Nicette et Milou/Le Grand Milou/09

Calmann-Lévy (p. 238-249).


IX


Sur le plateau en arrière de Maumont, à la croisée de deux chemins qui s’enfoncent dans les bois, est la cafourche du Gal qui passe pour hantée par les esprits. Difficilement y ferait-on passer la nuit un homme du pays. C’est là que le Diable apparaît à ceux qui n’ont pas froid aux yeux, sous la forme d’un bouc ou d’un grand chat noir. C’est là aussi que d’après les vieilles traditions, la « Dame » de la « Chasse-volante » vient faire halte dans le silence des nuits. Les gens bien renseignés disent qu’elle monte un cheval blanc à tous crins, et que deux dogues géants l’accompagnent. Ce qui est plus certain, c’est que sur cette cafourche se fait tous les ans le feu de la Saint-Jean d’été, antique fête solsticiale de la religion druidique, que les prêtres chrétiens se sont appropriée ne pouvant la détruire.

Le jour est venu. Guéral s’est levé de très grand matin et s’est rendu au pré de l’étang. Là aux premières lueurs de l’aube, il a cueilli à reculons les herbes de la Saint-Jean : millepertuis, chrysanthème des prés, armoise et millefeuille. Il en a fait des croix qu’il a clouées à la porte de l’étable à bœufs et au ciel des lits : autant en ont fait les bonnes gens du village.

Vers le soir, chacun porte son fagot à la cafourche, et, autour d’une perche plantée en terre, on dresse le bûcher en hauteur. Cela fait, on recouvre les fagots de branches de pin, de genévrier, et d’herbes de senteur comme le fenouil. Puis on fiche tout à la cime un beau bouquet de lys et de roses avec des fleurs des plantes « joventes » de la Saint-Jean.

La nuit est tombée ; tout le village de Maumont est rassemblé à la cafourche du Gal. Un garçon donne à la demoiselle Céleste un brandon allumé, et elle va mettre le feu à l’endroit plein de paille et de menu bois, ménagé à cette fin entre les fagots. La flamme monte joyeuse et vive à travers les branchages, et bientôt tout l’amas est embrasé. Autour, les droles, garçons et filles, font la ronde se tenant par la main, et chantent :


Lou souleil faï maduras,
Lous blads,
E peï la vendegno…


Milou est là, dominant tous les autres de sa taille, et précipitant le mouvement. Aux lueurs de la flamme, son cou nu, sa tête puissante se colorent de reflets de bronze, et son torse bien fait se dessine en vigueur. Ah ! c’est un beau mâle ! Malgré tout, Céleste subit l’influence de l’attraction physique, et elle le regarde avidement, sans que d’ailleurs sa figure trahisse son émotion. Elle garde l’air sévère qu’elle a pris avec lui depuis tantôt un mois qu’il revint de la Saint-Mémoire. Elle lui a donné ce temps pour chercher une place, mais il n’en a pas trouvé, paraît-il.

Cependant, le feu après avoir dans sa première flambée dardé vers le ciel ses langues pointues, se calme, s’affaiblit et finit par s’affaisser. Il ne reste plus bientôt, qu’un énorme tas de tisons avivés par l’air, qui minent le pied de la perche dont la cime porte le bouquet. Les garçons épient le moment où elle tombera pour s’emparer de ce bouquet très convoité, car c’est une espèce de trophée, en même temps qu’un préservatif contre toutes sortes de maux.

Le grand Milou a l’avantage de la taille, mais au moment où la perche consumée à sa base s’incline, cinq ou six grands droles s’attachent à lui pour l’empêcher de le prendre. En deux ou trois secouées d’épaules, il se débarrasse d’eux comme fait un sanglier couvert par les chiens, en entraîne d’autres qui l’ont agrafé de rechef, et, au moment où la perche tombe, il saisit le bouquet qu’il va porter à la demoiselle.

Puis, tous, petits et grands, sautent le feu réduit à un tas de braises, pour se préserver des clous, et à la lueur mourante du feu s’entrevoient quelques lie-chausses ou jarretières… Ensuite, tout étant éteint, chacun emporte un bout de tison charbonné pour préserver la maison du tonnerre.

