Nicette et Milou/Le Grand Milou/05

Calmann-Lévy (p. 194-203).


V


Le dimanche ensuivant, Milou met ses souliers, sa blouse, se passe les doigts dans les cheveux à mode de peigne et monte à Maumont. Il est midi ; la demoiselle, de retour de la messe, dit à Poulette, la chambrière, de le faire déjeuner. Alors il se sied au bout de la table de la cuisine, en face de Guéral, le domestique qui a remplacé le vieux Jeantil mort de ça huit ans il y a.

De bonne soupe, ma foi, comme oncques il n’en mangea, faite avec des carcasses de dinde, car cette semaine passée on mit le confit dans les pots.

— Un plein cuiller de plus ?… propose Guéral lorsque Milou a fini.

— Je ne vous refuse pas, répond-il.

Et il mange une seconde assiettée de soupe.

Après ça, ils font un bon chabrol, l’assiette pleine de vin, et puis tous deux se mettent à curer chacun une carcasse.

Tout en mangeant ils causent.

— Sans être trop curieux, tu viens pour te louer ? demande Guéral.

— Oui… répond l’autre, quoique ne sachant au juste ce que lui veut la demoiselle, mais il s’en doute.

— On est aussi bien ici que dans aucune maison du pays, reprend Guéral. La demoiselle veut qu’on travaille ; elle n’aime point que la besogne se perde ni se gâte ; mais pour le manger et le boire, tant qu’on veut ; elle ne le plaint pas comme des maîtres qu’il y a.

— Ça, c’est vrai qu’elle n’est pas regardante, dit la femme de Guéral.

Et elle passe de l’autre côté voir si la demoiselle a fini de déjeuner.

Il y a un moment déjà qu’elle ne mange plus ; ce matin elle n’a pas d’appétit ; quelque chose lui farfouille dans la cervelle.

Ayant levé le couvert, serré les affaires dans le buffet, la Poulette revient à la cuisine avec la vaisselle de la desserte :

— Tu peux y aller quand tu auras achevé, dit-elle à Milou.

Celui-ci trinque une dernière fois avec Guéral, passe sa manche de blouse sur ses babines, et, la cuisinière lui ayant ouvert la porte, va parler à la demoiselle.

Il la trouve assise près de la table, dans un vieux fauteuil à pieds tournés garni d’un coussin, et se plante devant elle, sa casquette de peau de lièvre à la main.

C’est aujourd’hui dimanche, la Poulette revient, verse le café, puis s’en retourne.

— Quel âge as-tu ? demande la demoiselle en mettant de la cassonade dans sa tasse.

— Dix-huit ans, demoiselle.

— Tu n’as pas perdu ton temps, on t’en donnerait bien vingt, et plus.

Il sourit assez niaisement.

— Sais-tu travailler la terre ?

Il avoue que non.

— Tu ne saurais pas tenir un jardin ?

Pour ça, si, il sait bêcher…

— Et pour soigner un cheval ?

Il sait manier l’étrille, du moins il le dit.

— Est-ce que tu te conviens bien avec les mineurs ?

Non, il ne s’y convient pas trop ; il y a beaucoup de peine et il ne gagne guère de sous…

Dis-moi, j’ai besoin d’un domestique qui sache un peu faire ce petit train-train du jardin et de la jument… veux-tu venir ici ?

— Oui bien, demoiselle.

— Mais, fais attention que je veux quelqu’un de confiance, qui prenne bien mes intérêts…

— Pour ça, je le vous promets.

— Combien veux-tu gagner ?

— Ça sera à votre volonté.

— Eh bien, je te donnerai quinze pistoles l’an et un habillement.

Le grand Milou en a un éblouissement.

— Grand merci, demoiselle !

Pour un peu il se mettrait de genoux.

— Adonc, c’est convenu ? dit-elle.

Certes oui, c’est convenu. De ce jour il lui est tout dévoué ; elle peut lui commander de se jeter dans le feu, il le fera…

Elle sourit un peu.

— Alors tu entreras demain.

— Oui, demoiselle.

Et il s’en va bien content.

La petite Suzou n’est pas aussi contente de cet arrangement. Sans être jalouse précisément, elle ne voit pas de bonne grâce son Milou entrer chez la demoiselle Céleste. Maumont n’est pas loin sans doute, mais elle comprend bien tout de même qu’ils se verront moins souvent. Tous les soirs après le travail, il venait souper et coucher, il était à elle, et la nuit, lorsque sa mère-grand dormait, elle se levait sans bruit, allait le trouver dans le petit grenier, et était heureuse sur la paille, comme une bourgeoise sur la plume. Il faudra renoncer à l’avoir toujours, et il lui en coûte.

