Nicette et Milou/La Petite Nicette/13

Calmann-Lévy (p. 116-125).


XIII


Ah ! si M. Rudel savait ce qu’il y a dans cette lettre !… La bonne mère écrit à son Jean que le bon-papa Dumazy a vendu son bois châtaignier de la Merlie, pour lui acheter un homme, et qu’aussitôt payé il lui enverra l’argent, « coup sec ».

Elle lui fait savoir ensuite que « quelqu’un » fait tout le possible pour prendre la Nicette comme chambrière à la maison. Elle est bien sûre que la Guillone n’y voudra jamais entendre, mais d’ailleurs elle est là aussi, et, « au bon besoin », s’y opposerait.

Pour son Jean, elle se révolterait contre M. Rudel, ce qu’elle n’a jamais fait pour son compte.

Et puis elle l’encourage, lui dit qu’il n’a plus longtemps à souffrir, et que d’ici son retour il ne se tourmente point, qu’il n’y a point de danger…

La bonne mère s’excuse aussi de ne payer point le port de la lettre, mais elle se cache de « quelqu’un » et la fait jeter secrètement à la boîte par la Nicette… Elle pense, d’ailleurs, qu’il a encore un peu de l’argent qu’elle lui envoya quinze jours il y a.

Ah ! la bonne lettre ! et comme elle fait du bien au cuirassier qui s’ennuie du pays, à Meaux en Brie ! Il ne regrette pas les vingt et quelques sous de port qu’elle lui coûte, ah ! non…

Et puis, ce brin de marjolaine ! il le met entre ses dents et croit y retrouver le goût des lèvres de sa petite Nicettou…

— Vous dormez, cavalier Rudel !

Non, il ne dort pas, le cavalier Rudel ; mais tout en trottant sur la piste, il a la vision de deux femmes qui l’aiment, là-bas au fond du Périgord blanc, dans « la franchise de Chasseins », et ça lui donne des distractions, de manière que des fois il n’exécute pas le commandement assez vite…

De toutes ces choses, de ce remplacement prochain, M. Rudel ne se doute point. À cet égard, il est bien tranquille : Jean ne reviendra pas de sitôt.

Quant à ce qui est de la petite, ça ne va pas. M. Rudel a eu beau la faire épier par la Coulaude, chercher à la rencontrer par là, sans sa mère nourrice, il n’a pu l’accoster seulette. La Michone lui a rapporté qu’elle a perdu son temps à patrociner près de la jeune et de la vieille : aucune ne veut entendre à ses raisons.

Tout ça le rend fou, cet homme qui a toujours fait à sa volonté. En s’en allant par les chemins il rage et ronchonne tout seul. Il ne ferait pas bon alors lui demander de la monnaie de deux sous, ah ! non. Et quand sa jument butte dans un mauvais pas, de quel coup de cravache il la relève !

En cheminant, M. Rudel rumine la situation et cherche les moyens d’en venir à ses fins. Il n’en voit plus que deux : acheter la Guillone pour avoir la petite, ou prendre celle-ci de ruse ou de force, l’occasion se présentant.

Il croit bien que la Guillone ne se laissera pas acheter… Cependant il en a vu tant d’autres, mères et filles, rétives en diable, s’apprivoiser à la vue de l’or !…

Afin de savoir à quoi s’en tenir, M. Rudel donne commission à la bonne femme de lui ramasser de la petite centaurée pour faire de la tisane à couper les fièvres : ça ne vaut pas la quinine, mais c’est beaucoup moins cher.

Lorsque la Guillone va lui porter sa cueillette, le médecin, soi-disant pour la payer, étale sur la table de sa chambre une poignée de louis d’or tirés d’une grande bourse de cuir, et les aligne : un, deux, trois, quatre, cinq…

— Hé ! hé ! fait-il, avec ça tu pourrais te mettre à ton aise… Qu’en dis-tu ?

Elle n’en dit rien, la mère nourrice ; mais elle regarde les louis et pense qu’avec les autres cinq de M. Jean, elle pourrait acheter le petit baradis des Berny qui jouxte sa maisonnette… Ils veulent le vendre : le fils aveugle ne le peut travailler et la mère est trop vieille…

Et un soupir sort de sa poitrine.

— Eh bien ? demande M. Rudel.

— Que voulez-vous que je vous dise ?… Ils ne sont pas miens.

— Aisément tu les peux faire tiens.

— Et comment ?

— Je te le vais expliquer. Nous avons besoin d’une chambrière pour remplacer la Marsillaque… et la dame veut une drole qui soit honnête et pas sotte… Tu n’as qu’à louer la Nicette chez nous.

— Pour ça, notre monsieur, je ne le peux faire.

