ! non, mais un plaisir très grand qui l’étreint au cœur.

— C’est, dit-elle, qu’il y a une minute je souhaitais avoir des prunes sèches. Ça m’a surprise !…

Ce qu’elle ne dit pas, c’est la joie qu’elle a ressentie de ce que Jean a pensé à elle.

— Alors, tâtes-en une.

Après qu’elle a mangé une belle prune, charnue, savoureuse, choisie par Jean, il lui dit :

— Ne jette pas le noyau, donne-le-moi.

— Et qu’en voulez-vous faire ?

— Je le veux semer.

— Il ne viendra pas.

— Donne tout de même.

Et Jean plie le noyau dans une feuille de châtaignier et le met dans la poche de son gilet ; s’il eût osé, il l’eût mis dans sa bouche.

Le voilà enhardi un petit.

— Laisse un peu ta quenouille, mignonne, et sieds-toi là : je te veux dire quelque chose.

Étant assis tous les deux sur la mousse, au pied du grand chêne, Jean prend la main de la Nicette :

— Si un jeune homme te venait dire qu’il t’aime, que répondrais-tu ?

— Ça dépend… qui ça serait…

— Si c’était moi ?

— Vous !

— Oui, moi !

— Je ne suis pas une fille pour vous…

— Pourquoi ? Si je le veux et que tu le veuilles !

— Il y a tant de choses qui nous séparent !

— Quelles veux-tu dire ?

— Vous êtes d’une bonne famille ; moi je suis bâtarde et n’en ai point…

— Souvent, ça vaut mieux ainsi pour épouser.

— Je suis pauvre et vous êtes riche…

— Qu’est-ce que ça fait, si j’ai assez pour nous deux ?

— Afin de conserver la maison, comme étant l’aîné, on vous mariera avec une demoiselle ayant de quoi…

— On ne me mariera pas, c’est moi qui me marierai à ma fantaisie.

— Vous vous brouilleriez avec vos parents.

— Avec mon père ça se peut ; mais c’est déjà plus qu’aux trois quarts fait… Voyons, ma Nicettou, — dit-il en lui passant la main autour de la taille, — moi, je t’aime plus que je ne puis dire… Ne veux-tu pas être ma mie ?

— Où ça nous mènera-t-il, monsieur Jean ?

— Ne crains rien… Mais, d’abord, point de monsieur ! — fait-il en l’attirant vers lui ; — dis : « Jean. »

— Je n’ose.

— Ose.

— Jean ! fait-elle en rougissant.

— Bien ! Maintenant, dis : « Mon Jean. »

— Oh !

Et elle penche sa tête sur l’épaule de son grand ami.

— Dis, ma Nicettou, dis !

— Mon Jean ! murmure-t-elle en fermant les yeux.

Alors il baise la bouchette qui a dit cette tant douce parole, et, un instant, il la tient embrassée, tandis que contre sa poitrine, le cœur de la petite bat à coups précipités.

— Donne-moi, à présent, petite mie, cette épingle que tu as là fermant ton fichu. Bien ! maintenant, ta menotte.

Et Jean pique légèrement le pouce de la Nicette, puis suce le sang vermeil qui perle.

— À toi, maintenant !

Et la drole, tremblante, pique le pouce de Jean et boit le sang de son ami.

— À cette heure, dit-il, je suis à toi, ma Nicettou, et tu es à moi, à la vie, à la mort !

— À la vie, à la mort, mon Jean !


X


Dans le vieux chemin creusé par les roues des charrettes et bordé de sureaux, M. Rudel, la bride de sa jument au bras, monte à Chasseins. Il est content : trois saignées dans la matinée, c’est bien travaillé. Il a été loin, c’est vrai, jusqu’à l’ancienne abbaye du Dalon, mais ni lui ni sa bête ne craignent la fatigue. Arrivé là-haut sur la butte, en passant devant la pauvre maisonnette de la Guillone, il se va penser que depuis longtemps il n’a vu la petite Nicette, et, se plantant, interroge la mère nourrice qui, sur la porte, file sa quenouille.

— La drole n’a pas été malade, depuis ?

— Non point, notre monsieur.

— Il y a du temps que je ne la vis ?

— C’est qu’elle va garder la chèvre.

— Ah !

Et M. Rudel continue son chemin, préoccupé.

Quand il est à distance, la Guillone grommelle quelque chose entre ses dents et regarde le médecin d’un mauvais œil.

C’est que, dans le pays, il est connu que, lorsque M. Rudel s’informe d’un homme, c’est pour le saigner ; d’une fille, c’est pour la mettre à mal. C’est même passé en proverbe :

« Gare le portage de M. Rudel ! »

Jean, lui, voit la petite Nicette plus souvent que son père. Il n’y a guère de jour qu’ils ne se rencontrent. Si quelqu’un est en vue, ils se croisent sans s’arrêter, avec un mot amiteux et un coup d’œil qui en dit long. Si l’endroit est abrité des curieux, ils se prennent la main et babillent longuement. Et, hasard ou non, c’est le plus souvent dans un lieu idoine aux parlers amoureux qu’ils se trouvent.

À l’heure même où M. Rudel interrogeait la Guillone, Jean, par un détour à travers champs, va retrouver la Nicette sous le Maine-du-Got, dans un petit fonceau en nature de pâtis, entouré de bois et traversé par un ruisselet, large comme une rigole, qui descend à la Beuse. Le lieu est joli, frais, bocager, peuplé d’oiseaux, bien caché. C’est un plaisir grand que de parler là d’amour avec sa mie. La joie de s’aimer ravit ces deux êtres ; ils s’abordent avec un sourire, et leurs regards se pénètrent longuement. Tous deux jouissent de l’heure présente, dont la douceur leur dérobe l’avenir. Il leur suffit pour être heureux, de s’être promis l’un à l’autre et d’avoir foi dans leur parole :

« À la vie, à la mort ! »

Tous deux sont innocents ; non point de cette innocence faite d’ignorance, car la nature les a de bonne heure initiés à l’universelle loi d’amour ; mais innocents de calculs intéressés, de motifs vils, de pensées coupables. Ils ne recherchent pas le plaisir charnel. L’union des corps n’est pour eux que le sceau et la consécration irrévocable d’une mutuelle affection. Pourtant ils se désirent, parce qu’ils sont tous deux jeunes, sains, et que la fin naturelle des êtres le veut ainsi.

L’œuvre de chair ne désireras
Qu’en mariage seulement.

Elle sait ça, certainement, la petite Nicette, et que c’est un gros péché mortel de se donner avant le sacrement : le curé le leur a dit assez au catéchisme. Mais elle aime tant son Jean, elle a tant foi en lui, elle est si désintéressée, que, sans rien lui demander, ni promesses ni serments, par pure bonté de cœur, elle se damnerait pour le rendre heureux.

Mais Jean ne le demande pas ; il n’est pas égoïste et ne veut pas que son bonheur coûte des chagrins à sa petite mie. Ils se parlent bouche à bouche, s’embrassent, s’étreignent, se lâchent pour se regarder dans les yeux, se reprennent vingt fois… puis, de crainte d’être surpris par quelque braconnier, Jean s’en retourne vers Chasseins.

Est-il vraiment le fils de M. Rudel, cet honnête garçon qui ne veut pas abuser de l’amour de ce pauvre être charmant et l’exposer à une éventualité à laquelle il ne pourrait encore parer ?

M. Rudel, lui, va droit où le porte son désir, sans se soucier des malheureuses qu’il fait, des innocents qu’il jette à la misère et souventes fois à la mort.

Peu de jours après avoir parlé à la Guillone, allant à Hautefort par le mauvais chemin du Charreyrou, qui longe les Bois-Lauriers, il aperçoit la Nicette qui revient du marché où elle a porté des fromages. La petite le voit venir aussi, et cette rencontre la contrarie. Dans un coude où M. Rudel ne peut la voir elle se sauve à travers bois.

Où diable a-t-elle passé ? se demande le « chirurgien » en arrivant à l’endroit où il l’a vue.

Il s’arrête et regarde dans les taillis : rien. Alors, colère, il donne un coup de cravache sur le flanc de sa jument et continue sa route :

— Petite mâtine ! je te « jointerai » bien, quelque jour !

Le lendemain, sur le sentier poussiéreux où traîne une puante odeur de bouc, M. Rudel s’en va comme un propriétaire de loisir. Il suit la piste de Saute-Buisson et trouve la Coulaude avec son troupeau, dans les talus à pic de la butte, du côté du nord où il fait meilleur que sur le plateau brûlé par le soleil.

Elle rit méchamment à la demande de M. Rudel, en sorte que son goître tremble sur ses grosses tétasses.

— Où elle garde ses chèvres, la Nicette ? Dans les endroits où on ne la peut voir.

— Mais où ?

— Des fois, au moulin ruiné ; d’autres fois, dans la combe du Sol entre les bois, ou dans les fonds proche la Gerbaudie…

— Écoute, demain tu épieras où elle va et tu me le viendras dire… Je te baillerai vingt sous… Tu feras celle qui est malade et vient prendre une « consulte… »

Vingt sous à gagner ! je crois bien, qu’elle guettera, la Coulaude ! elle le ferait rien que par « mauvaiseté ».

Et le lendemain, M. Rudel, bien enseigné, descend de Chasseins et passe chez le métayer du Sol, par semblant, puis s’en va vers le moulin ruiné de Montferrier.

La petite Nicette est là, accotée contre cet arbre qu’elle affectionne parce qu’il fut le témoin muet de leurs premiers aveux. Elle pense à Jean et l’espère un peu. Tout à coup elle entend dans la châtaigneraie descendre quelqu’un, là, tout près ; elle se retourne : c’est M. Rudel.

L’enfant veut se sauver, mais ne peut, fascinée par le regard brillant du médecin et paralysée par la peur. Elle jette un cri, et des larmes lui viennent aux yeux, comme à une biche forcée.

— Petite bête ! crois-tu que je te veuille manger ? dit M. Rudel en la saisissant par le bras.

— Oh ! grâce ! grâce ! laissez-moi !… crie-t-elle en se débattant.

Lui, l’enlace par les reins ; il va l’emporter dans le taillis voisin comme un loup fait d’une agnelle, lorsque derrière lui surgit Jean, pâle, essoufflé.

Il attrape son père par sa lévite et l’attire violemment en arrière :

— Misérable ! Vous voulez donc passer en cour d’assises !

— Polisson !

M. Rudel n’en peut dire davantage ; il étouffe de colère et lève le bâton sur son fils.

Mais Jean le saisit et le lui arrache :

— Allez-vous-en, scélérat !

— C’est comme ça que tu respectes ton père ?

— Il est si respectable !

— Je vais te corriger, méchant morveux !

Et M. Rudel empoigne son fils au collet.

Les deux hommes se crochent et se saboulent. Un reste de considération de la parentèle les retient. Ils ne se portent pas de coups, mais, comme deux lutteurs, cherchent à se terrasser. Le père est dans toute la vigueur de ses quarante-cinq ans ; le fils a la force et l’agilité de la jeunesse. Après bien des efforts inutiles, tous deux s’arrêtent, essoufflés, honteux, et se séparent.

— Écoutez ! dit Jean. Vous en avez assez d’autres, n’est-ce pas ?… Pour celle-ci, elle est mienne… n’y touchez pas !

— Personne encore n’a taillé sa portion à François Rudel… Ce n’est pas toi qui commenceras, mauvais galopin ! Je veux cette drole et je l’aurai.

Alors Jean, fou de colère, tire de sa poche un couteau dont la lame aiguë a bien six pouces de long ; il l’ouvre et le met sous le nez de son père :

— Si jamais vous la touchez du bout du doigt seulement, celui-ci fera votre affaire ! Regardez-le bien !

Intimidé par cette lame brillante près de sa gorge et par le regard farouche de son fils, M. Rudel recule et s’en va :

— Tu paieras tout ça cher, grand goujat !

Lors revient Jean vers la petite Nicette qui pleure, tremblante, affaissée sur ses jarrets. Il la relève, la console et l’embrasse :

— Ne crains rien, ma Nicettou, je suis là, il n’y reviendra pas.

Lorsque la petite remonte à Chasseins, la Coulaude est sur sa porte, l’attendant :

— Te gêne pas, petite gueuse ! Le père, même le fils !

La Nicette passe sans répondre, suivie de ses deux chèvres.

Une heure après, Jean monte à son tour et la « boucatière » le salue :

— Bonsoir, monsieur Jean ! Avez-vous point rencontré votre père au moulin ruiné ?

— Vilaine sale ! Va-t’en trouver ton bouc !


XI


Elle aura seize ans bientôt, la petite Nicette. C’est une belle drole, bien idoine à faire le bonheur d’un honnête garçon. Le bon air de la campagne, qui tient lieu de viande aux paysans, lui a aidé à se développer. Point trapue, ni courtaude, ni épaisse comme les filles de par là, elle est grande assez, bien faite, bien proportionnée. Pour la force, on n’en saurait que dire. Elle a l’air de venir d’une race de paysans riches, un peu affinés déjà, croisée avec un mâle supérieur.

Ses mains ne sont pas faites pour travailler la terre, ni, non plus, pour caresser exclusivement. Ce sont des mains de ménagère, assez petites, point épaisses ; des mains à donner l’appétit du pain qu’elles ont pétri ; des mains aptes à manier le corps tendre des enfançons nouveau-nés.

Sa figure est délicate et un peu courte. Ses longs cheveux dorés sont une exception dans ce pays, où les chevelures blondes sont ternes et maigres. Sa bouche est mignarde, et ses yeux d’un beau bleu de pervenche inconnu dans ces renvers. Il faudrait aller vers le couchant, jusqu’à Sainte-Yolée, à plus de deux grosses lieues de pays, pour en trouver de pareils : vient-elle donc de cette contrée ? Elle a la jambe fine d’une limousine : viendrait-elle des pays devers Ayen, Juillac ou Ségur ? Qui le sait ? L’homme qui la portait sous sa veste ne l’a pas dit. Nulle fille ou femme n’est venue confronter avec le ruban collé au registre de la mairie un autre bout de ruban pareil. Elle est abandonnée à toujours. De ça, elle ne se chagrine point : elle a son Jean, qui lui tient lieu de toute famille, qui pour elle est son père et sa mère, et son ami bien-aimé.

Il ne perd aucune occasion de lui montrer son affection. Cet hiver, environ la Noël, on « énoise » dans la grande cuisine des Rudel, et, comme de coutume, les garçons font passer le « cacalou » aux filles. Jean est là avec son monde, ainsi que toujours. Le hasard fait que devant lui, sur la table, dans le tas de noix qu’il casse d’un coup de maillet sec, il se trouve un « cacalou », petite noix naine, grosse comme une cerise bigarelle, bien formée tout de même, et joliette avec ses nervures finement gravées sur la coquille.

De suite Jean pense à sa Nicette, et il met le « cacalou » dans sa poche de gilet.

— Hé ! notre jeune monsieur ! — lui dit gaiement un « énoiseur », — vous le gardez pour quelqu’une !

— Mon pauvre Blazy, si mon chapeau se doutait de ce que j’en veux faire, je le jetterais au feu, coup sec !

Tous se mettent à rire.

Dans ces rieurs énoiseurs, il y en a peut-être bien qui soupçonnent quelque peu « notre jeune monsieur » d’aimer la Nicette. Non point qu’ils aient rien vu : Jean prend trop de précautions pour ça ; mais parce que c’est la plus gente fille de la paroisse, telle qu’il n’y en a pas une pareille, même à Hautefort ; et, après ça, parce qu’on ne leur connaît pas, à l’un et à l’autre, une mie et un galant. Des deux qui le savent, M. Rudel n’a garde d’en parler, et la Coulaude a « posé sa langue », depuis qu’un jour Jean lui a dit entre quatre yeux, la tenant par le bras :

— Fais attention de ne plus nous épier, ou nous faire épier par ton singe de frère, la Nicette et moi… Et puis, tiens ta sale bouche close, sans quoi, ni ton père, ni le mien ne t’empêcheront de passer par mes mains !

À la première rencontre, Jean donne le « cacalou » à sa mie en l’embrassant :

— Tiens, garde-le tant que tu m’aimeras !

— Tant que je vivrai, alors !

— Oh ! Nicettou ! mienne petite !

Et leurs lèvres se joignent encore.

Puis ils se mettent à babiller. Ils n’ont, pour le moment, point de grands soucis présents. Depuis la scène du moulin ruiné, M. Rudel n’a pas adressé la parole à son fils, mais il n’a pas cherché à revoir la Nicette, et Jean souhaite que ça continue toujours ainsi. Il croit que son père a eu honte de sa conduite et ne récidivera plus. Il se trompe, le brave et honnête drole : M. Rudel « espère » une occasion, tout bonnement.

Si la Nicette tient déjà ses seize ans, Jean en aura bientôt vingt et un : il va tirer au sort prochainement, et c’est là que son père l’attend.

Vingt ans auparavant, la première année que M. Rudel fut maire, la commune n’avait que bien peu de conscrits ; de manière que, lors du tirage le préfet en ayant fait la remarque, le nouveau maire répondit en riant, assez cyniquement :

— Dans vingt ans, il y en aura le double, je vous le promets, monsieur le préfet !

Le jour du tirage est venu, et le préfet d’alors n’est plus là pour vérifier la chose ; mais le fait est que le nombre des conscrits s’est beaucoup accru. D’en faire honneur au seul M. Rudel, ce serait trop s’avancer ; cependant il y a là plusieurs garçons qui ont les cheveux rouges comme lui, et plein la figure de taches de son : pour sûr, ceux-ci sont de son estoc.

De tous les conscrits des treize communes du canton d’Hautefort, Jean est sans comparaison le plus beau, le mieux bâti.

— Quel superbe cuirassier vous feriez ! lui dit le préfet.

Jean tire le numéro sept ; il ne s’en émeut pas trop, et se dit qu’au pis aller, ce n’est qu’une douzaine de cent francs perdus. Mais s’il avait pu voir la figure de son père à ce moment, il eût connu que son affaire était claire.

Les jours se passent et M. Rudel ne dit rien. Pourtant, il est tellement d’usage dans les familles riches de faire remplacer les fils tombés au sort, surtout l’aîné, que Jean ne s’en inquiète pas et suppose que la colère de son père ne le fera pas déroger à une coutume si religieusement observée dans la bourgeoisie campagnarde du Périgord.

Le jour de la revision, lorsque Jean se présente nu, tout le monde admire ce beau corps d’homme bien proportionné, puissamment musclé ; et le général lui dit comme le préfet :

— Quel magnifique cuirassier vous feriez !

Mais Jean se soucie peu du compliment. Les façons de son père commencent à le préoccuper et des soupçons lui viennent.

Après la revision, où il est déclaré « bon, très bon pour le service », M. Rudel garde toujours le silence. Interrogé par la mère inquiète, il répond :

— Nous avons le temps !

L’ordre de départ arrive, et Jean comprend le plan de son père. Lui absent, M. Rudel prendra sa revanche : que deviendra la Nicette lorsqu’il ne sera plus là pour la défendre ? À cette pensée, le désespoir le saisit et ce grand drole pleure comme un enfant dans les bras de sa mère. Puis, ayant essuyé ses yeux, il lui conte tout. La pauvre femme en a tellement su, de ces gueuseries de son mari, qu’elle ne s’en étonne pas. Elle console son premier-né, l’enfant de son cœur, et lui promet de veiller sur la petite.

— Ô mère ! protège-la bien ! S’il lui arrivait quelque chose, je ferais des malheurs !

— Oh ! mon Jean !…

Et madame Rudel va prendre dans sa « lingère » le boursicot qu’elle a fait avec les petits profits de la basse-cour. Il y a près de cent cinquante francs dans la bourse de filet vert aux anneaux d’acier ; la mère en larmes la met dans la poche de son Jean :

— Je t’en enverrai d’autre pour te servir au régiment…

La nuit venue, Jean embrasse sa mère une dernière fois, puis ses frères et sœurs, passe à la cuisine, serre la main des domestiques, des métayers montés pour lui dire adieu, et sort sans voir son père.

En passant, il entre chez la Guillone et trouve sa petite mie en pleurs.

— Écoutez-moi, Guillone, donnez-vous bien garde de cette mienne Nicette ! Que rien ne lui arrive ! Je tuerais quelqu’un ! Ne la laissez pas aller toucher les chèvres seule ; ne la quittez pas un moment, ni jour ni nuit… vous entendez ! Méfiez-vous de tous… surtout d’un !… vous savez qui ! En un besoin, aller trouver ma mère… Et puis, tenez, pour vous aider, voici quelques sous.

Et il tend à la bonne femme cinq louis pliés dans un papier.

— En bien vous remerciant, monsieur Jean… mais n’ayez point de crainte !… La pauvre drole !… J’aimerais mieux que le feu du ciel m’écrase !

Alors Jean prend dans ses bras la pauvrette qui toujours pleure et sanglote, et il la berce un moment sur son cœur, avec de douces paroles :

— Prends courage, ma Nicettou ! C’est long, sept ans, mais quand on est sûr l’un de l’autre, le temps dure moins… D’ailleurs, peut-être, ça s’arrangera plus tôt que d’aucuns ne voudraient… Aime-moi toujours, mignonne, et garde-toi pour ton homme… Adieu, ma petite Nicette tant aimée !

Et, ce disant, tout bellement il la mène jusqu’à la porte, et là, ils s’étreignent désespérément. La pauvre enfant, pendue au col de son ami, ses lèvres collées aux siennes, ne se peut déprendre de lui.

— Tenez, mère Guillone, dit Jean, voilà votre drole… et rendez-la-moi telle que je la vous laisse !

Et, après un dernier baiser au front de la petite à moitié pâmée, il ouvre la porte et s’en va dans la nuit.


XII


Jean parti et forclos de la « franchise de Chasseins », M. Rudel se figure avoir pris la pie au nid, comme on dit. Mais lorsqu’il s’aperçoit que la petite n’est jamais seule, qu’elle et sa mère nourrice s’en vont toujours deux à deux, comme les scieurs de long, ça le met en colère. Il comprend que son fils a mis la Guillone en défiance de lui. Jamais, depuis qu’il a l’âge d’homme, personne à Chasseins, ni même dans la commune, n’a osé lui résister, ni en face, ni de biais. Sa haine contre Jean s’accroît de cette déception ; il le voudrait savoir mort. Mais quand on lui parle de son fils, et que des amis s’étonnent que, riche comme il est, il n’ait pas fait remplacer son fils aîné, un si brave drole et un si bon travailleur, il répond en père miséricordieux :

— C’est une mauvaise tête… Lorsqu’il aura mangé un peu de vache enragée, nous verrons…

Mais quand il est seul et s’en vient à penser que Jean est aimé de la Nicette, que c’est lui l’obstacle, ses mâchoires se contractent, ses dents craquent et il serre les poings dans ses poches.

C’est que cette résistance à ses volontés irrite sa passion ; la petite lui en paraît plus désirable. Elle n’est point pourtant de celles qui allument les désirs sensuels, mais de ces douces créatures qu’on commence à aimer par le cœur. M. Rudel ignore ce genre d’amour, mais il voit combien la Nicette est plus belle que les filles qui sont de son gibier ordinaire. Au lieu de ces tailles ramassées, de ces traits forts, de ces grosses attaches, elle a une figure fine, sa taille est élancée, bien faite, et tout dans son corps est bien proportionné. Il n’y a qu’à la voir marcher. Les lourds sabots la gênent bien un peu, mais, lorsqu’elle est nu-pieds, sa démarche élastique, cadencée, le mouvement harmonieux de toute sa personne font plaisir à voir, et M. Rudel parfois la suit de l’œil comme un loup guettant une gentille ouaille.

Et puis cet air d’honnêteté qu’elle porte sur son joli visage, la modestie de son regard, sa petite bouche close par la chasteté, tout ça la lui rend plus convoitable. Il ressent à l’avance un sauvage plaisir à profaner de sa grossière brutalité les dons charmants de cette enfant innocente et vierge.

Il voudrait l’avoir comme chambrière, aux lieu et place de cette grande bringue de Marsillaque qui est chez lui depuis tantôt quinze mois, ce qui est un peu beaucoup pour M. Rudel, fort amateur de changement. Mais celle-ci, se trouvant bien où elle est, n’a nulle envie de s’en aller. Aussi M. Rudel, qui prévoyait cette résistance, a pris ses mesures en conséquence. Voilà bientôt que la Marsillaque est obligée d’élargir la ceinture de sa robe : force lui est bien de partir, avec quatre écus pour ses frais de gésine et payer la matrone ventrière. C’est un prix fait comme les tortillons, et M. Rudel paie « recta », comme il dit.

La Marsillaque partie, il s’agit de la remplacer par la Nicette. Mais les précautions de la Guillone marquent bien que ça n’ira pas tout seul et qu’il faudra négocier. Heureusement, la Michone est là. Dans sa jeunesse, étant accorte et belle drole, elle a servi aux plaisirs de M. Rudel ; maintenant elle fait la cuisine, et aussi un autre vilain métier. Elle lui sert à piper les belles filles, et à arraisonner des fois les parents d’icelles qui ont quelque appréhension de les laisser entrer à son service.

Passant devant chez la Guillone en faisant son bas, la Michone, avec un air chattemite, demande si par aventure on n’aurait pas vu un petit « canetou » qui avait la crampe et qui a dû rester par là au bord d’un chemin.

Non, la Guillone ne l’a pas vu.

Mais une rencontre de deux femmes de village ne va pas sans quelques « platusseries ». Elles bavardent donc un peu, pendant que la Nicette étend du linge sur une haie derrière la maison.

De fil en aiguille, la Michone en vient à dire qu’elle cherche une chambrière en remplacement de la Marsillaque, partie chez elle pour se marier…

« Une jolie nôvie ! » pense la Guillone.

— Par exemple, il faut une brave fille, honnête… oh ! oui… on n’en prend pas d’autres dans la maison.

— Ça, c’est vrai ; M. Rudel ne veut pas les restes des galants.

Et peu à peu, l’apparieuse en vient à parler de la Nicette. Est-ce que la Guillone ne la voudrait pas louer ?

La mère nourrice ne veut pas : la petite est faible…

— Faible !… se récrie la Michone.

D’ailleurs, l’ouvrage n’est pas pénible : servir à table, balayer, faire les lits…

« Et les défaire aussi ! » se dit la Guillone.

C’est égal, elle ne veut pas.

— Vous l’auriez là, tout près…

— Non, voyez, Michone, j’aime mieux la garder comme moi.

— Elle gagnerait de bons gages, autant que le valet de labour… douze pistoles !…

La Guillone secoue la tête.

