Nicette et Milou/La Petite Nicette/09

Calmann-Lévy (p. 76-86).


IX


Aujourd’hui on fait « beau blé » chez M. Rudel : la fête du blé nourricier, après les battaisons. Ça n’est pas l’usage dans ces cantons, où le repas de la « gerbe-baude » — comme qui dit la belle ou la joyeuse gerbe — se fait aussitôt après la moisson chez les métayers. Mais Jean a trouvé qu’il était juste que le maître festinât à son tour tous ceux qui sont sous sa main et il leur fait fêter le « beau blé », le blé nourricier.

Cette année-ci, ça a grené beaucoup et il y a de la paille aussi, de manière que tous sont contents, maître et métayers. Depuis le matin, des cinq métairies on apporte le blé à pleines charrettes dans le chemin creux qui contourne en pente roide le flanc de la haute butte. Les sacs s’empilent dans la cour et c’est Jean qui porte les deux premiers. De son père il n’a hérité que la force. Il prend un sac dessous chaque bras et les monte au grenier par deux marches à la fois.

— Quel homme, notre jeune monsieur ! disent tous, métayers et domestiques.

Quasiment ils sont fiers de lui.

— Et avec ça, bon comme du pain de choine ! ajoute quelqu’un ; ça serait dommage qu’il lui arrivât du mal !

La cuisine serait trop petite pour tout ce monde, « mestiveurs » et batteurs, hommes et femmes. La tablée est dressée dans le grand pressoir, où une charrette à bœufs tourne tout attelée. M. Rudel n’est pas là, il ne se convient pas avec les paysans ; il est fier et ne s’occupe d’eux que pour les saigner au bras et à la bourse. Jean se met donc à la place du maître, puis chacun se sied à sa volonté, les vieux ensemble et les garçons près de leur mie. En voyant ceux-ci se serrer l’un contre l’autre, Jean pense à la petite Nicette… Ah ! s’il l’avait là, tout à son côté !

Ça n’est point un repas fin, mais un bon repas plantureux qui dure quatre grosses heures. Une barrique est là derrière, en chantier, bonne marque qu’on ne crèvera pas de soif. Aussi, bientôt, une gaieté un peu bruyante court parmi les convives ; et puis il y a des farceurs qui les font s’esclaffer.

Comme on a mis sur la table des tourtières pleines de boulettes de chair de porc hachée, d’abattis de volailles, de crêtes de poules, et de rognons de coqs qui ressemblent à des haricots, voici Janicou, le fils du métayer du Maine, qui sert malicieusement de ces rognons aux filles :

— Tiens ! deux mongettes !

Mais allez donc tromper des droles qui tous les ans, au mois de mai, voient leur mère-grand chaponner les jeunes coquelets !

Elles rient et mangent les prétendues mongettes.

Un autre badin, c’est Mémy, le maître valet. Il est assis à côté de la grosse Tourille, une drole très sensible et titilleuse, qui pousse des petits cris aigus et effarouchés aussi peu que son voisin la pince… ce qui fait rire tout le monde :

— Hé, Mémy, que lui fais-tu ?

— Sans comparaison, ajoute un vieux, on dirait une cavale chatouilleuse !

Et tous à rire, derechef.

Nonobstant cette gaieté, « notre jeune monsieur » ne s’amuse pas beaucoup pendant le repas. À son gré, il l’eût accourci de trois bonnes heures. Mais il croit devoir être avec son monde, à la fête comme au travail, et les laisser s’amuser à leur façon. S’il eût suivi ses préférences, il fût descendu vers les « champs-froids » de la Gerbaudie, où la Nicette est allée garder sa bique. À son esprit, la drole est toujours présente : soit qu’il mène des bœufs en foire, soit qu’il fauche un pré, ou qu’il tienne le manche de l’antique araire encore en usage dans le pays en ce temps-là, toujours il voit devant ses yeux la tête fine et toute la personne joliette de la petite. Il trouve qu’elle ressemble à la sainte Vierge d’un tableau de l’église de Nailhac, où un peintre de passage a représenté l’Annonciation. Maintenant, c’est fait, il l’aime d’un amour d’homme. Ce n’est plus le rêve d’un enfant, ni le désir vague d’un jouvenceau ; mais la passion exclusive et forte d’un qui veut celle-ci, corps et âme, présentement et jusqu’à la mort.

Le surlendemain, Jean descend de Chasseins par une écoursière et suit une de ces combes qui « étoilent » autour de la colline. Il a vu la petite Nicette s’en aller par là, menant sa « cabre » par la corde, et il va vers elle. Tourmenté par le désir de déclarer son amour à la bergerette, il l’est grandement : mais ne sait comment s’y prendre. Il voudrait aussi savoir au juste si elle l’aime. Il s’en doute bien un peu, le pauvre grand innocent : il n’y a qu’à la voir, lorsqu’il lui parle. Mais en ces choses on n’est jamais trop certain… et puis il est si bon d’en ouïr l’assurance !

Dans un vallon au midi de Chasseins, court le ruisseau du Thévenau. C’est un vaillant petit rieu, ce Thévenau. Depuis la combe du Verdier, où il naît, jusqu’au pont Saint-Jamet, où il se jette dans la Beuse, sur un cours de trois quarts de lieue, il faisait tourner trois moulins : petits moulins, c’est vrai, mais qui avaient pourtant une paire de meules pour le blé froment et une autre pour le blé rouge ou blé d’Espagne.

