Nicette et Milou/Le Grand Milou/03

Calmann-Lévy (p. 172-182).


III


Le pauvre Barbot ne va pas mieux ; au contraire, il s’est mis à tousser, tousser, comme un bœuf qui a trouvé une plume dans son fourrage ; de cette mauvaise toux dont on dit qu’elle sent le sapin. Il ne peut plus travailler et ne fait que quelque gigognerie par-ci, par-là. Il ne peut se tenir pourtant de braconner un petit. Ça c’est dans le sang ; lorsqu’il ne sortira plus avec son fusil, c’est qu’il sera mort. Heureusement que Milou et la Botille, et puis les deux autres droles qui s’en vont mendier dans un autre renvers, ramassent du pain assez pour nourrir tous ceux de la maisonnée. Dans les sacs vidés sur la table le soir lorsqu’ils reviennent, on trouve des morceaux de pain de toute espèce : pain noir chaumeni, pain de méteil où il y a de l’orge, pain de « boueyre », pain de seigle gris-noir, pain jaunâtre mêlé de blé d’Espagne, pain massif sans yeux, où il y a la moitié de pommes de terre râpées, pain de froment bis, et très très rarement, pain blanc de choine. Le meilleur, on le donne au père qui se régale d’une bonne frotte à l’ail, en ménageant fort le sel qui est cher, cher comme au temps de la gabelle.

Il traîne ainsi longtemps, le pauvre Barbot, puis finit par rester au lit. La femme veut aller quérir M. Rudel le « chirurgien » de Chasseins, mais lui, refuse.

M. Rudel n’est pas foutu de lui remettre une fressure neuve, n’est-ce pas ? Et quand même il le pourrait, il ne travaille pas pour l’amour de Dieu ! Alors, à quoi bon tant rétiver pour crever ?

Le pauvre diable languit encore des mois, poussif et toujours affamé. Des fois les voisines lui trempent une soupe taillée avec les meilleurs croûtons ramassés par les droles, mais ça n’est pas ça qui peut le remettre sus.

Un matin, à la pointe du jour, il se tourne vers la Barbote couchée contre lui et demande à boire. Elle se lève, et lui apporte de l’eau dans le godet de bois à puiser au seau. Il boit cette eau froide et dit, sentant son estomac faible :

— Je crèverai bien sans avoir jamais mangé mon saoul !

Après cette parole, il se laisse aller sur le traversin, fait un grand : « ah ! » de soulagement, ferme les yeux et meurt comme qui s’endort.

Les droles voient le père mort sans ciller ; aucun ne se lamente, nul ne pleure. À tous, cette mort semble une délivrance :

— Il a fini de souffrir ! dit la Barbote.

Le pauvre Curo-toupi mis en terre, la famille se disperse. La femme avec son plus jeune enfant sur les bras, s’en va du côté de la Boissière chercher un peu d’aide chez un frère aussi pauvre qu’elle, ou de guère s’en faut. Les autres droles de ça, de là, se « logent » comme bergers de moutons, gardeuses de dindons, et, seul, Milou continue à « chercher son pain » aux environs. Il a douze ans maintenant, et il en paraît quinze, tant il est grand et fort. Le mieux, pour lui, serait de faire comme les autres, mais il a « un poil dans la main » comme on dit, de manière qu’il lui fait peine de se mettre sous les ordres de quelqu’un pour travailler.

Et puis, il a l’humeur coureuse et se plaît à voir du pays dans ses tournées. Il va jusqu’à Tourtoirac, Cubas, Boisseuilh, Bonneguise, Châtres, Beauregard, Labachellerie, Azerat, Saint-Orse, et par habitude, revient au Temple de temps en temps. À la bonne saison, il couche dans les cabanes des vignes et l’hiver dans les granges. Il n’est pas trop malheureux d’abord, mais à mesure qu’il prend de l’âge, les gens voyant ce grand drolar demandant la charité, le rabrouent :

— Tu es bien assez grand pour travailler !

Un jour, passant à Chasseins, enseigné par la petite Nicette, il va demander à la porte de M. Rudel. Le médecin qui était prêt à monter à cheval, le regarde un instant, comme s’il lui trouvait une ressemblance avec quelqu’un de connu, puis, ne se ressouvenant pas, il le chasse rudement en le traitant de fainéant.

Mais tout ça ne lui fait pas honte et il continue à mendier. Et puis lorsqu’on ne lui donne pas, il prend s’il le peut. Dans ses courses, il fait la connaissance d’un vieux bélître, coureur de foires, faux estropié, coquin comme feu Cartouche, qui lui enseigne un tas de tours pour piper les sous des bonnes gens, entre autres, le moyen de se faire de factices plaies avec l’herbe-aux-gueux. Mais surtout il lui apprend à voler dextrement.

À quinze ans, merci à cet enseignement, Milou est un mauvais sujet fini. Il est tellement grand qu’on le dénomme : le grand Milou. Du reste on ajoute toujours ce mot lorsqu’il s’agit de lui : « grand » fainéant, « grand » coquin, « grand penlant » qui vaut autant à dire comme grand chenapan. Personne ne veut plus faire l’aumône à un tel vaurien, en sorte qu’il ne vit que de rapines.