— Allons, ma pauvre, dit l’autre, pensez-y… Ce que je vous en dis, c’est dans votre intérêt et celui de la drole… Je m’en vais voir si je trouve ce canou.

Plusieurs fois, l’air indifférent, traînant ses savates en passant, la cuisinière reparle de la chose. Il lui tarde autant qu’à M. Rudel d’avoir la petite Nicette : elle est seule avec une drolette des métayers du Terrail, pour faire tout l’ouvrage…

Mais la Guillone ne veut toujours pas.

On lui donnerait quinze pistoles !

« Quinze pistoles ! Ça n’est point pour rien d’honnête que M. Rudel donne d’aussi forts gages, » se dit la Guillone.

Et elle remercie beaucoup de l’intérêt qu’on lui porte… mais la petite ne se veut pas louer.

Alors la Michone épie l’occasion de parler à la Nicette et tâche de l’enguirlander.

Elle serait tout à fait bien chez M. Rudel. La dame est une bonne femme, point ennuyeuse pour les chambrières… Lui, le monsieur, avec son air rude, est pourtant un bon homme. En plus de bons gages, elle aurait des étrennes, des cadeaux… de jolies robes d’indienne… des mouchoirs de tête en soie… des petits souliers fins…

Mais la Nicette aime mieux n’être point bien habillée, et rester avec sa mère nourrice.

Et elle laisse la Michone sur la cafourche où celle-ci l’a accostée, et va rejoindre la Guillone, qui l’attend sur le chemin du gué Gonthier.

Non ! quand même on lui donnerait tous les écus qu’il y a ensachés dans cette maison, elle n’y voudrait pas entrer d’un pied tant seulement. Elle se veut conserver pour son Jean, pour « son homme » comme il a dit. En ce moment, elle a une lettre pour lui, que madame Rudel lui a fait tenir pour la porter en cachette à la boîte aux lettres d’Hautefort, de crainte de M. Rudel. La drole a mis cette lettre entre ses deux petits seins, elle la sent là avec bonheur : il lui semble que, la recevant, Jean y trouvera quelque chose d’elle, et ça la rend heureuse.

Elle a rejoint sa mère nourrice ; les deux femmes descendent avec leurs chèvres le chemin qui s’en va passer sous l’hospice d’Hautefort, et s’arrêtent à deux ou trois portées de fusil du gué de la Beuse. La petite Nicette tire la lettre de sa poitrine et la regarde. Elle ne sait lire, la pauvrette, elle en est bien fort marrie, et interroge la grosse écriture de l’adresse :


À Monsieur,
Monsieur Jean Rudel,
cavalier au 2e régiment de cuirassiers, 3e escadron, à Meaux en Brie.


Elle se dit, la douce enfant, que si elle savait écrire, comme madame Rudel, elle ferait une lettre pour son grand ami :

« Mon Jean, je vous aime toujours et je pense bien à vous. Tous les jours, je prie le bon Dieu et la Sainte Vierge de vous garder de tout mal et de vous tenir en bonne santé. Il me tarde bien de vous revoir et de vous embrasser, mais je prends patience en pensant à vous.

» Votre petite Nicette qui vous aime de tout son cœur. »

Malheureusement, elle ne sait… Alors elle cueille un brin de marjolaine, le baise à plusieurs reprises, puis, adroitement avec son aiguille à bas, elle le glisse entre les pliures, dans la lettre… Jean devinera bien de qui ça vient : souventes fois il lui a demandé la fleur qu’elle avait entre les lèvres, pour la mettre à sa bouche… Puis elle replace la lettre dans le petit nid chaud.

— Il n’y a personne par là, dit la Guillone, cours-y vite.

Alors la petite monte à Hautefort, s’en va acheter, pour le semblant, un écheveau de fil de deux liards, et puis passe devant la poste. Elle regarde de tous côtés : personne… Elle glisse la lettre dans la boîte et revient grand’erre.


XIII


Ah ! si M. Rudel savait ce qu’il y a dans cette lettre !… La bonne mère écrit à son Jean que le bon-papa Dumazy a vendu son bois châtaignier de la Merlie, pour lui acheter un homme, et qu’aussitôt payé il lui enverra l’argent, « coup sec ».

Elle lui fait savoir ensuite que « quelqu’un » fait tout le possible pour prendre la Nicette comme chambrière à la maison. Elle est bien sûre que la Guillone n’y voudra jamais entendre, mais d’ailleurs elle est là aussi, et, « au bon besoin », s’y opposerait.

Pour son Jean, elle se révolterait contre M. Rudel, ce qu’elle n’a jamais fait pour son compte.

Et puis elle l’encourage, lui dit qu’il n’a plus longtemps à souffrir, et que d’ici son retour il ne se tourmente point, qu’il n’y a point de danger…

La bonne mère s’excuse aussi de ne payer point le port de la lettre, mais elle se cache de « quelqu’un » et la fait jeter secrètement à la boîte par la Nicette… Elle pense, d’ailleurs, qu’il a encore un peu de l’argent qu’elle lui envoya quinze jours il y a.

Ah ! la bonne lettre ! et comme elle fait du bien au cuirassier qui s’ennuie du pays, à Meaux en Brie ! Il ne regrette pas les vingt et quelques sous de port qu’elle lui coûte, ah ! non…

Et puis, ce brin de marjolaine ! il le met entre ses dents et croit y retrouver le goût des lèvres de sa petite Nicettou…

— Vous dormez, cavalier Rudel !

Non, il ne dort pas, le cavalier Rudel ; mais tout en trottant sur la piste, il a la vision de deux femmes qui l’aiment, là-bas au fond du Périgord blanc, dans « la franchise de Chasseins », et ça lui donne des distractions, de manière que des fois il n’exécute pas le commandement assez vite…

De toutes ces choses, de ce remplacement prochain, M. Rudel ne se doute point. À cet égard, il est bien tranquille : Jean ne reviendra pas de sitôt.

Quant à ce qui est de la petite, ça ne va pas. M. Rudel a eu beau la faire épier par la Coulaude, chercher à la rencontrer par là, sans sa mère nourrice, il n’a pu l’accoster seulette. La Michone lui a rapporté qu’elle a perdu son temps à patrociner près de la jeune et de la vieille : aucune ne veut entendre à ses raisons.

Tout ça le rend fou, cet homme qui a toujours fait à sa volonté. En s’en allant par les chemins il rage et ronchonne tout seul. Il ne ferait pas bon alors lui demander de la monnaie de deux sous, ah ! non. Et quand sa jument butte dans un mauvais pas, de quel coup de cravache il la relève !

En cheminant, M. Rudel rumine la situation et cherche les moyens d’en venir à ses fins. Il n’en voit plus que deux : acheter la Guillone pour avoir la petite, ou prendre celle-ci de ruse ou de force, l’occasion se présentant.

Il croit bien que la Guillone ne se laissera pas acheter… Cependant il en a vu tant d’autres, mères et filles, rétives en diable, s’apprivoiser à la vue de l’or !…

Afin de savoir à quoi s’en tenir, M. Rudel donne commission à la bonne femme de lui ramasser de la petite centaurée pour faire de la tisane à couper les fièvres : ça ne vaut pas la quinine, mais c’est beaucoup moins cher.

Lorsque la Guillone va lui porter sa cueillette, le médecin, soi-disant pour la payer, étale sur la table de sa chambre une poignée de louis d’or tirés d’une grande bourse de cuir, et les aligne : un, deux, trois, quatre, cinq…

— Hé ! hé ! fait-il, avec ça tu pourrais te mettre à ton aise… Qu’en dis-tu ?

Elle n’en dit rien, la mère nourrice ; mais elle regarde les louis et pense qu’avec les autres cinq de M. Jean, elle pourrait acheter le petit baradis des Berny qui jouxte sa maisonnette… Ils veulent le vendre : le fils aveugle ne le peut travailler et la mère est trop vieille…

Et un soupir sort de sa poitrine.

— Eh bien ? demande M. Rudel.

— Que voulez-vous que je vous dise ?… Ils ne sont pas miens.

— Aisément tu les peux faire tiens.

— Et comment ?

— Je te le vais expliquer. Nous avons besoin d’une chambrière pour remplacer la Marsillaque… et la dame veut une drole qui soit honnête et pas sotte… Tu n’as qu’à louer la Nicette chez nous.

— Pour ça, notre monsieur, je ne le peux faire.

— Et la raison ?

— La petite n’est pas trop forte… et, de plus, elle ne se veut louer…

— Ça dépend de toi : si tu le veux, elle le voudra… tiens, regarde !

Et M. Rudel aligne cinq autres louis sur la table.

Les yeux de la Guillone flambent en voyant tout cet or. Non qu’elle consente, même en pensée, mais ces pièces qui brillent, ça fait toujours un effet… Non, certes, elle ne consent pas : elle sait que toutes les servantes qui entrent chez M. Rudel sont perdues… et elle aime trop sa drole pour la vendre… Et puis M. Jean qui l’aime tant, la Nicette !… Elle a encore dans les oreilles ses paroles du départ : « Que rien ne lui arrive ! Je tuerais quelqu’un ! »

Elle soupire derechef et se lève :

— Vous voulez rire, notre monsieur !… Excusez… il faut que je m’en aille…

M. Rudel croit qu’elle hésite… Enragé de désirs, il vide la bourse sur la table et remue l’or avec la main :

— Laisse-la venir… tout ça est pour toi…

Mais la Guillone s’enfuit épouvantée.

— Tu t’en repentiras ! Vieille bourrique !

Et M. Rudel, furieux, ramasse ses louis, serre la bourse dans son grand cabinet, jure, sacre, et descend passer sa colère sur son monde. Puis il se fait amener sa jument « pécharde » et part en tournée.

Malheur aux malades qu’il va voir ! Ils seront copieusement phlébotomisés ! Si par hasard la Guillone était dans le cas d’avoir besoin de lui, elle serait saignée à blanc, sans miséricorde ! Sûr que, de quelque temps, elle ne le gênerait pas !

Heureusement, elle n’est pas malade. Il ne reste à M. Rudel qu’à chercher quelque moyen détourné de l’éloigner. Il songe à la faire en aller au loin sur un faux avis donné par quelqu’un d’aposté : mais la chose est difficile. Pendant un mois, il est quasiment fou d’avoir failli à son dessein. Les autres filles ou femmes, il ne les regarde tant seulement pas. C’est la Nicette qu’il veut, avec une rage de passion qui lui fait dire parfois tout seul ;

« Quand je devrais tuer la vieille, je veux cette drole ! Je la veux et je l’aurai, ou je ne m’appelle plus François Rudel ! »

Un jour, rentrant de voir ses malades, il trouve sur son chemin la « boucatière » qui l’arrête avec un mauvais rire :

— La Guillone est partie pour Moncibre, dans la paroisse de Villac… Sa sœur, qui est à la mort, l’a fait demander…

— Ah !… fait M. Rudel, dont les yeux brillent.

— Seulement, la vieille de chez Berny doit venir garder la drole…

M. Rudel hoche la tête, comme point embarrassé de ça, et rentre chez lui.

Peu après, la Michone, bien embouchée, s’en va parler à la bonne femme Bernique.

Aussitôt qu’elle a compris, celle-ci se récrie : jamais de la vie elle ne fera ça ! La Guillone lui a fait jurer par son âme, sur la croix de son chapelet, de bien garder sa drole de tout méchef !

— Écoutez, Bernique, lui dit l’autre ; vous connaissez le monsieur ! S’il vous trouvait chez la Guillone, peut-être il vous étranglerait… Et puis, vous savez, quand on est dans les dettes des gens, il faut en passer par leurs volontés : les pauvres ne sont pas libres de faire à leur fantaisie. Si vous ne faites pas ce que veut le monsieur, il fera vendre votre maison pour être payé des huit cents francs hypothéqués dessus… Pensez bien à ça !

La pauvre femme ancienne pleure à l’idée de s’en aller, chassée de chez elle avec son fils aveugle…

— Et puis, personne n’en saura rien… Vous ferez semblant d’avoir besoin de sortir. Ça n’est pas la drole qui parlera de ça… Elle fera, voyez-vous, comme tant d’autres qui font beaucoup de manières avant, et qui puis après s’apprivoisent à venir manger dans la main…

— Mais j’ai juré ! fait la Bernique, en larmes.

— C’est bien quelque chose !… Enfin, choisissez : si vous ne faites pas ce que je vous dis, demain l’huissier viendra vous porter un commandement à payer les huit cents francs…

Terrifiée, la Bernique promet.

Le soir, vers les dix heures, couchée avec la Nicette, elle se lève, disant :

— Ces prunes que je mangeai tantôt me font mal à l’estomac. Je vais me promener un peu…

Et après s’être habillée, elle sort.

Un instant après, la porte se rouvre, quelqu’un entre, referme la porte et pousse le verrou.

Pauvre petite Nicette !


XIV


En un coin de la maisonnette solitaire, l’enfant martyre gît dans le lit étendue, fiévreuse, affaissée. Sa tête est comme noyée dans ses cheveux dénoués. De grosses larmes coulent lentement de ses yeux, et, par moments, un sanglot désespéré soulève sa poitrine meurtrie que la chemise déchirée laisse à découvert. Elle ne bouge pas, elle n’en a ni la force ni la volonté. Le moindre mouvement lui est douloureux. Au cours de cette trop longue nuit, la brutalité de l’homme l’a brisée. Dans l’ombre elle l’a reconnu à sa voix dure, à son odeur de rousseau ; et, le matin, dans ses doigts crispés, elle tient encore quelques cheveux rouges arrachés à M. Rudel. Impuissante défense, comme le coup de bec de la poulette enserrée par l’épervier.

Mais ce qu’elle souffre en son pauvre corps froissé, en sa chair mortifiée, n’est rien auprès de sa souffrance morale. Le crime de cette horrible nuit la désespère, non seulement pour elle, mais encore parce qu’il atteint Jean dans ce qu’il a de plus cher. Pauvre Jean ! Que dira-t-il, sachant ceci ? Car de le tromper, elle n’y veut pas songer. Son bonheur envolé, sa vie souillée, elle n’essaiera pas d’enracheter quelques bribes au prix d’un mensonge odieux… D’un mensonge !… Et pourtant il lui faudra sur un point mentir à son ami ! Elle se souvient du moulin ruiné, et comment Jean portait le couteau à la gorge de M. Rudel pour l’avoir seulement saisie au bras. Certainement, s’il sait le crime de son père, il le tuera ; d’ailleurs, il l’a dit en partant à la Guillone :

« Gardez-la bien, ou je tuerai quelqu’un ! »

Et alors, dans son imagination enfiévrée, elle voit son Jean arrêté par les gendarmes, la cour d’assises, et l’échafaud où le fils parricide monte avec un voile noir… comme elle a ouï dire que ça se faisait.

— Horreur ! il faut le sauver de cela !

Toute la journée elle songe à ces tristes choses et pleure sa virginité perdue, son bonheur détruit à jamais.

Sur le soir, elle prête attention à ses chèvres affamées qui, dans l’étable, bêlent à force. Elle se lève, se vêt et se traîne jusqu’à la porte. La pauvre hésite un instant avant de sortir, craignant d’être vue : il lui semble que tout le monde connaîtrait ce qui lui est arrivé. Ne voyant personne, elle va péniblement jusqu’à l’étable et jette à ses bêtes une brassée de feuilles ramassées la veille, puis elle rentre dans la cassine et pousse le verrou.

En ces misérables demeures, point de serrures aux portes. De dehors étant, pour ouvrir et fermer, les gens de la maison se servent d’une « clef-torte », qui est une tige de fer, recourbée en faucille, qu’ils passent par un petit trou, et avec laquelle ils font jouer le verrou intérieur.

Pour se mettre à l’abri, la Nicette attache à un clou de la porte la poignée du verrou. Puis elle ferme le petit « fenestrou », au moyen du « renard » en fer qui tient le contrevent clos.

Et elle se recouche, plus fatiguée d’avoir fait quelques pas que d’une journée de travail aux champs. Depuis la veille au soir, elle n’a pas mangé, mais elle n’a point faim : la pensée de son malheur lui ôte tout autre sentiment.

De son lit, elle voit dessous la porte le jour baisser, et elle entend passer dans le chemin les gens qui reviennent des terres. À la nuit tombante, elle reconnaît le pas de la jument de M. Rudel qui rentre de sa tournée. De savoir cet homme si près d’elle, ça la fait frémir ; et, quoiqu’elle ait pris ses précautions, elle tremble et s’angoisse en songeant qu’il pourrait bien revenir…

Il est nuit close. La petite, les yeux grands ouverts, a devant ses paupières brûlées par les larmes et l’insomnie la vision de l’horrible scène, et elle a peur : peur de tout, de l’obscurité qui l’enveloppe ; peur surtout de M. Rudel… S’il allait forcer la porte !…

Vers dix heures, une main soulève le loquet ; puis, la porte ne s’ouvrant pas, une clef-torte passe par le trou et tente de faire jouer le verrou : heureusement, il est bien attaché. Mais la voix sourde de M. Rudel crie par le passage de la clef : « Ouvre ! » et la porte est secouée avec force. De la porte il passe au fenestrou, derrière la maison, essaie de l’ouvrir, et, ne pouvant, cogne et jure, furieux. Longtemps il tourne autour de la bicoque comme un loup autour d’une bergerie : le cœur de la petite bat fort pendant ce temps. Puis le bruit cesse, elle se croit délivrée. Soudain, entre le mur et le contrevent du fenestrou, M. Rudel introduit le tranchant d’une pioche trouvée auprès de l’étable. Affolée, la Nicette, les jarrets coupés par la peur, monte à grand’peine l’échelle de meunier du grenier, et, par la « chatonnière » ouverte dans la tuilée, elle crie haletante :

— Au secours ! au secours !…

Et l’assaillant s’enfuit.

La Guillone revient le lendemain soir, sa sœur enterrée. La petite Nicette a raccommodé sa chemise ; elle ne dit rien à sa mère nourrice de ce qui s’est passé : à quoi bon ? Que faire contre l’irrémédiable ? Et que faire contre M. Rudel ? La bonne femme voit bien que sa petite est pâle, que ses yeux sont mâchés, qu’elle est alanguie ; mais cela arrive aux filles, et elle ne s’en inquiète pas autrement. L’enfant a sur une joue la marque des doigts de M. Rudel étouffant ses cris : elle explique ça par une branche de fagot qui lui a fouetté la figure.

Le temps se passe et la Nicette ne reprend pas ses belles couleurs. La Guillone parle de faire venir M. Rudel, mais la petite proteste fort avec des larmes dans la voix : elle n’est pas malade, Dieu merci !

Et, en effet, des fois, il semble à la mère nourrice que sa Nicette engraisse…

Quatre mois se sont écoulés depuis l’affreuse nuit, lorsque le bruit se répand dans « la franchise de Chasseins » que Jean Rudel, remplacé, revient du régiment. Ah ! comme cette nouvelle lui étreint le cœur, à la pauvre petite ! Que va dire Jean ? Une mortelle tristesse la prend, et, lorsqu’elle est seule, elle pleure silencieusement.

Après sa venue, elle le fuit pendant quelques jours, mais enfin il la trouve seule, un matin, dans la carrière abandonnée, où les chèvres broutent les pointes de ronces.

— Non, mon Jean, fait-elle lorsqu’il veut l’embrasser, non, ça ne se peut.

— Et pourquoi ? fait-il, étonné.

— Mon doux ami, dit-elle en se mettant à genoux, comme une coupable, la pauvrette ! mon doux ami, je ne suis plus celle que vous laissâtes honnête fille en partant… Je n’ai plus la fleur de mon corps… votre petite Nicette n’est plus digne de vous…

Lui pâlit et serre les dents tandis que, tout en larmes, elle fait le récit de son malheur.

— Et qui est celui-là ? demande-t-il d’une voix étranglée après qu’elle a fini.

— Hélas ! je ne sais !

— C’est celui du moulin ruiné ?

— Non !

— Il n’y a que celui-là capable de ça !

— Pourtant, ça n’est point lui !

— Comment le sais-tu ?

— Par des cheveux noirs qui me restèrent dans la main.

— Et de qui te doutes-tu ?

— Ce jour-là, passa un peyrolier du pays d’Auvergne qui vint deux fois me demander des cuillers à étamer…

— Malheur !

Et Jean la regarde… Ainsi agenouillée, elle lui rappelle encore la Vierge de l’Annonciation de l’église de Nailhac…

— Ô mon Jean, gémit-elle, moi, pauvre fille, qui n’avais que mon corps innocent à vous donner !… Que ne m’avez-vous prise là bas, au moulin ruiné, le jour où nous bûmes notre sang !

Malheur ! Ah ! s’il savait sur qui venger ce crime, fût-ce sur M. Rudel, comme il lui planterait son couteau dans le bon endroit, sous la quatrième côte !… Mais ne savoir sur qui faire tomber la colère qui lui brûle au creux de l’estomac !…

— Pauvre petite ! pauvre petite !

Et il s’en va. Dans le bois du Sol il se jette à plat ventre et mord la palène en pleurant de rage.

Les jours ensuivants, il erre seul à travers pays, évitant les chemins. Où va-t-il ? Nulle part. Il marche au hasard, sombre, farouche : ceux qui l’aperçoivent le prennent pour un fou. Ce bon fils oublie sa mère, ce vaillant travailleur ne pense plus au travail : une chose le mine, le ronge, le malheur de la petite Nicette…

Puis une pensée de pitié lui vient, et, une après-midi, il va la rejoindre le long des Bois-Lauriers :

— Ô ma petite Nicette ! Le coup fut dur, l’autre matin… Depuis, j’y ai pensé : tu n’es point fautive, mais seulement malheureuse…

— Oui, mon Jean, bien malheureuse !

— Eh bien, ma Nicette, console-toi un peu… je t’aime toujours !

— Merci, mon Jean ! Vous êtes bon comme le bon Dieu ! Tant que j’aurai vie au corps, je me souviendrai de cette parole… Mais mon gentil ami, je suis encore plus malheureuse que vous ne croyez !…

— Que veux-tu dire ?

— Tenez, regardez ma ceinture !

Et elle laisse tomber le tablier plein de feuilles…

Oh ! misère ! Et ne savoir qui tuer !


XV


Jean est reparti ; voici déjà un mois qu’on ne l’a vu dans « la franchise de Chasseins », où on ne le reverra plus jamais. Pour la petite Nicette, elle grossit toujours. Elle a lâché un peu son cotillon par devant et ne serre pas sa brassière : ainsi ça ne se voit pas autant. Et puis, lorsqu’elle est dehors avec ses chèvres, dans son tablier relevé elle porte de l’herbe ou des feuilles. Mais tout cela ne peut avoir qu’un temps ; avant peu la chose sera tellement visible qu’elle ne la pourra plus céler. Déjà la Coulaude, la vilaine « boucatière », la regarde passer en ricanant :

— Tu « profites », bâtarde !

Il est bien étonnant aussi qu’au lever et au coucher, lorsque la drole se pouille et se dépouille, la Guillone ne s’en soit point donné garde, malgré toutes les précautions de la pauvrette.

Elle se dit, l’infortunée petite, que, quand même elle cacherait son malheur jusqu’à la fin, il faudra bien pourtant que ça se sache un jour…

Que deviendra-t-elle alors ?

Puisque son Jean est perdu pour toujours, puisque tout est fini, qu’elle ne peut plus être heureuse dans ce bas monde, pourquoi y resterait-elle ? Et sa pensée se tourne vers la mort secourable. Oui, ça vaut mieux que de voir les ricanements méprisants des gens, que de s’entendre baptiser de sales noms ! Ça vaut mieux surtout que de mettre au monde une créature vouée à la misère, et, si par malheur c’est une fille, destinée peut-être, comme sa mère, à être victime des passions brutales des hommes.

Depuis que cette idée consolante est entrée dans sa tête, elle est plus calme. La pauvre drole sait que, lorsqu’elle voudra, tous ses malheurs seront finis. Parfois, pourtant, sa jeunesse se révolte et de folles imaginations lui viennent… Jean l’aimait tant !… Peut-être reviendra-t-il lui dire que, malgré tout, il l’aime toujours…

Oui, mais un coup de pied de l’enfant la rend à la réalité : décidément, il faut mourir.

Le soir, elle sort de la maison et descend dans le vallon du Thévenau. Elle suit le ruisseau en disant son chapelet. Arrivée au moulin du Coucu, elle épie un instant : point de lumière, le meunier et son monde dorment. Sur la chaussée de l’étang, elle se met à genoux, fait sa prière, demande pardon au bon Dieu et à la sainte Vierge, puis donne une dernière pensée à son Jean, mort ou vivant. Ensuite, elle attache ses cotillons autour de ses jambes, et se suspend à une branche d’un vergne crû entre les pierres. La froideur de l’eau la saisit : elle a comme un mouvement de révolte de sa chair qui frissonne devant la mort. Mais le sentiment des misères qui l’attendent lui revient, elle lâche la branche et se laisse couler au fond de l’eau.

Pauvre petite Nicette !

Cependant, le matin, la pelle levée, le meunier trouve que l’eau ne vient pas bien dans le coursier, et il va voir.

Pardieu ! il y a là, bouchant l’ouverture, une femme noyée !

Avec une perche, il l’amène peu à peu sur le bord et la tire à moitié de l’eau.

C’est la drole de chez la Guillone !

Il la tire encore un peu, mais lui laisse les jambes dans le ruisseau jusqu’à l’arrivée de la justice… Diable !

Dans l’après-dînée, le juge de paix d’Hautefort, qu’on est allé quérir, vient avec son greffier. De gendarmes, point : ils sont trop loin, à Excideuil. Un instant après le juge, arrive M. Rudel, requis par lui pour expertiser les causes de la mort.

On étend le corps sur une vieille meule usée, hors de service, et le greffier fouille la morte. Dans les poches, un chapelet, puis un mouchoir. Dans un coin du mouchoir est noué un cacalou.

— C’est peut-être ce cacalou qui l’a perdue ! s’écrie le juge.

— Ça se pourrait ! fait M. Rudel.

Ensuite il procède à l’examen. Pour cela, il faut ôter les habillements ; mais ils sont mouillés, ce n’est pas facile : le médecin les coupe avec les ciseaux de sa trousse.

En attachant ses cotillons, la pauvre enfant n’avait pas prévu que la justice veut y voir clair en ces affaires. Voici ce pauvre corps étendu sur la meule, nu comme au jour où il naquit à la lumière. Autour, le meunier et des gens de village le regardent avec une curiosité déshonnête. La Guillone, accourue, pleure, la figure dans son tablier.

La peau est très pâle, avec la chair de poule : l’intérieur des mains et la plante des pieds sont blanchâtres et plissés. Les seins sont gonflés, les yeux fermés, et sur les lèvres closes se voit un peu d’écume rosée.

