Nicette et Milou/La Petite Nicette/10

Calmann-Lévy (p. 87-96).


X


Dans le vieux chemin creusé par les roues des charrettes et bordé de sureaux, M. Rudel, la bride de sa jument au bras, monte à Chasseins. Il est content : trois saignées dans la matinée, c’est bien travaillé. Il a été loin, c’est vrai, jusqu’à l’ancienne abbaye du Dalon, mais ni lui ni sa bête ne craignent la fatigue. Arrivé là-haut sur la butte, en passant devant la pauvre maisonnette de la Guillone, il se va penser que depuis longtemps il n’a vu la petite Nicette, et, se plantant, interroge la mère nourrice qui, sur la porte, file sa quenouille.

— La drole n’a pas été malade, depuis ?

— Non point, notre monsieur.

— Il y a du temps que je ne la vis ?

— C’est qu’elle va garder la chèvre.

— Ah !

Et M. Rudel continue son chemin, préoccupé.

Quand il est à distance, la Guillone grommelle quelque chose entre ses dents et regarde le médecin d’un mauvais œil.

C’est que, dans le pays, il est connu que, lorsque M. Rudel s’informe d’un homme, c’est pour le saigner ; d’une fille, c’est pour la mettre à mal. C’est même passé en proverbe :

« Gare le portage de M. Rudel ! »

Jean, lui, voit la petite Nicette plus souvent que son père. Il n’y a guère de jour qu’ils ne se rencontrent. Si quelqu’un est en vue, ils se croisent sans s’arrêter, avec un mot amiteux et un coup d’œil qui en dit long. Si l’endroit est abrité des curieux, ils se prennent la main et babillent longuement. Et, hasard ou non, c’est le plus souvent dans un lieu idoine aux parlers amoureux qu’ils se trouvent.

À l’heure même où M. Rudel interrogeait la Guillone, Jean, par un détour à travers champs, va retrouver la Nicette sous le Maine-du-Got, dans un petit fonceau en nature de pâtis, entouré de bois et traversé par un ruisselet, large comme une rigole, qui descend à la Beuse. Le lieu est joli, frais, bocager, peuplé d’oiseaux, bien caché. C’est un plaisir grand que de parler là d’amour avec sa mie. La joie de s’aimer ravit ces deux êtres ; ils s’abordent avec un sourire, et leurs regards se pénètrent longuement. Tous deux jouissent de l’heure présente, dont la douceur leur dérobe l’avenir. Il leur suffit pour être heureux, de s’être promis l’un à l’autre et d’avoir foi dans leur parole :

« À la vie, à la mort ! »

Tous deux sont innocents ; non point de cette innocence faite d’ignorance, car la nature les a de bonne heure initiés à l’universelle loi d’amour ; mais innocents de calculs intéressés, de motifs vils, de pensées coupables. Ils ne recherchent pas le plaisir charnel. L’union des corps n’est pour eux que le sceau et la consécration irrévocable d’une mutuelle affection. Pourtant ils se désirent, parce qu’ils sont tous deux jeunes, sains, et que la fin naturelle des êtres le veut ainsi.

L’œuvre de chair ne désireras
Qu’en mariage seulement.

Elle sait ça, certainement, la petite Nicette, et que c’est un gros péché mortel de se donner avant le sacrement : le curé le leur a dit assez au catéchisme. Mais elle aime tant son Jean, elle a tant foi en lui, elle est si désintéressée, que, sans rien lui demander, ni promesses ni serments, par pure bonté de cœur, elle se damnerait pour le rendre heureux.

Mais Jean ne le demande pas ; il n’est pas égoïste et ne veut pas que son bonheur coûte des chagrins à sa petite mie. Ils se parlent bouche à bouche, s’embrassent, s’étreignent, se lâchent pour se regarder dans les yeux, se reprennent vingt fois… puis, de crainte d’être surpris par quelque braconnier, Jean s’en retourne vers Chasseins.

Est-il vraiment le fils de M. Rudel, cet honnête garçon qui ne veut pas abuser de l’amour de ce pauvre être charmant et l’exposer à une éventualité à laquelle il ne pourrait encore parer ?

M. Rudel, lui, va droit où le porte son désir, sans se soucier des malheureuses qu’il fait, des innocents qu’il jette à la misère et souventes fois à la mort.

Peu de jours après avoir parlé à la Guillone, allant à Hautefort par le mauvais chemin du Charreyrou, qui longe les Bois-Lauriers, il aperçoit la Nicette qui revient du marché où elle a porté des fromages. La petite le voit venir aussi, et cette rencontre la contrarie. Dans un coude où M. Rudel ne peut la voir elle se sauve à travers bois.

Où diable a-t-elle passé ? se demande le « chirurgien » en arrivant à l’endroit où il l’a vue.

