Nicette et Milou/Le Grand Milou/10

Calmann-Lévy (p. 250-260).


X


Au milieu des grands bois entre Ecoussac et le Temple, il y a d’anciens puits de mine abandonnés. Dans des fourrés épais, il en est un, loin de tout chemin, de tout sentier, connu seulement de quelques vieux mineurs. Au fond du puits, tapissé de feuilles mortes, à une quarantaine de pieds, s’ouvre la galerie d’exploitation du filon épuisé, à moitié masquée par des ronces. À l’extrémité de la galerie, sur un amas d’herbes sèches et de fougères, un homme est couché : c’est le grand Milou.

Le malheureux n’a pu résister à la tentation. La demoiselle ayant vendu à la foire d’Hautefort une paire de bœufs de harnais, les soixante-cinq pistoles et un écu qu’il sait dans le tiroir de la lingère lui ont tourneboulé l’imagination. Que de ribotes et de nuits dans les mauvais lieux ça représente !

Le dimanche d’après la foire, resté seul à garder la maison, il ouvre la lingère avec la clef cachée dans l’écurie, trouve facilement celle du tiroir entre les chemises de la demoiselle, prend le sac de grasse toile où est l’argent des bœufs, puis la douzaine de pièces de quarante francs, referme tout et s’en va vers Taillepetit, à travers les bois. Là, il se couche dans une cabane au coin d’une vigne et y attend la nuit.

À la brune, il sort et se dirige sur Périgueux. Maintenant il n’a plus besoin de Verdil pour lui enseigner les bons lieux. Et puis, il se défie de ce lâche gredin qui, au besoin, le vendrait. D’ailleurs, étant seul, l’argent durera plus longtemps et la bombance sera plus longue.

Malheureusement pour lui, le troisième jour de son arrivée, il fait dans un tripot la rencontre d’un aigrefin qui lui gagne à l’écarté ce qui lui reste de son argent. Il n’a plus dans sa pochette qu’une pièce de quarante sous, un peu de monnaie et les douze doubles louis d’or qu’il n’ose montrer, de manière qu’il se décide à revenir.

Une nuit, il gratte à la porte de la vieille Légère, qui n’entend pas, pour la bonne raison qu’elle est sourde. D’ailleurs, quand elle entendrait, elle ne serait pas pour s’effaroucher d’un petit trafic qui lui donne quelques pièces de cent sous. En son temps, elle était du bon coin, comme on dit. Mais Suzou, qui y entend bien, elle, reconnaît cette autre manière de s’annoncer du grand Milou et le fait entrer dans le grenier. La pauvre petite est folle de joie ; voici quinze jours qu’elle ne l’avait embrassé, ni même vu :

— Ô mon Milou ! mon Milou !

Elle n’en sait dire davantage, tant elle est aise.

Et lui donc ! À l’en croire, il a été bien malheureux de ne pouvoir la visiter pendant ces quinze jours !

Elle n’est pas bien persuadée, l’enfant.

— Tu ne m’aimes plus ! Je le connais bien !

— Tu es une petite sotte !

Et il la prend et l’embrasse, ce qu’il croit être une raison sans réplique.

Au petit jour, il explique à la Suzou qu’il est obligé de se cacher pour s’être battu et avoir cogné son homme un peu fort. Il l’envoie chercher un bon coin du chanteau, puis lui fait la leçon lorsqu’elle revient.

— Écoute, je vais me cacher au fond du puits de mine du Bois-des-Loups. Ce soir, à la tombée de la nuit, tu passeras tout contre, et si je puis sortir, tu chanteras :


Moun paï m’a marida
Ma maï ta be…


Si, le contraire, tu avais ouï dire quelque chose… qu’on me cherche… tu chanterais le commencement des Vêpres sauvages :


En d’un bâtou en dous bâtous,
Entaü chanten las vépras chas nous !


La petite s’étonne fort de tout ça, mais promet de le faire ; que ne ferait-elle pour son grand Milou !

Il lui donne une pièce de quarante sous :

— Voilà pour acheter une tourte de pain.

Et il s’en va, emportant une vieille couverture.

Arrivé au puits, il arrache des herbes sèches, de la bruyère, des fougères et en jette des brassées au fond. Ensuite, il descend au moyen de trous anciennement faits de chaque côté dans la castine, ou ménagés dans le clayonnage, afin de mettre les pieds. Rendu en bas, il écarte les ronces, fourre dans la galerie toute cette litière qu’il a ramassée, entre, ramène les ronces devant l’ouverture et suit la galerie jusqu’à l’extrémité. Là, il creuse un trou avec son couteau, enterre un petit pot que la Suzou lui a donné, y met les douze pièces d’or de Céleste, le recouvre de terre, fait son lit par-dessus et se couche.

Le soir, à nuit entrée, il entend une voix grêle qui fredonne :


Moun paï m’a marida…


Alors il sort du puits et la petite lui saute au cou.

Elle est dans une grande joie d’avoir son Milou tous les jours à elle, ou toutes les nuits plutôt. Elle est heureuse de lui être utile, de veiller sur lui ; son petit cœur aimant lui fait désirer de ne jamais le quitter. En marchant, elle se serre contre lui, s’accroche à son bras, et à chaque instant sa tête ébouriffée se lève pour solliciter un regard de son grand ami.

Et elle lui raconte ce qu’elle sait.

À une femme qui lavait à l’étang, elle a ouï dire qu’à Maumont les gens se demandaient de quoi il était devenu.

— Et rien de plus ?

— Non… Quand on lui en parle, la demoiselle dit qu’elle ne sait où tu es, ni pourquoi tu es parti…

— Les gendarmes ne sont pas venus ?

