Nicette et Milou/Le Grand Milou/04

Calmann-Lévy (p. 183-193).


IV


Au-dessous du village de La Fayolle commence un vallon étroit, long de sept ou huit cents toises, orienté du levant au couchant, bordé du côté du midi par des bois châtaigniers, et au nord par des « termes » roides, boisés de taillis de chênes, pierreux, ou des « dents » de roc vif percent par endroits. La source abondante de l’Hermitage donne de la fraîcheur aux prés et forme au milieu du petit val solitaire, un étang agréable à voir dans ces renvers où les belles eaux vives sont rares.

Au débouché du vallon, juste en face, se dresse un haut puy rocailleux dont le pied s’arrondit au niveau des prés environnants, et dont la cime porte un village d’une dizaine de maisons, appelé Maumont, Malo monte, comme disent les anciens titres. Ainsi que le signifie le nom, c’est un mauvais mont, où le rocher affleure partout, où la pierre foisonne, où rien ne pousse, sinon des broussailles, des églantiers, et çà et là quelques pieds de vigne implantés dans une crevasse, qui rampent sur de grandes mont-joies de pierres amoncelées.

Les chemins qui servent de rues au village sont tracés sur le roc par les roues des charrettes, et des « sols », ou aires à battre le blé, creusés au pic, s’étendent devant les granges et dans les cafourches. Le lieu est ancien, cependant les maisons ne semblent pas très vieilles, pour avoir été réparées ou reconstruites. Dans l’encoignure d’une basse-cour, une ancienne petite chapelle indiquée par une croix de pierre et un « fenestrou » ogival, sert d’étable à brebis. C’est qu’il y avait là un ancien prieuré régulier du nom de sainte Magdelaine, dépendant de l’abbaye de Tourtoirac.

Les habitants sont, non pas riches tous, mais comme on dit, ils ont du foin dans leurs sabots. Cependant le pays n’est pas bon. Dans les combes ombragées de quelques noyers, des terres labourables où l’on sème du froment, du blé d’Espagne, des pommes de terre, des raves ; puis des vignes plantées sur les pentes pierreuses ; des prés dans le vallon avec une chénevière en un coin, et c’est tout en fait de cultures. Le reste c’est des bois : taillis de chênes exploités pour l’écorce et bois de châtaigniers à fruits. Ce qui fait la richesse du village, ça n’est pas le fonds, mais le tréfonds : c’est l’exploitation du minerai de fer qui abonde dans le sol.

Et cette industrie ne date pas d’aujourd’hui ; depuis les temps anciens elle existe. Autrefois, dans le pays, il y avait des forges à bras, dont aucunes remontant aux Gaulois, où le minerai était transmué en fer sur place. Aussi dans ces cantons on rencontre partout dans les bois, des amoncellements considérables de laitier et de mâchefer, qui par l’effet du temps sont recouverts d’une mince couche de terre qu’on enlève aisément avec le pied. Au bas du puy de Maumont, il y en a un tas de plusieurs milliers de charretées.

La plus grosse maison de Maumont c’est celle des Nougarède. Elle fut bâtie cent cinquante ans il y a, tout à fait à la cime du puy, de manière que par derrière, le jardin est en terrain plainier. Au levant, elle voit par-dessus les autres maisons du village, le vallon de l’Hermitage et l’étang. De ce côté-là est la cour fermée d’un grand mur, d’où l’on monte à la maison par un escalier extérieur, qui aboutit à un auvent porté par des piliers de pierre.

C’est là que demeure Céleste Nougarède, « la demoiselle » comme on l’appelle dans le village. Elle n’est plus de première jeunesse, trente-cinq ou trente-six ans à peu près, mais belle femme tout de même et bien de figure sous sa coiffe à barbes de dentelles, car elle n’a jamais quitté le costume du pays : brassière de toile tenant les seins en manière de corset, cotillon venant aux chevilles, corsage froncé, fichu croisé par devant et retenu par un tablier à deux poches.

C’est une brune au nez un peu recourbé, à la lèvre ombrée d’un léger duvet ; dont la bouche rouge ne rit jamais. Ce qu’elle a de mieux, ce sont ses grands yeux noirs pleins de feu, toujours cerclés de « machures » couleur d’écorce de châtaigne.

À dix-sept ans, c’était une belle et jolie fille, vive, aimable, qui faisait penser à l’amour. Et de fait elle était déjà courtisée par les galants et pour le bon motif. Pourquoi ne s’est-elle pas mariée, riche comme elle est ? On ne sait. Les uns supposent un amour contrarié ; d’autres croient à quelque défaut en son corps qu’elle n’a voulu révéler. La vérité c’est que M. Rudel a passé par là.

C’était un ami de la maison qui, l’ayant vue petite drolette, la traitait familièrement, l’embrassait et la faisait rire avec des ricantaines. Qui, chez les Nougarède, se serait méfié de l’ami Rudel, homme de trente ans, médecin de la famille, marié, père de deux enfants ! Ce n’était point à coup sûr le père déjà sur l’âge, paralysé d’un côté, ni la mère, bonne femme tout plein, mais n’y voyant pas plus loin que le bout de son nez, comme on dit, et elle était camarde.

Si elle n’avait eu des coquilles de noix sur les yeux, elle eût connu qu’il lui fallait marier sa Céleste plus tôt que plus tard, à cause qu’elle était de trop amoureuse manière. Si elle l’avait pu voir se pâmer presque, lorsque l’ami Rudel la lutinait en plaisantant, elle eût compris que cette forte fille, précoce, au sang chaud, avait grand besoin d’un mari, et jeune.