Tout d’abord, l’officier de santé constate la grossesse.

— De combien ? demande le juge.

— De quatre ou cinq mois, environ.

Il pourrait le dire au juste, le misérable, mais il continue son examen sans ciller.

Il retourne le cadavre.

De blessures, de traces de violences, point : pas une égratignure sur ce beau corps. M. Rudel le remet sur le dos et, froidement, conclut au suicide.

— Vous me donnerez votre rapport sans tarder, dit le juge en s’en allant.

— Demain, vous l’aurez.

Puis, ayant fonctionné comme médecin, M. Rudel fonctionne comme maire. Il fait mettre la morte dans deux vieux sacs à blé qu’on assujettit avec des ficelles. La peau se voit çà et là à travers les trous faits par les rats, mais qu’importe ? Sur l’âne du moulin, chargée comme un sac de mouture, la petite Nicette s’en va vers le cimetière, suivie par sa mère nourrice.

Pour quarante sous, M. Rudel s’en tirera : c’est une économie de dix francs sur les quatre écus coutumiers.

Derrière la chapelle ruinée des Gonthiers, est un terrain maudit, plein de ronces, d’orties et de mauvaises herbes. Là on enterre les mort-nés, les déconfès, ceux qui se sont défaits ; là on mit, une vingtaine d’années devant, un vieil huguenot du Fleix, qui s’était habitué dans le pays comme taupier.

Le fossoyeur, prévenu il n’y a qu’un moment, arrive et commence à faire le trou. Le meunier enlève le corps, le dépose dans les hautes herbes et s’en retourne à son travail. La Guillone, accroupie auprès, regarde et pleure.

La fosse se creuse lentement ; l’homme est vieux et se repose souvent. Enfin sa tête blanche, s’enfonçant peu à peu, disparaît presque : il s’arrête et sort. Il triche bien d’un bon pied, mais qui le saura ?

Le vieux homme, à l’autre bout du cimetière, va quérir une longue, solide planche, et la place dans la fosse en plan incliné. Puis, avec la Guillone, ils prennent le corps et le portent sur la planche où le fossoyeur le fait glisser avec précaution. Ensuite, il retire la planche tout doucement, et la petite Nicette se couche au fond du trou.

— Ma drole ! ma pauvre drole ! crie en sanglotant la mère nourrice.

— Que veux-tu, femme ! à cette heure toutes ses misères sont finies, — dit le vieux en rejetant la terre qui tombe sur le cadavre avec un bruit mat.

Maintenant, la fosse est comblée, tout est fini ; la Guillone s’en retourne vers Chasseins à travers les terres, tant elle a honte de traverser le bourg.

Tout est fini ?

Pas encore.

Le dimanche suivant, le curé monte en chaire, et, après son prône, il fait un bout de sermon sur cette mort pitoyable :

« Voilà où conduisent les passions honteuses ! voilà les funestes effets du libertinage ! Que l’exemple de cette malheureuse vous serve, jeunes filles ! Fuyez ce vice détestable qui l’a perdue ! Ne prêtez jamais l’oreille aux propos des galants ! Pour les avoir trop écoutés, celle-ci est déshonorée en ce monde et damnée dans l’autre ! »

Pauvre petite Nicette !

Heureusement, pendant que le curé la flétrit et la damne, sous la terre où vont faire leur œuvre les travailleurs nécrophages, la douce créature dort en paix aux bras de la Mort libératrice.



LE GRAND MILOU




I


Des deux autres enfançons abandonnés que l’Audète porta aux sœurs de Périgueux, en même temps que la petite Nicette, l’un se nomme Émile Malvenu. Ce nom peu « jovent » lui vient d’une fantaisie de Rupin. Le vieux Géry cherchant le clerc pour faire sa déclaration, le trouva déjeunant à l’hôtellerie du Lion d’or avec un garçon arrivé du matin, pour « lever » les actes de mort de ses père et mère aux fins de se marier.

— Celui-là ne vient pas à propos ! s’écrie Rupin ; nous l’appellerons Malvenu !

— Tout de même, mon pauvre Géry, pour ne pas te faire revenir, je vais mettre par écrit ce qu’il me faut.

Et, sur un bout de papier, le clerc prend des notes au crayon.

— Voilà ce qu’il avait au bras gauche, dit le domestique en mettant sur la table un ruban vert broché de fleurs jaunes.

Puis, ayant bu un coup de vin versé par Rupin, le vieux s’en retourne à l’hospice.

— Puisque vous êtes là, vous serez son parrain ! dit le clerc au jeune homme : quel petit nom voulez-vous lui donner ?

— Moi, je m’appelle Émile…

— Ça y est : Émile Malvenu !

— Maintenant, continuons, reprend Rupin, en attaquant un quartier de confit d’oie.

En arrivant à l’hospice de Périgueux, ce petit Malvenu, transi, affamé, crie tant, que la sœur dit à la nourrice au gros pis :

— Faites le téter un peu, ce diablotin, il meurt de faim.

Pendant ce temps, elle change de « drapes » l’autre poupon, qui, moins vigoureux qu’Émile, vagit faiblement.

Trois jours il reste à l’hospice, le drole, tétant la nourrice banale, suçant à la fiole, buvant le lait à la cuiller, goulu, ne refusant rien. Puis un matin vient une femme demander un nourrisson. Elle a de bons certificats ; le médecin lui manie les mamelles passablement garnies, on lui donne le nommé Malvenu, Émile, numéro 745.

Et la femme s’en retourne vers le Temple où elle demeure pour le moment. Plus heureuse que la Guillone, elle ne marche pas de pied ; elle est assise sur une vieille bourrique, mal harnachée d’une mauvaise bastine à porter les sacs de minerai aux forges. Son homme, qui l’a accompagnée, touche la bête. On dirait à les voir une Fuite en Égypte, rustique.

S’ils ont une « sommade », ça n’est pas qu’ils soient bien avancés, la bête n’est pas à eux. Un voisin, muletier de son état, l’a prêtée, n’en ayant besoin ce jour-là. Rien qu’à voir leur habillement, d’ailleurs, on connaît de suite qu’ils sont pauvres, pauvres, de ces traîne-misère comme il y en a tant au fond de nos campagnes. La femme est vêtue d’une brassière d’étoffe burelle, usée, d’un cotillon de droguet tenu par des bretelles de lisière, coiffée d’un mouchoir de cotonnade à carreaux bleus et rouges, et chaussée de gros sabots.

L’homme a un mauvais « gipou », ou habit-veste, de même étoffe que la brassière de sa femme, et une culotte du même droguet blanchi par l’usure, que son jupon. Il marche nu-pieds ; ses sabots sont attachés à la bastine de la bourrique par un lien de vîme, et sa tête est abritée par un vieux chapeau périgordin à calotte ronde, bosselé, roussi par le soleil et les pluies, dont les larges bords retombent flasques et déformés.

À Saint-Pardoux-d’Ans, tous deux quittent le grand chemin d’Hautefort, et, prenant à droite, s’en vont passer à Chourgnac, d’où ils se dirigent à travers bois sur Taillepetit pour de là gagner le bourg du Temple.

L’homme a dû remettre ses sabots depuis Saint-Pardoux. Il a de la corne par l’habitude d’aller pieds-déchaux ; mais dans ces cantons, il y a tellement de pierres « ruffes », ou rugueuses, de rognons de silex à vives arêtes, qu’à la longue, de passer dessus dans ces chemins mal frayés, ça « mache » tout de même.

Toute cette contrée est le pays des pierres à foison. Autour des villages, dans les emplacements vacants, dans les « cafourches », ou carrefours des chemins, on en voit d’énormes mont-joies apportées des terres voisines. Dans les champs éloignés des chemins, on en a fait, pour se débarrasser, de gros amoncellements appelés « cheyroux », couverts par l’effet du temps, de ronces, d’églantiers, d’herbe-aux-gueux, et sous lesquels les lapins font leurs clapiers ; mais on a eu beau épierrer, il y en a toujours.

Dans ce renvers, la pierre est partout, se trouve partout, sort de partout : Elle « naît » dans la terre selon le dire des gens. Le sol en est couvert comme s’il en avait plu. Les haies sont des murs, les chemins des carrières, et les « tuilées », ou toitures, des murailles de pierres plates qui montent obliquement le long des charpentes des maisons et des granges.

Le pays est morne, triste, aride. Entre le Haut-Vézère, la Soue et le Blâme, sur une étendue de plusieurs lieues, pas un ruisseau, peu de fontaines. Des « lacs » où croupissent les eaux de pluie servent à abreuver les bestiaux. Quelques puits sujets à tarir, et des citernes, fournissent de l’eau à peu près potable aux habitants. Le plateau s’étend en plis de terrain peu élevés, arrondis, séparés par des combes étroites, plantées parfois de rares noyers, et où l’araire remue autant de pierres que de terre. Autour des villages, dans les « baradis » ou enclos, des cerisiers embuissonnés défient les maraudeurs. Quelques vignes à mi-côte des « termes » montrent parmi leurs ceps tordus, des albergiers difformes, et, en un coin, une cabane de pierre au toit voûté en cul-de-four ombragée par un figuier. Puis des bois de châtaigniers à fruit çà et là sur une croupe, d’immenses espaces mouvementés comme des vagues, couverts de chênes grêles et clairsemés, et des friches où, entre les pierres serrées, pointent quelques herbes fines tondues par la dent des brebis ; voilà le pays.

Il n’est pas riche, et les pauvres diables qui n’ont pas un pouce de terre sous le soleil, ont grand’peine à y vivre en travaillant comme journaliers mercenaires, en braconnant aussi, et même d’aucuns en maraudant un petit… Ainsi fait l’homme qui suit la bourrique.

Il se nomme Thony Ginèbre, dit Barbot, ou encore Curo-toupi, qui est à dire comme Vide-marmite, à cause qu’il est incommodé d’un appétit grand, trop grand pour ses moyens. Et par malheur, ça n’est pas seulement lui qui est ainsi fringaleux, mais toute sa nichée de petits Barbots et Barbotes. Ils sont six déjà, tous bien endentés, toujours affamés, depuis l’aînée qui a treize ans, jusqu’à la petite dernière appelée Botille, qu’il est question de « dététiner », pour donner le « téti » au petit bâtard qui apporte quatre francs par mois dans la cahute, ce qui est bien quelque chose.

En attendant le père et la mère, cette marmaille grouille sur la terre battue de la baraque comme des lapereaux dans une rabouillère, et regarde avec impatience l’oulle où la grande sœur a mis à cuire des pommes de terre à l’étouffée. Un petit « gouret » ou cochonnet, est là aussi, impatient comme les droles et qui le fait entendre par des grognements aigus.

L’entrée du Barbot et de la Barbote fait exclamer de plaisir toute la graine de couette ; enfin on va manger ! La mère s’assied sur une « tronce » d’arbre qui tient lieu d’escabeau, et la curiosité fait taire un instant les estomacs creux : tous les droles viennent voir le nouveau venu.

Comment il s’appelle ?

La Barbote n’est pas embarrassée. De lui donner son vrai, véritable petit nom, ça n’est pas possible ; oncques pareille chose ne se vit au pays de Périgord ; elle lui forge le surnom de « Milou » par diminutif : c’est autrement commode à dire qu’Émile.

« Milou ! Milou ! crient les droles qui, leur curiosité satisfaite, reviennent devant l’âtre contempler la bienheureuse oulle d’où s’échappent des jets de vapeur.

Alors la Barbote dépose le numéro 745 sur le lit où il se met à « gimer » ; puis le père, entalenté comme un loup en hiver, décroche l’oulle, la vide sur la table et tous, petits et grands, tombent sur les pommes de terre fumantes qu’ils dévorent sans leur laisser le temps de refroidir.

Le petit « gouret », qu’on oublie, crie comme lorsqu’on le saignera, et se dresse contre le banc. Bien à regret, Barbot lui jette une pomme de terre à moitié gâtée.

La bourrique, elle, à ces façons accoutumée, s’en est allée brouter le long des chemins et tâcher de trouver quelque mauvais chardon dédaigné par une autre bête asine.

Le repas n’est pas long ; bientôt il ne reste sur la table que les pelures des pommes de terre, et tous se regardent… Oui, ils mangeraient bien encore, positivement… Le pauvre Barbot surtout. Il a vu à Périgueux des quartiers de bœuf, et des moutons entiers, pendus aux étaux des mazeliers ; mais il ne fait pas de rêves ambitieux ; il sait que cette chair n’est pas pour les pauvres. Modestement, il pense à une bonne soupe de pain noir avec des raves et des « mongettes », ou haricots ; mais là, bien épaisse, une soupe de scieur de long, où la cuiller plantée se tient toute droite.

Ah ! s’il en avait une grande pleine soupière !

Mais il n’en a pas ; il n’a même pas un morceau de pain dur à se mettre sous la dent ; le chanteau fut fini la veille : il n’y a plus qu’à s’aller coucher.

Dans un coin de la cassine, contre le mur fruste, incrépi, est un châlit de grosse menuiserie, piqué des « cussous », ou autrement, des vers, boiteux, avec une paillasse, une mauvaise couette jaunie, des draps troués et un méchant couvre-pieds tout rapetassé. Dans le coin opposé, une autre paillasse est jetée sur une litière de brande, à cause de l’humidité de la terre. L’homme et la femme se couchent dans le lit, un de leurs droles en travers aux pieds, Milou et Botille à côté de la mère, au risque de les étouffer. De l’autre côté, où est la paillasse, sous une couverture trouée, se blottissent pêle-mêle les autres droles, garçons et filles, et bientôt tout dort dans la misérable demeure des Barbot.


II


Au Temple, il y a des pierres encore, et même beaucoup, mais enfin le plateau pierreux finit dans ce renvers. Après, en tirant vers le soleil levant, c’est le terrain minier, une terre jaune à châtaigneraies, d’où l’on tire le minerai de fer, et qui s’étend sur les paroisses de Granges, de Nailhac et d’Hautefort. Il ne faut pas croire pourtant que, passé le Temple, de ce côté-ci, on ne trouve plus de pierres. Non, fors la contrée des mines, il y en a encore raisonnablement, assez pour étonner les gens du pays bas au-dessous de Bergerac. En Périgord, au surplus, partout il y a de la pierre, peu ou prou, ou trop. Aussi son nom antique signifie-t-il : « Pays des pierres ».

Le bourg est vieux, très vieux. Il tire son origine d’une ancienne préceptorerie de l’ordre du Temple qui dépendait de la commanderie de Condat. Les maisons sont vieilles, avec des portes en ogive, murées quelquefois dans des remaniements, et d’étroites baies, à meneaux parfois, puis des auvents et des escaliers de pierre extérieurs, aux marches usées par les sabots de nombreuses générations.

Au fond d’une espèce de place, de terrain vague, où se voient des vestiges de constructions écroulées, est l’église, petite et pauvre, sorte de grange sans caractère, n’était un méchant clocheton en charpenterie où s’abrite une petite cloche qui ne tinte pas souvent.

Car il n’y a pas de curé au Temple ; celui de la paroisse voisine, y bine de temps en temps, et dit la messe tous les huit ou quinze jours, ça dépend. Les gens s’en contentent et n’en valent ni plus ni moins.

La commune est toute petite. En ce temps-là, ils sont environ nonante habitants, en comptant les femmes et les petits enfants, et tous habitent ce vieux petit bourg, car il n’y a point de villages ni de hameaux.

Les Barbots n’y sont pas trop bien vus, et ça se comprend : ils vivent de rapines. Souventes fois l’homme sort la nuit, un sac vide sous le bras, et rentre avant la première pique du jour chargé comme une mouche à miel ; selon la saison, d’une gerbe de blé, de pommes de terre, d’épis de blé d’Espagne, de châtaignes, de « mongettes ». Il est avisé, pourtant, le Ginèbre, et comme le renard, il ne fait pas trop de dégâts autour de son terrier, mais, des fois, l’occasion se présentant belle, il en prend où il en trouve.

Son ambition serait d’avoir un fusil. Que de lièvres il tuerait au gîte ! et de perdrix, en les appelant avec un « coudouflet », qui est à dire un appeau !

Le malheureux, avec tout son engin, n’arriverait pas à faire vivre toute sa nichée ; mais les droles l’aident de leur mieux, en maraudant quelque peu et en vivant sur le pays. Dès le matin, ils s’égaillent par là, mangent des mûres sur les haies, des raisins et des « percès » dans les vignes, font cuire sous la cendre d’un feu de bergère, des pommes de terre, des châtaignes volées, ou griller sur une pierre des grains de maïs.

Milou grandit dans cette misère tant qu’il peut. La première année est dure, les mamelles de la Barbote s’étant desséchées. Sans une vieille chèvre qui lui donne le pis au lieu et place de la mère nourrice, bien sûr il crèverait de faim. La bonne bête, duite à ça, vient au galop, oyant l’enfançon crier ; elle se poste en travers sur la paillasse et lui met à portée le trayon qu’il attrape goulûment : c’est elle qui gagne les quatre francs du gardiennage.

Lorsque l’hospice cesse de payer, il est question de remettre Milou aux sœurs. Mais il est si fort, si vivant, si « escarabillé », que les Barbots se décident à le garder, dans la fiance qu’il les aidera quelque jour.

À six ans le drole est plus grand que l’avant-dernier des petits Barbots qui en a neuf. Il a de la ruse, de l’adresse, commence à braconner et même à rapiner quelque peu. Il prend des oiseaux l’hiver, des lapins en posant des « setons » à l’entrée des clapiers, et rapporte des fois à la cassine un poulet tué d’un coup de pierre.

À mesure que ses droles grandissent, le père Barbot les met dehors et ils tâchent de se tirer d’affaire seuls. La sœur aînée est « logée », c’est-à-dire louée comme dindonnière, du côté de Gabillou et le cadet est parti aussi. Il reste encore quatre jeunes Barbots et puis Milou. C’est beaucoup, d’autant plus que le pauvre Curo-toupi a eu un malheur. Une nuit qu’il grattait dans une truffière, il a attrapé un coup de fusil dans les jambes ; et non point chargé de plomb, mais avec de la grenaille de fer, ce qui est bien plus mauvais. On lui conseillait d’aller à Chasseins trouver M. Rudel pour se faire tirer trois grains restés dans la chair ; mais ainsi faisant il se dénonçait ; il a préféré garder sa grenaille. Ça le gêne un petit pour marcher, de manière qu’il ne peut courir au loin comme auparavant, pour aller à la maraude.

En ce temps-là, ou peu après, la grande ambition du Barbot est satisfaite. Il a un fusil, et un fusil qui ne lui a pas coûté cher, car il l’a acheté à « la foire d’Empoigne » comme on dit. Un mardi qu’il revenait clopinant de Thenon où il avait été vendre une dizaine de grives, traversant un bois du côté de la Font-del-Naud, il s’en va voir dans le creux d’un vieux châtaignier, un fusil simple laissé là par quelque braconnier poursuivi par les gendarmes, ou par quelque cachottier comme il y en a, qui ne veut pas que dans son village on sache qu’il chasse. Aux alentours, personne en vue ; la nuit vient, le Temple est loin, qui viendra chercher le fusil là-bas ? La tentation est trop forte, l’homme prend le fusil et s’en va.

Ce larcin n’arrange pas beaucoup ses affaires. Sans doute, il tue bien quelques lièvres, des perdrix, des lapins, mais il se tire en arrière pour le travail, disant que sa jambe aux trois grains de grenaille lui doul trop ; mais elle ne lui doul pas pour chasser. Il ne fait plus guère que ça, et quelques journées de loin en loin, de manière que les voisins du bourg, jaloux, se fâchent et menacent de se plaindre aux gendarmes de Thenon, à cause qu’il leur manque assez souvent quelque poulaille, de celle qu’on élève dans les terres en une cabane faite à l’exprès. Lesdits voisins soupçonnent violemment un renard à deux pattes appelé Curo-toupi, de les ramasser en passant, histoire de ne rentrer bredouille.

Ils ne se trompent pas tout à fait ; mais il y a aussi un renardeau du nom de Milou « coquin comme basilic », selon l’expression locale, qui pourrait bien en escoffier quelques-uns. Il fut surpris un jour dans le propre poulailler de M. le Maire, volant des œufs, et reçut à cette occasion quelques solides coups de verge accompagnés de cette sinistre prédiction :

« Foutu petit coquinassou ! tu crèveras aux galères ! »

Malgré tout l’engin de la famille, la misère est dans la cahute, misère noire accusée par le manque de pain, de vivres quelconques, et le défaut d’habillements aussi. C’est grand’pitié de voir par le rude hiver, ces droles à moitié nus avec des chemises en loques et une « groule » de culotte, percée, effilochée, tenue par un bout de ficelle, et les filles avec un méchant cotillon troué. Pour comble de malheur, Barbot miné par une mauvaise fièvre prise en allant au guet par les nuits humides et glacées, ne fait plus guère de sous, en sorte qu’il n’y a rien à se mettre sous la dent. Des fois, tous vivent de raves volées dans une terre la veille au soir…

Voyant ça, la Barbote fait un sac de grosse toile, y attache une corde, le passe en bandoulière à la Botille, met un mauvais bissac sur l’épaule de Milou et les envoie chercher leur pain :

— À Hautefort on vous donnera prou.

Les droles partent, passent sous le puy de Maumont et grimpent dans les taillis. Arrivés à la cime du coteau, sur l’ancien chemin royal de Limoges à Cahors, proche de la tuilière de la Genèbre, ils s’arrêtent et admirent naïvement le paysage qu’ils voient pour la première fois. « Belle vue », dit de cet endroit un vieil itinéraire de la France ; et en effet elle est belle. En face, la haute colline d’Hautefort allongée du levant au couchant se dresse au milieu d’un cirque de hauteurs boisées qui ferment l’horizon. Du côté de l’ouest elle est couronnée par les masses vertes des grandes futaies du parc. À l’est, isolée par une profonde coupure, s’élève l’esplanade soutenue par de hauts remparts. Au-dessus encore, la masse du château moderne se dresse dans le ciel avec ses hautes toitures, ses pavillons, et ses ailes terminées par de grosses tours à créneaux, coiffées de dômes surmontés de lanternons ajourés.

Au-dessous des remparts, les maisons du bourg dévalent en désordre le long des pentes roides, comme un troupeau de brebis descendant à l’abreuvoir. Le soleil en son midi crible de rayons cet ensemble, accuse les détails de la massive construction, fait étinceler les vitres des grandes fenêtres, ressortir les arcades de la cour intérieure ; fouille de jets de lumière crue et marque d’ombres projetées, la petite bourgade d’un aspect pittoresque à cette distance.

— Comme c’est joli ! dit la Botille.

— Oui bien… et c’est là dans ce château que nous aurions de la place pour nous gîter, ajoute Milou… Je ne sais, continue-t-il, pourquoi il y en a qui ont vingt fois plus de tuilées qu’il n’est besoin au-dessus de leur tête… et d’autres vingt fois moins…

La Botille n’en sait rien non plus. Les deux enfants se lèvent et descendent dans le vallon. Au pied de la colline, sous Hautefort, à l’endroit où le Thévenau se joint à la Beuse, est le pont Saint-Jamet. Là était l’ancienne voirie où l’on portait les bêtes crevées. Là fut jetée par le bourreau de Périgueux, sur l’ordre du curé du lieu, et mangée aux chiens, une noble huguenote, Suzanne de Mouneix damoiselle de Labrousse, morte dans la nuit du 27 au 28 décembre 1688…

Les deux enfants passent le pont sans se douter de ça ; ils ne savent point ce que c’est que la religion des parpaillots et ne connaissent pas davantage celle des papistes. Ils ont bien ouï parler de Dieu, et assez mal, par le père Barbot qui jure et sacre beaucoup ; comme aussi du Diable et de « l’Aversier », mais ils n’en savent pas plus long. Ils se sont élevés comme de petits sauvages, et n’ont jamais mis les pieds dans une église, pour être toujours à moitié nus, aux bonnes fêtes comme aux jours ouvrables.

Ayant grimpé le « pavé », vieux chemin seigneurial solidement construit de grosses pierres frustes, les voici à Hautefort. À la première maison ils s’arrêtent et la petite dit d’une voix piteuse :

— Faites-nous la charité s’il vous plaît, pour l’amour de Dieu !

La porte est ouverte, cependant nul ne se montre : peut-être n’a-t-on pas entendu… et elle répète en haussant la voix.

Rien encore, ils s’en vont.

Plus loin, à une autre porte, la femme leur demande d’où ils sont.

— De chez le Barbot.

— Et où demeurez-vous ?

— Au Temple-le-Sec.

La femme va couper un morceau de pain au chanteau et le donne à la petite qui le met dans son sac, puis ils continuent leur tournée.

Souvent on répond à leur demande d’aumône :

— Nous ne pouvons pas.

Ça peut être vrai des fois, mais il y a aussi beaucoup de gens au cœur dur, qui, ayant bien de quoi, disent ainsi pour n’oser dire :

— Nous ne voulons pas.

Peu à peu, petit à petit, les sacs des enfants guenilleux se garnissent à moitié, grâce aux bonnes gens pitoyables. Non pas toujours de pain ; des fois on leur donne une « mique », un morceau de « millassou », une poignée de châtaignes sèches… À la porte du notaire, la chambrière leur donne même un liard, que Milou garde dans sa main, ne sachant où le mettre, ses poches étant percées. S’il avait un mouchoir, il le nouerait dans un coin, mais il n’en a jamais eu, non plus que tous les Barbots, qui se servent de celui du père Adam.

Maintenant ils sortent du bourg, les petits, et passent devant l’hospice, tout au ras de la pierre où fut déposé Milou, dix ans il y a. Puis ils suivent le vieux chemin de Nailhac qui descend au gué Gonthier. Ils musent en route un peu, s’assoient au bord d’un fossé, contre un talus garni de genêts à balais, et mangent un « croustet » de pain bis de froment qui leur semble bien bon. Milou regarde son liard vert-de-grisé qui commence à le gêner. La Botille finit par le loger dans un ourlet de son cotillon.

Ayant mangé, ils passent aisément la Beuse à gué ; c’est à peine si leurs pieds nus ont de l’eau jusqu’à la cheville. Puis ils remontent vers la Gerbaudie pour s’en revenir au Temple.

Mais la nuit les attrape en route, et à Sigale, où demeure un garde-bois du château, ils demandent qu’on les retire. Après l’interrogatoire obligé : de chez qui êtes-vous ? d’où vous autres venez ? la femme les laisse monter au fenil. Ils se rencognent dans le foin, serrés l’un contre l’autre, et bientôt s’endorment chauds et à leur aise comme rats en paille.