Aujourd’hui il se repose, le brave petit ruisseau ; les moulins sont détruits ; — le dernier il n’y a guère.

Dans un fonceau, sous des futaies, sont les ruines de celui de Montferrier, pleines de bourdaines, de « bonnets de prêtre » et autres arbrisseaux, où la chèvre de la Nicette broute avec une jeune cabrette que la Guillone à gardée d’une portée de deux. L’enfant est là debout contre un arbre, filant sa quenouille de chanvre et rêvant à son ami Jean. Il faut beaucoup user de salive pour faire le fil, aussi la petite a la bouche sèche. Il y a bien là des mûres et des prunelles de buisson ; mais les mûres puent la fourmi et les prunelles sont âpres…

Si j’avais des prunes de conserve !… se dit la fileuse.

Pas plutôt elle a pensé ça, qu’elle oit quelqu’un descendre dans le bois châtaignier. Elle se retourne : c’est Jean. Le cœur lui sursaute tandis qu’il approche, et ses joues deviennent roses comme les fleurs de l’églantier.

— Bonjour, petitote !… Tu es bien cachée là, mais tout de même je t’ai trouvée.

Trouvée !… Il me cherchait donc ? se dit-elle.

— Bonjour, monsieur Jean…

— Hier, en foire d’Hautefort, je me suis imaginé, Nicettou, que tu avais du mal à filer ton brin, et je t’ai porté quelque chose.

Et Jean tire de dessous sa veste une pochette de papier gris qu’il ouvre :

— Tiens… des pruneaux d’Agen…

La petite lâche de filer, et pâlit un peu.

— Est-ce que ça te fait de la peine ?

De la peine ? Ah ! non, mais un plaisir très grand qui l’étreint au cœur.

— C’est, dit-elle, qu’il y a une minute je souhaitais avoir des prunes sèches. Ça m’a surprise !…

Ce qu’elle ne dit pas, c’est la joie qu’elle a ressentie de ce que Jean a pensé à elle.

— Alors, tâtes-en une.

Après qu’elle a mangé une belle prune, charnue, savoureuse, choisie par Jean, il lui dit :

— Ne jette pas le noyau, donne-le-moi.

— Et qu’en voulez-vous faire ?

— Je le veux semer.

— Il ne viendra pas.

— Donne tout de même.

Et Jean plie le noyau dans une feuille de châtaignier et le met dans la poche de son gilet ; s’il eût osé, il l’eût mis dans sa bouche.

Le voilà enhardi un petit.

— Laisse un peu ta quenouille, mignonne, et sieds-toi là : je te veux dire quelque chose.

Étant assis tous les deux sur la mousse, au pied du grand chêne, Jean prend la main de la Nicette :

— Si un jeune homme te venait dire qu’il t’aime, que répondrais-tu ?

— Ça dépend… qui ça serait…

— Si c’était moi ?

— Vous !

— Oui, moi !

— Je ne suis pas une fille pour vous…

— Pourquoi ? Si je le veux et que tu le veuilles !

— Il y a tant de choses qui nous séparent !

— Quelles veux-tu dire ?

— Vous êtes d’une bonne famille ; moi je suis bâtarde et n’en ai point…

— Souvent, ça vaut mieux ainsi pour épouser.

— Je suis pauvre et vous êtes riche…

— Qu’est-ce que ça fait, si j’ai assez pour nous deux ?

— Afin de conserver la maison, comme étant l’aîné, on vous mariera avec une demoiselle ayant de quoi…

— On ne me mariera pas, c’est moi qui me marierai à ma fantaisie.

— Vous vous brouilleriez avec vos parents.

— Avec mon père ça se peut ; mais c’est déjà plus qu’aux trois quarts fait… Voyons, ma Nicettou, — dit-il en lui passant la main autour de la taille, — moi, je t’aime plus que je ne puis dire… Ne veux-tu pas être ma mie ?

— Où ça nous mènera-t-il, monsieur Jean ?

— Ne crains rien… Mais, d’abord, point de monsieur ! — fait-il en l’attirant vers lui ; — dis : « Jean. »

— Je n’ose.

— Ose.

— Jean ! fait-elle en rougissant.

— Bien ! Maintenant, dis : « Mon Jean. »

— Oh !

Et elle penche sa tête sur l’épaule de son grand ami.

— Dis, ma Nicettou, dis !

— Mon Jean ! murmure-t-elle en fermant les yeux.

Alors il baise la bouchette qui a dit cette tant douce parole, et, un instant, il la tient embrassée, tandis que contre sa poitrine, le cœur de la petite bat à coups précipités.

— Donne-moi, à présent, petite mie, cette épingle que tu as là fermant ton fichu. Bien ! maintenant, ta menotte.

Et Jean pique légèrement le pouce de la Nicette, puis suce le sang vermeil qui perle.

— À toi, maintenant !

Et la drole, tremblante, pique le pouce de Jean et boit le sang de son ami.

— À cette heure, dit-il, je suis à toi, ma Nicettou, et tu es à moi, à la vie, à la mort !

— À la vie, à la mort, mon Jean !