Le lendemain, Milou va trouver la demoiselle Céleste, la supplie de lui pardonner… il n’a pas trouvé de place… que deviendra-t-il si elle le renvoie ? Il fait le chien couchant, le pleurard, jure par son âme que jamais, au grand jamais, il ne se mettra en faute, et fait si bien qu’en finale elle lui pardonne, moitié par un reste de faiblesse, moitié par pitié.

Milou pardonné n’est pas bien reconnaissant à sa demoiselle. Au contraire, il lui en veut presque de ce qu’elle l’a fait à son heure, et non pas de suite comme il y comptait. Les propos du tailleur gobin de la Genèbre lui avaient donné une grande idée de son pouvoir dans la maison, et, à cette heure, il voit que la demoiselle le domine, bien loin de faire à sa volonté. Lui qui s’était figuré, parce qu’elle a le double de son âge et qu’elle le trouve à sa fantaisie, la gouverner à son gré, il est tout surpris et vexé d’être obligé d’obéir et de demander grâce. Il ne le montre pas, pourtant. Outre qu’il ne trouverait jamais une semblable place, le mauvais sujet songe des fois à certaines paroles à lui dites par ce coquin de Verdil, un jour qu’ils buvaient chopine chez la Subielle à Saint-Agnan.

« Il doit y en avoir des écus, dans cette maison ! »

Instinctivement, sans savoir au juste de quelle manière ces écus pourraient devenir siens, Milou tient à ne pas s’en éloigner. Il voudrait bien les avoir en poche, ces écus ; car il lui tarde fort de retourner à Périgueux. La débauche, la luxure, l’attirent. Depuis qu’il en a tâté, il ne prise point les plaisirs que la crapule n’assaisonne pas. Tout de suite ce rustre a mordu aux choses du vice, aux vilenies de la chair vénale. La petite Suzou, menue, gracile, de nature aimante, dévouée, point charnelle, Milou ne l’apprécie point ; elle n’est pour lui qu’un pis aller. Même le libertinage tout cru de la Subielle ne le satisfait pas, il le trouve bête et paysan : il lui faut des plaisirs de ribaud, des jouissances de ruffian. La senteur honnête de la chair de cette douce petite Suzou, il ne la goûte pas. Ce qui irrite ses désirs, ce qui lui fait gonfler les narines, ce sont les chairs peintes, c’est cette sale odeur de musc rapportée de la maison aux contrevents clos.

Il grille d’y revenir. Le dimanche, lorsque avec Verdil ils sont attablés chez la Subielle à Saint-Agnan, ou à Hautefort dans le bouchon de la Mémy, ils ne parlent que de ça. Mais c’est l’argent qui manque. Le maréchal déserteur de la forge sait bien où il y en a…

Et il regarde avec un air d’intelligence, le grand Milou qui se rappelle les précédents propos de ce lâche coquin.

— Il faudrait trouver l’occasion belle… dit-il.

Cette occasion se présente peu après, un dimanche que Milou garde la maison. La demoiselle partie avec Guéral et la Poulette, le vaurien rôde par les chambres, examine les meubles et tâche de deviner ce qu’ils contiennent.

Le buffet de la salle avec sa vaisselle d’étain et ses vieilles faïences ne l’intéresse guère, ni les « lingères » bourrées de draps de lit, de nappes, de serviettes. Il passe dans la chambre de la demoiselle.

Ne sait pourquoi, cette chambre lui produit un effet… lui impose. Ça n’est pas qu’elle soit bien belle, ni richement meublée, non. Les murs sont simplement blanchis à la chaux ; le plancher est fait comme on travaille au village ; les solives d’en haut sont passées en gris. Dans un coin, avec une ruelle ménagée, est le lit à quenouilles, drapé d’une péruvienne rouge à l’extérieur, jaune en dedans. Un bénitier de faïence est accroché au chevet. Au milieu de la pièce, une grande table barlongue ; dans le fond, une lingère de noyer massif à ferrures polies ; en face, la cheminée boisée de noyer aussi. Sur la tablette, des vases de porcelaine de Limoges ; au-dessus, un grand miroir ancien au cadre un peu dédoré par le temps. Puis, un cabinet de fine menuiserie et une petite table recouverte d’un napperon, sur laquelle est un pot-à-eau à fleurs et sa grande cuvette ovale à pieds. Aux fenêtres, des rideaux de guingamp et c’est tout.