III


Le pauvre Barbot ne va pas mieux ; au contraire, il s’est mis à tousser, tousser, comme un bœuf qui a trouvé une plume dans son fourrage ; de cette mauvaise toux dont on dit qu’elle sent le sapin. Il ne peut plus travailler et ne fait que quelque gigognerie par-ci, par-là. Il ne peut se tenir pourtant de braconner un petit. Ça c’est dans le sang ; lorsqu’il ne sortira plus avec son fusil, c’est qu’il sera mort. Heureusement que Milou et la Botille, et puis les deux autres droles qui s’en vont mendier dans un autre renvers, ramassent du pain assez pour nourrir tous ceux de la maisonnée. Dans les sacs vidés sur la table le soir lorsqu’ils reviennent, on trouve des morceaux de pain de toute espèce : pain noir chaumeni, pain de méteil où il y a de l’orge, pain de « boueyre », pain de seigle gris-noir, pain jaunâtre mêlé de blé d’Espagne, pain massif sans yeux, où il y a la moitié de pommes de terre râpées, pain de froment bis, et très très rarement, pain blanc de choine. Le meilleur, on le donne au père qui se régale d’une bonne frotte à l’ail, en ménageant fort le sel qui est cher, cher comme au temps de la gabelle.

Il traîne ainsi longtemps, le pauvre Barbot, puis finit par rester au lit. La femme veut aller quérir M. Rudel le « chirurgien » de Chasseins, mais lui, refuse.

M. Rudel n’est pas foutu de lui remettre une fressure neuve, n’est-ce pas ? Et quand même il le pourrait, il ne travaille pas pour l’amour de Dieu ! Alors, à quoi bon tant rétiver pour crever ?

Le pauvre diable languit encore des mois, poussif et toujours affamé. Des fois les voisines lui trempent une soupe taillée avec les meilleurs croûtons ramassés par les droles, mais ça n’est pas ça qui peut le remettre sus.

Un matin, à la pointe du jour, il se tourne vers la Barbote couchée contre lui et demande à boire. Elle se lève, et lui apporte de l’eau dans le godet de bois à puiser au seau. Il boit cette eau froide et dit, sentant son estomac faible :

— Je crèverai bien sans avoir jamais mangé mon saoul !

Après cette parole, il se laisse aller sur le traversin, fait un grand : « ah ! » de soulagement, ferme les yeux et meurt comme qui s’endort.

Les droles voient le père mort sans ciller ; aucun ne se lamente, nul ne pleure. À tous, cette mort semble une délivrance :

— Il a fini de souffrir ! dit la Barbote.

Le pauvre Curo-toupi mis en terre, la famille se disperse. La femme avec son plus jeune enfant sur les bras, s’en va du côté de la Boissière chercher un peu d’aide chez un frère aussi pauvre qu’elle, ou de guère s’en faut. Les autres droles de ça, de là, se « logent » comme bergers de moutons, gardeuses de dindons, et, seul, Milou continue à « chercher son pain » aux environs. Il a douze ans maintenant, et il en paraît quinze, tant il est grand et fort. Le mieux, pour lui, serait de faire comme les autres, mais il a « un poil dans la main » comme on dit, de manière qu’il lui fait peine de se mettre sous les ordres de quelqu’un pour travailler.

Et puis, il a l’humeur coureuse et se plaît à voir du pays dans ses tournées. Il va jusqu’à Tourtoirac, Cubas, Boisseuilh, Bonneguise, Châtres, Beauregard, Labachellerie, Azerat, Saint-Orse, et par habitude, revient au Temple de temps en temps. À la bonne saison, il couche dans les cabanes des vignes et l’hiver dans les granges. Il n’est pas trop malheureux d’abord, mais à mesure qu’il prend de l’âge, les gens voyant ce grand drolar demandant la charité, le rabrouent :

— Tu es bien assez grand pour travailler !

Un jour, passant à Chasseins, enseigné par la petite Nicette, il va demander à la porte de M. Rudel. Le médecin qui était prêt à monter à cheval, le regarde un instant, comme s’il lui trouvait une ressemblance avec quelqu’un de connu, puis, ne se ressouvenant pas, il le chasse rudement en le traitant de fainéant.

Mais tout ça ne lui fait pas honte et il continue à mendier. Et puis lorsqu’on ne lui donne pas, il prend s’il le peut. Dans ses courses, il fait la connaissance d’un vieux bélître, coureur de foires, faux estropié, coquin comme feu Cartouche, qui lui enseigne un tas de tours pour piper les sous des bonnes gens, entre autres, le moyen de se faire de factices plaies avec l’herbe-aux-gueux. Mais surtout il lui apprend à voler dextrement.

À quinze ans, merci à cet enseignement, Milou est un mauvais sujet fini. Il est tellement grand qu’on le dénomme : le grand Milou. Du reste on ajoute toujours ce mot lorsqu’il s’agit de lui : « grand » fainéant, « grand » coquin, « grand penlant » qui vaut autant à dire comme grand chenapan. Personne ne veut plus faire l’aumône à un tel vaurien, en sorte qu’il ne vit que de rapines.

Il gîte maintenant où il se trouve, mais le plus souvent dans une cabane de charbonniers abandonnée, au fond des bois d’Ecoussac. Dire qu’il y est bien à son aise l’hiver, ça serait trop s’avancer, surtout qu’il est mal vêtu de loques volées sur une haie en passant. Et puis, il est comme le défunt Barbot il a toujours faim, terrible chose ! La misère finit par le mater un peu. Il comprend que jusqu’à ce qu’il ait de l’âge et trouve l’occasion de faire un bon coup, il lui faut travailler ou crever. Mais quoi faire ? il n’a point d’état et ne sait travailler la terre…

Heureusement pour lui, passant un jour dans ces grands bois châtaigniers qui sont entre le Temple, la Razoire et Maumont, il trouve des gens qui tirent du minerai de fer et il se laisse embaucher.

Il fait un peu de tout : aide à creuser les puits, tresse des clayonnages pour tenir les terres, manœuvre le treuil grossier pour monter les seaux pleins, creuse des rigoles pour assembler les eaux de pluie, et lave le minerai. Il va aussi faire tremper la soupe des mineurs chez la Légère, veuve et relicte du défunt Pichil Léger, qui a sa baraque de maison sur la lisière des bois, pas loin de la belle source de l’Hermitage.

Dans cette maison il y a une drolette de douze ou treize ans, petite-fille de la Légère, qui prend Milou en amitié tout de suite. C’est tout le temps, mon grand Milou par-ci, mon petit Milou par-là ; elle l’attrape au col comme une innocente qu’elle est, la pauvrette, et l’embrasse. Le dimanche, que l’on chôme, Milou reste chez la Légère et lui va couper du bois dans les taillis, ou lui bêche un carreau de jardin : on dirait qu’il s’est « acheté une conduite », comme disent les gens.

La Légère, en récompense, lui pétasse un peu ses culottes et sa veste qui sont trouées, effilochées, et elle lui donne une chemise de son homme défunt.

Mais ce qui fait le plus de plaisir à Milou, elle lui prête son fusil. Il se met à braconner, et tue quelques lièvres que la vieille va vendre le mercredi à Hautefort.

Cette vie dure deux ans. Milou travaille dur avec les mineurs, contraint et forcé par la nécessité. Il gagne quelques sous, assez pour payer sa nourriture et s’entretenir. À dix-sept ans, c’est un grand gaillard bien bâti et de jolie figure. Maintenant qu’il est habillé presque proprement, s’il lui prend fantaisie d’aller la vesprée du dimanche, jouer aux quilles à Saint-Agnan, ma foi les filles le regardent.

Mais sans aller aussi loin, il y en a une qui le regarde plus que toutes les autres et plus amiteusement ; c’est la petite Suzou. Elle a grandi aussi, mais ça n’est toujours qu’une belle drolette, simplette et « meynage » comme dit sa mère-grand, c’est-à-dire, enfant. Quelquefois embrassant son grand Milou, elle lui demande :

— Tu m’aimes, Milou ?

— Oui, je t’aime, Suzou.

Et c’est vrai qu’il l’aime, mais point d’amour. C’est une amitié comme qui dirait de parentèle et cousinage, mais un peu plus mignardante pourtant. Lorsqu’elle se pend à son cou, il éprouve quelque plaisir à sentir contre lui le corps menu encore, mais gentillet, de la drole, et lorsqu’elle le regarde dans les yeux, de ses yeux bruns si doux, il se sent quelque peu remué.

Mais il n’a pas de mauvaises pensées comme on pourrait le croire d’un garçon qui a été si enseigné au mal. Même, sans bien ratiociner sur la chose, il sent d’instinct qu’il serait une canaille d’abuser de l’innocence de l’enfant, et cette traîtrise lui répugne. Il volerait bien encore, l’occasion se présentant ; il donnerait sans point de doute un mauvais coup à quelqu’un au besoin ; mais ça, non. Depuis qu’il est dans la maison, la petite lui semble être un peu comme sa sœur. Et puis, il ne la trouve pas assez femme.

Le danger présent ne vient pas de lui, mais plutôt d’elle, follette enfant jouant avec le feu. Un jour que la vieille est allée laver, elle caresse son grand ami et se vient seoir sur ses genoux comme une innocente qu’elle est.

— Milou, embrasse-moi comme les hommes embrassent leur femme.

— Pour ça, Suzou, il faut être mari et femme.

— Eh bien, comme les galants embrassent leur mie ?

— Tu es trop jeunette.

— Quel âge il faut avoir ?

— Quinze ans pour le moins.

Elle fait la fâchée et s’en va :

— Je ne t’aime plus !

Jusqu’au soir elle reste « époutignée », qui est à dire comme boudeuse, mais le lendemain il n’y paraît plus.

Lui, a oublié ce qu’il a dit pour l’amuser ; elle, non.

Quelques mois après, un matin, au petit jour, elle sort du lit tout doucement, laissant sa « grande » endormie, et pieds nus, en simple cotillon, elle monte au petit grenier Milou couche sur la paille avec une couverture.

— Que veux-tu, Suzou ? fait-il étonné.

— J’ai mes quinze ans ce matin.

— Eh bien, tes quinze ans ?

— Maintenant embrasse-moi comme ta mie ?

Elle est là sur la paille assise près de lui, naïvement provocante.

Il veut se défaire d’elle.

— Ça n’est pas le tout d’avoir quinze ans.

— Quoi de plus il faut ?

Milou ne sait que dire et commence à se troubler.

— Il faut que les filles aient des « tétis », fait-il enfin.

— J’en ai bien.

— Mais gros.

— Comment gros ?

— De quoi remplir la main de leur galant, dit-il en riant.

Tranquillement, la drole défait la coulisse de sa chemise et lui montre deux jolis petits nénés :

— Tiens, mon Milou, dit-elle bonnement en lui prenant la main, mesure.


IV


Au-dessous du village de La Fayolle commence un vallon étroit, long de sept ou huit cents toises, orienté du levant au couchant, bordé du côté du midi par des bois châtaigniers, et au nord par des « termes » roides, boisés de taillis de chênes, pierreux, ou des « dents » de roc vif percent par endroits. La source abondante de l’Hermitage donne de la fraîcheur aux prés et forme au milieu du petit val solitaire, un étang agréable à voir dans ces renvers où les belles eaux vives sont rares.

Au débouché du vallon, juste en face, se dresse un haut puy rocailleux dont le pied s’arrondit au niveau des prés environnants, et dont la cime porte un village d’une dizaine de maisons, appelé Maumont, Malo monte, comme disent les anciens titres. Ainsi que le signifie le nom, c’est un mauvais mont, où le rocher affleure partout, où la pierre foisonne, où rien ne pousse, sinon des broussailles, des églantiers, et çà et là quelques pieds de vigne implantés dans une crevasse, qui rampent sur de grandes mont-joies de pierres amoncelées.

Les chemins qui servent de rues au village sont tracés sur le roc par les roues des charrettes, et des « sols », ou aires à battre le blé, creusés au pic, s’étendent devant les granges et dans les cafourches. Le lieu est ancien, cependant les maisons ne semblent pas très vieilles, pour avoir été réparées ou reconstruites. Dans l’encoignure d’une basse-cour, une ancienne petite chapelle indiquée par une croix de pierre et un « fenestrou » ogival, sert d’étable à brebis. C’est qu’il y avait là un ancien prieuré régulier du nom de sainte Magdelaine, dépendant de l’abbaye de Tourtoirac.

Les habitants sont, non pas riches tous, mais comme on dit, ils ont du foin dans leurs sabots. Cependant le pays n’est pas bon. Dans les combes ombragées de quelques noyers, des terres labourables où l’on sème du froment, du blé d’Espagne, des pommes de terre, des raves ; puis des vignes plantées sur les pentes pierreuses ; des prés dans le vallon avec une chénevière en un coin, et c’est tout en fait de cultures. Le reste c’est des bois : taillis de chênes exploités pour l’écorce et bois de châtaigniers à fruits. Ce qui fait la richesse du village, ça n’est pas le fonds, mais le tréfonds : c’est l’exploitation du minerai de fer qui abonde dans le sol.

Et cette industrie ne date pas d’aujourd’hui ; depuis les temps anciens elle existe. Autrefois, dans le pays, il y avait des forges à bras, dont aucunes remontant aux Gaulois, où le minerai était transmué en fer sur place. Aussi dans ces cantons on rencontre partout dans les bois, des amoncellements considérables de laitier et de mâchefer, qui par l’effet du temps sont recouverts d’une mince couche de terre qu’on enlève aisément avec le pied. Au bas du puy de Maumont, il y en a un tas de plusieurs milliers de charretées.

La plus grosse maison de Maumont c’est celle des Nougarède. Elle fut bâtie cent cinquante ans il y a, tout à fait à la cime du puy, de manière que par derrière, le jardin est en terrain plainier. Au levant, elle voit par-dessus les autres maisons du village, le vallon de l’Hermitage et l’étang. De ce côté-là est la cour fermée d’un grand mur, d’où l’on monte à la maison par un escalier extérieur, qui aboutit à un auvent porté par des piliers de pierre.

C’est là que demeure Céleste Nougarède, « la demoiselle » comme on l’appelle dans le village. Elle n’est plus de première jeunesse, trente-cinq ou trente-six ans à peu près, mais belle femme tout de même et bien de figure sous sa coiffe à barbes de dentelles, car elle n’a jamais quitté le costume du pays : brassière de toile tenant les seins en manière de corset, cotillon venant aux chevilles, corsage froncé, fichu croisé par devant et retenu par un tablier à deux poches.

C’est une brune au nez un peu recourbé, à la lèvre ombrée d’un léger duvet ; dont la bouche rouge ne rit jamais. Ce qu’elle a de mieux, ce sont ses grands yeux noirs pleins de feu, toujours cerclés de « machures » couleur d’écorce de châtaigne.

À dix-sept ans, c’était une belle et jolie fille, vive, aimable, qui faisait penser à l’amour. Et de fait elle était déjà courtisée par les galants et pour le bon motif. Pourquoi ne s’est-elle pas mariée, riche comme elle est ? On ne sait. Les uns supposent un amour contrarié ; d’autres croient à quelque défaut en son corps qu’elle n’a voulu révéler. La vérité c’est que M. Rudel a passé par là.

C’était un ami de la maison qui, l’ayant vue petite drolette, la traitait familièrement, l’embrassait et la faisait rire avec des ricantaines. Qui, chez les Nougarède, se serait méfié de l’ami Rudel, homme de trente ans, médecin de la famille, marié, père de deux enfants ! Ce n’était point à coup sûr le père déjà sur l’âge, paralysé d’un côté, ni la mère, bonne femme tout plein, mais n’y voyant pas plus loin que le bout de son nez, comme on dit, et elle était camarde.

Si elle n’avait eu des coquilles de noix sur les yeux, elle eût connu qu’il lui fallait marier sa Céleste plus tôt que plus tard, à cause qu’elle était de trop amoureuse manière. Si elle l’avait pu voir se pâmer presque, lorsque l’ami Rudel la lutinait en plaisantant, elle eût compris que cette forte fille, précoce, au sang chaud, avait grand besoin d’un mari, et jeune.

Malheureusement elle ne s’apercevait de rien. Aussi ce qui devait arriver arriva, et un jour Céleste, qui prenait plaisir à ces badinages, sans conséquence croyait-elle, se trouva prise en un instant d’oubli.

Ah ! que de larmes lui a coûté cette inconscience d’une minute où l’avait amenée ce scélérat de Rudel !

Il lui avait fallu céler sa grossesse à sa mère d’abord, puis, lorsque ce ne fut plus possible, lui cacher le nom de celui qui l’avait mise à mal. De quatre grands mois elle ne sortit de sa chambre, et passait pour être malade. M. Rudel venait toutes les semaines, ce qui aidait à croire à ce semblant de maladie. Malgré toute l’horreur et la haine qu’elle avait pour cet homme, elle fut obligée de se laisser accoucher par lui, afin de ne pas mettre un autre médecin dans le secret.

Puis, lorsqu’elle fut délivrée nuitamment, Jeantil, le vieux domestique, porta l’enfant à l’hospice d’Hautefort, avec une marque pour le retirer plus tard.

C’était bien son intention, mais non celle de ses père et mère qui espéraient la marier nonobstant cet accroc, la chose étant restée secrète. Aussi, lorsqu’un an après elle envoya Jeantil à Périgueux pour s’informer, lui, bien embouché, revint disant que l’enfant était mort quelques jours après son arrivée à l’hospice. Cette nouvelle l’avait rendue bien triste, la pauvre fille, mais, avec le temps qui amortit les chagrins comme les joies, elle s’était résignée.

De bons partis elle avait refusé depuis, pour ne vouloir tromper personne ; ça au grand regret de ses parents. Puis son père étant mort le premier, et sa mère ensuite, l’année même où elle coiffait sainte Catherine, la pauvre Céleste était restée seule.

Il y en a qui, voyant cette belle fière fille aux yeux de braise charbonnés, ne peuvent croire qu’elle se puisse passer d’homme. On dit à Maumont qu’elle s’était servie d’un de ses domestiques, beau fort garçon qui était demeuré sept ans dans la maison, où il avait bien fait ses orges. Pour avoir voulu prendre un peu trop de maîtrise, il avait été renvoyé naguère par la demoiselle, qui peut-être aussi en avait assez. Sept ans, c’est un congé de jadis, et, ma foi, les femmes aussi bien que les hommes, sont sujettes à aller au change.

Voilà ce qui se dit. Au reste, c’est une femme de tête qui sait mener ses besognes et faire marcher son monde. Il ne faut pas que ses métayers s’imaginent faire sauter des gerbes, ou quelque comporte de vendange ; elle y voit trop clair pour ça. Les mineurs avec lesquels le grand Milou s’est embauché travaillent pour son compte. De la tromper sur le rendement, ou en quoi que ce soit, ils n’essaient point, sachant que ce serait du tout inutile. Elle les surveille et souvent sans qu’on l’attende, arrive tout à coup sur sa jument rouge.

Quelque temps après que la petite Suzou se faisait mesurer les « tétis » pour la première fois, voici la demoiselle Céleste qui survient au puits de mine au trot de sa bête, assise sur un panneau. Les mineurs sont au fond ; un ouvrier manœuvre le treuil pour amener au jour un seau de minerai. C’est dans un bois de vieux châtaigniers ; çà et là sous les arbres, des mulets et des ânes broutent la palène qui pointe sous les hautes fougères. Les muletiers, venus charger pour la forge de Born, sont couchés à l’ombre, attendant. Le grand Milou, avec un autre, ensache le minerai dans de petits sacs jaunis, couleur de la terre. La demoiselle arrête sa jument le long d’une « cosse », ou souche d’un châtaignier arraché, et descend, non sans montrer les jarretières de lien qui tiennent ses bas de coton bleus. La vue d’ailleurs n’a rien de fâcheux, car les mollets de Céleste sont charnus et bien faits, de manière que le grand Milou, tout en face, ne ferme pas les yeux.

Lorsque les sacs sont tous pleins, Céleste les compte, puis les muletiers amènent leurs bêtes et l’on charge. Ce n’est pas la première fois que la demoiselle voit Milou, mais c’est la première fois qu’elle fait attention à lui. Vraiment il en vaut la peine, le goujat ! Ce n’est point que ses habillements le fassent valoir ; il est tête et pieds nus, habillé d’une culotte de grosse toile et d’une chemise de même, jaunies comme les sacs par la terre du minerai. Mais il est grand, robuste, bien bâti, et le cordon dénoué de sa chemise, laisse voir une large poitrine et un cou bien implanté qui porte une belle tête aux cheveux noirs frisés.

Elle le toise du regard, puis l’admire lorsqu’il enlève avec vigueur le sac de minerai pour le charger sur une mule, et ne sais quel diable frétille au fin fond de sa fressure.

— D’où es-tu ? — lui demande-t-elle, lorsque les muletiers partis, il lui amène sa jument contre la « tronce » de châtaignier pour remonter.

— De chez Barbot, demoiselle.

— Barbot ? qui est celui-là ?

— Un qui mourut au Temple quelques ans il y a.

— Toi, comment te nomme-t-on ?

— Milou, demoiselle.

— Ah ! c’est toi le grand Milou ?

— Oui bien.

— Tu viendras dimanche à la maison ; je te veux parler de quelque chose.

— Je ne manquerai pas, demoiselle.


V


Le dimanche ensuivant, Milou met ses souliers, sa blouse, se passe les doigts dans les cheveux à mode de peigne et monte à Maumont. Il est midi ; la demoiselle, de retour de la messe, dit à Poulette, la chambrière, de le faire déjeuner. Alors il se sied au bout de la table de la cuisine, en face de Guéral, le domestique qui a remplacé le vieux Jeantil mort de ça huit ans il y a.

De bonne soupe, ma foi, comme oncques il n’en mangea, faite avec des carcasses de dinde, car cette semaine passée on mit le confit dans les pots.

— Un plein cuiller de plus ?… propose Guéral lorsque Milou a fini.

— Je ne vous refuse pas, répond-il.

Et il mange une seconde assiettée de soupe.

Après ça, ils font un bon chabrol, l’assiette pleine de vin, et puis tous deux se mettent à curer chacun une carcasse.

Tout en mangeant ils causent.

— Sans être trop curieux, tu viens pour te louer ? demande Guéral.

— Oui… répond l’autre, quoique ne sachant au juste ce que lui veut la demoiselle, mais il s’en doute.

— On est aussi bien ici que dans aucune maison du pays, reprend Guéral. La demoiselle veut qu’on travaille ; elle n’aime point que la besogne se perde ni se gâte ; mais pour le manger et le boire, tant qu’on veut ; elle ne le plaint pas comme des maîtres qu’il y a.

— Ça, c’est vrai qu’elle n’est pas regardante, dit la femme de Guéral.

Et elle passe de l’autre côté voir si la demoiselle a fini de déjeuner.

Il y a un moment déjà qu’elle ne mange plus ; ce matin elle n’a pas d’appétit ; quelque chose lui farfouille dans la cervelle.

Ayant levé le couvert, serré les affaires dans le buffet, la Poulette revient à la cuisine avec la vaisselle de la desserte :

— Tu peux y aller quand tu auras achevé, dit-elle à Milou.

Celui-ci trinque une dernière fois avec Guéral, passe sa manche de blouse sur ses babines, et, la cuisinière lui ayant ouvert la porte, va parler à la demoiselle.

Il la trouve assise près de la table, dans un vieux fauteuil à pieds tournés garni d’un coussin, et se plante devant elle, sa casquette de peau de lièvre à la main.

C’est aujourd’hui dimanche, la Poulette revient, verse le café, puis s’en retourne.

— Quel âge as-tu ? demande la demoiselle en mettant de la cassonade dans sa tasse.

— Dix-huit ans, demoiselle.

— Tu n’as pas perdu ton temps, on t’en donnerait bien vingt, et plus.

Il sourit assez niaisement.

— Sais-tu travailler la terre ?

Il avoue que non.

— Tu ne saurais pas tenir un jardin ?

Pour ça, si, il sait bêcher…

— Et pour soigner un cheval ?

Il sait manier l’étrille, du moins il le dit.

— Est-ce que tu te conviens bien avec les mineurs ?

Non, il ne s’y convient pas trop ; il y a beaucoup de peine et il ne gagne guère de sous…

Dis-moi, j’ai besoin d’un domestique qui sache un peu faire ce petit train-train du jardin et de la jument… veux-tu venir ici ?

— Oui bien, demoiselle.

— Mais, fais attention que je veux quelqu’un de confiance, qui prenne bien mes intérêts…

— Pour ça, je le vous promets.

— Combien veux-tu gagner ?

— Ça sera à votre volonté.

— Eh bien, je te donnerai quinze pistoles l’an et un habillement.

Le grand Milou en a un éblouissement.

— Grand merci, demoiselle !

Pour un peu il se mettrait de genoux.

— Adonc, c’est convenu ? dit-elle.

Certes oui, c’est convenu. De ce jour il lui est tout dévoué ; elle peut lui commander de se jeter dans le feu, il le fera…

Elle sourit un peu.

— Alors tu entreras demain.

— Oui, demoiselle.

Et il s’en va bien content.

La petite Suzou n’est pas aussi contente de cet arrangement. Sans être jalouse précisément, elle ne voit pas de bonne grâce son Milou entrer chez la demoiselle Céleste. Maumont n’est pas loin sans doute, mais elle comprend bien tout de même qu’ils se verront moins souvent. Tous les soirs après le travail, il venait souper et coucher, il était à elle, et la nuit, lorsque sa mère-grand dormait, elle se levait sans bruit, allait le trouver dans le petit grenier, et était heureuse sur la paille, comme une bourgeoise sur la plume. Il faudra renoncer à l’avoir toujours, et il lui en coûte.

Mais Milou lui explique qu’il la verra la nuit comme avant… Combien lui faut-il de temps pour venir de Maumont ? une petite demi-heure. Et puis, lorsqu’il aura assemblé deux ou trois ans de gages, ils se marieront… Quinze pistoles l’an ! logé, nourri, habillé !… il faudrait être fou par la tête pour refuser une place comme ça !

— Tu verras comme je serai bien vêtu !

Mais la Suzou est une petite sauvage qui prise peu ces choses. Elle aimerait mieux avoir toujours à elle son grand Milou en guenilles, que de l’avoir bien ardoisé, de temps en temps seulement. Mais la nécessité aidant, et les caresses de Milou, elle se résigne, et le lendemain le voici entrant chez la demoiselle.