— Non… la femme l’aurait bien dit.

Arrivés chez la vieille Légère, on se met autour d’une table boiteuse calée avec une pierre. Milou, affamé, mange deux grandes assiettées pointues de bonne soupe aux choux et aux pommes de terre, et après, une pleine assiette de « mongettes ». Ayant fini de souper, il passe sa vieille blouse qu’il avait laissée là, prend un « billou », qui est à dire une bonne trique, et sort suivi de Suzou.

— Tu t’en vas ?… dis, Milou ?

— Oui, ma petite…

— Ta petite quoi ? demande-t-elle câline.

— Ma petite femme !

— Oh ! dit-elle, reste, mon petit homme !

— Je reviendrai cette nuit.

— Bien sûr ?

— Oui, bien sûr… va-t’en.

— Embrasse-moi donc…

Et après un baiser, elle s’en retourne chez elle, et Milou s’en va vers Maumont.

Sur le coteau en face, il s’arrête. Les chiens du village l’ayant éventé jappent dans les cours où ils sont enfermés à cause des loups. Milou distingue très bien l’aboi de Médor, le gros mâtin de la demoiselle Céleste. Il pense à elle et se dit qu’elle n’a pas porté plainte du vol, peut-être pour la considération du bien qu’elle lui a voulu. De ça, il ne lui sait aucune obligation ; il se dit seulement que s’il y avait moyen de recommencer, elle ne le dénoncerait pas davantage.

Ah ! comme il regrette de n’avoir pas été plus hardi avec elle ! s’il eût été son galant, elle lui eût tout donné plutôt, pour ne pas être scandalisée dans la paroisse…

Maintenant, elle doit être sur ses gardes… et il se lève et s’en va dans la nuit.

En effet, Céleste a fait ce qu’elle a eu l’imprudence de ne faire tout d’abord après la perte de ses clefs. Elle a fait changer les serrures, poser des barreaux aux fenêtres du côté du jardin, mettre de solides « renards » à la porte de la salle qui y mène, et aux contrevents, partout.

Quoique ce soit une femme qui n’aime pas à perdre inutilement les choses, argent ou denrées, ça n’est pas le vol des soixante-cinq pistoles et des douze pièces de quarante francs qui la tracasse ; non. Ce qui l’ennuie, qui la chagrine, qui la hontoie, c’est de s’être amourachée d’un mauvais chenapan, d’un débauché, d’un voleur pour tout dire.

En ce temps-ci, le vol ne tire pas à grande conséquence ; on en rit s’il est adroitement « perpétré », comme disent les gens de loi. La justice est facile et débonnaire pour les commençants ; le premier vol ne compte pas. Même il y a d’honnêtes gens qui donnent la main à un voleur pour peu que le magot volé soit gros.

Autrefois il n’en allait pas ainsi. Pour les simples gens de campagne, surtout, l’homme convaincu de vol était déshonoré, tenu à l’écart. Ce qui n’était point juste pourtant, quelque chose de son indignité rejaillissait sur ses proches, sur ceux qui le hantaient ordinairement. C’est pour ça que Céleste est si honteuse d’avoir failli se donner à Milou le voleur, et même encore à cette heure, de ne pouvoir penser à ce mauvais sujet sans une secrète émotion des sens. Des sens seulement, car autrement elle l’a en horreur.

Nul autre qu’elle ne connaît ce vol, mais certainement ce malheureux n’en restera pas là. Lorsqu’il aura mangé cet argent en débauches, il en volera d’autre ou fera pire quelque jour. S’il est pris, comme ça arrivera certainement une fois ou l’autre, peut-être il parlera, se jactera de ce qui a failli être mais n’est point. Car de croire qu’il lui sera reconnaissant de sa bonté, elle n’y compte pas. C’est une nature gâtée par la misère et les mauvais exemples, capable de tout. Comme elle regrette à cette heure de l’avoir traité avec cette familiarité affectionnée ! Comme elle se repent de ce petit coup de verge sur l’épaule qui semblait une caresse ! Et elle soupire : quel malheur que ce mauvais garçon se soit trouvé sur son chemin !

Mais malgré ses inquiétudes, comme elle est vaillante femme, Céleste fait bonne figure, et à la voir nul n’y connaît rien. La disparition de Milou est le sujet de beaucoup de suppositions dans le village. Les uns disent d’une manière, les autres de l’autre, et en finale on finit par conclure qu’il est « à Pampelune », comme on dit au pays d’un lieu qu’on ignore. Pour la demoiselle, lorsqu’on lui en parle, elle dit qu’il a dû arriver quelque chose à Milou, car elle ne voit aucune raison de son départ si brusque… non… véritablement elle n’y comprend rien.

Mais la nuit, lorsqu’elle est seule, couchée, et qu’elle se remémore comment elle faillit se donner là-bas, dans la Petite-Forêt, elle frémit en pensant aux conséquences. Ah ! sans le malheur qui lui est advenu par la scélératesse de ce Rudel, elle ne serait point exposée à de semblables choses ! Elle aurait un mari, des enfants et vivrait heureuse. Les plaisirs permis, la maternité, l’allaitement, le soin des petits, eussent attrempé, amorti cette ardeur des sens qu’elle a de la peine à contenir. Son tempérament n’est un malheur que parce qu’elle est en état de viduité, qu’elle est privée des joies de l’amour et de ses fins naturelles et légitimes, qui sont non pas le plaisir stérile, mais la génération des êtres humains…

Ah ! ce misérable Rudel qui l’a perdue !