Nicette et Milou/Le Grand Milou/06

Calmann-Lévy (p. 204-215).


VI


Resté seul, Milou se pense que la demoiselle ne sera pas de retour avant midi, et qu’il a grandement le temps d’aller voir la petite Suzou. Deux fois cette semaine il y est allé de nuit, mais il lui tarde de se faire voir dans ses habillements neufs. Il descend de Maumont dans la combe-maigre et file sous bois comme un lièvre. La petite est devant la porte, assise, qui fait manger de l’herbe à une brebis achetée par sa « grande » à la dernière foire d’Hautefort. En voyant son bel ami, elle court au-devant et lui saute au col :

— Comme tu es brave, mon Milou !

Arrivés devant la porte, elle se plante :

— Attends… que je te voie bien !

Et naïvement elle l’admire.

— Que tu es joli ! Tu sembles le fils du défunt M. d’Ecoussac qui passait des fois par là en cherchant le lièvre !

Milou sourit complaisamment.

— Maintenant, tu ne voudras plus m’aimer ? dit-elle, en montrant ses pieds nus et sa robe rapiécée.

— Que si ! ma Suzettou…

Et il la prend dans ses bras et lui donne un baiser.

— Ta vieille est à la messe ?

— Oui…

Et ils entrent dans la bicoque.

Deux heures après, Milou est de retour à Maumont, et la demoiselle, rentrant avec Guéral et la Poulette, le trouve attisant le feu sous la marmite.

Si la demoiselle Céleste eût suivi son idée, elle n’eût pas emmené Guéral et sa femme à Saint-Agnan, mais bien Milou. Depuis qu’il est entré dans sa maison, il est entré dans sa tête aussi, de manière qu’elle pense à lui souvent, toujours pour mieux dire. Seulement, comme c’est une femme d’entendement, elle tâche de faire en sorte qu’on ne la croie pas pressée de l’avoir toujours autour de ses cotillons.

Toute la semaine elle rumine ses désirs et se prend davantage. À la maison, elle ne perd guère Milou de vue et a toujours quelque chose à lui commander. Elle aime surtout à lui voir faire quelque chose qui demande beaucoup de force. Ça la remue, elle y prend plaisir et pourtant craint pour lui :

— Ne fais pas plus que tu ne peux ! dit-elle.

Mais le garçon a l’orgueil de sa force et répond qu’il ne l’emploie pas toute.

On est au temps des vendanges, et dans les vignes de la réserve, Céleste coupe les grappes avec une sienne cousine, venue de Chabrignac en Limousin. Il fait chaud, les vendangeuses ont un grand chapeau de paille qui les garde du soleil. Milou, lui, n’a rien sur la tête ; ses cheveux frisés, épais, l’abritent assez ; et puis, il en a l’habitude. C’est lui qui vient chercher les paniers des deux cousines pour les porter aux comportes. De le voir « bouler », qui est à dire écraser le raisin avec une branche de châtaignier fourchue, là, en plein soleil, les yeux brillants, les bras nus rouges de moût, beau, jeune et fort comme le dieu des vendanges, Céleste en est toute grisée…

— Tu as là un fier drole ! dit la cousine.

Elle ne répond pas tout d’abord, mais lorsque l’autre se tourne de son côté, elle se reprend :

— Oui, n’est-ce pas… Il n’a que dix-huit ans.

— On lui en donnerait bien davantage.

Sur le soir, la Poulette s’en va faire le souper, et Guéral va quérir les bœufs pour monter la vendange au cuvier. Les barriques, défoncées d’un bout, sont là, pleines de vendange qui fermente déjà, et Milou avec Guéral les hissent sur la charrette. Mais Milou y fait pour les trois quarts et demi, de manière que l’autre lui dit :

— Tu n’es pas cassé, petit !

Et Milou sourit, tout fier de faire montre de sa force devant la demoiselle et sa cousine.

Le lendemain, dimanche, elles vont à la messe, chacune sur sa jument et, comme le dimanche d’avant, Milou garde la maison, c’est Guéral qui les accompagne. Mais il ne garde pas seul, la Poulette reste pour faire le dîner. Un homme du village a porté deux perdrix jeunes à la demoiselle, et ce rôti a besoin d’être surveillé et arrosé.

Au moment de partir, devant le banc montoir qui est contre le portail, Guéral amène la bête de la cousine qui s’assied sur le panneau et passe devant. Puis Milou amène la monture de la demoiselle, qui s’installe bien, arrange ses cotillons et met le sac où sont ses clefs, son mouchoir et son livre d’heures dans la poche du panneau.

— La planchette va bien pour vos pieds ? demande Milou.

C’est pour faire le cagnard, elle est toujours au même point.

— Elle va bien, dit la demoiselle… seulement je crois que la sangle n’est pas assez serrée…

— Je vais la serrer.

Et il se met en posture. Sa tête est appuyée aux côtes de la jument, un peu au-dessous de la planchette, et il voit la naissance du mollet de la demoiselle, avec les rubans noirs qui tiennent le petit soulier, et montent autour de la jambe en s’entre-croisant sur le bas blanc…

La sangle resserrée, un peu rouge pour s’être baissé, ou pour ce qu’il a vu, Milou prend une jolie gaule de noisetier qu’il a été couper le matin même tout exprès, et la donne à la demoiselle Céleste.

Elle la prend, et, souriant à demi, lui en donne un léger coup sur l’épaule :

— Merci, petit…

Et elle descend le terme au bas duquel la cousine l’attend.

Rentré à la maison, Milou dit à la Poulette :

— Je sais un lièvre là-bas, dans les boiges de Martrinchas, je vais essayer de le tuer… vous garderez bien toute seule ?

