Nicette et Milou/Le Grand Milou/07

Calmann-Lévy (p. 216-226).


VII


Derrière les hauteurs de Sainte-Yolée, le soleil est descendu. À l’horizon, des nuages dentelés, déchiquetés, frangés de pourpre, illuminés par les feux splendides du couchant, se baignent dans un ciel d’or en fusion. Peu à peu, l’or pâlit, la pourpre se décolore, la lumière s’éteint, et la fraîcheur du soir tombe sur la terre avec la vapeur légère du crépuscule. Au Temple, la petite campane au son grêle sonne l’Angélus, qu’une légère brise du sud épand sur la campagne déserte jusque devers Maumont.

Au bout de l’allée de pruniers, Céleste est debout, les mains dans les poches de son tablier, et regarde, immobile, l’occident rougi disparaître dans la nuit qui vient. Elle songe à ce qui s’est passé. Sans ce coup de fusil soudain, inattendu, elle se donnait dans un passager obscurcissement de sa raison. Maintenant elle sent son imprudence grande. Ce garçon, elle le connaît à peine ; un mois seulement il y a qu’il est à son service. En y réfléchissant bien, il lui semble que ce n’est pas là le serviteur discret qu’elle voudrait, reconnaissant de ses bonnes grâces, mais plutôt un faraud coq de village fort capable de s’aller vanter de ses faveurs… lentement, en pensant à cela, elle revient à la maison.

À souper, elle ne mange guère ; tout ça lui a coupé l’appétit : et puis, sa pensée y revient toujours. Tantôt, elle était irritée de ce contre-temps, et maintenant, elle s’en console presque, et se dit que c’était une folie de se donner ainsi à la légère. Sans renoncer aucunement à la passion qui la tient, elle se promet d’être plus prudente et d’éprouver ce que vaut ce grand drole qui lui tourneboule l’esprit et les sens.

Là c’est sa raison qui parle, mais lorsqu’elle le voit, la passion l’emporte, et elle ne se peut tenir de le désirer. En ces moments, s’il se présentait une occasion, elle se laisserait aller ; mais de la rechercher ou de la faire naître, elle se retient encore…

De tout ça, Céleste ne donne rien à connaître ; elle est toujours pour Milou la maîtresse familièrement bonne du petit coup de verge sur l’épaule. Jamais il n’y eut à Maumont, ni dans la paroisse, un domestique plus heureux que ce garçon. Il ne fait rien, ou peu de chose. Le matin, il se lève sans chandelle et commence par déjeuner. Puis il étrille la jument, monte dessus et la mène boire au « lac » sous le puy. Dans la journée, il bèche quelque carreau de jardin, sarcle des choux, aide des fois Guéral à rentrer du regain, à ramasser le blé d’Espagne, ou à d’autres petits labeurs comme ça.

La demoiselle lui fait faire des commissions aussi :

— Tiens, petit, va-t’en à Hautefort me quérir une pièce de ganse pareille à ça… ou bien… six onces de café moulu et autant de chicorée…

« Petit », c’est une appellation qui ne va guère au grand Milou ; mais c’est un terme familier et bienveillant dont les maîtres usent volontiers avec leurs jeunes serviteurs, dans le pays, et les gens d’âge avec les drolars.

Et puis, le samedi, régulièrement, Milou va chez le mazelier chercher un bon lopin de velle, pour faire la soupe grasse du dimanche. Lorsqu’il passe à la Genèbre, allant à Hautefort ou en revenant, quelquefois le petit tailleur gobin le hèle de sa table près de la fenêtre :

— Eh bien, petit ! ai-je été bon devineur ?

Et il rit.

Milou rit aussi et, par ruse, fait l’imbécile, le « nesci » qui ne comprend pas.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Nadal ?

— Alors, mon ami, tu n’es qu’un coyon !

— Qu’est-ce que vous voulez, répartit en riant le garçon, tout le monde n’est pas fin comme vous !

— Ah ! si j’étais dans ta peau ! fait le bossu.

Milou aime ces courses : c’est plus agréable que d’être dans une combe à émotter, ou à arracher des pommes de terre. À Hautefort, il trouve toujours quelque « de loisir », et il ne faut pas guère le prier pour le faire entrer à l’auberge. Là, il godaille et apprend de grande affection à tenir les cartes : point n’est besoin de lui montrer deux fois un jeu. À la brisque, il se loge aisément dans la tête toutes les figures qui passent, et bientôt tous veulent l’avoir pour partenaire à la poule ou à la quadrette.

Souvent il s’oublie à tripoter les cartes crasseuses du bouchon de la Mémy et revient tard à Maumont. Mais il a toujours de bonnes excuses. Un jour, la velle n’était pas coupée ; une autre fois, il a oublié le sel qu’il devait porter, et il lui a fallu revenir à Hautefort depuis la tuilière de la Genèbre… La demoiselle se doute bien qu’il ment, mais elle n’en fait pas le semblant. Des fois, Milou revient à la nuit, sentant fort le tabac et l’eau-de-vie et un peu gris. Elle le tance lorsqu’il est comme ça et lui parle sérieusement :

— Je n’aime pas les ivrognes !… que ça ne t’arrive plus !

Lui fait le cagnard et tâche de s’excuser : on lui a mêlé de « la goutte » avec du vin blanc… ou quelque histoire comme ça.

