Nicette et Milou/La Petite Nicette/11

Calmann-Lévy (p. 97-106).


XI


Elle aura seize ans bientôt, la petite Nicette. C’est une belle drole, bien idoine à faire le bonheur d’un honnête garçon. Le bon air de la campagne, qui tient lieu de viande aux paysans, lui a aidé à se développer. Point trapue, ni courtaude, ni épaisse comme les filles de par là, elle est grande assez, bien faite, bien proportionnée. Pour la force, on n’en saurait que dire. Elle a l’air de venir d’une race de paysans riches, un peu affinés déjà, croisée avec un mâle supérieur.

Ses mains ne sont pas faites pour travailler la terre, ni, non plus, pour caresser exclusivement. Ce sont des mains de ménagère, assez petites, point épaisses ; des mains à donner l’appétit du pain qu’elles ont pétri ; des mains aptes à manier le corps tendre des enfançons nouveau-nés.

Sa figure est délicate et un peu courte. Ses longs cheveux dorés sont une exception dans ce pays, où les chevelures blondes sont ternes et maigres. Sa bouche est mignarde, et ses yeux d’un beau bleu de pervenche inconnu dans ces renvers. Il faudrait aller vers le couchant, jusqu’à Sainte-Yolée, à plus de deux grosses lieues de pays, pour en trouver de pareils : vient-elle donc de cette contrée ? Elle a la jambe fine d’une limousine : viendrait-elle des pays devers Ayen, Juillac ou Ségur ? Qui le sait ? L’homme qui la portait sous sa veste ne l’a pas dit. Nulle fille ou femme n’est venue confronter avec le ruban collé au registre de la mairie un autre bout de ruban pareil. Elle est abandonnée à toujours. De ça, elle ne se chagrine point : elle a son Jean, qui lui tient lieu de toute famille, qui pour elle est son père et sa mère, et son ami bien-aimé.

Il ne perd aucune occasion de lui montrer son affection. Cet hiver, environ la Noël, on « énoise » dans la grande cuisine des Rudel, et, comme de coutume, les garçons font passer le « cacalou » aux filles. Jean est là avec son monde, ainsi que toujours. Le hasard fait que devant lui, sur la table, dans le tas de noix qu’il casse d’un coup de maillet sec, il se trouve un « cacalou », petite noix naine, grosse comme une cerise bigarelle, bien formée tout de même, et joliette avec ses nervures finement gravées sur la coquille.

De suite Jean pense à sa Nicette, et il met le « cacalou » dans sa poche de gilet.

— Hé ! notre jeune monsieur ! — lui dit gaiement un « énoiseur », — vous le gardez pour quelqu’une !

— Mon pauvre Blazy, si mon chapeau se doutait de ce que j’en veux faire, je le jetterais au feu, coup sec !

Tous se mettent à rire.

Dans ces rieurs énoiseurs, il y en a peut-être bien qui soupçonnent quelque peu « notre jeune monsieur » d’aimer la Nicette. Non point qu’ils aient rien vu : Jean prend trop de précautions pour ça ; mais parce que c’est la plus gente fille de la paroisse, telle qu’il n’y en a pas une pareille, même à Hautefort ; et, après ça, parce qu’on ne leur connaît pas, à l’un et à l’autre, une mie et un galant. Des deux qui le savent, M. Rudel n’a garde d’en parler, et la Coulaude a « posé sa langue », depuis qu’un jour Jean lui a dit entre quatre yeux, la tenant par le bras :

— Fais attention de ne plus nous épier, ou nous faire épier par ton singe de frère, la Nicette et moi… Et puis, tiens ta sale bouche close, sans quoi, ni ton père, ni le mien ne t’empêcheront de passer par mes mains !

À la première rencontre, Jean donne le « cacalou » à sa mie en l’embrassant :

— Tiens, garde-le tant que tu m’aimeras !

— Tant que je vivrai, alors !

— Oh ! Nicettou ! mienne petite !

Et leurs lèvres se joignent encore.

Puis ils se mettent à babiller. Ils n’ont, pour le moment, point de grands soucis présents. Depuis la scène du moulin ruiné, M. Rudel n’a pas adressé la parole à son fils, mais il n’a pas cherché à revoir la Nicette, et Jean souhaite que ça continue toujours ainsi. Il croit que son père a eu honte de sa conduite et ne récidivera plus. Il se trompe, le brave et honnête drole : M. Rudel « espère » une occasion, tout bonnement.

Si la Nicette tient déjà ses seize ans, Jean en aura bientôt vingt et un : il va tirer au sort prochainement, et c’est là que son père l’attend.

Vingt ans auparavant, la première année que M. Rudel fut maire, la commune n’avait que bien peu de conscrits ; de manière que, lors du tirage le préfet en ayant fait la remarque, le nouveau maire répondit en riant, assez cyniquement :

— Dans vingt ans, il y en aura le double, je vous le promets, monsieur le préfet !