Cette chambre presque cossue pour la campagne et l’époque, a un air honnête, et Milou la regarde avec une sorte de respect. Pour un paysan misérable qui ci-devant couchait sur la paille, ces meubles simples, massifs, en bois du pays, ces vieilles chaises tournées, ce lit enfants, tout cela est du luxe. Et puis il se dégage de l’ensemble cette impression : la femme qui habite cette chambre peut être passionnée, elle n’est pas vicieuse.

Milou fait le tour de la pièce. Le cabinet n’est pas fermé ; il contient des livres achetés à des porte-balle : Estelle et Némorin, Paul et Virginie, Victor ou l’Enfant de la forêt. Les quatre Fils d’Aymon, les Contes du chanoine Schmitt… Puis des objets sans grande valeur, des tasses décorées, des verres coloriés, des boîtes à bonbons, des poupées, des petits ménages, — vieux cadeaux d’étrennes, — et encore de ces mille choses qui s’amassent dans les maisons soigneuses et finissent par encombrer. La lingère est fermée à clef. Milou s’arrête et la regarde fixement, comme pour deviner ce qu’elle contient ; puis il revient vers le lit. Sur le dossier d’une chaise, le tablier de la ménagère, le tablier de tous les jours, est jeté. Milou le prend et tressaille en oyant le tintement des clefs de la demoiselle. Il les tire de la poche, toutes quatre réunies par une chaînette. De ces quatre clefs, deux sont celles d’un buffet et de deux placards de la salle, où l’on serre des provisions de toute sorte et des liqueurs de ménage ; la quatrième est celle de la lingère. Il les essaie et l’ouvre. Une bonne odeur de lavande lui vient à la figure, comme une bouffée. C’est là que Céleste serre son linge de corps, ses cotillons blancs, ses coiffes, ses fichus, ses bas, ses mouchoirs. À mi-hauteur, deux tiroirs sont fermés. Entre le linge empilé, Milou tâte, cherche et trouve la clef. L’un des tiroirs est plein de papiers, de contrats d’achat, de grosses d’obligations. Un grand vieux portefeuille est garni de billets à ordre, de valeurs souscrites. Milou ne sait ce qu’est tout ça ; il referme ce tiroir et ouvre l’autre. Dans celui-ci, il y a encore des papiers, un vieux registre contenant les comptes des métayers, puis quelques pièces de cent sous et de la monnaie ; peu de chose. Il y a aussi une boîte à ouvrage. Milou lève le couvercle et dedans trouve un bout de ruban vert broché de fleurs jaunes, puis des pièces de quarante francs. Il y en a douze, des napoléons de l’Empire et des louis de la Restauration. C’est le douzain de noces assemblé par le père Nougarède pour sa fille. Il n’a pas servi et ne servira jamais. Milou compte ces belles pièces reluisantes qui lui brûlent les doigts. Ses yeux flambent… il y a là de quoi faire… Oui, mais il songe qu’à la première pièce changée il serait pris. Les gens de sa sorte n’ont guère d’or, ni surtout de pièces de quarante francs. Les quelques écus ne valent pas la peine de se hasarder. Milou remet tout en place, referme les tiroirs, la lingère, et en garçon précautionneux, va cacher les clefs dans l’écurie au fond d’un trou de mur où le diable ne les trouverait pas.

Rentrée de la messe, la demoiselle veut prendre les clefs dans son sac, rien. Elle les cherche partout et ne les trouve pas. Dans la fiance de les avoir adirées en route, elle envoie Milou sur le chemin qu’elle a suivi pour aller à Saint-Agnan et revenir. Milou rentre trois heures après, n’ayant rien trouvé.

— Demain matin, lui dit-elle, tu iras à Hautefort quérir Lasgrangeas le serrurier.

— Oui bien, demoiselle.