Il s’arrête et regarde dans les taillis : rien. Alors, colère, il donne un coup de cravache sur le flanc de sa jument et continue sa route :

— Petite mâtine ! je te « jointerai » bien, quelque jour !

Le lendemain, sur le sentier poussiéreux où traîne une puante odeur de bouc, M. Rudel s’en va comme un propriétaire de loisir. Il suit la piste de Saute-Buisson et trouve la Coulaude avec son troupeau, dans les talus à pic de la butte, du côté du nord où il fait meilleur que sur le plateau brûlé par le soleil.

Elle rit méchamment à la demande de M. Rudel, en sorte que son goître tremble sur ses grosses tétasses.

— Où elle garde ses chèvres, la Nicette ? Dans les endroits où on ne la peut voir.

— Mais où ?

— Des fois, au moulin ruiné ; d’autres fois, dans la combe du Sol entre les bois, ou dans les fonds proche la Gerbaudie…

— Écoute, demain tu épieras où elle va et tu me le viendras dire… Je te baillerai vingt sous… Tu feras celle qui est malade et vient prendre une « consulte… »

Vingt sous à gagner ! je crois bien, qu’elle guettera, la Coulaude ! elle le ferait rien que par « mauvaiseté ».

Et le lendemain, M. Rudel, bien enseigné, descend de Chasseins et passe chez le métayer du Sol, par semblant, puis s’en va vers le moulin ruiné de Montferrier.

La petite Nicette est là, accotée contre cet arbre qu’elle affectionne parce qu’il fut le témoin muet de leurs premiers aveux. Elle pense à Jean et l’espère un peu. Tout à coup elle entend dans la châtaigneraie descendre quelqu’un, là, tout près ; elle se retourne : c’est M. Rudel.

L’enfant veut se sauver, mais ne peut, fascinée par le regard brillant du médecin et paralysée par la peur. Elle jette un cri, et des larmes lui viennent aux yeux, comme à une biche forcée.

— Petite bête ! crois-tu que je te veuille manger ? dit M. Rudel en la saisissant par le bras.

— Oh ! grâce ! grâce ! laissez-moi !… crie-t-elle en se débattant.

Lui, l’enlace par les reins ; il va l’emporter dans le taillis voisin comme un loup fait d’une agnelle, lorsque derrière lui surgit Jean, pâle, essoufflé.

Il attrape son père par sa lévite et l’attire violemment en arrière :

— Misérable ! Vous voulez donc passer en cour d’assises !

— Polisson !

M. Rudel n’en peut dire davantage ; il étouffe de colère et lève le bâton sur son fils.

Mais Jean le saisit et le lui arrache :

— Allez-vous-en, scélérat !

— C’est comme ça que tu respectes ton père ?

— Il est si respectable !

— Je vais te corriger, méchant morveux !

Et M. Rudel empoigne son fils au collet.

Les deux hommes se crochent et se saboulent. Un reste de considération de la parentèle les retient. Ils ne se portent pas de coups, mais, comme deux lutteurs, cherchent à se terrasser. Le père est dans toute la vigueur de ses quarante-cinq ans ; le fils a la force et l’agilité de la jeunesse. Après bien des efforts inutiles, tous deux s’arrêtent, essoufflés, honteux, et se séparent.

— Écoutez ! dit Jean. Vous en avez assez d’autres, n’est-ce pas ?… Pour celle-ci, elle est mienne… n’y touchez pas !

— Personne encore n’a taillé sa portion à François Rudel… Ce n’est pas toi qui commenceras, mauvais galopin ! Je veux cette drole et je l’aurai.

Alors Jean, fou de colère, tire de sa poche un couteau dont la lame aiguë a bien six pouces de long ; il l’ouvre et le met sous le nez de son père :

— Si jamais vous la touchez du bout du doigt seulement, celui-ci fera votre affaire ! Regardez-le bien !

Intimidé par cette lame brillante près de sa gorge et par le regard farouche de son fils, M. Rudel recule et s’en va :

— Tu paieras tout ça cher, grand goujat !

Lors revient Jean vers la petite Nicette qui pleure, tremblante, affaissée sur ses jarrets. Il la relève, la console et l’embrasse :

— Ne crains rien, ma Nicettou, je suis là, il n’y reviendra pas.

Lorsque la petite remonte à Chasseins, la Coulaude est sur sa porte, l’attendant :

— Te gêne pas, petite gueuse ! Le père, même le fils !

La Nicette passe sans répondre, suivie de ses deux chèvres.

Une heure après, Jean monte à son tour et la « boucatière » le salue :

— Bonsoir, monsieur Jean ! Avez-vous point rencontré votre père au moulin ruiné ?

— Vilaine sale ! Va-t’en trouver ton bouc !