Le jour du tirage est venu, et le préfet d’alors n’est plus là pour vérifier la chose ; mais le fait est que le nombre des conscrits s’est beaucoup accru. D’en faire honneur au seul M. Rudel, ce serait trop s’avancer ; cependant il y a là plusieurs garçons qui ont les cheveux rouges comme lui, et plein la figure de taches de son : pour sûr, ceux-ci sont de son estoc.

De tous les conscrits des treize communes du canton d’Hautefort, Jean est sans comparaison le plus beau, le mieux bâti.

— Quel superbe cuirassier vous feriez ! lui dit le préfet.

Jean tire le numéro sept ; il ne s’en émeut pas trop, et se dit qu’au pis aller, ce n’est qu’une douzaine de cent francs perdus. Mais s’il avait pu voir la figure de son père à ce moment, il eût connu que son affaire était claire.

Les jours se passent et M. Rudel ne dit rien. Pourtant, il est tellement d’usage dans les familles riches de faire remplacer les fils tombés au sort, surtout l’aîné, que Jean ne s’en inquiète pas et suppose que la colère de son père ne le fera pas déroger à une coutume si religieusement observée dans la bourgeoisie campagnarde du Périgord.

Le jour de la revision, lorsque Jean se présente nu, tout le monde admire ce beau corps d’homme bien proportionné, puissamment musclé ; et le général lui dit comme le préfet :

— Quel magnifique cuirassier vous feriez !

Mais Jean se soucie peu du compliment. Les façons de son père commencent à le préoccuper et des soupçons lui viennent.

Après la revision, où il est déclaré « bon, très bon pour le service », M. Rudel garde toujours le silence. Interrogé par la mère inquiète, il répond :

— Nous avons le temps !

L’ordre de départ arrive, et Jean comprend le plan de son père. Lui absent, M. Rudel prendra sa revanche : que deviendra la Nicette lorsqu’il ne sera plus là pour la défendre ? À cette pensée, le désespoir le saisit et ce grand drole pleure comme un enfant dans les bras de sa mère. Puis, ayant essuyé ses yeux, il lui conte tout. La pauvre femme en a tellement su, de ces gueuseries de son mari, qu’elle ne s’en étonne pas. Elle console son premier-né, l’enfant de son cœur, et lui promet de veiller sur la petite.

— Ô mère ! protège-la bien ! S’il lui arrivait quelque chose, je ferais des malheurs !

— Oh ! mon Jean !…

Et madame Rudel va prendre dans sa « lingère » le boursicot qu’elle a fait avec les petits profits de la basse-cour. Il y a près de cent cinquante francs dans la bourse de filet vert aux anneaux d’acier ; la mère en larmes la met dans la poche de son Jean :

— Je t’en enverrai d’autre pour te servir au régiment…

La nuit venue, Jean embrasse sa mère une dernière fois, puis ses frères et sœurs, passe à la cuisine, serre la main des domestiques, des métayers montés pour lui dire adieu, et sort sans voir son père.

En passant, il entre chez la Guillone et trouve sa petite mie en pleurs.

— Écoutez-moi, Guillone, donnez-vous bien garde de cette mienne Nicette ! Que rien ne lui arrive ! Je tuerais quelqu’un ! Ne la laissez pas aller toucher les chèvres seule ; ne la quittez pas un moment, ni jour ni nuit… vous entendez ! Méfiez-vous de tous… surtout d’un !… vous savez qui ! En un besoin, aller trouver ma mère… Et puis, tenez, pour vous aider, voici quelques sous.

Et il tend à la bonne femme cinq louis pliés dans un papier.

— En bien vous remerciant, monsieur Jean… mais n’ayez point de crainte !… La pauvre drole !… J’aimerais mieux que le feu du ciel m’écrase !

Alors Jean prend dans ses bras la pauvrette qui toujours pleure et sanglote, et il la berce un moment sur son cœur, avec de douces paroles :

— Prends courage, ma Nicettou ! C’est long, sept ans, mais quand on est sûr l’un de l’autre, le temps dure moins… D’ailleurs, peut-être, ça s’arrangera plus tôt que d’aucuns ne voudraient… Aime-moi toujours, mignonne, et garde-toi pour ton homme… Adieu, ma petite Nicette tant aimée !

Et, ce disant, tout bellement il la mène jusqu’à la porte, et là, ils s’étreignent désespérément. La pauvre enfant, pendue au col de son ami, ses lèvres collées aux siennes, ne se peut déprendre de lui.

— Tenez, mère Guillone, dit Jean, voilà votre drole… et rendez-la-moi telle que je la vous laisse !

Et, après un dernier baiser au front de la petite à moitié pâmée, il ouvre la porte et s’en va dans la nuit.