Toute la semaine, Marion la couturière de Saint-Agnan travaille pour lui. Il a besoin de chemises n’est-ce pas, il n’en a qu’une, sur la peau, et toute percée ; puis d’une blouse… Nadal, le tailleur de la Genèbre, est venu aussi lui faire des habillements de tous les jours et pour les dimanches. Ce Nadal est un petit homme gobin, ou autrement, bossu, malin comme beaucoup de ces tailleurs de campagne qui ont le temps de penser, l’aiguille marchant comme par une mécanique. Il est farceur aussi, et pas trop gêné. De suite il a soupçonné de quoi il retournait, en voyant les étoffes que la demoiselle a prises chez Demaret le marchand d’Hautefort ; étoffes qu’il trouve un peu bien fines, du moins celles des habillements du dimanche. Aussi en prenant mesure de pantalon à Milou il lui dit :

— Mon ami, ta fortune est faite si tu sais te servir des moyens que le bon Dieu t’a baillés !

La demoiselle présente, Nadal n’eût pas risqué cette plaisanterie ; mais Guéral et sa femme n’y comprennent rien. La Marion comprend bien peut-être, mais elle ne fait semblant, car c’est une pincée qui veut faire l’innocente, quoiqu’elle ne soit plus toute jeunette.

Même Milou n’a pas compris sur le moment ; ça n’est qu’après qu’il se doute de ce qu’a voulu dire le petit tailleur, et ça le fait penser.

Le dimanche, le voilà tout flambant neuf avec les habillements faits par Nadal : veste de bon fort drap noir à revers boutonnés, à petit collet droit, un « sans-culotte » comme on dit dans le pays ; gilet à fleurs avec des boutons de cuivre luisants, et pantalon brun à raies. Aux pieds, il a de bons souliers faits par Jugie le cordonnier d’Hautefort ; le même qui servit de témoin lorsque Rupin le coucha sur les registres de la mairie, et sur la tête, un joli chapeau gris qu’avec quatre francs dix sous que lui donna la demoiselle, il a été acheter à Excideuil le jeudi d’avant. C’est une mise paysanne, mais il est bien ainsi. Sur le col de chemise blanc sa tête brune ressort, un peu dure d’expression, mais cette dureté quelquefois sied bien aux beaux mâles comme il est.

Dans la salle, de l’autre côté, la demoiselle boit un bol de lait avant de partir pour la messe. Entendant les exclamations admiratives de Guéral et de Poulette, elle appelle Milou :

— Approche un peu que je voie comment tout ça te va, dit-elle, lorsqu’il est entré.

Le cœur lui bat un peu quand Milou se plante là devant, à deux pas, mais elle n’en laisse rien voir. Ce beau garçon, c’est son œuvre, lui semble-t-il ; elle l’a deviné sous ses guenilles… il est sien…

— Tourne-toi un peu…

Elle se lève et lui passe la main sur les épaules :

— Ça fait un petit pli, là… mais ce n’est rien, Nadal a bien travaillé… seulement, ce col de chemise monte un peu par derrière…

Et pour le faire rentrer, elle lui met un petit peu les doigts dans le cou.

Lui, pense à ce qu’a dit le malicieux tailleur, mais ne bronche pas.

— Tourne-toi par ici… Mon pauvre drole, ta cravate est bien mal attachée…

Et elle lui fait un joli nœud à la Colin.

— Là ! maintenant, te voilà beau garçon ! dit-elle en souriant, pour cacher son trouble.

— C’est à votre bonté que je le dois, demoiselle !

— Allons, c’est bien ; sois brave drole et tu ne seras pas malheureux ici…

Elle regarde la pendule.

— Nous allons aller à la messe ; toi, tu garderas de ce temps-là, et puis, quand nous serons revenus, tu pourras aller te promener à Saint-Agnan… tiens, te voilà une pièce de trente sous pour faire le jeune homme.


VI


Resté seul, Milou se pense que la demoiselle ne sera pas de retour avant midi, et qu’il a grandement le temps d’aller voir la petite Suzou. Deux fois cette semaine il y est allé de nuit, mais il lui tarde de se faire voir dans ses habillements neufs. Il descend de Maumont dans la combe-maigre et file sous bois comme un lièvre. La petite est devant la porte, assise, qui fait manger de l’herbe à une brebis achetée par sa « grande » à la dernière foire d’Hautefort. En voyant son bel ami, elle court au-devant et lui saute au col :

— Comme tu es brave, mon Milou !

Arrivés devant la porte, elle se plante :

— Attends… que je te voie bien !

Et naïvement elle l’admire.

— Que tu es joli ! Tu sembles le fils du défunt M. d’Ecoussac qui passait des fois par là en cherchant le lièvre !

Milou sourit complaisamment.

— Maintenant, tu ne voudras plus m’aimer ? dit-elle, en montrant ses pieds nus et sa robe rapiécée.

— Que si ! ma Suzettou…

Et il la prend dans ses bras et lui donne un baiser.

— Ta vieille est à la messe ?

— Oui…

Et ils entrent dans la bicoque.

Deux heures après, Milou est de retour à Maumont, et la demoiselle, rentrant avec Guéral et la Poulette, le trouve attisant le feu sous la marmite.

Si la demoiselle Céleste eût suivi son idée, elle n’eût pas emmené Guéral et sa femme à Saint-Agnan, mais bien Milou. Depuis qu’il est entré dans sa maison, il est entré dans sa tête aussi, de manière qu’elle pense à lui souvent, toujours pour mieux dire. Seulement, comme c’est une femme d’entendement, elle tâche de faire en sorte qu’on ne la croie pas pressée de l’avoir toujours autour de ses cotillons.

Toute la semaine elle rumine ses désirs et se prend davantage. À la maison, elle ne perd guère Milou de vue et a toujours quelque chose à lui commander. Elle aime surtout à lui voir faire quelque chose qui demande beaucoup de force. Ça la remue, elle y prend plaisir et pourtant craint pour lui :

— Ne fais pas plus que tu ne peux ! dit-elle.

Mais le garçon a l’orgueil de sa force et répond qu’il ne l’emploie pas toute.

On est au temps des vendanges, et dans les vignes de la réserve, Céleste coupe les grappes avec une sienne cousine, venue de Chabrignac en Limousin. Il fait chaud, les vendangeuses ont un grand chapeau de paille qui les garde du soleil. Milou, lui, n’a rien sur la tête ; ses cheveux frisés, épais, l’abritent assez ; et puis, il en a l’habitude. C’est lui qui vient chercher les paniers des deux cousines pour les porter aux comportes. De le voir « bouler », qui est à dire écraser le raisin avec une branche de châtaignier fourchue, là, en plein soleil, les yeux brillants, les bras nus rouges de moût, beau, jeune et fort comme le dieu des vendanges, Céleste en est toute grisée…

— Tu as là un fier drole ! dit la cousine.

Elle ne répond pas tout d’abord, mais lorsque l’autre se tourne de son côté, elle se reprend :

— Oui, n’est-ce pas… Il n’a que dix-huit ans.

— On lui en donnerait bien davantage.

Sur le soir, la Poulette s’en va faire le souper, et Guéral va quérir les bœufs pour monter la vendange au cuvier. Les barriques, défoncées d’un bout, sont là, pleines de vendange qui fermente déjà, et Milou avec Guéral les hissent sur la charrette. Mais Milou y fait pour les trois quarts et demi, de manière que l’autre lui dit :

— Tu n’es pas cassé, petit !

Et Milou sourit, tout fier de faire montre de sa force devant la demoiselle et sa cousine.

Le lendemain, dimanche, elles vont à la messe, chacune sur sa jument et, comme le dimanche d’avant, Milou garde la maison, c’est Guéral qui les accompagne. Mais il ne garde pas seul, la Poulette reste pour faire le dîner. Un homme du village a porté deux perdrix jeunes à la demoiselle, et ce rôti a besoin d’être surveillé et arrosé.

Au moment de partir, devant le banc montoir qui est contre le portail, Guéral amène la bête de la cousine qui s’assied sur le panneau et passe devant. Puis Milou amène la monture de la demoiselle, qui s’installe bien, arrange ses cotillons et met le sac où sont ses clefs, son mouchoir et son livre d’heures dans la poche du panneau.

— La planchette va bien pour vos pieds ? demande Milou.

C’est pour faire le cagnard, elle est toujours au même point.

— Elle va bien, dit la demoiselle… seulement je crois que la sangle n’est pas assez serrée…

— Je vais la serrer.

Et il se met en posture. Sa tête est appuyée aux côtes de la jument, un peu au-dessous de la planchette, et il voit la naissance du mollet de la demoiselle, avec les rubans noirs qui tiennent le petit soulier, et montent autour de la jambe en s’entre-croisant sur le bas blanc…

La sangle resserrée, un peu rouge pour s’être baissé, ou pour ce qu’il a vu, Milou prend une jolie gaule de noisetier qu’il a été couper le matin même tout exprès, et la donne à la demoiselle Céleste.

Elle la prend, et, souriant à demi, lui en donne un léger coup sur l’épaule :

— Merci, petit…

Et elle descend le terme au bas duquel la cousine l’attend.

Rentré à la maison, Milou dit à la Poulette :

— Je sais un lièvre là-bas, dans les boiges de Martrinchas, je vais essayer de le tuer… vous garderez bien toute seule ?

— Pardi ! ça ne sera pas la première fois.

Là-dessus, il prend le fusil du défunt Nougarède qui est au râtelier au-dessus de la cheminée de la cuisine, puis s’en va.

Il descend le puy de Maumont par un petit sentier « d’écoursière », qui marque sur le roc usé par les sabots des gens du village, et s’en va d’un pas rapide vers l’endroit où il a vu un lièvre au gîte.

À cinquante pas il se plante et regarde. Au milieu des carottes sauvages, le lièvre est gîté. Son échine rase la terre grise avec laquelle il se confond. Il faut de bons yeux pour le voir là, mais Milou reconnaît bien la place, et il aperçoit même une buée presque imperceptible, qui sous le soleil, se dégage du poil humide de la rosée du matin. Il se remet en marche sans se presser, l’air occupé ailleurs, et arrivé à dix pas, tape au lièvre un coup de fusil derrière la tête.

Le gibier dans le havresac, vite, vite, à travers les bois, Milou s’en va trouver la petite Suzou qui « l’espère ».

Lorsqu’il rentre à la maison, la demoiselle est à table avec sa cousine. Il prend le lièvre par les oreilles et le leur porte voir.

— Tu as du bonheur, dit Céleste, à l’autre… Je te ferai manger d’une bonne royale… vous ne connaissez pas ça, vous autres bas-limongeaux !

— Tu le crois ! — dit la cousine distraite, car elle ne regarde pas le lièvre, mais le beau garçon qui le tient. — Son mari est vieux… positivement elle aimerait à en avoir un comme celui-ci à son service !

Le jeudi, les vendanges finies, la cousine s’en retourne à Chabrignac avec son petit domestique qui l’est venue quérir, et Céleste l’embrasse avec autant ou plus de plaisir qu’elle ne l’embrassa lors de son arrivée.

C’est qu’il lui tarde d’être seule un peu, et de pouvoir penser à son aise à ce qui la travaille. D’avoir vu durant ce temps des vendanges le grand Milou fier et beau, se carrant dans sa force, ça l’a énamourée de telle façon qu’elle songe à l’avoir tout à soi. Quelquefois elle a bien un mouvement de honte en songeant qu’elle a le double d’âge que celui qu’elle convoite. Mais lorsqu’en s’habillant et se dévêtant elle se regarde à son grand miroir, elle se trouve jeune encore et bien idoine à faire l’amour. Et de fait elle est belle de corps, grande, point trapue ni grasse, charnue assez pour qu’on ne voie pas les os, et ferme comme un gland.

Toute la fin de cette semaine, Céleste se complaît dans ses pensers amoureux, caresse ses désirs et ne tient pas en place. Elle va du rucher à la fuie, qui est là-bas au bout de l’allée de pruniers qui mène à la vigne de garde, nerveuse, impatiente, mâchant un bout de lavande… Puis elle se plante et regarde sans voir, les oies du village évoluant sur le grand « lac » au bas du puy.

Enfin le dimanche vient et elle éprouve ne sais quel plaisir secret à se faire belle. Pourquoi ce linge fin, cette robe de beau mérinos grenat, ce tablier de soie gorge-de-pigeon, ce fichu de cachemire qui tient les seins bombés, et laisse voir la naissance de la poitrine, où brille sa plus belle croix d’or sur la peau mate et chaude ? le diable le sait.

Ce jour-là elle déjeune avant d’aller à la messe, car elle a l’intention de rester aux vêpres. Elle emmène le grand Milou qui suit derrière la jument, et la trouve bien belle avec sa riche coiffe de dentelle sous laquelle passe un gros chignon de cheveux noirs. En chemin, Céleste cause avec des gens du village qui vont à la messe aussi. Dire qu’elle l’a ouïe ce jour-là, ni même les vêpres, ça ne se peut : elle est distraite, se remue sur sa chaise comme si elle était assise sur un gril ; et tandis qu’on chante le psaume, In exitu Israel, des visions troublantes lui font fermer les yeux et gonfler les narines.

Il est quatre heures et demie, Céleste s’en retourne à Maumont. Milou marche à côté de la jument et elle lui parle de choses indifférentes d’abord, puis peu à peu, l’entretient de questions plus intéressantes :

A-t-il une mie ?

Non, il n’en a pas.

Le brigand !

— Pourtant les garçons en ont, d’ordinaire.

Lui était si malheureux lorsque la demoiselle l’a pris… aucune fille n’eût voulu le regarder.

— Alors tu n’aimes personne ?

— Personne.

Et, pensant aux propos du tailleur, il la regarde comme qui dit : personne que je puisse nommer.

À ce moment ils quittent le vieux grand chemin de Limoges et suivent les sentiers des bois. À un endroit où ça monte un peu, Milou prend, comme pour s’aider, le bacul du panneau ; elle croit qu’il va lui toucher la jambe et un frisson lui suit tout le corps.

Ces bois de la Petite-Forêt sont déserts en ce beau soir de dimanche ; du moins on ne voit personne. Céleste ferme à demi les yeux et se laisse aller à la griserie de ses désirs. Tout l’affole, la passion qui lui mord le cœur, la solitude, tout, jusqu’au mouvement de sa monture… et le garçon est là, elle n’a qu’à étendre la main.

Si elle lui disait de l’aider à descendre, il la prendrait à plein corps et elle s’accrocherait à son col… il lui semble qu’il la tient déjà.

Le sentier traverse un fourré de genêts à balais ; elle arrête sa monture…

À ce moment, un coup de fusil part à cent pas d’eux et un braconnier sort du taillis.

Céleste donne un grand coup de houssine à sa jument, et toute colérée, continue vers Maumont.


VII


Derrière les hauteurs de Sainte-Yolée, le soleil est descendu. À l’horizon, des nuages dentelés, déchiquetés, frangés de pourpre, illuminés par les feux splendides du couchant, se baignent dans un ciel d’or en fusion. Peu à peu, l’or pâlit, la pourpre se décolore, la lumière s’éteint, et la fraîcheur du soir tombe sur la terre avec la vapeur légère du crépuscule. Au Temple, la petite campane au son grêle sonne l’Angélus, qu’une légère brise du sud épand sur la campagne déserte jusque devers Maumont.

Au bout de l’allée de pruniers, Céleste est debout, les mains dans les poches de son tablier, et regarde, immobile, l’occident rougi disparaître dans la nuit qui vient. Elle songe à ce qui s’est passé. Sans ce coup de fusil soudain, inattendu, elle se donnait dans un passager obscurcissement de sa raison. Maintenant elle sent son imprudence grande. Ce garçon, elle le connaît à peine ; un mois seulement il y a qu’il est à son service. En y réfléchissant bien, il lui semble que ce n’est pas là le serviteur discret qu’elle voudrait, reconnaissant de ses bonnes grâces, mais plutôt un faraud coq de village fort capable de s’aller vanter de ses faveurs… lentement, en pensant à cela, elle revient à la maison.

À souper, elle ne mange guère ; tout ça lui a coupé l’appétit : et puis, sa pensée y revient toujours. Tantôt, elle était irritée de ce contre-temps, et maintenant, elle s’en console presque, et se dit que c’était une folie de se donner ainsi à la légère. Sans renoncer aucunement à la passion qui la tient, elle se promet d’être plus prudente et d’éprouver ce que vaut ce grand drole qui lui tourneboule l’esprit et les sens.

Là c’est sa raison qui parle, mais lorsqu’elle le voit, la passion l’emporte, et elle ne se peut tenir de le désirer. En ces moments, s’il se présentait une occasion, elle se laisserait aller ; mais de la rechercher ou de la faire naître, elle se retient encore…

De tout ça, Céleste ne donne rien à connaître ; elle est toujours pour Milou la maîtresse familièrement bonne du petit coup de verge sur l’épaule. Jamais il n’y eut à Maumont, ni dans la paroisse, un domestique plus heureux que ce garçon. Il ne fait rien, ou peu de chose. Le matin, il se lève sans chandelle et commence par déjeuner. Puis il étrille la jument, monte dessus et la mène boire au « lac » sous le puy. Dans la journée, il bèche quelque carreau de jardin, sarcle des choux, aide des fois Guéral à rentrer du regain, à ramasser le blé d’Espagne, ou à d’autres petits labeurs comme ça.

La demoiselle lui fait faire des commissions aussi :

— Tiens, petit, va-t’en à Hautefort me quérir une pièce de ganse pareille à ça… ou bien… six onces de café moulu et autant de chicorée…

« Petit », c’est une appellation qui ne va guère au grand Milou ; mais c’est un terme familier et bienveillant dont les maîtres usent volontiers avec leurs jeunes serviteurs, dans le pays, et les gens d’âge avec les drolars.

Et puis, le samedi, régulièrement, Milou va chez le mazelier chercher un bon lopin de velle, pour faire la soupe grasse du dimanche. Lorsqu’il passe à la Genèbre, allant à Hautefort ou en revenant, quelquefois le petit tailleur gobin le hèle de sa table près de la fenêtre :

— Eh bien, petit ! ai-je été bon devineur ?

Et il rit.

Milou rit aussi et, par ruse, fait l’imbécile, le « nesci » qui ne comprend pas.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Nadal ?

— Alors, mon ami, tu n’es qu’un coyon !

— Qu’est-ce que vous voulez, répartit en riant le garçon, tout le monde n’est pas fin comme vous !

— Ah ! si j’étais dans ta peau ! fait le bossu.

Milou aime ces courses : c’est plus agréable que d’être dans une combe à émotter, ou à arracher des pommes de terre. À Hautefort, il trouve toujours quelque « de loisir », et il ne faut pas guère le prier pour le faire entrer à l’auberge. Là, il godaille et apprend de grande affection à tenir les cartes : point n’est besoin de lui montrer deux fois un jeu. À la brisque, il se loge aisément dans la tête toutes les figures qui passent, et bientôt tous veulent l’avoir pour partenaire à la poule ou à la quadrette.

Souvent il s’oublie à tripoter les cartes crasseuses du bouchon de la Mémy et revient tard à Maumont. Mais il a toujours de bonnes excuses. Un jour, la velle n’était pas coupée ; une autre fois, il a oublié le sel qu’il devait porter, et il lui a fallu revenir à Hautefort depuis la tuilière de la Genèbre… La demoiselle se doute bien qu’il ment, mais elle n’en fait pas le semblant. Des fois, Milou revient à la nuit, sentant fort le tabac et l’eau-de-vie et un peu gris. Elle le tance lorsqu’il est comme ça et lui parle sérieusement :

— Je n’aime pas les ivrognes !… que ça ne t’arrive plus !

Lui fait le cagnard et tâche de s’excuser : on lui a mêlé de « la goutte » avec du vin blanc… ou quelque histoire comme ça.

En ces occasions, la demoiselle fait des réflexions et se félicite d’être restée libre de sa personne. Si elle avait eu des faiblesses pour ce garçon, où en serait-elle maintenant ? Sûrement il abuserait de la maîtrise qu’elle lui aurait donnée. Pour avoir compris seulement qu’elle le voulait, ça lui fait prendre des manières de parler et de faire, un peu trop sans façons des fois.

À quoi ça a tenu pourtant ! à ce coup de fusil…

Quelquefois Céleste fait aller Milou à la chasse. Elle veut envoyer un lièvre ou bien une couple de bécasses à son oncle de Périgueux. D’autres fois, elle voudrait faire manger une perdrix aux choux à l’amie chez qui elle descend le dimanche à Saint-Agnan, et qui doit la venir voir.

Et très obéissant, Milou prend le fusil et s’en va.

Pour ça il ne rétive pas ; mais s’il faut aider à battre le blé, par exemple, ou fouir les vignes, il trouve toujours moyen de s’en tirer, en se plaignant d’être fatigué, ou quelque mauvaise raison comme ça, que pourtant la demoiselle accepte par un reste de faiblesse, de manière que Guéral n’est pas trop content.

D’ordinaire au village, on n’a pas un domestique pour si peu travailler ; aussi les gens de Maumont s’en étonnent, et d’aucuns soupçonnent quelque chose qui n’est cependant pas : il n’y a que les apparences. Mais de le donner à connaître, il n’y a pas de danger ; on ne risque pas ainsi de se brouiller avec des gens riches. D’ailleurs la demoiselle n’est pas mauvaise voisine ; nonobstant son air un peu dur, elle est bonne femme tout de même. C’est vrai qu’elle brusque un petit les gens, des fois, lorsque la viduité la tourmente ; mais c’est l’affaire d’un instant : tout de suite elle revient et fait facilement ce qu’on lui demande. Elle prête ses bœufs pour labourer les terres de ceux qui ne peuvent tenir un attelage ; ou pour conduire des barriques de vin vendues aux aubergistes ; ou pour mener la lessive à l’étang de l’Hermitage. Et si quelque pauvre diable a besoin d’une quarte de blé, d’un sac de pommes de terre ou d’une mesure de châtaignes, elle le lui donne généreusement.

On dit que d’être heureux, ça rend bon pour les autres ; pourtant ça n’est pas le bonheur qui la rend bonne, la demoiselle Céleste : il faut bien qu’elle le soit de nature. Elle souffre et languit de sa malheureuse passion pour ce vaurien de Milou qui se débauche de plus en plus. La nuit de Noël, il la passe à jouer et à boire dans une auberge de Saint-Agnan avec d’autres mauvais sujets de son poil, et toute la journée il a été saoul comme un cochon, — parlant par respect. — La demoiselle l’a bien sévèrement grondé, et il a promis de n’y plus revenir. Mais il a promis déjà tant de fois qu’il n’y a guère d’espoir de le voir s’amender.

La petite Suzou n’est pas plus heureuse que la demoiselle Céleste, car Milou la néglige un peu beaucoup. Elle n’est pas bien exigeante pourtant, et se contenterait de le voir une fois de temps en temps. C’est que ce n’est pas le plaisir qu’elle recherche, mais la satisfaction de son petit cœur aimant. Simplette un brin et ignorante comme une petite sauvagesse qu’elle est, lorsqu’elle s’offrit naïvement à son grand ami, c’était par amour pur, pour se faire sa chose, pour être à lui, et non par appétit sensuel. Comme elle aimait de cœur, elle se donna, suivant en ceci l’impulsion de la nature. Tant que son Milou a été là, près d’elle, la petite a été heureuse. Recevoir ses caresses, être enserrée dans ses bras forts, c’était le bonheur.

Elle a cru d’abord aux histoires de Milou disant qu’il ne pouvait s’échapper dans la journée tant la demoiselle était exigeante, et que la nuit la porte de la cour était presque toujours fermée à clef… Mais en allant quérir une tourte de pain à Saint-Agnan, elle a su qu’il était le galant de la fille de l’auberge où il va de coutume.

Puis, l’autre jour, rencontrant une file de mulets revenant de la forge de Saint-Médard, les hommes assis sur leurs bêtes l’ont plaisantée en passant.

— Qu’as-tu fait de ton grand Milou, petite ?

— On te l’a pris, là-bas, à Saint-Agnan !

— La drole y est plus grasse que chez la Légère, vois-tu !

— Et puis, mieux peignée !

La pauvre Suzou regarde tristement les muletiers qui se gaussent d’elle et ne leur répond pas.

C’est de ce côté maintenant que la jalousie la travaille. Il y a près de quinze jours qu’elle n’a vu Milou ; elle le guette de loin, et un jour le joint comme il traversait le bois allant aux puits de mine. La pauvrette a le cœur bien gros et se plaint tout doucement en pleurant. Mais lorsque ce scélérat de Milou l’a enlevée de terre, la tient dans ses bras comme un petit enfançon et lui dit tout plein de paroles amiteuses, elle s’apaise vite.

Ensuite il lui fait des contes : les muletiers ont voulu se moquer d’elle…

— Mais pourquoi ne viens-tu plus ?

— Je te l’ai bien dit… on ferme la porte de la basse-cour la nuit !

Il ne dit pas, le vaurien, qu’il sait bien la rouvrir pour aller à Saint-Agnan voir l’autre.

— Aujourd’hui, reprend-il, je vais faire une commission aux mineurs, je voulais passer te trouver en revenant.

— C’est bien vrai ?

— Oui, ma petite Suzettou ! vrai comme je t’embrasse à présent…


VIII


Sur le vieux chemin de Périgueux, deux jeunes hommes s’en vont lestement un bâton à la main. L’un est le grand Milou bien reconnaissable à sa taille et à sa carrure, dont il n’y a pas les pareilles au pays depuis que Jean Rudel a disparu de la « franchise de Chasseins ». Son compagnon de route est un nommé Gantonet, ou autrement de son « saffre » ou sobriquet, Verdil.

Ce Gantonet est bien le plus grand gueusard de la contrée. C’est un ancien remplaçant, ivrogne, fainéant, et voleur comme une « jasse » qui est à dire une pie. Son petit bien il l’a mangé, — bu surtout, — et maintenant il vit de rapines. S’il était hardi, ce serait un coquin dangereux, capable d’assassiner, mais comme il est lâche il s’en tient au vol. Par exemple, tout lui est bon : récoltes, bétail, poulaille, hardes, il ne fait fi de rien à l’occasion. Les dimanches et jours de foire, il rôde par les maisons écartées, et lorsqu’il n’y a personne au logis, il fouille dans les cabinets et les « tirettes » des lingères, et de temps en temps met la main sur quelques écus cachés entre les linceuls. C’est de ce bandit que Milou a été s’accoster ; c’est avec lui qu’il joue, boit et fait la débauche à Saint-Agnan chez la grosse Subielle.

Depuis longtemps, ce mauvais sujet de Milou tourmentait la demoiselle pour aller à la foire de la Saint-Mémoire, et elle lui en a donné la permission. Verdil en a tant conté à son ami des amusements qu’on trouve à Périgueux, qu’il tarde au grand goujat d’arriver, et pour ce, il allonge ses longues jambes, ce qui fait tirer un peu la langue à l’autre. Il refait le même chemin qu’il fît tantôt dix-neuf ans il y a dans les bastes de l’Audète : il le fera une dernière fois entre deux gendarmes.