Mais Milou lui explique qu’il la verra la nuit comme avant… Combien lui faut-il de temps pour venir de Maumont ? une petite demi-heure. Et puis, lorsqu’il aura assemblé deux ou trois ans de gages, ils se marieront… Quinze pistoles l’an ! logé, nourri, habillé !… il faudrait être fou par la tête pour refuser une place comme ça !

— Tu verras comme je serai bien vêtu !

Mais la Suzou est une petite sauvage qui prise peu ces choses. Elle aimerait mieux avoir toujours à elle son grand Milou en guenilles, que de l’avoir bien ardoisé, de temps en temps seulement. Mais la nécessité aidant, et les caresses de Milou, elle se résigne, et le lendemain le voici entrant chez la demoiselle.

Toute la semaine, Marion la couturière de Saint-Agnan travaille pour lui. Il a besoin de chemises n’est-ce pas, il n’en a qu’une, sur la peau, et toute percée ; puis d’une blouse… Nadal, le tailleur de la Genèbre, est venu aussi lui faire des habillements de tous les jours et pour les dimanches. Ce Nadal est un petit homme gobin, ou autrement, bossu, malin comme beaucoup de ces tailleurs de campagne qui ont le temps de penser, l’aiguille marchant comme par une mécanique. Il est farceur aussi, et pas trop gêné. De suite il a soupçonné de quoi il retournait, en voyant les étoffes que la demoiselle a prises chez Demaret le marchand d’Hautefort ; étoffes qu’il trouve un peu bien fines, du moins celles des habillements du dimanche. Aussi en prenant mesure de pantalon à Milou il lui dit :

— Mon ami, ta fortune est faite si tu sais te servir des moyens que le bon Dieu t’a baillés !

La demoiselle présente, Nadal n’eût pas risqué cette plaisanterie ; mais Guéral et sa femme n’y comprennent rien. La Marion comprend bien peut-être, mais elle ne fait semblant, car c’est une pincée qui veut faire l’innocente, quoiqu’elle ne soit plus toute jeunette.

Même Milou n’a pas compris sur le moment ; ça n’est qu’après qu’il se doute de ce qu’a voulu dire le petit tailleur, et ça le fait penser.

Le dimanche, le voilà tout flambant neuf avec les habillements faits par Nadal : veste de bon fort drap noir à revers boutonnés, à petit collet droit, un « sans-culotte » comme on dit dans le pays ; gilet à fleurs avec des boutons de cuivre luisants, et pantalon brun à raies. Aux pieds, il a de bons souliers faits par Jugie le cordonnier d’Hautefort ; le même qui servit de témoin lorsque Rupin le coucha sur les registres de la mairie, et sur la tête, un joli chapeau gris qu’avec quatre francs dix sous que lui donna la demoiselle, il a été acheter à Excideuil le jeudi d’avant. C’est une mise paysanne, mais il est bien ainsi. Sur le col de chemise blanc sa tête brune ressort, un peu dure d’expression, mais cette dureté quelquefois sied bien aux beaux mâles comme il est.

Dans la salle, de l’autre côté, la demoiselle boit un bol de lait avant de partir pour la messe. Entendant les exclamations admiratives de Guéral et de Poulette, elle appelle Milou :

— Approche un peu que je voie comment tout ça te va, dit-elle, lorsqu’il est entré.

Le cœur lui bat un peu quand Milou se plante là devant, à deux pas, mais elle n’en laisse rien voir. Ce beau garçon, c’est son œuvre, lui semble-t-il ; elle l’a deviné sous ses guenilles… il est sien…

— Tourne-toi un peu…

Elle se lève et lui passe la main sur les épaules :

— Ça fait un petit pli, là… mais ce n’est rien, Nadal a bien travaillé… seulement, ce col de chemise monte un peu par derrière…

Et pour le faire rentrer, elle lui met un petit peu les doigts dans le cou.

Lui, pense à ce qu’a dit le malicieux tailleur, mais ne bronche pas.

— Tourne-toi par ici… Mon pauvre drole, ta cravate est bien mal attachée…

Et elle lui fait un joli nœud à la Colin.

— Là ! maintenant, te voilà beau garçon ! dit-elle en souriant, pour cacher son trouble.

— C’est à votre bonté que je le dois, demoiselle !

— Allons, c’est bien ; sois brave drole et tu ne seras pas malheureux ici…

Elle regarde la pendule.

— Nous allons aller à la messe ; toi, tu garderas de ce temps-là, et puis, quand nous serons revenus, tu pourras aller te promener à Saint-Agnan… tiens, te voilà une pièce de trente sous pour faire le jeune homme.