— Et la raison ?

— La petite n’est pas trop forte… et, de plus, elle ne se veut louer…

— Ça dépend de toi : si tu le veux, elle le voudra… tiens, regarde !

Et M. Rudel aligne cinq autres louis sur la table.

Les yeux de la Guillone flambent en voyant tout cet or. Non qu’elle consente, même en pensée, mais ces pièces qui brillent, ça fait toujours un effet… Non, certes, elle ne consent pas : elle sait que toutes les servantes qui entrent chez M. Rudel sont perdues… et elle aime trop sa drole pour la vendre… Et puis M. Jean qui l’aime tant, la Nicette !… Elle a encore dans les oreilles ses paroles du départ : « Que rien ne lui arrive ! Je tuerais quelqu’un ! »

Elle soupire derechef et se lève :

— Vous voulez rire, notre monsieur !… Excusez… il faut que je m’en aille…

M. Rudel croit qu’elle hésite… Enragé de désirs, il vide la bourse sur la table et remue l’or avec la main :

— Laisse-la venir… tout ça est pour toi…

Mais la Guillone s’enfuit épouvantée.

— Tu t’en repentiras ! Vieille bourrique !

Et M. Rudel, furieux, ramasse ses louis, serre la bourse dans son grand cabinet, jure, sacre, et descend passer sa colère sur son monde. Puis il se fait amener sa jument « pécharde » et part en tournée.

Malheur aux malades qu’il va voir ! Ils seront copieusement phlébotomisés ! Si par hasard la Guillone était dans le cas d’avoir besoin de lui, elle serait saignée à blanc, sans miséricorde ! Sûr que, de quelque temps, elle ne le gênerait pas !

Heureusement, elle n’est pas malade. Il ne reste à M. Rudel qu’à chercher quelque moyen détourné de l’éloigner. Il songe à la faire en aller au loin sur un faux avis donné par quelqu’un d’aposté : mais la chose est difficile. Pendant un mois, il est quasiment fou d’avoir failli à son dessein. Les autres filles ou femmes, il ne les regarde tant seulement pas. C’est la Nicette qu’il veut, avec une rage de passion qui lui fait dire parfois tout seul ;

« Quand je devrais tuer la vieille, je veux cette drole ! Je la veux et je l’aurai, ou je ne m’appelle plus François Rudel ! »

Un jour, rentrant de voir ses malades, il trouve sur son chemin la « boucatière » qui l’arrête avec un mauvais rire :

— La Guillone est partie pour Moncibre, dans la paroisse de Villac… Sa sœur, qui est à la mort, l’a fait demander…

— Ah !… fait M. Rudel, dont les yeux brillent.

— Seulement, la vieille de chez Berny doit venir garder la drole…

M. Rudel hoche la tête, comme point embarrassé de ça, et rentre chez lui.

Peu après, la Michone, bien embouchée, s’en va parler à la bonne femme Bernique.

Aussitôt qu’elle a compris, celle-ci se récrie : jamais de la vie elle ne fera ça ! La Guillone lui a fait jurer par son âme, sur la croix de son chapelet, de bien garder sa drole de tout méchef !

— Écoutez, Bernique, lui dit l’autre ; vous connaissez le monsieur ! S’il vous trouvait chez la Guillone, peut-être il vous étranglerait… Et puis, vous savez, quand on est dans les dettes des gens, il faut en passer par leurs volontés : les pauvres ne sont pas libres de faire à leur fantaisie. Si vous ne faites pas ce que veut le monsieur, il fera vendre votre maison pour être payé des huit cents francs hypothéqués dessus… Pensez bien à ça !

La pauvre femme ancienne pleure à l’idée de s’en aller, chassée de chez elle avec son fils aveugle…

— Et puis, personne n’en saura rien… Vous ferez semblant d’avoir besoin de sortir. Ça n’est pas la drole qui parlera de ça… Elle fera, voyez-vous, comme tant d’autres qui font beaucoup de manières avant, et qui puis après s’apprivoisent à venir manger dans la main…

— Mais j’ai juré ! fait la Bernique, en larmes.

— C’est bien quelque chose !… Enfin, choisissez : si vous ne faites pas ce que je vous dis, demain l’huissier viendra vous porter un commandement à payer les huit cents francs…

Terrifiée, la Bernique promet.

Le soir, vers les dix heures, couchée avec la Nicette, elle se lève, disant :

— Ces prunes que je mangeai tantôt me font mal à l’estomac. Je vais me promener un peu…

Et après s’être habillée, elle sort.

Un instant après, la porte se rouvre, quelqu’un entre, referme la porte et pousse le verrou.

Pauvre petite Nicette !