Justement à l’auberge où la meneuse fit remplir sa chopine, en face de la halle de Tourtoirac, les deux camarades s’arrêtent pour boire le vin blanc. Ayant consciencieusement « tué le ver », ils repartent. Milou n’est plus aussi pressé ; Verdil lui a expliqué en trinquant, que ce n’était pas la peine de se crever à courir, attendu que la foire commencera le lendemain seulement.

Arrivés à Périgueux, les deux amis soupent dans une auberge bien connue de Verdil. C’est là qu’étant chez le marchand d’hommes, il a mangé en bonne partie, le prix du « cochon de son père ». Ayant bien soupé, largement pris leur vin, ils vont dans un petit café borgne où quelques estafiers de mauvaise mine jouent aux cartes. Les mains démangent à Milou, mais Verdil lui fait signe et lui dit tout bas :

— Ne joue pas avec eux, tu ne gagnerais jamais.

Sur cet avis, Milou verse une demi-topette d’eau-de-vie dans son café, puis l’allume.

Ensuite, ayant fumé des cigares, bu quelques cruchons de bière de mars et avalé un verre de rhum pour faire couler la bière, tous deux, un peu las de la route, se vont coucher.

Le lendemain, ayant copieusement déjeuné, ils se promènent dans la foire. Milou achète un grand couteau de Nontron dont la lame aiguë a neuf pouces de long, et dont le manche de buis, renflé dans le milieu, tient bien dans la main.

— Avec ça on pourrait saigner un homme ! dit Verdil.

Après cette emplette, ils entrent dans les baraques, cassent quelques pipes dans un tir, jouent au « rampeau », aux palets, au billard anglais, aux trois cartes : et Milou s’étonne de ne jamais deviner où est la dame de pique. La journée se passe à ces divertissements innocents ou à peu près, entremêlés de beuveries dans les cafés ; mais le soir, Verdil qui connaît les bons endroits, mène son camarade dans le quartier de l’ancien couvent des Augustins.

— Tu vois, dit-il, ce bâtiment, c’est la prison.

— Ah ! fait Milou, ces grands murs noirs n’ont pas l’air « jovents » !

— Hé ! on n’y est pas si mal que tu dirais bien.

— Tu y as été ?

— Oui… pour un cheval que j’avais trouvé un soir de foire…

Milou rit et ils entrent dans la rue qui longe l’ancien couvent devenu prison.

Cette rue est pavée de cailloux rouges de rivière, avec une rigole au milieu qui garde les résidus impurs des cuvettes vidées par les fenêtres. Tout le long, d’un côté, les hauts murs de la prison ; de l’autre, des maisons sales, humides, suant le vice, d’où sortent des bruits de cliquetis de verres, de disputes, et des chants obscènes. Une écœurante odeur de pommade à la rose et de savon au musc, empuantit cette rue étroite où le soleil ne voit jamais, où trullent des pantalons rouges.

Là on trouve à souhait une pleine chemisée de chair pour trente sous, vingt sous, dix sous même. Dire que cette chair est bien fraîche, ça serait mentir ; mais les affamés qui viennent là n’y regardent pas d’aussi près. Il y a d’ailleurs dans le voisinage des maisons plus chérentes pour ceux qui sont bien argentés comme Milou en ce moment ; et c’est là que, dédaignant les sollicitations cyniques de nymphes coiffées de madras voyants, Verdil va frapper.

Jusqu’au lendemain à midi, dans cette maison aux contrevents clos, ils font la débauche, fument des cigares de cinq sous, boivent du prétendu champagne, chantent et paillardent. Ils ne sortent que lorsque Milou a jeté son dernier écu, pour une tournée de vespétro offerte comme coup de l’adieu.

C’est à regret qu’il s’en va, le grand vaurien. Ce mobilier fané, souillé, banal, le flatte, lui qui un an devant, couchait sur la paille dans un grenier. Le luxe fripé, le fard, les parfums frelatés, l’ont grisé… Surtout le relent des sales plaisirs de la nuit le tire en arrière.

— C’est embêtant de n’avoir plus le sou, dit-il.

— Oui, répond Verdil, c’est malheureux… si nous trouvions quelqu’un.…

— Pour emprunter ?

— Oui, dit l’autre en riant… Attendons à ce soir, peut-être rencontrerons-nous un brave homme qui nous prêtera.

À la nuit, devant les lampions fumeux d’une baraque de lutteurs, Verdil fait connaissance d’un quidam, qui, généreux comme un pochard qu’il est, paie l’entrée aux deux amis. En sortant, pour ne pas être en reste de politesse, Verdil convie l’homme à se rafraîchir et ils vont au café. Lorsque celui-ci est bien « ouillé » jusqu’au cou, Verdil fait le semblant de vouloir payer ; ce que voyant, l’ivrogne se fâche :

— Est-ce que vous croyez que je n’ai pas de quoi ?

Et il tire de sa poche une bourse de cuir il y a bien une vingtaine de pièces de cent sous, et en donne une pour l’écot.

La monnaie rendue, l’homme la met dans sa bourse, et sa bourse dans sa poche de veste.

Et puis tous trois sortent bras dessus, bras dessous, comme de vieux amis, et vont s’asseoir sur un banc au bout des allées de Tourny, à seule fin de prendre un peu l’air.

Milou se trouve par hasard du côté où est la bourse. Tandis que son camarade amuse le soûlard, il la prend dextrement, puis touche Verdil par derrière.

— Excusez une minute, dit le compère ; nous allons là dans un coin…

Et ils disparaissent dans l’obscurité.

— Il faut jeter la bourse, dit le prudent Verdil.

— Tu as raison.

Et Milou la jette dans un soupirail de cave après avoir mis les écus dans sa poche.

Puis ils vont frapper à la maison aux contrevents clos.

Le lendemain, troisième jour de la foire, les goussets vides, à la vesprée ils songent au retour. Il est minuit lorsqu’ils arrivent au village où demeure Verdil. Dans son ancienne boutique de maréchal dont il a vendu tous les outils, jusqu’au soufflet, les deux chenapans se couchent sur une paillasse, et, recrus de débauche s’endorment lourdement.

Le soleil est haut déjà, lorsque Milou se réveille. Il se lève, se secoue et part pour Maumont. En cheminant, il cherche une excuse et n’en trouve pas de bonne.

— Va trouver la demoiselle, lui dit la Poulette lorsqu’il entre dans la cuisine ; elle te veut donner sur les oreilles.

Entendant marcher dans la salle, Céleste sort de sa chambre.

— Ah ! te voilà ! pourquoi n’es-tu pas revenu avant-hier, comme je te l’avais recommandé ?

— Excusez-moi, fait-il piteusement, je me suis amusé…

— Amusé ! et à quoi ?

— J’ai joué aux cartes.

— Pendant trois jours ?

— Oui… j’ai perdu au commencement… et j’ai voulu revenir attraper mon argent…

— Et tu l’as rattrapé ?

Il secoue la tête.

— De manière que tu as perdu ton année de gages ?

Il fait signe que oui.

À ce moment, Céleste sent les odeurs dont Milou a été généreusement parfumé, et elle devine la vérité.

Sa figure de sévère devient dure :

— Les joueurs sont capables de tout ! et les menteurs sont pires que les voleurs !… tu peux chercher une place !

— Oh ! demoiselle ! pardonnez-moi ! jamais plus je n’y reviendrai !

Et il fait le cafard, le cagnard, geint et se frotte les yeux comme s’il allait pleurer.

— Je vous en prie en grâce ! pardonnez-moi !

— Non ! dit-elle sèchement.

Et elle sort dans le jardin.

Milou s’attendait bien à être fortement vespérisé, mais non point à être renvoyé. Il s’en va tout penaud se jeter sur son lit, et on ne le voit pas de la journée.

Sa première colère passée, pense-t-il, elle me pardonnera.

Le soir, il ne vient pas souper, en sorte que la Poulette dit à son homme :

— Il a dû faire à Périgueux comme le loup, manger pour quinze jours.

Le soir, vers dix heures, pendant que Guéral et sa femme dorment côte à côte dans les draps d’étoupe, Milou se lève doucement, et s’en va trouver la Suzou.

La petite oyant « clouquer » la chouette, ce qui est une des manières de Milou pour s’annoncer, se lève et va le retrouver au grenier. La pauvrette, elle, ne se méfie pas des parfums suspects dont les cheveux épais de son galant sont imprégnés :

— Comme tu sens bon, mon Milou !


IX


Sur le plateau en arrière de Maumont, à la croisée de deux chemins qui s’enfoncent dans les bois, est la cafourche du Gal qui passe pour hantée par les esprits. Difficilement y ferait-on passer la nuit un homme du pays. C’est là que le Diable apparaît à ceux qui n’ont pas froid aux yeux, sous la forme d’un bouc ou d’un grand chat noir. C’est là aussi que d’après les vieilles traditions, la « Dame » de la « Chasse-volante » vient faire halte dans le silence des nuits. Les gens bien renseignés disent qu’elle monte un cheval blanc à tous crins, et que deux dogues géants l’accompagnent. Ce qui est plus certain, c’est que sur cette cafourche se fait tous les ans le feu de la Saint-Jean d’été, antique fête solsticiale de la religion druidique, que les prêtres chrétiens se sont appropriée ne pouvant la détruire.

Le jour est venu. Guéral s’est levé de très grand matin et s’est rendu au pré de l’étang. Là aux premières lueurs de l’aube, il a cueilli à reculons les herbes de la Saint-Jean : millepertuis, chrysanthème des prés, armoise et millefeuille. Il en a fait des croix qu’il a clouées à la porte de l’étable à bœufs et au ciel des lits : autant en ont fait les bonnes gens du village.

Vers le soir, chacun porte son fagot à la cafourche, et, autour d’une perche plantée en terre, on dresse le bûcher en hauteur. Cela fait, on recouvre les fagots de branches de pin, de genévrier, et d’herbes de senteur comme le fenouil. Puis on fiche tout à la cime un beau bouquet de lys et de roses avec des fleurs des plantes « joventes » de la Saint-Jean.

La nuit est tombée ; tout le village de Maumont est rassemblé à la cafourche du Gal. Un garçon donne à la demoiselle Céleste un brandon allumé, et elle va mettre le feu à l’endroit plein de paille et de menu bois, ménagé à cette fin entre les fagots. La flamme monte joyeuse et vive à travers les branchages, et bientôt tout l’amas est embrasé. Autour, les droles, garçons et filles, font la ronde se tenant par la main, et chantent :


Lou souleil faï maduras,
Lous blads,
E peï la vendegno…


Milou est là, dominant tous les autres de sa taille, et précipitant le mouvement. Aux lueurs de la flamme, son cou nu, sa tête puissante se colorent de reflets de bronze, et son torse bien fait se dessine en vigueur. Ah ! c’est un beau mâle ! Malgré tout, Céleste subit l’influence de l’attraction physique, et elle le regarde avidement, sans que d’ailleurs sa figure trahisse son émotion. Elle garde l’air sévère qu’elle a pris avec lui depuis tantôt un mois qu’il revint de la Saint-Mémoire. Elle lui a donné ce temps pour chercher une place, mais il n’en a pas trouvé, paraît-il.

Cependant, le feu après avoir dans sa première flambée dardé vers le ciel ses langues pointues, se calme, s’affaiblit et finit par s’affaisser. Il ne reste plus bientôt, qu’un énorme tas de tisons avivés par l’air, qui minent le pied de la perche dont la cime porte le bouquet. Les garçons épient le moment où elle tombera pour s’emparer de ce bouquet très convoité, car c’est une espèce de trophée, en même temps qu’un préservatif contre toutes sortes de maux.

Le grand Milou a l’avantage de la taille, mais au moment où la perche consumée à sa base s’incline, cinq ou six grands droles s’attachent à lui pour l’empêcher de le prendre. En deux ou trois secouées d’épaules, il se débarrasse d’eux comme fait un sanglier couvert par les chiens, en entraîne d’autres qui l’ont agrafé de rechef, et, au moment où la perche tombe, il saisit le bouquet qu’il va porter à la demoiselle.

Puis, tous, petits et grands, sautent le feu réduit à un tas de braises, pour se préserver des clous, et à la lueur mourante du feu s’entrevoient quelques lie-chausses ou jarretières… Ensuite, tout étant éteint, chacun emporte un bout de tison charbonné pour préserver la maison du tonnerre.

Le lendemain, Milou va trouver la demoiselle Céleste, la supplie de lui pardonner… il n’a pas trouvé de place… que deviendra-t-il si elle le renvoie ? Il fait le chien couchant, le pleurard, jure par son âme que jamais, au grand jamais, il ne se mettra en faute, et fait si bien qu’en finale elle lui pardonne, moitié par un reste de faiblesse, moitié par pitié.

Milou pardonné n’est pas bien reconnaissant à sa demoiselle. Au contraire, il lui en veut presque de ce qu’elle l’a fait à son heure, et non pas de suite comme il y comptait. Les propos du tailleur gobin de la Genèbre lui avaient donné une grande idée de son pouvoir dans la maison, et, à cette heure, il voit que la demoiselle le domine, bien loin de faire à sa volonté. Lui qui s’était figuré, parce qu’elle a le double de son âge et qu’elle le trouve à sa fantaisie, la gouverner à son gré, il est tout surpris et vexé d’être obligé d’obéir et de demander grâce. Il ne le montre pas, pourtant. Outre qu’il ne trouverait jamais une semblable place, le mauvais sujet songe des fois à certaines paroles à lui dites par ce coquin de Verdil, un jour qu’ils buvaient chopine chez la Subielle à Saint-Agnan.

« Il doit y en avoir des écus, dans cette maison ! »

Instinctivement, sans savoir au juste de quelle manière ces écus pourraient devenir siens, Milou tient à ne pas s’en éloigner. Il voudrait bien les avoir en poche, ces écus ; car il lui tarde fort de retourner à Périgueux. La débauche, la luxure, l’attirent. Depuis qu’il en a tâté, il ne prise point les plaisirs que la crapule n’assaisonne pas. Tout de suite ce rustre a mordu aux choses du vice, aux vilenies de la chair vénale. La petite Suzou, menue, gracile, de nature aimante, dévouée, point charnelle, Milou ne l’apprécie point ; elle n’est pour lui qu’un pis aller. Même le libertinage tout cru de la Subielle ne le satisfait pas, il le trouve bête et paysan : il lui faut des plaisirs de ribaud, des jouissances de ruffian. La senteur honnête de la chair de cette douce petite Suzou, il ne la goûte pas. Ce qui irrite ses désirs, ce qui lui fait gonfler les narines, ce sont les chairs peintes, c’est cette sale odeur de musc rapportée de la maison aux contrevents clos.

Il grille d’y revenir. Le dimanche, lorsque avec Verdil ils sont attablés chez la Subielle à Saint-Agnan, ou à Hautefort dans le bouchon de la Mémy, ils ne parlent que de ça. Mais c’est l’argent qui manque. Le maréchal déserteur de la forge sait bien où il y en a…

Et il regarde avec un air d’intelligence, le grand Milou qui se rappelle les précédents propos de ce lâche coquin.

— Il faudrait trouver l’occasion belle… dit-il.

Cette occasion se présente peu après, un dimanche que Milou garde la maison. La demoiselle partie avec Guéral et la Poulette, le vaurien rôde par les chambres, examine les meubles et tâche de deviner ce qu’ils contiennent.

Le buffet de la salle avec sa vaisselle d’étain et ses vieilles faïences ne l’intéresse guère, ni les « lingères » bourrées de draps de lit, de nappes, de serviettes. Il passe dans la chambre de la demoiselle.

Ne sait pourquoi, cette chambre lui produit un effet… lui impose. Ça n’est pas qu’elle soit bien belle, ni richement meublée, non. Les murs sont simplement blanchis à la chaux ; le plancher est fait comme on travaille au village ; les solives d’en haut sont passées en gris. Dans un coin, avec une ruelle ménagée, est le lit à quenouilles, drapé d’une péruvienne rouge à l’extérieur, jaune en dedans. Un bénitier de faïence est accroché au chevet. Au milieu de la pièce, une grande table barlongue ; dans le fond, une lingère de noyer massif à ferrures polies ; en face, la cheminée boisée de noyer aussi. Sur la tablette, des vases de porcelaine de Limoges ; au-dessus, un grand miroir ancien au cadre un peu dédoré par le temps. Puis, un cabinet de fine menuiserie et une petite table recouverte d’un napperon, sur laquelle est un pot-à-eau à fleurs et sa grande cuvette ovale à pieds. Aux fenêtres, des rideaux de guingamp et c’est tout.

Cette chambre presque cossue pour la campagne et l’époque, a un air honnête, et Milou la regarde avec une sorte de respect. Pour un paysan misérable qui ci-devant couchait sur la paille, ces meubles simples, massifs, en bois du pays, ces vieilles chaises tournées, ce lit enfants, tout cela est du luxe. Et puis il se dégage de l’ensemble cette impression : la femme qui habite cette chambre peut être passionnée, elle n’est pas vicieuse.

Milou fait le tour de la pièce. Le cabinet n’est pas fermé ; il contient des livres achetés à des porte-balle : Estelle et Némorin, Paul et Virginie, Victor ou l’Enfant de la forêt. Les quatre Fils d’Aymon, les Contes du chanoine Schmitt… Puis des objets sans grande valeur, des tasses décorées, des verres coloriés, des boîtes à bonbons, des poupées, des petits ménages, — vieux cadeaux d’étrennes, — et encore de ces mille choses qui s’amassent dans les maisons soigneuses et finissent par encombrer. La lingère est fermée à clef. Milou s’arrête et la regarde fixement, comme pour deviner ce qu’elle contient ; puis il revient vers le lit. Sur le dossier d’une chaise, le tablier de la ménagère, le tablier de tous les jours, est jeté. Milou le prend et tressaille en oyant le tintement des clefs de la demoiselle. Il les tire de la poche, toutes quatre réunies par une chaînette. De ces quatre clefs, deux sont celles d’un buffet et de deux placards de la salle, où l’on serre des provisions de toute sorte et des liqueurs de ménage ; la quatrième est celle de la lingère. Il les essaie et l’ouvre. Une bonne odeur de lavande lui vient à la figure, comme une bouffée. C’est là que Céleste serre son linge de corps, ses cotillons blancs, ses coiffes, ses fichus, ses bas, ses mouchoirs. À mi-hauteur, deux tiroirs sont fermés. Entre le linge empilé, Milou tâte, cherche et trouve la clef. L’un des tiroirs est plein de papiers, de contrats d’achat, de grosses d’obligations. Un grand vieux portefeuille est garni de billets à ordre, de valeurs souscrites. Milou ne sait ce qu’est tout ça ; il referme ce tiroir et ouvre l’autre. Dans celui-ci, il y a encore des papiers, un vieux registre contenant les comptes des métayers, puis quelques pièces de cent sous et de la monnaie ; peu de chose. Il y a aussi une boîte à ouvrage. Milou lève le couvercle et dedans trouve un bout de ruban vert broché de fleurs jaunes, puis des pièces de quarante francs. Il y en a douze, des napoléons de l’Empire et des louis de la Restauration. C’est le douzain de noces assemblé par le père Nougarède pour sa fille. Il n’a pas servi et ne servira jamais. Milou compte ces belles pièces reluisantes qui lui brûlent les doigts. Ses yeux flambent… il y a là de quoi faire… Oui, mais il songe qu’à la première pièce changée il serait pris. Les gens de sa sorte n’ont guère d’or, ni surtout de pièces de quarante francs. Les quelques écus ne valent pas la peine de se hasarder. Milou remet tout en place, referme les tiroirs, la lingère, et en garçon précautionneux, va cacher les clefs dans l’écurie au fond d’un trou de mur où le diable ne les trouverait pas.

Rentrée de la messe, la demoiselle veut prendre les clefs dans son sac, rien. Elle les cherche partout et ne les trouve pas. Dans la fiance de les avoir adirées en route, elle envoie Milou sur le chemin qu’elle a suivi pour aller à Saint-Agnan et revenir. Milou rentre trois heures après, n’ayant rien trouvé.

— Demain matin, lui dit-elle, tu iras à Hautefort quérir Lasgrangeas le serrurier.

— Oui bien, demoiselle.


X


Au milieu des grands bois entre Ecoussac et le Temple, il y a d’anciens puits de mine abandonnés. Dans des fourrés épais, il en est un, loin de tout chemin, de tout sentier, connu seulement de quelques vieux mineurs. Au fond du puits, tapissé de feuilles mortes, à une quarantaine de pieds, s’ouvre la galerie d’exploitation du filon épuisé, à moitié masquée par des ronces. À l’extrémité de la galerie, sur un amas d’herbes sèches et de fougères, un homme est couché : c’est le grand Milou.

Le malheureux n’a pu résister à la tentation. La demoiselle ayant vendu à la foire d’Hautefort une paire de bœufs de harnais, les soixante-cinq pistoles et un écu qu’il sait dans le tiroir de la lingère lui ont tourneboulé l’imagination. Que de ribotes et de nuits dans les mauvais lieux ça représente !

Le dimanche d’après la foire, resté seul à garder la maison, il ouvre la lingère avec la clef cachée dans l’écurie, trouve facilement celle du tiroir entre les chemises de la demoiselle, prend le sac de grasse toile où est l’argent des bœufs, puis la douzaine de pièces de quarante francs, referme tout et s’en va vers Taillepetit, à travers les bois. Là, il se couche dans une cabane au coin d’une vigne et y attend la nuit.

À la brune, il sort et se dirige sur Périgueux. Maintenant il n’a plus besoin de Verdil pour lui enseigner les bons lieux. Et puis, il se défie de ce lâche gredin qui, au besoin, le vendrait. D’ailleurs, étant seul, l’argent durera plus longtemps et la bombance sera plus longue.

Malheureusement pour lui, le troisième jour de son arrivée, il fait dans un tripot la rencontre d’un aigrefin qui lui gagne à l’écarté ce qui lui reste de son argent. Il n’a plus dans sa pochette qu’une pièce de quarante sous, un peu de monnaie et les douze doubles louis d’or qu’il n’ose montrer, de manière qu’il se décide à revenir.

Une nuit, il gratte à la porte de la vieille Légère, qui n’entend pas, pour la bonne raison qu’elle est sourde. D’ailleurs, quand elle entendrait, elle ne serait pas pour s’effaroucher d’un petit trafic qui lui donne quelques pièces de cent sous. En son temps, elle était du bon coin, comme on dit. Mais Suzou, qui y entend bien, elle, reconnaît cette autre manière de s’annoncer du grand Milou et le fait entrer dans le grenier. La pauvre petite est folle de joie ; voici quinze jours qu’elle ne l’avait embrassé, ni même vu :

— Ô mon Milou ! mon Milou !

Elle n’en sait dire davantage, tant elle est aise.

Et lui donc ! À l’en croire, il a été bien malheureux de ne pouvoir la visiter pendant ces quinze jours !

Elle n’est pas bien persuadée, l’enfant.

— Tu ne m’aimes plus ! Je le connais bien !

— Tu es une petite sotte !

Et il la prend et l’embrasse, ce qu’il croit être une raison sans réplique.

Au petit jour, il explique à la Suzou qu’il est obligé de se cacher pour s’être battu et avoir cogné son homme un peu fort. Il l’envoie chercher un bon coin du chanteau, puis lui fait la leçon lorsqu’elle revient.

— Écoute, je vais me cacher au fond du puits de mine du Bois-des-Loups. Ce soir, à la tombée de la nuit, tu passeras tout contre, et si je puis sortir, tu chanteras :


Moun paï m’a marida
Ma maï ta be…


Si, le contraire, tu avais ouï dire quelque chose… qu’on me cherche… tu chanterais le commencement des Vêpres sauvages :


En d’un bâtou en dous bâtous,
Entaü chanten las vépras chas nous !


La petite s’étonne fort de tout ça, mais promet de le faire ; que ne ferait-elle pour son grand Milou !

Il lui donne une pièce de quarante sous :

— Voilà pour acheter une tourte de pain.

Et il s’en va, emportant une vieille couverture.

Arrivé au puits, il arrache des herbes sèches, de la bruyère, des fougères et en jette des brassées au fond. Ensuite, il descend au moyen de trous anciennement faits de chaque côté dans la castine, ou ménagés dans le clayonnage, afin de mettre les pieds. Rendu en bas, il écarte les ronces, fourre dans la galerie toute cette litière qu’il a ramassée, entre, ramène les ronces devant l’ouverture et suit la galerie jusqu’à l’extrémité. Là, il creuse un trou avec son couteau, enterre un petit pot que la Suzou lui a donné, y met les douze pièces d’or de Céleste, le recouvre de terre, fait son lit par-dessus et se couche.

Le soir, à nuit entrée, il entend une voix grêle qui fredonne :


Moun paï m’a marida…


Alors il sort du puits et la petite lui saute au cou.

Elle est dans une grande joie d’avoir son Milou tous les jours à elle, ou toutes les nuits plutôt. Elle est heureuse de lui être utile, de veiller sur lui ; son petit cœur aimant lui fait désirer de ne jamais le quitter. En marchant, elle se serre contre lui, s’accroche à son bras, et à chaque instant sa tête ébouriffée se lève pour solliciter un regard de son grand ami.

Et elle lui raconte ce qu’elle sait.

À une femme qui lavait à l’étang, elle a ouï dire qu’à Maumont les gens se demandaient de quoi il était devenu.

— Et rien de plus ?

— Non… Quand on lui en parle, la demoiselle dit qu’elle ne sait où tu es, ni pourquoi tu es parti…

— Les gendarmes ne sont pas venus ?

— Non… la femme l’aurait bien dit.

Arrivés chez la vieille Légère, on se met autour d’une table boiteuse calée avec une pierre. Milou, affamé, mange deux grandes assiettées pointues de bonne soupe aux choux et aux pommes de terre, et après, une pleine assiette de « mongettes ». Ayant fini de souper, il passe sa vieille blouse qu’il avait laissée là, prend un « billou », qui est à dire une bonne trique, et sort suivi de Suzou.

— Tu t’en vas ?… dis, Milou ?

— Oui, ma petite…

— Ta petite quoi ? demande-t-elle câline.

— Ma petite femme !

— Oh ! dit-elle, reste, mon petit homme !

— Je reviendrai cette nuit.

— Bien sûr ?

— Oui, bien sûr… va-t’en.

— Embrasse-moi donc…

Et après un baiser, elle s’en retourne chez elle, et Milou s’en va vers Maumont.