Malheureusement elle ne s’apercevait de rien. Aussi ce qui devait arriver arriva, et un jour Céleste, qui prenait plaisir à ces badinages, sans conséquence croyait-elle, se trouva prise en un instant d’oubli.

Ah ! que de larmes lui a coûté cette inconscience d’une minute où l’avait amenée ce scélérat de Rudel !

Il lui avait fallu céler sa grossesse à sa mère d’abord, puis, lorsque ce ne fut plus possible, lui cacher le nom de celui qui l’avait mise à mal. De quatre grands mois elle ne sortit de sa chambre, et passait pour être malade. M. Rudel venait toutes les semaines, ce qui aidait à croire à ce semblant de maladie. Malgré toute l’horreur et la haine qu’elle avait pour cet homme, elle fut obligée de se laisser accoucher par lui, afin de ne pas mettre un autre médecin dans le secret.

Puis, lorsqu’elle fut délivrée nuitamment, Jeantil, le vieux domestique, porta l’enfant à l’hospice d’Hautefort, avec une marque pour le retirer plus tard.

C’était bien son intention, mais non celle de ses père et mère qui espéraient la marier nonobstant cet accroc, la chose étant restée secrète. Aussi, lorsqu’un an après elle envoya Jeantil à Périgueux pour s’informer, lui, bien embouché, revint disant que l’enfant était mort quelques jours après son arrivée à l’hospice. Cette nouvelle l’avait rendue bien triste, la pauvre fille, mais, avec le temps qui amortit les chagrins comme les joies, elle s’était résignée.

De bons partis elle avait refusé depuis, pour ne vouloir tromper personne ; ça au grand regret de ses parents. Puis son père étant mort le premier, et sa mère ensuite, l’année même où elle coiffait sainte Catherine, la pauvre Céleste était restée seule.

Il y en a qui, voyant cette belle fière fille aux yeux de braise charbonnés, ne peuvent croire qu’elle se puisse passer d’homme. On dit à Maumont qu’elle s’était servie d’un de ses domestiques, beau fort garçon qui était demeuré sept ans dans la maison, où il avait bien fait ses orges. Pour avoir voulu prendre un peu trop de maîtrise, il avait été renvoyé naguère par la demoiselle, qui peut-être aussi en avait assez. Sept ans, c’est un congé de jadis, et, ma foi, les femmes aussi bien que les hommes, sont sujettes à aller au change.

Voilà ce qui se dit. Au reste, c’est une femme de tête qui sait mener ses besognes et faire marcher son monde. Il ne faut pas que ses métayers s’imaginent faire sauter des gerbes, ou quelque comporte de vendange ; elle y voit trop clair pour ça. Les mineurs avec lesquels le grand Milou s’est embauché travaillent pour son compte. De la tromper sur le rendement, ou en quoi que ce soit, ils n’essaient point, sachant que ce serait du tout inutile. Elle les surveille et souvent sans qu’on l’attende, arrive tout à coup sur sa jument rouge.

Quelque temps après que la petite Suzou se faisait mesurer les « tétis » pour la première fois, voici la demoiselle Céleste qui survient au puits de mine au trot de sa bête, assise sur un panneau. Les mineurs sont au fond ; un ouvrier manœuvre le treuil pour amener au jour un seau de minerai. C’est dans un bois de vieux châtaigniers ; çà et là sous les arbres, des mulets et des ânes broutent la palène qui pointe sous les hautes fougères. Les muletiers, venus charger pour la forge de Born, sont couchés à l’ombre, attendant. Le grand Milou, avec un autre, ensache le minerai dans de petits sacs jaunis, couleur de la terre. La demoiselle arrête sa jument le long d’une « cosse », ou souche d’un châtaignier arraché, et descend, non sans montrer les jarretières de lien qui tiennent ses bas de coton bleus. La vue d’ailleurs n’a rien de fâcheux, car les mollets de Céleste sont charnus et bien faits, de manière que le grand Milou, tout en face, ne ferme pas les yeux.

Lorsque les sacs sont tous pleins, Céleste les compte, puis les muletiers amènent leurs bêtes et l’on charge. Ce n’est pas la première fois que la demoiselle voit Milou, mais c’est la première fois qu’elle fait attention à lui. Vraiment il en vaut la peine, le goujat ! Ce n’est point que ses habillements le fassent valoir ; il est tête et pieds nus, habillé d’une culotte de grosse toile et d’une chemise de même, jaunies comme les sacs par la terre du minerai. Mais il est grand, robuste, bien bâti, et le cordon dénoué de sa chemise, laisse voir une large poitrine et un cou bien implanté qui porte une belle tête aux cheveux noirs frisés.

Elle le toise du regard, puis l’admire lorsqu’il enlève avec vigueur le sac de minerai pour le charger sur une mule, et ne sais quel diable frétille au fin fond de sa fressure.

— D’où es-tu ? — lui demande-t-elle, lorsque les muletiers partis, il lui amène sa jument contre la « tronce » de châtaignier pour remonter.

— De chez Barbot, demoiselle.

— Barbot ? qui est celui-là ?

— Un qui mourut au Temple quelques ans il y a.

— Toi, comment te nomme-t-on ?

— Milou, demoiselle.

— Ah ! c’est toi le grand Milou ?

— Oui bien.

— Tu viendras dimanche à la maison ; je te veux parler de quelque chose.

— Je ne manquerai pas, demoiselle.