Nicette et Milou/Le Grand Milou/11

Calmann-Lévy (p. 261-270).


XI


Nuit noire, temps d’octobre, il vente de l’ouest. Dans les Bois-Lauriers les feuilles des chênes frissonnent, et sur les bouquets de pins la brise humide passe avec un bruit de mer lointaine. C’est le troisième lundi du mois, jour de la foire de Badefols. Il est dix heures, et, depuis le soleil couché, personne ne passe dans le chemin creux qui traverse les bois, venant de Badefols pour aboutir au pont Saint-Jamet. Les marchands de bœufs ou de cochons, qui portent de l’argent dans leurs ceintures de cuir bouclées sur la peau, ne se hasardent pas la nuit dans ces bois mal famés Ceux qui n’ont pas fait leur foire à temps gîtent dans une auberge et ne partent que le lendemain. Ceux des pays d’alentour, qui ont sur eux le prix d’une paire de bœufs ou d’un troupeau de brebis, ne traversent guère ces bois que de jour, et, de préférence, avec d’autres de leur renvers. Le lieu est bien fait pour épeurer. De chaque côté, les bois s’étendent épais, drus, avec des fourrés d’ajoncs où les loups venus de la Forêt-Barade ou bien de la Forêt de Born, se flâtrent dans le jour, pour, la nuit venue, aller à la proie. Mais ça n’est pas tant des loups à quatre pattes que les gens ont peur, que de ceux à deux pattes. Il n’est point dans le pays d’homme ayant cheminé de nuit, qui n’ait été suivi une fois ou l’autre par une bête à long poil, aux oreilles pointues, dont les yeux brillent dans l’obscurité. Sans doute il est ennuyeux de s’en aller avec un animal comme ça sur ses talons, mais ça n’est pas bien dangereux, pourvu qu’on ne tombe pas. Autre chose est des loups à deux pattes : ceux-là vous assomment ou vous donnent quelque méchant coup de couteau.

Ce soir-là, un loup de cette espèce est embusqué derrière une touffe de genêts à balais, tout sur le bord du chemin. On le prendrait vraiment pour une bête sauvage, quelque chose comme un grand homme des bois. Une manière de blouse grossière faite de peaux de bique grises lui vient à moitié cuisses. Sur la tête, il a un bonnet pareil ; il est masqué d’une peau de lièvre avec deux trous pour les yeux, et ses mains sont couvertes de même fourrure. Voilà deux heures que le quidam est là ; et nul ne passe. Il est bientôt minuit. Fatigué d’attendre inutilement il va quitter son affût, lorsque du côté de Chasseins, il oit venir quelqu’un qui chante. L’homme ne marche pas très vite, ni très droit. À mesure qu’il approche, on comprend les paroles de la chanson :


Ya tres drôlas bravas
Dedin nôtre villaje…


Mais la voix du chanteur est comme sa marche, mal assurée ; on devine un apoltroni qui veut faire le crâne. Sous son masque poilu, le quidam au guet sourit. L’homme approche, toujours se parforçant à chanter, et sa voix tremblotte un petit, au refrain :


La pus brâv’ ey ma mïo…


Tout d’un coup la voix s’étrangle dans sa gorge. Un être, grand, « bourru » a sauté dans le chemin à deux pas devant lui. Point de figure d’homme, tout est poilu. Le pauvre mâtin est transi, ses cheveux soulèvent son chapeau ; il croit voir le Diable, l’ « Aversier », le « Lébérou », ou loup-garou, la « Citre »… tous les êtres fantastiques des superstitions locales. Mais un lourd « billou » se lève sur sa tête et une voix sourde lui pose l’antique et classique alternative :

— La bourse ou la vie ?

De répondre, l’homme en est fort empêché. Malgré qu’il ait bu raisonnablement, il a la gargamelle râpeuse comme s’il avait mangé des nèfles vertes, et ses jambes flageolent…

Alors l’être poilu grogne :

— Vite !

L’homme, à moitié mort de peur, tire un sac de grosse toile de la poche de dessous son gilet, le jette aux pieds du voleur, et, dégrisé soudain, se sauve dans les taillis du côté des Chabridoux.

Le grand Milou ramasse le sac, le met dans sa poche, rentre dans le bois du côté senestre et s’en retourne vers sa tanière.

Arrivé aux Chabridoux tout courant, l’homme cogne chez un des métayers du château, demandant par grâce qu’on lui ouvre… vite…

— Qui c’est-il ?… demande une voix.

— Bardissou, de la Fareyrie.

— Le caveur de truffes ?

— Oui… ouvrez vite…

Le métayer se lève, passe sa culotte, farfouille dans les cendres avec une chènevotte soufrée, puis allume le chalel et va ouvrir.

— Hé ! qu’as-tu, mon pauvre ? dit-il en voyant la figure pâle et bouleversée de Bardissou.