Sur le coteau en face, il s’arrête. Les chiens du village l’ayant éventé jappent dans les cours où ils sont enfermés à cause des loups. Milou distingue très bien l’aboi de Médor, le gros mâtin de la demoiselle Céleste. Il pense à elle et se dit qu’elle n’a pas porté plainte du vol, peut-être pour la considération du bien qu’elle lui a voulu. De ça, il ne lui sait aucune obligation ; il se dit seulement que s’il y avait moyen de recommencer, elle ne le dénoncerait pas davantage.

Ah ! comme il regrette de n’avoir pas été plus hardi avec elle ! s’il eût été son galant, elle lui eût tout donné plutôt, pour ne pas être scandalisée dans la paroisse…

Maintenant, elle doit être sur ses gardes… et il se lève et s’en va dans la nuit.

En effet, Céleste a fait ce qu’elle a eu l’imprudence de ne faire tout d’abord après la perte de ses clefs. Elle a fait changer les serrures, poser des barreaux aux fenêtres du côté du jardin, mettre de solides « renards » à la porte de la salle qui y mène, et aux contrevents, partout.

Quoique ce soit une femme qui n’aime pas à perdre inutilement les choses, argent ou denrées, ça n’est pas le vol des soixante-cinq pistoles et des douze pièces de quarante francs qui la tracasse ; non. Ce qui l’ennuie, qui la chagrine, qui la hontoie, c’est de s’être amourachée d’un mauvais chenapan, d’un débauché, d’un voleur pour tout dire.

En ce temps-ci, le vol ne tire pas à grande conséquence ; on en rit s’il est adroitement « perpétré », comme disent les gens de loi. La justice est facile et débonnaire pour les commençants ; le premier vol ne compte pas. Même il y a d’honnêtes gens qui donnent la main à un voleur pour peu que le magot volé soit gros.

Autrefois il n’en allait pas ainsi. Pour les simples gens de campagne, surtout, l’homme convaincu de vol était déshonoré, tenu à l’écart. Ce qui n’était point juste pourtant, quelque chose de son indignité rejaillissait sur ses proches, sur ceux qui le hantaient ordinairement. C’est pour ça que Céleste est si honteuse d’avoir failli se donner à Milou le voleur, et même encore à cette heure, de ne pouvoir penser à ce mauvais sujet sans une secrète émotion des sens. Des sens seulement, car autrement elle l’a en horreur.

Nul autre qu’elle ne connaît ce vol, mais certainement ce malheureux n’en restera pas là. Lorsqu’il aura mangé cet argent en débauches, il en volera d’autre ou fera pire quelque jour. S’il est pris, comme ça arrivera certainement une fois ou l’autre, peut-être il parlera, se jactera de ce qui a failli être mais n’est point. Car de croire qu’il lui sera reconnaissant de sa bonté, elle n’y compte pas. C’est une nature gâtée par la misère et les mauvais exemples, capable de tout. Comme elle regrette à cette heure de l’avoir traité avec cette familiarité affectionnée ! Comme elle se repent de ce petit coup de verge sur l’épaule qui semblait une caresse ! Et elle soupire : quel malheur que ce mauvais garçon se soit trouvé sur son chemin !

Mais malgré ses inquiétudes, comme elle est vaillante femme, Céleste fait bonne figure, et à la voir nul n’y connaît rien. La disparition de Milou est le sujet de beaucoup de suppositions dans le village. Les uns disent d’une manière, les autres de l’autre, et en finale on finit par conclure qu’il est « à Pampelune », comme on dit au pays d’un lieu qu’on ignore. Pour la demoiselle, lorsqu’on lui en parle, elle dit qu’il a dû arriver quelque chose à Milou, car elle ne voit aucune raison de son départ si brusque… non… véritablement elle n’y comprend rien.

Mais la nuit, lorsqu’elle est seule, couchée, et qu’elle se remémore comment elle faillit se donner là-bas, dans la Petite-Forêt, elle frémit en pensant aux conséquences. Ah ! sans le malheur qui lui est advenu par la scélératesse de ce Rudel, elle ne serait point exposée à de semblables choses ! Elle aurait un mari, des enfants et vivrait heureuse. Les plaisirs permis, la maternité, l’allaitement, le soin des petits, eussent attrempé, amorti cette ardeur des sens qu’elle a de la peine à contenir. Son tempérament n’est un malheur que parce qu’elle est en état de viduité, qu’elle est privée des joies de l’amour et de ses fins naturelles et légitimes, qui sont non pas le plaisir stérile, mais la génération des êtres humains…

Ah ! ce misérable Rudel qui l’a perdue !


XI


Nuit noire, temps d’octobre, il vente de l’ouest. Dans les Bois-Lauriers les feuilles des chênes frissonnent, et sur les bouquets de pins la brise humide passe avec un bruit de mer lointaine. C’est le troisième lundi du mois, jour de la foire de Badefols. Il est dix heures, et, depuis le soleil couché, personne ne passe dans le chemin creux qui traverse les bois, venant de Badefols pour aboutir au pont Saint-Jamet. Les marchands de bœufs ou de cochons, qui portent de l’argent dans leurs ceintures de cuir bouclées sur la peau, ne se hasardent pas la nuit dans ces bois mal famés Ceux qui n’ont pas fait leur foire à temps gîtent dans une auberge et ne partent que le lendemain. Ceux des pays d’alentour, qui ont sur eux le prix d’une paire de bœufs ou d’un troupeau de brebis, ne traversent guère ces bois que de jour, et, de préférence, avec d’autres de leur renvers. Le lieu est bien fait pour épeurer. De chaque côté, les bois s’étendent épais, drus, avec des fourrés d’ajoncs où les loups venus de la Forêt-Barade ou bien de la Forêt de Born, se flâtrent dans le jour, pour, la nuit venue, aller à la proie. Mais ça n’est pas tant des loups à quatre pattes que les gens ont peur, que de ceux à deux pattes. Il n’est point dans le pays d’homme ayant cheminé de nuit, qui n’ait été suivi une fois ou l’autre par une bête à long poil, aux oreilles pointues, dont les yeux brillent dans l’obscurité. Sans doute il est ennuyeux de s’en aller avec un animal comme ça sur ses talons, mais ça n’est pas bien dangereux, pourvu qu’on ne tombe pas. Autre chose est des loups à deux pattes : ceux-là vous assomment ou vous donnent quelque méchant coup de couteau.

Ce soir-là, un loup de cette espèce est embusqué derrière une touffe de genêts à balais, tout sur le bord du chemin. On le prendrait vraiment pour une bête sauvage, quelque chose comme un grand homme des bois. Une manière de blouse grossière faite de peaux de bique grises lui vient à moitié cuisses. Sur la tête, il a un bonnet pareil ; il est masqué d’une peau de lièvre avec deux trous pour les yeux, et ses mains sont couvertes de même fourrure. Voilà deux heures que le quidam est là ; et nul ne passe. Il est bientôt minuit. Fatigué d’attendre inutilement il va quitter son affût, lorsque du côté de Chasseins, il oit venir quelqu’un qui chante. L’homme ne marche pas très vite, ni très droit. À mesure qu’il approche, on comprend les paroles de la chanson :


Ya tres drôlas bravas
Dedin nôtre villaje…


Mais la voix du chanteur est comme sa marche, mal assurée ; on devine un apoltroni qui veut faire le crâne. Sous son masque poilu, le quidam au guet sourit. L’homme approche, toujours se parforçant à chanter, et sa voix tremblotte un petit, au refrain :


La pus brâv’ ey ma mïo…


Tout d’un coup la voix s’étrangle dans sa gorge. Un être, grand, « bourru » a sauté dans le chemin à deux pas devant lui. Point de figure d’homme, tout est poilu. Le pauvre mâtin est transi, ses cheveux soulèvent son chapeau ; il croit voir le Diable, l’ « Aversier », le « Lébérou », ou loup-garou, la « Citre »… tous les êtres fantastiques des superstitions locales. Mais un lourd « billou » se lève sur sa tête et une voix sourde lui pose l’antique et classique alternative :

— La bourse ou la vie ?

De répondre, l’homme en est fort empêché. Malgré qu’il ait bu raisonnablement, il a la gargamelle râpeuse comme s’il avait mangé des nèfles vertes, et ses jambes flageolent…

Alors l’être poilu grogne :

— Vite !

L’homme, à moitié mort de peur, tire un sac de grosse toile de la poche de dessous son gilet, le jette aux pieds du voleur, et, dégrisé soudain, se sauve dans les taillis du côté des Chabridoux.

Le grand Milou ramasse le sac, le met dans sa poche, rentre dans le bois du côté senestre et s’en retourne vers sa tanière.

Arrivé aux Chabridoux tout courant, l’homme cogne chez un des métayers du château, demandant par grâce qu’on lui ouvre… vite…

— Qui c’est-il ?… demande une voix.

— Bardissou, de la Fareyrie.

— Le caveur de truffes ?

— Oui… ouvrez vite…

Le métayer se lève, passe sa culotte, farfouille dans les cendres avec une chènevotte soufrée, puis allume le chalel et va ouvrir.

— Hé ! qu’as-tu, mon pauvre ? dit-il en voyant la figure pâle et bouleversée de Bardissou.

— On m’a arrêté sur le chemin… là haut… dans le bois… dit l’autre essoufflé en tombant sur un banc.

Le métayer va quérir une goutte de « riquiqui » dans le buffet et la fait boire au chercheur de truffes. Pendant ce temps la femme s’est levée, les droles aussi, et tous entourent Bardissou qui, un peu rassuré maintenant, conte son affaire.

Voilà. Il a vendu à la foire de Badefols un cochon, — parlant par respect, — et après avoir compté et ensaché quinze beaux écus de cent sous en buvant le vinage chez la Cadette, il s’est un peu amusé avec un jeune homme de Raffaillac qui se veut marier avec sa fille et lui a payé pinte… Vers le coup de dix heures ou un peu plus, il quitte le garçon après avoir topé au mariage, et part pour revenir chez lui, ne doutant de rien, content comme un roitelet, marchant d’un bon pas sans penser aux voleurs. Arrivé dans le milieu des Bois-Lauriers, pas loin du chêne fendu par le tonnerre, un homme — si c’en est un — saute dans le chemin et lui demande la bourse ou la vie…

— Tu dis : si c’en est un, d’homme, interrompt le métayer ; que veux-tu que ça soit ?

— Je ne sais pas… c’était tout « bourru », et point de figure de chrétien… rien qu’une face poilue… et les mains pareilles…

— C’était peut-être le « Lébérou » ? hasarde la femme.

— Le « Lébérou » ne demande pas l’argent du monde… dit avec conviction le métayer.

— Alors, fait Bardissou, qu’est-ce que ça peut être ?

— Un voleur, pardi ! reprend le métayer, tu n’es pas le premier, ni le vingtième arrêté dans les Bois-Lauriers…

— Mais il n’avait pas de figure ! répète Bardissou.

— C’est qu’il était masqué de quelque peau de bête ! preuve qu’il est de nos renvers…

Enfin, après avoir longuement confabulé avec ces braves gens, le caveur de truffes demande qu’on le laisse coucher dans le fenil… pour cent pistoles il ne se remettrait pas en chemin !

Pendant que le volé narre son histoire aux métayers, le grand Milou monte vers Sigale puis descend dans les taillis, traverse le vallon et, démasqué, va gratter à la porte de la Légère.

La Suzou vient les pieds nus.

— Comme tu arrives tard, mon Milou, dit-elle à demi-voix.

— Oui, mais me voilà…

Et il la prend sur ses bras, assise comme un petit enfant, puis monte l’échelle de meunier qui de dehors va au grenier. La petite se tient à son col et l’embrasse en riant tandis qu’il escalade les barreaux.

— Tiens, dit-elle, un « poutou » à chaque échelon.

À la première pique du jour, Milou va se terrer au Bois-des-Loups. Ça commence à l’ennuyer de passer la journée à dormir sous terre. S’il eût cru que la demoiselle Céleste ne portât pas de plainte, il ne se serait pas ainsi mussé. De quitter sa cache maintenant et de se montrer en plein jour, on se demanderait d’où il sort… Le mieux serait qu’il s’en fût de nuit et revînt après en racontant quelque histoire.

Alors il compte ce qu’il y a dans le sac de l’homme et trouve treize écus de cent sous. Avec les deux qu’il a donnés à la Légère pour le vivre, ça fait bien le prix du cochon de Bardissou. Avec ces soixante-cinq francs qui lui restent, il a de quoi aller faire un petit tour à Périgueux.

Puis, Milou pense que d’ainsi faire, de risquer sa peau pour quinze ou vingt écus, c’est une bêtise. Un jour ou l’autre il tombera sur quelqu’un qui lui lâchera un coup de pistolet dans la figure… cela le rend songeur.

À la vesprée, il entend passer près du puits, et une voix d’enfant chante :


« En d’un bâtou en dous bâtous… »


— Tiens, qu’est-ce qui est arrivé ? se dit-il.

À la nuit la Suzou revient :


Moun paï m’a marida…


Alors il sort de la galerie et monte en haut.

La petite est là qui l’attend.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il.

— Ce matin je fus quérir une tourte de pain et du lard à Saint-Agnan, et j’ouïs dire que les gendarmes étaient venus parce qu’on avait arrêté un homme dans les Bois-Lauriers.

— Et on ne disait pas qui l’avait arrêté ?

— On ne savait pas. L’homme volé a conté en passant, que la figure du voleur était toute bourrue… que c’était peut-être le « Lébéron »… Mais Fayoulet, le boulanger, croyait que ça fût plutôt un qu’on ne voyait plus dans le pays depuis quelque temps…

Tout ça donne à penser à Milou.

Ayant soupé, et couché dans le grenier de la Légère comme de coutume, le matin il revient à son trou après avoir bien recommandé à Suzou de savoir ce qui se passe :

— Et puis si tu ne me vois pas de quelques jours, ne t’étonne pas, dit-il en l’embrassant.


XII


Le mercredi d’après, jour d’audience et du marché à la poulaille, il y a sur la petite place d’Hautefort des plaideurs raisonnablement, puis des joueurs venus pour faire un boston à l’hôtellerie du Lion d’or, et aussi des ivrognes, curieux de tâter le vin nouveau dans les bouchons. Sur le coup de deux heures, voici qu’on voit arriver un grand goujat avec de grosses bottes sales, un chapeau de feutre bosselé, une blouse roulière toute pleine de bouse et un bâton à lanière de cuir dans la main.

— Té ! voilà Milou ! fait Verdil qui est venu tâcher de se faire payer pinte par quelqu’un ; et d’où sors-tu ?

— M’en parle pas… de Bordeaux… et d’ailleurs…

— De Bordeaux ! et comment ça ?

— Quand je quittai de chez la demoiselle de Maumont, je m’en fus à Périgueux pour travailler comme portefaix. Là, je rencontrai un marchand de bœufs dont le garçon était tombé malade et qui m’embaucha comme toucheur…

Le fait est que Milou infecte l’étable et le purin, comme s’il avait couché avec une bande de bœufs à toutes les étapes de la route de Bordeaux.

— Ce grand Milou ! fait Verdil envieux… Et qu’as-tu vu à Bordeaux ?

— Des maisons et puis des bateaux…

— Tu ne paies rien ?

— Je dois bien avoir encore l’argent d’une chopine.

Et les voilà entrés chez la Mémy.

Tout en buvant ils causent. En face est l’ancien parquet de la justice seigneuriale. C’est un vieux bâtiment isolé, en haut de la place en pente roide, construit en pierres de taille, avec un toit à la Mansard qui le date. Donnant sur la place, en contre-bas, sont deux boutiques : l’une c’est le bureau de tabac ; dans l’autre se tient un Auvergnat qui vend des étoffes grossières, des bassins, des chaudrons, des marmites de fonte, du chanvre peigné, du fer. Au-dessus des deux boutiques, avec entrée par en haut, c’est le logement du collecteur des tailles ou syndic, comme on le nomme au pays.

— Il y a là un joli nid d’écus, dit en hochant la tête de ce côté, ce gredin de Verdil.

Milou fait un petit mouvement ; justement il pensait à ça.

— Oui, mais point aisé à cueillir, dit-il.

Le fait est que le percepteur est un ancien officier de l’armée d’Afrique qui n’a pas l’air très commode. Lorsqu’il va en tournée de recette, ou à Périgueux pour son versement, on voit sortant des fontes de sa selle les crosses de ses pistolets d’ordonnance. Dans sa chambre attenante au bureau, il y a toute une collection d’armes, et il fait coucher la caisse à côté de son lit, dans une armoire solide. Comme il dit : les caisses c’est censément pareil aux femmes, il faut les garder de près.

— Ça, c’est vrai, reprend Verdil, mais quelqu’un qui serait crâne pourrait les avoir tout de même.

— Et comment ça ?

— Lorsque le collecteur a ses douleurs, ce qui est souvent, le vieux Marsalet, l’huissier des tailles, va les porter à Périgueux, vers le vingt-cinq ou le vingt-six du mois.

Milou reste un instant pensif.

— Tout ça, dit-il enfin, c’est trop dangereux.

Après avoir godaillé toute l’après-midi avec Verdil, le grand Milou s’en va chez la Légère, emportant dans son havresac un lopin de chair et une pinte de vin.

Quelques jours il reste là au grand contentement de Suzou, ne faisant rien que braconner et ne se cachant point. Puis, un dimanche à Saint-Agnan, il dit à tout venant qu’il part pour Limoges rejoindre son marchand qui fait une bande de bœufs pour Paris. Et de fait on ne le voit plus au pays.

Mais si on ne le voit plus, en revanche on entend parler beaucoup de « l’homme bourru » ; comme on a baptisé celui qui vola Bardissou. Un porte-balle est arrêté un soir de foire sur le chemin de Badefols, à la traversée de ces grandes friches au-dessus de Conangle ; un « sanaïré » ou châtreur, est volé de même au gué de Faradis sur l’Haut-Vézère ; un garçon de la « franchise de Chasseins » qui revenait tard de voir sa bonne amie, est arrêté encore le long du chemin de Nailhac qui suit le Thévenau. Mais celui-ci ne fait pas gagner gros au voleur, il n’avait que trois sols en poche, ayant été plumé au jeu de la « bourre ».

Tous ces trois-là, parlent d’un homme, — où soi-disant tel, — comme dit le caveur de truffes, qui a tout le corps, la figure et les mains, poilus.

Les gendarmes d’Excideuil viennent à chaque fois, bien exactement, s’enquièrent près des volés qui ne savent dire autre chose, sinon que « l’homme bourru » est grand et ne montre peau de « chrétien » sur la figure et les mains. Les gendarmes font un procès-verbal de tous ces dires et l’envoient à Périgueux. Pendant ce temps-là, le quidam continue ses brigandages.

Il travaille à de certains jours sur le grand chemin royal de Limoges à Cahors. C’est ce chemin, qu’en 1793, le représentant Lakanal fit réparer révolutionnairement en convoquant tous les hommes valides pendant trois jours. Depuis ce temps-là, on n’y a pas apporté une pierre, pas comblé une ornière, aussi est-il fort ruiné. Pourtant on y passe beaucoup, c’est le vrai chemin des marchands du haut Limousin qui vont dans le Périgord noir, à Montignac, Salignac, Sarlat, Domme, acheter de l’huile, des noix, des vins, des meules de moulin ; comme aussi de ceux du Périgord qui vont chercher des veaux de corde, ou bouvillons, aux foires de Saint-Yrieix et de Limoges. Il n’est guère engageant, ce chemin, mais il n’y en a pas d’autre à cette époque. Très large, il s’en va tout droit, monte sur les « termes », descend dans les fonds, passe au milieu des bois, bosselé, raviné, avec des fondrières dans les creux. En passant à de certains endroits, on se dit : « Jolie place pour les voleurs ! ».

À la naissance du vallon qui descend vers Maumont, est un endroit comme ça, sinistre, désert. Le chemin descend en pente très roide pour remonter pareillement de l’autre côté en se dirigeant vers le Cimetière-des-Pauvres. Au fond, sous la route bordée de vieux chênes étêtés, est un ponceau destiné à l’écoulement des eaux de pluie, mais qui semble plutôt fait pour cacher des malandrins attendant le voyageur attardé.

La veille de la foire de la Sainte-Catherine à Montignac, « l’homme bourru » est là, écoutant. Il est nuit ; on n’entend que le sifflement du vent dans les bois voisins et les clameurs des oies sauvages qui voyagent dans les airs. Bientôt un bruit de pas s’oit sur les pavés frustes qui subsistent encore par places. L’homme aux aguets va sortir, mais soudain il se recouche ; il a reconnu le bruit des sabots fêlés d’un paysan qui rentre tardivement à sa pauvre demeure. Le bruit s’éloigne et un silence funèbre enveloppe le vallon solitaire et la route déserte.

Tout d’un coup, le pas d’un cheval se fait entendre, venant du côté des bois de la Razoire. C’est un marchand de Saint-Yrieix qui va acheter des huiles de noix à Montignac. À Saint-Agnan, où il a bu un coup de vin, sans débrider, on lui a conseillé de coucher, la route n’étant pas trop sûre. Il a pris ça pour une baye d’aubergiste intéressé, et n’en a tenu compte. Il a besoin d’être de bonne heure en foire, et, pour cela faire, veut aller coucher à La Bachellerie.

Comme il arrive au fond du vallon, « l’homme bourru » sort de derrière un gros arbre de la route, et saute à la bride du cheval qui recule épeuré. Quoique atteint par le coup de pistolet qui lui est lâché presque à bout portant, le voleur assène un terrible coup de « billou » sur la tête du cavalier qui tombe. Aussitôt le bandit ouvre les vêtements du voyageur, et, sous la chemise, trouve une ceinture de cuir bien garnie ; il la déboucle et s’enfuit.

Le cheval, libre, s’engalope jusqu’à La Fayolle et là, sentant des écuries, s’arrête et hennit. Des gens sortent, voient cette bête et se disent qu’il est arrivé un malheur. Ils vont en troupe sur la route et trouvent bientôt un homme qui semble mort. Emporté au village, on lui fait respirer du vinaigre et on lave le sang qui coule de sa tête fendue. Le plus près médecin c’est M. Rudel. Il faut une heure pour monter à Chasseins ; mais d’y aller seul, nul n’ose. Enfin, trois garçons prennent leur fusil, un autre allume une lanterne, et tous quatre se risquent.

Pendant ce temps, le grand Milou, au fond de sa tanière, compte son gain à la lueur d’une chandelle de résine. Quatre-vingt-cinq napoléons ou louis d’or ; l’affaire n’est pas mauvaise… Seulement, il a une épaule qui lui fait grand mal. Il regarde. Un trou comme celui que peut faire une chevrotine ou un gros plomb à loup, saigne fort. Après avoir étanché le sang avec son mouchoir, Milou creuse un trou en terre, y cache la ceinture et puis essaie de dormir.

Le lendemain il a une fièvre de cheval et attend avec grande impatience la venue de Suzou. La petite, étonnée de ne l’avoir pas vu de cette nuit passée, vient comme on sonne l’Angelus de midi à Granges :


Moun paï m’a marida.…


Le grand Milou se traîne jusqu’au puits :

— Porte-moi de l’eau, Suzou !

— Qu’as-tu, mon Milou ?

— J’ai la fièvre… fais vite…

La petite s’encourt et revient trois quarts d’heure après, portant une pinte d’eau qu’elle descend dans un panier au moyen d’une corde.

— Ne reste pas là ! lui dit-il.

Elle s’en retourne et revient vers le soir.

— Milou ! appelle-t-elle sourdement, penchée au bord du puits.

Rien.

— Milou !

Rien encore.

— Ah ! pense-t-elle, peut-être il n’en peut plus là, sous terre !

Et elle s’inquiète et pleure en regardant les trous faits pour mettre les pieds, de chaque côté du puits. Bien qu’il ne soit pas large, il faut encore de grandes jambes pour descendre par ces échelons…

Puis elle pense à la corde, l’attache à une pousse de châtaignier et bravement se laisse pendre dans le puits en cherchant les trous avec ses pieds. Difficilement elle arrive au fond, mais enfin l’y voilà : elle s’enfonce dans la galerie demi-obscure et, au bout, trouve Milou couché sur la fougère avec une grosse fièvre, tellement forte qu’il ne lui demande pas comment elle a pu descendre.

À moitié folle de le voir ainsi, la petite se jette sur son ami, ce qui lui arrache un cri de douleur.

— Mon Dieu ! qu’as-tu ?

Alors, il lui montre son épaule blessée.

— Comment as-tu fait ça ?

— C’est une balle de pistolet…

Elle n’en demande pas plus long, mais pleure et se lamente.

— Ne te fais pas de mauvais sang… lui dit-il péniblement. Une fois la balle sortie, ça sera bientôt guéri.

— Oui ! Alors vitement elle lave la plaie avec le mouchoir de Milou, puis lui dit :

— Tourne-toi la figure contre terre.

Lorsqu’il est ainsi placé à quatre pattes, elle se glisse, la tête sous son épaule, et suce la plaie…

Heureusement, la balle n’a pas pénétré bien profondément, le coup ayant porté de biais. Au bout d’un quart d’heure, par l’effet de la pesanteur et de la succion, la petite sent quelque chose de lourd et dur lui venir dans la bouche.

— Tiens, mon Milou ! la voilà |

— Tu t’y connais mieux que M. Rudel, Suzou…

Et il se recouche.

Huit jours après, Milou est guéri.

Pendant qu’il est resté là, il s’est dit que de continuer ainsi longtemps, ça ne se peut. Un jour ou l’autre, il sera pris… ou tué… Sans ce cheval qui se cabrait, il aurait sans doute attrapé la balle dans la tête… Le mieux serait de faire un gros coup et de quitter le pays.

La petite Suzou qui l’aime tant, qui l’a si bien soigné, il la planterait là, sans ombre de regret. De cœur, il n’en a pas, il est dur comme les pierres du pays où il a été nourri…

Oui, un gros, gros coup ! Et il songe que le collecteur porte de fortes sommes à Périgueux, tous les mois, — ou bien Marsalet… — vers le vingt-cinq où le vingt-six… comme a dit ce coquin de Verdil.


XIII


Il est trois heures du matin. Dans le brouillard épais d’une nuit de décembre, le bourg d’Hautefort est endormi. Sous la halle proche du Lion d’or, « homme bourru » est caché dans un coin, derrière les planches qui servent aux jours de foire à dresser les bancs des marchands forains. Il épie la maison d’en face où pend cette enseigne : Clavery, traiteur ; on loge à pied et à cheval.