— Pardi ! ça ne sera pas la première fois.

Là-dessus, il prend le fusil du défunt Nougarède qui est au râtelier au-dessus de la cheminée de la cuisine, puis s’en va.

Il descend le puy de Maumont par un petit sentier « d’écoursière », qui marque sur le roc usé par les sabots des gens du village, et s’en va d’un pas rapide vers l’endroit où il a vu un lièvre au gîte.

À cinquante pas il se plante et regarde. Au milieu des carottes sauvages, le lièvre est gîté. Son échine rase la terre grise avec laquelle il se confond. Il faut de bons yeux pour le voir là, mais Milou reconnaît bien la place, et il aperçoit même une buée presque imperceptible, qui sous le soleil, se dégage du poil humide de la rosée du matin. Il se remet en marche sans se presser, l’air occupé ailleurs, et arrivé à dix pas, tape au lièvre un coup de fusil derrière la tête.

Le gibier dans le havresac, vite, vite, à travers les bois, Milou s’en va trouver la petite Suzou qui « l’espère ».

Lorsqu’il rentre à la maison, la demoiselle est à table avec sa cousine. Il prend le lièvre par les oreilles et le leur porte voir.

— Tu as du bonheur, dit Céleste, à l’autre… Je te ferai manger d’une bonne royale… vous ne connaissez pas ça, vous autres bas-limongeaux !

— Tu le crois ! — dit la cousine distraite, car elle ne regarde pas le lièvre, mais le beau garçon qui le tient. — Son mari est vieux… positivement elle aimerait à en avoir un comme celui-ci à son service !

Le jeudi, les vendanges finies, la cousine s’en retourne à Chabrignac avec son petit domestique qui l’est venue quérir, et Céleste l’embrasse avec autant ou plus de plaisir qu’elle ne l’embrassa lors de son arrivée.

C’est qu’il lui tarde d’être seule un peu, et de pouvoir penser à son aise à ce qui la travaille. D’avoir vu durant ce temps des vendanges le grand Milou fier et beau, se carrant dans sa force, ça l’a énamourée de telle façon qu’elle songe à l’avoir tout à soi. Quelquefois elle a bien un mouvement de honte en songeant qu’elle a le double d’âge que celui qu’elle convoite. Mais lorsqu’en s’habillant et se dévêtant elle se regarde à son grand miroir, elle se trouve jeune encore et bien idoine à faire l’amour. Et de fait elle est belle de corps, grande, point trapue ni grasse, charnue assez pour qu’on ne voie pas les os, et ferme comme un gland.

Toute la fin de cette semaine, Céleste se complaît dans ses pensers amoureux, caresse ses désirs et ne tient pas en place. Elle va du rucher à la fuie, qui est là-bas au bout de l’allée de pruniers qui mène à la vigne de garde, nerveuse, impatiente, mâchant un bout de lavande… Puis elle se plante et regarde sans voir, les oies du village évoluant sur le grand « lac » au bas du puy.

Enfin le dimanche vient et elle éprouve ne sais quel plaisir secret à se faire belle. Pourquoi ce linge fin, cette robe de beau mérinos grenat, ce tablier de soie gorge-de-pigeon, ce fichu de cachemire qui tient les seins bombés, et laisse voir la naissance de la poitrine, où brille sa plus belle croix d’or sur la peau mate et chaude ? le diable le sait.

Ce jour-là elle déjeune avant d’aller à la messe, car elle a l’intention de rester aux vêpres. Elle emmène le grand Milou qui suit derrière la jument, et la trouve bien belle avec sa riche coiffe de dentelle sous laquelle passe un gros chignon de cheveux noirs. En chemin, Céleste cause avec des gens du village qui vont à la messe aussi. Dire qu’elle l’a ouïe ce jour-là, ni même les vêpres, ça ne se peut : elle est distraite, se remue sur sa chaise comme si elle était assise sur un gril ; et tandis qu’on chante le psaume, In exitu Israel, des visions troublantes lui font fermer les yeux et gonfler les narines.

Il est quatre heures et demie, Céleste s’en retourne à Maumont. Milou marche à côté de la jument et elle lui parle de choses indifférentes d’abord, puis peu à peu, l’entretient de questions plus intéressantes :

A-t-il une mie ?

Non, il n’en a pas.

Le brigand !

— Pourtant les garçons en ont, d’ordinaire.

Lui était si malheureux lorsque la demoiselle l’a pris… aucune fille n’eût voulu le regarder.

— Alors tu n’aimes personne ?

— Personne.

Et, pensant aux propos du tailleur, il la regarde comme qui dit : personne que je puisse nommer.

À ce moment ils quittent le vieux grand chemin de Limoges et suivent les sentiers des bois. À un endroit où ça monte un peu, Milou prend, comme pour s’aider, le bacul du panneau ; elle croit qu’il va lui toucher la jambe et un frisson lui suit tout le corps.

Ces bois de la Petite-Forêt sont déserts en ce beau soir de dimanche ; du moins on ne voit personne. Céleste ferme à demi les yeux et se laisse aller à la griserie de ses désirs. Tout l’affole, la passion qui lui mord le cœur, la solitude, tout, jusqu’au mouvement de sa monture… et le garçon est là, elle n’a qu’à étendre la main.

Si elle lui disait de l’aider à descendre, il la prendrait à plein corps et elle s’accrocherait à son col… il lui semble qu’il la tient déjà.

Le sentier traverse un fourré de genêts à balais ; elle arrête sa monture…

À ce moment, un coup de fusil part à cent pas d’eux et un braconnier sort du taillis.

Céleste donne un grand coup de houssine à sa jument, et toute colérée, continue vers Maumont.