— On m’a arrêté sur le chemin… là haut… dans le bois… dit l’autre essoufflé en tombant sur un banc.

Le métayer va quérir une goutte de « riquiqui » dans le buffet et la fait boire au chercheur de truffes. Pendant ce temps la femme s’est levée, les droles aussi, et tous entourent Bardissou qui, un peu rassuré maintenant, conte son affaire.

Voilà. Il a vendu à la foire de Badefols un cochon, — parlant par respect, — et après avoir compté et ensaché quinze beaux écus de cent sous en buvant le vinage chez la Cadette, il s’est un peu amusé avec un jeune homme de Raffaillac qui se veut marier avec sa fille et lui a payé pinte… Vers le coup de dix heures ou un peu plus, il quitte le garçon après avoir topé au mariage, et part pour revenir chez lui, ne doutant de rien, content comme un roitelet, marchant d’un bon pas sans penser aux voleurs. Arrivé dans le milieu des Bois-Lauriers, pas loin du chêne fendu par le tonnerre, un homme — si c’en est un — saute dans le chemin et lui demande la bourse ou la vie…

— Tu dis : si c’en est un, d’homme, interrompt le métayer ; que veux-tu que ça soit ?

— Je ne sais pas… c’était tout « bourru », et point de figure de chrétien… rien qu’une face poilue… et les mains pareilles…

— C’était peut-être le « Lébérou » ? hasarde la femme.

— Le « Lébérou » ne demande pas l’argent du monde… dit avec conviction le métayer.

— Alors, fait Bardissou, qu’est-ce que ça peut être ?

— Un voleur, pardi ! reprend le métayer, tu n’es pas le premier, ni le vingtième arrêté dans les Bois-Lauriers…

— Mais il n’avait pas de figure ! répète Bardissou.

— C’est qu’il était masqué de quelque peau de bête ! preuve qu’il est de nos renvers…

Enfin, après avoir longuement confabulé avec ces braves gens, le caveur de truffes demande qu’on le laisse coucher dans le fenil… pour cent pistoles il ne se remettrait pas en chemin !

Pendant que le volé narre son histoire aux métayers, le grand Milou monte vers Sigale puis descend dans les taillis, traverse le vallon et, démasqué, va gratter à la porte de la Légère.

La Suzou vient les pieds nus.

— Comme tu arrives tard, mon Milou, dit-elle à demi-voix.

— Oui, mais me voilà…

Et il la prend sur ses bras, assise comme un petit enfant, puis monte l’échelle de meunier qui de dehors va au grenier. La petite se tient à son col et l’embrasse en riant tandis qu’il escalade les barreaux.

— Tiens, dit-elle, un « poutou » à chaque échelon.

À la première pique du jour, Milou va se terrer au Bois-des-Loups. Ça commence à l’ennuyer de passer la journée à dormir sous terre. S’il eût cru que la demoiselle Céleste ne portât pas de plainte, il ne se serait pas ainsi mussé. De quitter sa cache maintenant et de se montrer en plein jour, on se demanderait d’où il sort… Le mieux serait qu’il s’en fût de nuit et revînt après en racontant quelque histoire.

Alors il compte ce qu’il y a dans le sac de l’homme et trouve treize écus de cent sous. Avec les deux qu’il a donnés à la Légère pour le vivre, ça fait bien le prix du cochon de Bardissou. Avec ces soixante-cinq francs qui lui restent, il a de quoi aller faire un petit tour à Périgueux.

Puis, Milou pense que d’ainsi faire, de risquer sa peau pour quinze ou vingt écus, c’est une bêtise. Un jour ou l’autre il tombera sur quelqu’un qui lui lâchera un coup de pistolet dans la figure… cela le rend songeur.

À la vesprée, il entend passer près du puits, et une voix d’enfant chante :


« En d’un bâtou en dous bâtous… »


— Tiens, qu’est-ce qui est arrivé ? se dit-il.

À la nuit la Suzou revient :


Moun paï m’a marida…


Alors il sort de la galerie et monte en haut.

La petite est là qui l’attend.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il.

— Ce matin je fus quérir une tourte de pain et du lard à Saint-Agnan, et j’ouïs dire que les gendarmes étaient venus parce qu’on avait arrêté un homme dans les Bois-Lauriers.

— Et on ne disait pas qui l’avait arrêté ?

— On ne savait pas. L’homme volé a conté en passant, que la figure du voleur était toute bourrue… que c’était peut-être le « Lébéron »… Mais Fayoulet, le boulanger, croyait que ça fût plutôt un qu’on ne voyait plus dans le pays depuis quelque temps…

Tout ça donne à penser à Milou.

Ayant soupé, et couché dans le grenier de la Légère comme de coutume, le matin il revient à son trou après avoir bien recommandé à Suzou de savoir ce qui se passe :

— Et puis si tu ne me vois pas de quelques jours, ne t’étonne pas, dit-il en l’embrassant.