Il gîte maintenant où il se trouve, mais le plus souvent dans une cabane de charbonniers abandonnée, au fond des bois d’Ecoussac. Dire qu’il y est bien à son aise l’hiver, ça serait trop s’avancer, surtout qu’il est mal vêtu de loques volées sur une haie en passant. Et puis, il est comme le défunt Barbot il a toujours faim, terrible chose ! La misère finit par le mater un peu. Il comprend que jusqu’à ce qu’il ait de l’âge et trouve l’occasion de faire un bon coup, il lui faut travailler ou crever. Mais quoi faire ? il n’a point d’état et ne sait travailler la terre…

Heureusement pour lui, passant un jour dans ces grands bois châtaigniers qui sont entre le Temple, la Razoire et Maumont, il trouve des gens qui tirent du minerai de fer et il se laisse embaucher.

Il fait un peu de tout : aide à creuser les puits, tresse des clayonnages pour tenir les terres, manœuvre le treuil grossier pour monter les seaux pleins, creuse des rigoles pour assembler les eaux de pluie, et lave le minerai. Il va aussi faire tremper la soupe des mineurs chez la Légère, veuve et relicte du défunt Pichil Léger, qui a sa baraque de maison sur la lisière des bois, pas loin de la belle source de l’Hermitage.

Dans cette maison il y a une drolette de douze ou treize ans, petite-fille de la Légère, qui prend Milou en amitié tout de suite. C’est tout le temps, mon grand Milou par-ci, mon petit Milou par-là ; elle l’attrape au col comme une innocente qu’elle est, la pauvrette, et l’embrasse. Le dimanche, que l’on chôme, Milou reste chez la Légère et lui va couper du bois dans les taillis, ou lui bêche un carreau de jardin : on dirait qu’il s’est « acheté une conduite », comme disent les gens.

La Légère, en récompense, lui pétasse un peu ses culottes et sa veste qui sont trouées, effilochées, et elle lui donne une chemise de son homme défunt.

Mais ce qui fait le plus de plaisir à Milou, elle lui prête son fusil. Il se met à braconner, et tue quelques lièvres que la vieille va vendre le mercredi à Hautefort.

Cette vie dure deux ans. Milou travaille dur avec les mineurs, contraint et forcé par la nécessité. Il gagne quelques sous, assez pour payer sa nourriture et s’entretenir. À dix-sept ans, c’est un grand gaillard bien bâti et de jolie figure. Maintenant qu’il est habillé presque proprement, s’il lui prend fantaisie d’aller la vesprée du dimanche, jouer aux quilles à Saint-Agnan, ma foi les filles le regardent.

Mais sans aller aussi loin, il y en a une qui le regarde plus que toutes les autres et plus amiteusement ; c’est la petite Suzou. Elle a grandi aussi, mais ça n’est toujours qu’une belle drolette, simplette et « meynage » comme dit sa mère-grand, c’est-à-dire, enfant. Quelquefois embrassant son grand Milou, elle lui demande :

— Tu m’aimes, Milou ?

— Oui, je t’aime, Suzou.

Et c’est vrai qu’il l’aime, mais point d’amour. C’est une amitié comme qui dirait de parentèle et cousinage, mais un peu plus mignardante pourtant. Lorsqu’elle se pend à son cou, il éprouve quelque plaisir à sentir contre lui le corps menu encore, mais gentillet, de la drole, et lorsqu’elle le regarde dans les yeux, de ses yeux bruns si doux, il se sent quelque peu remué.

Mais il n’a pas de mauvaises pensées comme on pourrait le croire d’un garçon qui a été si enseigné au mal. Même, sans bien ratiociner sur la chose, il sent d’instinct qu’il serait une canaille d’abuser de l’innocence de l’enfant, et cette traîtrise lui répugne. Il volerait bien encore, l’occasion se présentant ; il donnerait sans point de doute un mauvais coup à quelqu’un au besoin ; mais ça, non. Depuis qu’il est dans la maison, la petite lui semble être un peu comme sa sœur. Et puis, il ne la trouve pas assez femme.

Le danger présent ne vient pas de lui, mais plutôt d’elle, follette enfant jouant avec le feu. Un jour que la vieille est allée laver, elle caresse son grand ami et se vient seoir sur ses genoux comme une innocente qu’elle est.

— Milou, embrasse-moi comme les hommes embrassent leur femme.

— Pour ça, Suzou, il faut être mari et femme.

— Eh bien, comme les galants embrassent leur mie ?

— Tu es trop jeunette.

— Quel âge il faut avoir ?

— Quinze ans pour le moins.

Elle fait la fâchée et s’en va :

— Je ne t’aime plus !

Jusqu’au soir elle reste « époutignée », qui est à dire comme boudeuse, mais le lendemain il n’y paraît plus.

Lui, a oublié ce qu’il a dit pour l’amuser ; elle, non.

Quelques mois après, un matin, au petit jour, elle sort du lit tout doucement, laissant sa « grande » endormie, et pieds nus, en simple cotillon, elle monte au petit grenier Milou couche sur la paille avec une couverture.

— Que veux-tu, Suzou ? fait-il étonné.

— J’ai mes quinze ans ce matin.

— Eh bien, tes quinze ans ?

— Maintenant embrasse-moi comme ta mie ?

Elle est là sur la paille assise près de lui, naïvement provocante.

Il veut se défaire d’elle.

— Ça n’est pas le tout d’avoir quinze ans.

— Quoi de plus il faut ?

Milou ne sait que dire et commence à se troubler.

— Il faut que les filles aient des « tétis », fait-il enfin.

— J’en ai bien.

— Mais gros.

— Comment gros ?

— De quoi remplir la main de leur galant, dit-il en riant.

Tranquillement, la drole défait la coulisse de sa chemise et lui montre deux jolis petits nénés :

— Tiens, mon Milou, dit-elle bonnement en lui prenant la main, mesure.