Nicette et Milou/Le Grand Milou/08

Calmann-Lévy (p. 227-237).


VIII


Sur le vieux chemin de Périgueux, deux jeunes hommes s’en vont lestement un bâton à la main. L’un est le grand Milou bien reconnaissable à sa taille et à sa carrure, dont il n’y a pas les pareilles au pays depuis que Jean Rudel a disparu de la « franchise de Chasseins ». Son compagnon de route est un nommé Gantonet, ou autrement de son « saffre » ou sobriquet, Verdil.

Ce Gantonet est bien le plus grand gueusard de la contrée. C’est un ancien remplaçant, ivrogne, fainéant, et voleur comme une « jasse » qui est à dire une pie. Son petit bien il l’a mangé, — bu surtout, — et maintenant il vit de rapines. S’il était hardi, ce serait un coquin dangereux, capable d’assassiner, mais comme il est lâche il s’en tient au vol. Par exemple, tout lui est bon : récoltes, bétail, poulaille, hardes, il ne fait fi de rien à l’occasion. Les dimanches et jours de foire, il rôde par les maisons écartées, et lorsqu’il n’y a personne au logis, il fouille dans les cabinets et les « tirettes » des lingères, et de temps en temps met la main sur quelques écus cachés entre les linceuls. C’est de ce bandit que Milou a été s’accoster ; c’est avec lui qu’il joue, boit et fait la débauche à Saint-Agnan chez la grosse Subielle.

Depuis longtemps, ce mauvais sujet de Milou tourmentait la demoiselle pour aller à la foire de la Saint-Mémoire, et elle lui en a donné la permission. Verdil en a tant conté à son ami des amusements qu’on trouve à Périgueux, qu’il tarde au grand goujat d’arriver, et pour ce, il allonge ses longues jambes, ce qui fait tirer un peu la langue à l’autre. Il refait le même chemin qu’il fît tantôt dix-neuf ans il y a dans les bastes de l’Audète : il le fera une dernière fois entre deux gendarmes.

Justement à l’auberge où la meneuse fit remplir sa chopine, en face de la halle de Tourtoirac, les deux camarades s’arrêtent pour boire le vin blanc. Ayant consciencieusement « tué le ver », ils repartent. Milou n’est plus aussi pressé ; Verdil lui a expliqué en trinquant, que ce n’était pas la peine de se crever à courir, attendu que la foire commencera le lendemain seulement.

Arrivés à Périgueux, les deux amis soupent dans une auberge bien connue de Verdil. C’est là qu’étant chez le marchand d’hommes, il a mangé en bonne partie, le prix du « cochon de son père ». Ayant bien soupé, largement pris leur vin, ils vont dans un petit café borgne où quelques estafiers de mauvaise mine jouent aux cartes. Les mains démangent à Milou, mais Verdil lui fait signe et lui dit tout bas :

— Ne joue pas avec eux, tu ne gagnerais jamais.

Sur cet avis, Milou verse une demi-topette d’eau-de-vie dans son café, puis l’allume.

Ensuite, ayant fumé des cigares, bu quelques cruchons de bière de mars et avalé un verre de rhum pour faire couler la bière, tous deux, un peu las de la route, se vont coucher.

Le lendemain, ayant copieusement déjeuné, ils se promènent dans la foire. Milou achète un grand couteau de Nontron dont la lame aiguë a neuf pouces de long, et dont le manche de buis, renflé dans le milieu, tient bien dans la main.

— Avec ça on pourrait saigner un homme ! dit Verdil.

Après cette emplette, ils entrent dans les baraques, cassent quelques pipes dans un tir, jouent au « rampeau », aux palets, au billard anglais, aux trois cartes : et Milou s’étonne de ne jamais deviner où est la dame de pique. La journée se passe à ces divertissements innocents ou à peu près, entremêlés de beuveries dans les cafés ; mais le soir, Verdil qui connaît les bons endroits, mène son camarade dans le quartier de l’ancien couvent des Augustins.

— Tu vois, dit-il, ce bâtiment, c’est la prison.

— Ah ! fait Milou, ces grands murs noirs n’ont pas l’air « jovents » !

— Hé ! on n’y est pas si mal que tu dirais bien.

— Tu y as été ?

— Oui… pour un cheval que j’avais trouvé un soir de foire…

Milou rit et ils entrent dans la rue qui longe l’ancien couvent devenu prison.

Cette rue est pavée de cailloux rouges de rivière, avec une rigole au milieu qui garde les résidus impurs des cuvettes vidées par les fenêtres. Tout le long, d’un côté, les hauts murs de la prison ; de l’autre, des maisons sales, humides, suant le vice, d’où sortent des bruits de cliquetis de verres, de disputes, et des chants obscènes. Une écœurante odeur de pommade à la rose et de savon au musc, empuantit cette rue étroite où le soleil ne voit jamais, où trullent des pantalons rouges.

Là on trouve à souhait une pleine chemisée de chair pour trente sous, vingt sous, dix sous même. Dire que cette chair est bien fraîche, ça serait mentir ; mais les affamés qui viennent là n’y regardent pas d’aussi près. Il y a d’ailleurs dans le voisinage des maisons plus chérentes pour ceux qui sont bien argentés comme Milou en ce moment ; et c’est là que, dédaignant les sollicitations cyniques de nymphes coiffées de madras voyants, Verdil va frapper.