En ces occasions, la demoiselle fait des réflexions et se félicite d’être restée libre de sa personne. Si elle avait eu des faiblesses pour ce garçon, où en serait-elle maintenant ? Sûrement il abuserait de la maîtrise qu’elle lui aurait donnée. Pour avoir compris seulement qu’elle le voulait, ça lui fait prendre des manières de parler et de faire, un peu trop sans façons des fois.

À quoi ça a tenu pourtant ! à ce coup de fusil…

Quelquefois Céleste fait aller Milou à la chasse. Elle veut envoyer un lièvre ou bien une couple de bécasses à son oncle de Périgueux. D’autres fois, elle voudrait faire manger une perdrix aux choux à l’amie chez qui elle descend le dimanche à Saint-Agnan, et qui doit la venir voir.

Et très obéissant, Milou prend le fusil et s’en va.

Pour ça il ne rétive pas ; mais s’il faut aider à battre le blé, par exemple, ou fouir les vignes, il trouve toujours moyen de s’en tirer, en se plaignant d’être fatigué, ou quelque mauvaise raison comme ça, que pourtant la demoiselle accepte par un reste de faiblesse, de manière que Guéral n’est pas trop content.

D’ordinaire au village, on n’a pas un domestique pour si peu travailler ; aussi les gens de Maumont s’en étonnent, et d’aucuns soupçonnent quelque chose qui n’est cependant pas : il n’y a que les apparences. Mais de le donner à connaître, il n’y a pas de danger ; on ne risque pas ainsi de se brouiller avec des gens riches. D’ailleurs la demoiselle n’est pas mauvaise voisine ; nonobstant son air un peu dur, elle est bonne femme tout de même. C’est vrai qu’elle brusque un petit les gens, des fois, lorsque la viduité la tourmente ; mais c’est l’affaire d’un instant : tout de suite elle revient et fait facilement ce qu’on lui demande. Elle prête ses bœufs pour labourer les terres de ceux qui ne peuvent tenir un attelage ; ou pour conduire des barriques de vin vendues aux aubergistes ; ou pour mener la lessive à l’étang de l’Hermitage. Et si quelque pauvre diable a besoin d’une quarte de blé, d’un sac de pommes de terre ou d’une mesure de châtaignes, elle le lui donne généreusement.

On dit que d’être heureux, ça rend bon pour les autres ; pourtant ça n’est pas le bonheur qui la rend bonne, la demoiselle Céleste : il faut bien qu’elle le soit de nature. Elle souffre et languit de sa malheureuse passion pour ce vaurien de Milou qui se débauche de plus en plus. La nuit de Noël, il la passe à jouer et à boire dans une auberge de Saint-Agnan avec d’autres mauvais sujets de son poil, et toute la journée il a été saoul comme un cochon, — parlant par respect. — La demoiselle l’a bien sévèrement grondé, et il a promis de n’y plus revenir. Mais il a promis déjà tant de fois qu’il n’y a guère d’espoir de le voir s’amender.

La petite Suzou n’est pas plus heureuse que la demoiselle Céleste, car Milou la néglige un peu beaucoup. Elle n’est pas bien exigeante pourtant, et se contenterait de le voir une fois de temps en temps. C’est que ce n’est pas le plaisir qu’elle recherche, mais la satisfaction de son petit cœur aimant. Simplette un brin et ignorante comme une petite sauvagesse qu’elle est, lorsqu’elle s’offrit naïvement à son grand ami, c’était par amour pur, pour se faire sa chose, pour être à lui, et non par appétit sensuel. Comme elle aimait de cœur, elle se donna, suivant en ceci l’impulsion de la nature. Tant que son Milou a été là, près d’elle, la petite a été heureuse. Recevoir ses caresses, être enserrée dans ses bras forts, c’était le bonheur.

Elle a cru d’abord aux histoires de Milou disant qu’il ne pouvait s’échapper dans la journée tant la demoiselle était exigeante, et que la nuit la porte de la cour était presque toujours fermée à clef… Mais en allant quérir une tourte de pain à Saint-Agnan, elle a su qu’il était le galant de la fille de l’auberge où il va de coutume.

Puis, l’autre jour, rencontrant une file de mulets revenant de la forge de Saint-Médard, les hommes assis sur leurs bêtes l’ont plaisantée en passant.

— Qu’as-tu fait de ton grand Milou, petite ?

— On te l’a pris, là-bas, à Saint-Agnan !

— La drole y est plus grasse que chez la Légère, vois-tu !

— Et puis, mieux peignée !

La pauvre Suzou regarde tristement les muletiers qui se gaussent d’elle et ne leur répond pas.

C’est de ce côté maintenant que la jalousie la travaille. Il y a près de quinze jours qu’elle n’a vu Milou ; elle le guette de loin, et un jour le joint comme il traversait le bois allant aux puits de mine. La pauvrette a le cœur bien gros et se plaint tout doucement en pleurant. Mais lorsque ce scélérat de Milou l’a enlevée de terre, la tient dans ses bras comme un petit enfançon et lui dit tout plein de paroles amiteuses, elle s’apaise vite.

Ensuite il lui fait des contes : les muletiers ont voulu se moquer d’elle…

— Mais pourquoi ne viens-tu plus ?

— Je te l’ai bien dit… on ferme la porte de la basse-cour la nuit !

Il ne dit pas, le vaurien, qu’il sait bien la rouvrir pour aller à Saint-Agnan voir l’autre.

— Aujourd’hui, reprend-il, je vais faire une commission aux mineurs, je voulais passer te trouver en revenant.

— C’est bien vrai ?

— Oui, ma petite Suzettou ! vrai comme je t’embrasse à présent…