Nicette et Milou/La Petite Nicette/12

Calmann-Lévy (p. 107-115).


XII


Jean parti et forclos de la « franchise de Chasseins », M. Rudel se figure avoir pris la pie au nid, comme on dit. Mais lorsqu’il s’aperçoit que la petite n’est jamais seule, qu’elle et sa mère nourrice s’en vont toujours deux à deux, comme les scieurs de long, ça le met en colère. Il comprend que son fils a mis la Guillone en défiance de lui. Jamais, depuis qu’il a l’âge d’homme, personne à Chasseins, ni même dans la commune, n’a osé lui résister, ni en face, ni de biais. Sa haine contre Jean s’accroît de cette déception ; il le voudrait savoir mort. Mais quand on lui parle de son fils, et que des amis s’étonnent que, riche comme il est, il n’ait pas fait remplacer son fils aîné, un si brave drole et un si bon travailleur, il répond en père miséricordieux :

— C’est une mauvaise tête… Lorsqu’il aura mangé un peu de vache enragée, nous verrons…

Mais quand il est seul et s’en vient à penser que Jean est aimé de la Nicette, que c’est lui l’obstacle, ses mâchoires se contractent, ses dents craquent et il serre les poings dans ses poches.

C’est que cette résistance à ses volontés irrite sa passion ; la petite lui en paraît plus désirable. Elle n’est point pourtant de celles qui allument les désirs sensuels, mais de ces douces créatures qu’on commence à aimer par le cœur. M. Rudel ignore ce genre d’amour, mais il voit combien la Nicette est plus belle que les filles qui sont de son gibier ordinaire. Au lieu de ces tailles ramassées, de ces traits forts, de ces grosses attaches, elle a une figure fine, sa taille est élancée, bien faite, et tout dans son corps est bien proportionné. Il n’y a qu’à la voir marcher. Les lourds sabots la gênent bien un peu, mais, lorsqu’elle est nu-pieds, sa démarche élastique, cadencée, le mouvement harmonieux de toute sa personne font plaisir à voir, et M. Rudel parfois la suit de l’œil comme un loup guettant une gentille ouaille.

Et puis cet air d’honnêteté qu’elle porte sur son joli visage, la modestie de son regard, sa petite bouche close par la chasteté, tout ça la lui rend plus convoitable. Il ressent à l’avance un sauvage plaisir à profaner de sa grossière brutalité les dons charmants de cette enfant innocente et vierge.

Il voudrait l’avoir comme chambrière, aux lieu et place de cette grande bringue de Marsillaque qui est chez lui depuis tantôt quinze mois, ce qui est un peu beaucoup pour M. Rudel, fort amateur de changement. Mais celle-ci, se trouvant bien où elle est, n’a nulle envie de s’en aller. Aussi M. Rudel, qui prévoyait cette résistance, a pris ses mesures en conséquence. Voilà bientôt que la Marsillaque est obligée d’élargir la ceinture de sa robe : force lui est bien de partir, avec quatre écus pour ses frais de gésine et payer la matrone ventrière. C’est un prix fait comme les tortillons, et M. Rudel paie « recta », comme il dit.

La Marsillaque partie, il s’agit de la remplacer par la Nicette. Mais les précautions de la Guillone marquent bien que ça n’ira pas tout seul et qu’il faudra négocier. Heureusement, la Michone est là. Dans sa jeunesse, étant accorte et belle drole, elle a servi aux plaisirs de M. Rudel ; maintenant elle fait la cuisine, et aussi un autre vilain métier. Elle lui sert à piper les belles filles, et à arraisonner des fois les parents d’icelles qui ont quelque appréhension de les laisser entrer à son service.

Passant devant chez la Guillone en faisant son bas, la Michone, avec un air chattemite, demande si par aventure on n’aurait pas vu un petit « canetou » qui avait la crampe et qui a dû rester par là au bord d’un chemin.

Non, la Guillone ne l’a pas vu.

Mais une rencontre de deux femmes de village ne va pas sans quelques « platusseries ». Elles bavardent donc un peu, pendant que la Nicette étend du linge sur une haie derrière la maison.

De fil en aiguille, la Michone en vient à dire qu’elle cherche une chambrière en remplacement de la Marsillaque, partie chez elle pour se marier…

« Une jolie nôvie ! » pense la Guillone.

— Par exemple, il faut une brave fille, honnête… oh ! oui… on n’en prend pas d’autres dans la maison.

— Ça, c’est vrai ; M. Rudel ne veut pas les restes des galants.