Jusqu’au lendemain à midi, dans cette maison aux contrevents clos, ils font la débauche, fument des cigares de cinq sous, boivent du prétendu champagne, chantent et paillardent. Ils ne sortent que lorsque Milou a jeté son dernier écu, pour une tournée de vespétro offerte comme coup de l’adieu.

C’est à regret qu’il s’en va, le grand vaurien. Ce mobilier fané, souillé, banal, le flatte, lui qui un an devant, couchait sur la paille dans un grenier. Le luxe fripé, le fard, les parfums frelatés, l’ont grisé… Surtout le relent des sales plaisirs de la nuit le tire en arrière.

— C’est embêtant de n’avoir plus le sou, dit-il.

— Oui, répond Verdil, c’est malheureux… si nous trouvions quelqu’un.…

— Pour emprunter ?

— Oui, dit l’autre en riant… Attendons à ce soir, peut-être rencontrerons-nous un brave homme qui nous prêtera.

À la nuit, devant les lampions fumeux d’une baraque de lutteurs, Verdil fait connaissance d’un quidam, qui, généreux comme un pochard qu’il est, paie l’entrée aux deux amis. En sortant, pour ne pas être en reste de politesse, Verdil convie l’homme à se rafraîchir et ils vont au café. Lorsque celui-ci est bien « ouillé » jusqu’au cou, Verdil fait le semblant de vouloir payer ; ce que voyant, l’ivrogne se fâche :

— Est-ce que vous croyez que je n’ai pas de quoi ?

Et il tire de sa poche une bourse de cuir il y a bien une vingtaine de pièces de cent sous, et en donne une pour l’écot.

La monnaie rendue, l’homme la met dans sa bourse, et sa bourse dans sa poche de veste.

Et puis tous trois sortent bras dessus, bras dessous, comme de vieux amis, et vont s’asseoir sur un banc au bout des allées de Tourny, à seule fin de prendre un peu l’air.

Milou se trouve par hasard du côté où est la bourse. Tandis que son camarade amuse le soûlard, il la prend dextrement, puis touche Verdil par derrière.

— Excusez une minute, dit le compère ; nous allons là dans un coin…

Et ils disparaissent dans l’obscurité.

— Il faut jeter la bourse, dit le prudent Verdil.

— Tu as raison.

Et Milou la jette dans un soupirail de cave après avoir mis les écus dans sa poche.

Puis ils vont frapper à la maison aux contrevents clos.

Le lendemain, troisième jour de la foire, les goussets vides, à la vesprée ils songent au retour. Il est minuit lorsqu’ils arrivent au village où demeure Verdil. Dans son ancienne boutique de maréchal dont il a vendu tous les outils, jusqu’au soufflet, les deux chenapans se couchent sur une paillasse, et, recrus de débauche s’endorment lourdement.

Le soleil est haut déjà, lorsque Milou se réveille. Il se lève, se secoue et part pour Maumont. En cheminant, il cherche une excuse et n’en trouve pas de bonne.

— Va trouver la demoiselle, lui dit la Poulette lorsqu’il entre dans la cuisine ; elle te veut donner sur les oreilles.

Entendant marcher dans la salle, Céleste sort de sa chambre.

— Ah ! te voilà ! pourquoi n’es-tu pas revenu avant-hier, comme je te l’avais recommandé ?

— Excusez-moi, fait-il piteusement, je me suis amusé…

— Amusé ! et à quoi ?

— J’ai joué aux cartes.

— Pendant trois jours ?

— Oui… j’ai perdu au commencement… et j’ai voulu revenir attraper mon argent…

— Et tu l’as rattrapé ?

Il secoue la tête.

— De manière que tu as perdu ton année de gages ?

Il fait signe que oui.

À ce moment, Céleste sent les odeurs dont Milou a été généreusement parfumé, et elle devine la vérité.

Sa figure de sévère devient dure :

— Les joueurs sont capables de tout ! et les menteurs sont pires que les voleurs !… tu peux chercher une place !

— Oh ! demoiselle ! pardonnez-moi ! jamais plus je n’y reviendrai !

Et il fait le cafard, le cagnard, geint et se frotte les yeux comme s’il allait pleurer.

— Je vous en prie en grâce ! pardonnez-moi !

— Non ! dit-elle sèchement.

Et elle sort dans le jardin.

Milou s’attendait bien à être fortement vespérisé, mais non point à être renvoyé. Il s’en va tout penaud se jeter sur son lit, et on ne le voit pas de la journée.

Sa première colère passée, pense-t-il, elle me pardonnera.

Le soir, il ne vient pas souper, en sorte que la Poulette dit à son homme :

— Il a dû faire à Périgueux comme le loup, manger pour quinze jours.

Le soir, vers dix heures, pendant que Guéral et sa femme dorment côte à côte dans les draps d’étoupe, Milou se lève doucement, et s’en va trouver la Suzou.

La petite oyant « clouquer » la chouette, ce qui est une des manières de Milou pour s’annoncer, se lève et va le retrouver au grenier. La pauvrette, elle, ne se méfie pas des parfums suspects dont les cheveux épais de son galant sont imprégnés :

— Comme tu sens bon, mon Milou !