Une lumière paraît à travers l’imposte de la porte de la cuisine, et un homme portant une lanterne sort et va vers une écurie voisine ; c’est le vieux Marsalet, l’huissier des tailles. Ayant donné la civade à la jument du collecteur, il l’étrille, la selle, et puis monte au bureau. Pendant ce temps, Milou, les souliers enveloppés de chiffons, sort de sa cachette et se glisse sans bruit dans l’écurie. Derrière la porte il attend. Lorsque Marsalet redescend avec le porte-manteau de cuir contenant l’argent du fisc qu’il va porter à la Recette générale, Milou lui plante son grand couteau de Nontron dans la gorge. Un soupir rauque étouffé par le sang, et le malheureux tombe. L’assassin ramasse le lourd porte-manteau, tire la porte et s’en va. Il descend le petit chemin du Charreyrou qui traverse le vallon de la Beuse et remonte vers Chasseins. Arrivé sur la lisière des Bois-Lauriers, précisément à l’endroit où la petite Nicette se déroba un jour à M. Rudel, il entre sous les taillis et va ressortir dans les prés de la Chabroulie pour regagner sa tanière.

Au petit jour, vers six heures et demie, Clavery se lève, et voyant de la lumière dans l’écurie, se dit : « Ce jean-foutre de Marsalet n’a pas « tué » la lanterne en partant ! » Il va et trouve le pauvre porteur de contraintes étendu sur le pavé, dans le sang, mort.

Ainsi que toute mauvaise nouvelle, la chose se sait rapidement. Le premier instruit, comme de juste, c’est le percepteur qui est cloué dans son lit par la goutte. Il crie, tempête, jure et envoie prévenir le maire et le juge de paix. Ceux-ci se lèvent vitement, viennent à l’écurie et constatent que Marsalet est mort et que le porte-manteau a disparu.

— Celui qui a fait le coup a un rude toupet ! dit le maire.

— Et une solide poigne, ajoute le juge en examinant le coup qui a tranché la gorge du pauvre Marsalet.

Parmi les gens accourus, tout de suite on se dit : c’est « l’homme bourru » !… le même qui assassina le marchand de Saint-Yrieix et vola Bardissou et les autres…

Pendant que les curieux assemblés confabulent entre eux, le maire expédie un homme à cheval prévenir les gendarmes, et en attendant leur venue, avec le juge ils font des suppositions.

En ce même moment, le grand Milou, au fond de la galerie, ayant ouvert avec un clou le cadenas qui ferme la chaîne passée dans les anneaux du porte-manteau, compte l’argent volé. Il tire quatre sacs de mille francs en écus, puis des rouleaux d’or : un, deux, trois… il y en a trois, plus dans un petit sachou de coutil quelque monnaie d’appoint, pièces blanches et sous. Dans un vieux portefeuille il y a aussi trois papiers fins avec des images dessus : ce sont des billets de banque de mille francs.

La vue de cette fortune fascine l’assassin. Avec ce qu’il a volé au marchand de Saint-Yrieix, ça fait tout près de douze mille francs ! Il regarde ces rouleaux, ces sacs, et sourit en songeant à tout ce que ça représente d’orgies et de débauches. À l’égard des volés, des assassinés, bien loin d’avoir le moindre remords, il ne pense même pas à eux.

Puis il se dit qu’il est nécessaire de filer au loin. S’il dépensait tout cet argent à Périgueux, de suite il serait pris. Mais auparavant, il faut laisser s’amortir le bruit du crime et l’ardeur des premières recherches…

Tout ça n’est pas trop mal ratiociné ; seulement à Hautefort on raisonne aussi. Le maréchal des logis venu grand’erre avec ses gendarmes, est enfermé en compagnie du maire et du juge de paix, et tous trois échangent leurs vues.

D’abord, on parle de ce gueux de Verdil. Mais le maire assure qu’il n’a pas assez d’estomac pour faire un coup pareil. Et puis, tous les volés s’accordent à dire que « l’homme bourru » est de grande taille…

N’importe ; le juge pense que ce coquin pourrait savoir quelque chose, et l’envoie quérir par deux gendarmes.

Pendant ce temps il fait part de ses soupçons. Il y a dans le pays un garçon très grand, très fort, de pas trop bonne réputation, qui disparaît justement lorsqu’il se commet un crime…

— Vous voulez dire le grand Milou ? demande le maire.

— Oui… précisément.

— Hé !… ma foi !….

En ce moment on introduit Verdil, et le juge l’interroge.

— Où étais-tu cette nuit ?

— Chez nous, couché.

— Sais-tu où est le grand Milou ?

Il ne sait ; seulement l’autre lui a dit qu’il allait à Limoges, rejoindre un marchand de bœufs qui l’avait embauché comme toucheur.

— Et où l’as-tu vu pour la dernière fois ?

— Ici, chez la Mémy.

— De quoi avez-vous parlé ?

Il ne se souvient pas.

— Il faut te appeler… allons !

Ils ont parlé de choses et d’autres…

— Quelles sont ces choses ? de qui avez-vous parlé ?

Tout ça est embêtant. Verdil sait bien qu’on ne peut pas l’accuser de l’assassinat ; seulement cette nuit même il a volé des oies qu’on gorgeait, et il a peur… aussi il se décide et avoue qu’il a été question du collecteur.

— Et qu’en avez-vous dit ?

— Qu’il devait y avoir chez lui un joli nid d’écus.

— Et vous n’avez pas parlé de ce qu’on faisait de ces écus ?

— Si bien… qu’on les portait à Périgueux… Marsalet, quand le collecteur avait ses douleurs…

— Et il a été question de l’époque ?

— Oui… que c’était vers le vingt-cinq ou le vingt-six du mois.

— C’est toi qui as dit ça ?

— Oui…

— C’est bon… qu’on le garde dans le prétoire.

« Ce doit être ce chenapan de Milou, » disent-ils tous trois à la fois, lorsqu’ils sont seuls.

— Mais où se cache-t-il ?

— Probablement du côté de l’Hermitage… C’est cette vieille coquine de Légère qui le nourrit… dit le juge.

— Il pourrait se cacher dans la « croze » au-dessus de la Jalovie… ou dans le Trou-du-cheval… opine le maire.

— Nous allons voir.

— Il faudrait emporter des mèches soufrées, fait observer le maréchal des logis.

— Envoyez-en chercher pour mon compte chez Demaret, répond le maire.

Puis il va quérir sa jument. Le juge en fait autant, et tous deux partent avec le maréchal des logis et deux gendarmes.

De la grotte de la Jalovie et de celle du Trou-du-cheval, les mèches soufrées font sortir des renards, mais point Milou.

Tous remontent à cheval et vont à l’Hermitage, chez la Légère.

La vieille n’y est pas ; la petite Suzou seule est devant la porte, bien épeurée de voir tout ce monde, mais elle ne le donne pas à connaître…

— Où est le grand Milou ? lui demande brusquement le juge en patois.

Elle fait l’étonnée… Milou !… il y a plus de quinze jours qu’elle ne le vit.

— Il est caché par ici, et c’est toi qui lui portes à manger !

— Non, monsieur…

Après un long interrogatoire, le juge conclut :

— Puisque tu ne veux pas parler, je te vais faire mettre en prison par les gendarmes !

La petite ne répond pas ; alors sur un signe, le maréchal des logis la prend par le bras.

— Veux-tu dire où est Milou ?

— Je n’en sais du tout rien.

Devant cet entêtement on la lâche, et toute la troupe s’en va vers les puits où travaillent les mineurs.

Aussitôt qu’ils sont hors de vue, la petite court de toutes ses forces vers le Bois-des-Loups et arrivée au bord du puits, se penche et appelle sourdement :

— Milou !

Celui-ci vient à l’entrée de la galerie.

— Les gendarmes te cherchent et aussi des messieurs…

— Où sont-ils ?

— Du côté des puits de la demoiselle.

— C’est bon, je n’ai pas de meilleure cache… retourne-t’en.

Et ayant bien ramené les ronces devant l’ouverture de la galerie, il se retire.

Là-bas, les mineurs n’ont pas vu le grand Milou depuis longtemps. Le juge les interroge sur les anciens puits où l’on pourrait se cacher.

Les hommes se regardent… puis un vieux mineur dit :

— Du côté d’Ecoussac, peut-être, ou bien dans le Bois-des-Loups.

Menez-nous-y.

Arrivés au bord du puits, tous rangés autour, regardent. Rien ne décèle la présence d’un homme. Le fond du puits est plein de feuilles mortes.

— Il n’est pas là, dit le maréchal des logis. Des ronces ont poussé devant l’ouverture de la galerie.

Tous sont de cet avis ; ils examinent encore un instant et vont s’en aller.

— Eh ! fait le juge, ne nous pressons pas tant ! Regardez là, de ce côté, ce trou fait pour descendre. Je vois sur la castine une marque de clous de souliers assez fraîche.

— C’est vrai ! vous y voyez clair, monsieur le juge !

On fait descendre le vieux mineur avec des mèches soufrées et des allumettes.

— Vous les mettrez à l’entrée de la galerie.

Les mèches allumées, le mineur remonté, tous écoutent. Dix minutes se passent, les mèches vont s’éteindre, lorsque l’on entend tousser.

— Le renard y est ! s’écrie le maréchal des logis.

Un instant après, on voit débouler à travers les ronces, le grand Milou qui tombe sur la feuille à moitié suffoqué.

Dix minutes après il gît sur la palène, solidement enchaîné aux mains et aux pieds. Se voyant pris, couché en joue par les mousquetons des gendarmes, il s’est décidé à monter. Fouillé incontinent, on trouve sur lui son couteau avec du sang dans la rainure.

Ayant laissé passer la fumée du soufre, le mineur redescend avec un gendarme qui a quitté son fourniment.

D’abord ils tirent du fond de la galerie la peau de bique, le masque et les mitaines de peau de lièvre.

C’est « l’homme bourru » !

Puis avec un petit piochon au manche court qui sert à Milou, le mineur cherche, et sous la fougère trouve un endroit où la terre a été fraîchement remuée. Il creuse et tire de là le porte-manteau plein d’argent et la ceinture du marchand.

— Avec son couteau, en voilà de reste pour le faire guillotiner ! dit le gendarme.

Et sans chercher davantage ils remontent tout ça en haut.

— C’est toi qui as assassiné le marchand, puis Marsalet ? demande le juge.

Milou, étendu sur l’échine ne répond pas.

Une heure après, attaché sur un mulet comme un sac de blé, il arrive à Hautefort au milieu des gendarmes, et suivi d’une troupe de monde parmi laquelle la petite Suzou qui pleure.

Mis en présence du cadavre de Marsalet, l’assassin ne bronche pas ; il semble indifférent à tout ce qui se passe.

Comme la nuit est proche, les gendarmes gardent leur prisonnier dans le cabinet du greffier, et, le matin l’emmènent.

Lorsqu’il sort, la petite Suzou, à moitié gelée pour avoir couché à la porte de la Justice de paix, comme un pauvre chien, s’attrape aux jambes de son grand ami, pleurant et criant :

— Ô mon Milou ! mon Milou !

Lui la regarde sans ciller, froidement presque :

— Va-t’en, Suzou, dit-il, tes larmes n’y feront rien.

Cependant, on fait lâcher prise à la petite, et les mains enchaînées, la corde au cou entre les gendarmes, le maréchal des logis derrière, toutes les armes chargées, l’assassin suit le chemin de Périgueux que pour la première fois il fit, tantôt vingt ans il y a, dans les bastes de la bourrique de l’Audète.


XIV


Il y aura six semaines bientôt que le grand Milou fut condamné à mort par la Cour d’assises. Quoique ce soit un misérable assassin, on le plaint, surtout les femmes.

« C’est dommage, pensent-elles, de guillotiner un beau gaillard comme ça ! » Et il est si jeune, il a montré tant d’assurance pendant qu’on le jugeait, et s’est si peu ému lorsqu’on lui a prononcé sa sentence, qu’on eût dit qu’il s’agissait d’un autre !

Tout ça fait une impression sur ces bonnes âmes.

Et puis le marchand et Marsalet étaient bien vieux !…

Lui, maintenant, dans sa cellule bien close, attend patiemment qu’on le veuille exécuter. Il mange bien, boirait sec si on lui en donnait assez, et dort comme un loir en hiver. Jamais le vieux geôlier ne vit un condamné à mort aussi philosophe.

Un matin, de bonne heure, Milou est réveillé par un bruit de voix venant de la sale petite rue qui longe la prison. Dans un groupe de femmes mal ficelées, un individu parle haut… C’est pour aujourd’hui !

Lorsque le gardien et l’aumônier viennent annoncer au condamné que le jour de l’expiation est venu, Milou répond tranquillement :

— Je le savais.

Le prêtre parle de la nécessité de se réconcilier avec Dieu ; mais avant tout, l’assassin demande à déjeuner, et puis qu’on laisse Verdil faire ce dernier repas avec lui ; car justement cet autre est en prison pour vol nocturne. Milou ne fait pas grand cas de ce lâche coquin, mais c’est une connaissance, et, comme il dit à l’aumônier :

— C’est embêtant de manger tout seul !

Verdil, amené, pleure comme un veau, se lamente et se désole.

— Ne t’inquiète pas comme ça ! dit Milou ; que ferais-tu si tu étais à ma place ?

Voici qu’on apporte le déjeuner : un poulet sauté, une entre-côte aux pommes de terre, un fromage de Cubjac et des gaufres de Périgueux.

Milou s’assied sur son lit et fait mettre Verdil en face de lui.

Celui-ci ne peut avaler, mais le condamné mange de bon appétit et excite son convive à faire comme lui :

— Tiens, cette aile…

Mais l’autre la laisse sur son assiette.

— À ta santé ! dit Milou en trinquant avec Verdil. Pour moi, je pense me bien porter jusqu’à ma mort !

Et il avale rubis sur l’ongle, comme on dit. Quant à son invité il repose le verre après l’avoir porté à ses lèvres.

Le déjeuner fini, on emmène Verdil qui sanglote en embrassant son camarade. Milou reste seul un instant avec l’aumônier, puis le bourreau entre suivi de ses aides. Il fait au condamné la toilette funèbre et le déferre des pieds.

Pour aller là-bas, place de Prusse, Milou voudrait mettre ses bottes. Le bourreau lui dit que le règlement s’y oppose.

— Une autre fois je le saurai, répartit-il.

Et il chausse les souliers qu’on lui donne :

— Ils me gênent un peu, heureusement je ne vais pas loin.

En passant devant le logement du geôlier, les mains liées derrière le dos, Milou réclame un petit verre d’eau-de-vie qui lui a été promis : le coup de l’étrier.

Le gardien le fait boire, et puis, en route ! Il marche d’un pas assuré, escorté par les gendarmes et les soldats.

En ce temps-là les exécutions ne se faisaient pas à la dérobée, presque nuitamment. C’est un jour de marché, en plein midi, sous un beau soleil d’avril, que Milou marche à la mort. Une foule nombreuse l’accompagne au lieu de l’exécution. Milou regarde tout ce monde avec assurance, et parfois un demi-sourire passe rapidement sur ses lèvres.

Dix minutes après il est au pied de l’échafaud et monte seul, courageusement. Sur la dernière marche il se retourne, regarde la place noire de monde et s’écrie :

— Que le feu du ciel écrase ceux qui m’ont fait et puis abandonné !

Un instant après, selon la formule consacrée, la justice humaine était satisfaite.

Au premier rang des spectateurs, sont les deux fils de Marsalet, venus tout exprès pour voir tomber cette tête. Ce sont eux qui, à défaut de gazettes, racontent comment les choses se sont passées. Le dimanche d’après, à la sortie de la messe de Saint-Agnan, on cause beaucoup de ça. En oyant redire l’exécration de Milou, Céleste apprend avec étonnement qu’il n’était pas un fils de Barbot, comme il le lui avait dit et le croyait sans doute, mais un bâtard de l’hospice de Périgueux.

Déjà travaillée par la pensée que cette tête qu’elle avait rêvé de tenir dans ses bras a roulé dans le panier de la guillotine, cette nouvelle l’inquiète. Pourtant Jeantil l’assura bien dans le temps que son enfant était mort… N’importe, elle ne sait pas bien pourquoi, mais ça la tracasse. De la nuit elle ne dort pas et songe à ces tristes choses.

Le lendemain est jour de foire à Hautefort. Un des métayers y mène une paire de bœufs ; un autre y va pour s’atteler. Vers onze heures, Céleste s’assied sur sa jument et part accompagnée de Guéral. Elle met pied à terre comme de coutume chez son cousin le notaire, et, après les portages de l’arrivée, elle s’en va sur la place. Un homme est là, monté sur une chaise, qui chante une complainte. Sa femme l’accompagne d’une voix nasillarde et s’interrompt de temps en temps pour vendre l’imprimé… deux liards… C’est la complainte du grand Milou.

Céleste s’arrête pour écouter ces couplets :


Par sa misérable mère
À l’hospice d’Hautefort,
Fut exposé sur la pierre,
Une nuit qu’il pleuvait fort.

Un ruban vert à fleur jaune,
Attachait son petit bras,
Qui valait bien trois francs l’aune
Pris dans le bourg de Cubas…


La malheureuse chancelle et ferme les yeux ; elle s’appuie au banc d’un marchand et reste un instant immobile :


Un ruban vert à fleur jaune,
Attachait son petit bras…


C’est bien ça… le ruban attaché au bras gauche de son petit, était vert avec des fleurs jaunes…

Elle se sent défaillir.

— Vous êtes fatiguée, demoiselle ? demande Guéral qui l’a rejointe pour aller au foirail des bœufs.

— Un étourdissement… va me quérir un verre d’eau chez Clavery.

— C’est passé, dit-elle après avoir bu.

Vers quatre heures, ayant reçu le prix des bœufs vendus, et payé l’attelage acheté, Céleste remonte sur sa jument et revient à Maumont. Tout le long du chemin elle répète mentalement les deux vers :


Un ruban vert à fleur jaune,
Attachait son petit bras…


Ce ruban, elle l’acheta en Hautefort et non à Cubas comme la complainte le dit pour la rime : c’était un tour de cou…

En arrivant, elle va au tiroir et regarde le bout de ruban que ce malheureux laissa dans la botte lorsqu’il vola le douzain… Puis elle se couche sans souper et toute la nuit rêve à ça, fiévreuse, obsédée par les deux vers de la complainte. À un moment, soudain elle se va rappeler que Milou avait un peu au-dessous de la pomme d’Adam, un signe pareil à une lentille, et qu’elle même en a un tout semblable au même endroit… Terrible remembrance ! Elle est bien sûre d’avoir ce signe, et pourtant elle veut s’en assurer encore. La chandelle allumée, elle se lève et va se regarder au grand miroir… oui, c’est bien vrai.

Quelle épouvantable nuit ! La malheureuse gémit sous ses couvertures, torturée par de douloureuses pensées… agitée par de vains espoirs…

Un signe comme ça ? Il y a tant de gens qui en ont ! oui, mais juste au même endroit ! Et puis le ruban ? D’autres ont pu en acheter de semblable ! Hélas ! c’était un tour de cou et non un ruban à la pièce…

Terribles angoisses ! Jusqu’au jour l’infortunée se tord, brûlée par la fièvre, brisée par l’insomnie.

Le matin elle se dit qu’il faut en finir, prendre le bout de ruban et aller le confronter avec celui du registre… Oui, il n’y a que ça ! Pourtant elle redoute cette confrontation et retarde le moment de partir, tant elle a peur d’acquérir l’affreuse conviction.

Enfin, vers une heure, elle fait mettre le panneau sur sa jument et part seule.

— Tu as l’air malade, Céleste, lui dit son cousin, lorsqu’elle entre dans l’étude où il fait un acte.

Et, en effet, sa figure est défaite et ses yeux cernés brillent d’un éclat fiévreux.

— Oui, je ne suis pas à mon aise.

— Assieds-toi, dans un moment j’ai fini.

Ce cousin a succédé, comme notaire et comme maire, à son père, celui qui signa l’acte de naissance de Milou.

Pendant qu’il fait expliquer leurs conventions à des paysans qui sont là, Céleste regarde le casier où sont les registres de l’état-civil.


Naissances. 1822.


C’est bien ça. Elle s’assied contre une table et cherche le 7 mars. À la marge, elle voit : Émile Malvenu, et, au-dessous, le bout de ruban que colla le clerc Rupin. Elle tire le sien de sa bourse et les rapproche… Oui ! c’est bien ça !

La malheureuse, comme assommée, penche la tête sur le registre et reste là un instant.

Puis elle se relève et le remet en place.

— Tiens, dit-elle à son cousin, je venais te porter quatre cents francs pour me les placer : les voilà.

Et elle pose un sac sur la table du notaire.

— Adieu, je m’en vais.

En sortant, Céleste emmène sa jument et passe chez Demaret le marchand.

— Une paire de cordes à veaux ? nous allons vous donner ça, demoiselle.

Elle prend les cordes, paie, puis à l’aide d’un tabouret du magasin, remonte sur sa bête et s’en va, vite, vite…

Maintenant, plus de doute. Celui qu’elle désirait avec une ardeur non-pareille, à qui elle a failli se donner, c’était son fils… et c’est ce même fils qui a été guillotiné…

Tout le long du chemin, des frissons la secouent, ses dents claquent.

Et elle donne des coups de verge à sa jument, pressée d’arriver.

Au-dessus de la Genèbre, à la cime du « terme », elle trouve la petite Suzou toute échevelée, l’air égaré. La pauvrette est devenue folle et elle erre dans le pays, répétant : « Milou ! Milou ! » d’une voix triste comme le cri de la chevesche.

Pour comble de malheur, elle est grosse, ça se voit assez à son cotillon trop court par devant.

Céleste cingle sa bête :

— Allons ! vite ! vite !

En arrivant, elle s’en va dans sa chambre ; — pour essayer de dormir, dit-elle à la chambrière.

C’est très commode pour se pendre, ces cordes à veaux. À un bout, il y a une boucle d’épissure ; on n’a qu’à passer l’autre bout dedans.

Céleste regarde où s’accrocher… pas un clou. Elle va droit à la colonne du lit, attache la corde en haut, passe la tête dans le nœud coulant et se laisse aller. La corde est un peu longue, les pieds touchent le plancher, les genoux ploient, mais comme elle a bonne envie de mourir, il n’importe. Quelques frémissements convulsifs, puis la tête s’incline, elle meurt.


XV


Le lendemain matin la Poulette va voir comment se porte la demoiselle Céleste. Elle cogne, rien… Alors elle ouvre la porte et pousse un cri d’épouvante.

— Est-ce possible ! fait le cousin à Guéral, accouru aussi vite qu’a pu marcher la jument.

Et avec le juge de paix et le greffier qu’il court prévenir, tous trois s’en vont à Maumont.

En voyant la morte les genoux ployés, ils ont la même pensée : on l’a tuée, puis pendue !

— Il faut envoyer chercher Rudel, dit le juge, c’est grave.

Pendant qu’un homme du village, monté sur la jument de la maison, court à Chasseins, le magistrat soupçonneux interroge Guéral et sa femme, bien inutilement d’ailleurs.

Deux heures après, M. Rudel arrive et se dit comme les autres en voyant la position du cadavre : « On l’a tuée ! » car il n’est pas très fort en médecine légale.

— Il est nécessaire d’examiner tout avec soin, dit le juge, cette mort est suspecte.

Un drap de lit est déployé sur la grande table et dessus on porte la pauvre Céleste. Pour rechercher les traces de violences qu’il soupçonne, le juge la fait déshabiller par la Poulette qui pleure.

La voilà dans sa nudité rigide. C’est un beau corps de femme, robuste et sans tare. Ses larges flancs, que ne comprima jamais le corset, étaient bien idoines à porter de beaux enfants et ses seins amples, bien propres à les allaiter…

Misérable Rudel !

Froidement, le « chirurgien » procède à l’examen. Les jambes sont congestionnées et d’un rouge violacé. Les mains sont de même et les ongles d’un bleu foncé. Autour du cou, un sillon brun, parcheminé, passe à la partie antérieure et remonte obliquement à partir de l’angle des mâchoires. La langue pend horriblement, serrée entre les dents. Le « chirurgien » examine, cherche… aucune trace de violence. Il écarte les cheveux noirs qui pendent comme une épaisse crinière… rien à la tête non plus… Il faut bien conclure qu’elle s’est défaite.

En cherchant les clefs dans les poches de sa cousine, le maire trouve un bout de ruban fané ; il le montre au juge… M. Rudel le reconnaît et comprend maintenant. Il a fait deux victimes de plus, mais cela ne le trouble pas autrement. Il relève le drap, recouvre le corps, puis le maire rappelle la Poulette, fait ensevelir la morte dans un second linceul et on la porte sur le lit.

Maintenant, il s’agit de l’enterrer « décemment », car une fille de bonne bourgeoisie campagnarde ne peut être mise en terre sans cérémonie comme la pauvre petite Nicette. Mais les parents — et héritiers, — accourus, sont fort empêchés, à cause de la pendaison.

Un homme bien ennuyé aussi, c’est le curé. La demoiselle Céleste s’étant suicidée, il ne peut lui « faire les honneurs » religieux ; et un enterrement comme celui-ci rapporte gros, sans compter le service de huitaine, de bout de l’an et les messes…

Mais si quelqu’un de grave, d’autorisé, lui assurait qu’elle ne s’est pas défaite volontairement ?… ou qu’elle a perdu la raison tout d’un coup ?

Justement, le lendemain, voici le maire qui en sa qualité de cousin, vient en députation avec l’oncle de Périgueux, prier M. le curé d’enterrer Céleste.

— La pauvre misérable a eu un accès de folie subit ! affirme l’oncle en cheveux blancs.

Le curé hoche la tête.

— La famille serait désolée qu’elle ne passât pas à l’église, reprend le maire : une fille de bonne maison ! et qui pratiquait…

— Oui, elle faisait ses pâques, interrompt le curé.

— Ce serait un scandale pour la paroisse et un quasi déshonneur pour les parents… M. le curé peut compter sur leur reconnaissance…

Il ne demande pas mieux que de faire l’enterrement, M. le curé ; mais il voudrait une bonne raison de croire que la demoiselle ne s’est pas détruite, de sang-froid du moins.

Le maire peut assurer que la volonté n’y était pas. Deux heures auparavant, sa cousine lui a porté quatre cents francs à placer ; forte preuve qu’elle ne voulait pas se pendre !

— En effet, dit le curé enchanté.

Et voilà comment Céleste Nougarède, la malheureuse suicidée, eut un bel enterrement hors classe, avec tous les curés d’alentour, force cierges, le plus riche ornement de deuil de la paroisse, messe chantée avec diacre, sous-diacre, et le serpent des grands jours.


Requiescat in pace !



FIN

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