Et peu à peu, l’apparieuse en vient à parler de la Nicette. Est-ce que la Guillone ne la voudrait pas louer ?

La mère nourrice ne veut pas : la petite est faible…

— Faible !… se récrie la Michone.

D’ailleurs, l’ouvrage n’est pas pénible : servir à table, balayer, faire les lits…

« Et les défaire aussi ! » se dit la Guillone.

C’est égal, elle ne veut pas.

— Vous l’auriez là, tout près…

— Non, voyez, Michone, j’aime mieux la garder comme moi.

— Elle gagnerait de bons gages, autant que le valet de labour… douze pistoles !…

La Guillone secoue la tête.

— Allons, ma pauvre, dit l’autre, pensez-y… Ce que je vous en dis, c’est dans votre intérêt et celui de la drole… Je m’en vais voir si je trouve ce canou.

Plusieurs fois, l’air indifférent, traînant ses savates en passant, la cuisinière reparle de la chose. Il lui tarde autant qu’à M. Rudel d’avoir la petite Nicette : elle est seule avec une drolette des métayers du Terrail, pour faire tout l’ouvrage…

Mais la Guillone ne veut toujours pas.

On lui donnerait quinze pistoles !

« Quinze pistoles ! Ça n’est point pour rien d’honnête que M. Rudel donne d’aussi forts gages, » se dit la Guillone.

Et elle remercie beaucoup de l’intérêt qu’on lui porte… mais la petite ne se veut pas louer.

Alors la Michone épie l’occasion de parler à la Nicette et tâche de l’enguirlander.

Elle serait tout à fait bien chez M. Rudel. La dame est une bonne femme, point ennuyeuse pour les chambrières… Lui, le monsieur, avec son air rude, est pourtant un bon homme. En plus de bons gages, elle aurait des étrennes, des cadeaux… de jolies robes d’indienne… des mouchoirs de tête en soie… des petits souliers fins…

Mais la Nicette aime mieux n’être point bien habillée, et rester avec sa mère nourrice.

Et elle laisse la Michone sur la cafourche où celle-ci l’a accostée, et va rejoindre la Guillone, qui l’attend sur le chemin du gué Gonthier.

Non ! quand même on lui donnerait tous les écus qu’il y a ensachés dans cette maison, elle n’y voudrait pas entrer d’un pied tant seulement. Elle se veut conserver pour son Jean, pour « son homme » comme il a dit. En ce moment, elle a une lettre pour lui, que madame Rudel lui a fait tenir pour la porter en cachette à la boîte aux lettres d’Hautefort, de crainte de M. Rudel. La drole a mis cette lettre entre ses deux petits seins, elle la sent là avec bonheur : il lui semble que, la recevant, Jean y trouvera quelque chose d’elle, et ça la rend heureuse.

Elle a rejoint sa mère nourrice ; les deux femmes descendent avec leurs chèvres le chemin qui s’en va passer sous l’hospice d’Hautefort, et s’arrêtent à deux ou trois portées de fusil du gué de la Beuse. La petite Nicette tire la lettre de sa poitrine et la regarde. Elle ne sait lire, la pauvrette, elle en est bien fort marrie, et interroge la grosse écriture de l’adresse :


À Monsieur,
Monsieur Jean Rudel,
cavalier au 2e régiment de cuirassiers, 3e escadron, à Meaux en Brie.


Elle se dit, la douce enfant, que si elle savait écrire, comme madame Rudel, elle ferait une lettre pour son grand ami :

« Mon Jean, je vous aime toujours et je pense bien à vous. Tous les jours, je prie le bon Dieu et la Sainte Vierge de vous garder de tout mal et de vous tenir en bonne santé. Il me tarde bien de vous revoir et de vous embrasser, mais je prends patience en pensant à vous.

» Votre petite Nicette qui vous aime de tout son cœur. »

Malheureusement, elle ne sait… Alors elle cueille un brin de marjolaine, le baise à plusieurs reprises, puis, adroitement avec son aiguille à bas, elle le glisse entre les pliures, dans la lettre… Jean devinera bien de qui ça vient : souventes fois il lui a demandé la fleur qu’elle avait entre les lèvres, pour la mettre à sa bouche… Puis elle replace la lettre dans le petit nid chaud.

— Il n’y a personne par là, dit la Guillone, cours-y vite.

Alors la petite monte à Hautefort, s’en va acheter, pour le semblant, un écheveau de fil de deux liards, et puis passe devant la poste. Elle regarde de tous côtés : personne… Elle glisse la lettre dans la boîte et revient grand’erre.