Nicette et Milou/Le Grand Milou/02

Calmann-Lévy (p. 158-171).


II


Au Temple, il y a des pierres encore, et même beaucoup, mais enfin le plateau pierreux finit dans ce renvers. Après, en tirant vers le soleil levant, c’est le terrain minier, une terre jaune à châtaigneraies, d’où l’on tire le minerai de fer, et qui s’étend sur les paroisses de Granges, de Nailhac et d’Hautefort. Il ne faut pas croire pourtant que, passé le Temple, de ce côté-ci, on ne trouve plus de pierres. Non, fors la contrée des mines, il y en a encore raisonnablement, assez pour étonner les gens du pays bas au-dessous de Bergerac. En Périgord, au surplus, partout il y a de la pierre, peu ou prou, ou trop. Aussi son nom antique signifie-t-il : « Pays des pierres ».

Le bourg est vieux, très vieux. Il tire son origine d’une ancienne préceptorerie de l’ordre du Temple qui dépendait de la commanderie de Condat. Les maisons sont vieilles, avec des portes en ogive, murées quelquefois dans des remaniements, et d’étroites baies, à meneaux parfois, puis des auvents et des escaliers de pierre extérieurs, aux marches usées par les sabots de nombreuses générations.

Au fond d’une espèce de place, de terrain vague, où se voient des vestiges de constructions écroulées, est l’église, petite et pauvre, sorte de grange sans caractère, n’était un méchant clocheton en charpenterie où s’abrite une petite cloche qui ne tinte pas souvent.

Car il n’y a pas de curé au Temple ; celui de la paroisse voisine, y bine de temps en temps, et dit la messe tous les huit ou quinze jours, ça dépend. Les gens s’en contentent et n’en valent ni plus ni moins.

La commune est toute petite. En ce temps-là, ils sont environ nonante habitants, en comptant les femmes et les petits enfants, et tous habitent ce vieux petit bourg, car il n’y a point de villages ni de hameaux.

Les Barbots n’y sont pas trop bien vus, et ça se comprend : ils vivent de rapines. Souventes fois l’homme sort la nuit, un sac vide sous le bras, et rentre avant la première pique du jour chargé comme une mouche à miel ; selon la saison, d’une gerbe de blé, de pommes de terre, d’épis de blé d’Espagne, de châtaignes, de « mongettes ». Il est avisé, pourtant, le Ginèbre, et comme le renard, il ne fait pas trop de dégâts autour de son terrier, mais, des fois, l’occasion se présentant belle, il en prend où il en trouve.

Son ambition serait d’avoir un fusil. Que de lièvres il tuerait au gîte ! et de perdrix, en les appelant avec un « coudouflet », qui est à dire un appeau !

Le malheureux, avec tout son engin, n’arriverait pas à faire vivre toute sa nichée ; mais les droles l’aident de leur mieux, en maraudant quelque peu et en vivant sur le pays. Dès le matin, ils s’égaillent par là, mangent des mûres sur les haies, des raisins et des « percès » dans les vignes, font cuire sous la cendre d’un feu de bergère, des pommes de terre, des châtaignes volées, ou griller sur une pierre des grains de maïs.

Milou grandit dans cette misère tant qu’il peut. La première année est dure, les mamelles de la Barbote s’étant desséchées. Sans une vieille chèvre qui lui donne le pis au lieu et place de la mère nourrice, bien sûr il crèverait de faim. La bonne bête, duite à ça, vient au galop, oyant l’enfançon crier ; elle se poste en travers sur la paillasse et lui met à portée le trayon qu’il attrape goulûment : c’est elle qui gagne les quatre francs du gardiennage.

Lorsque l’hospice cesse de payer, il est question de remettre Milou aux sœurs. Mais il est si fort, si vivant, si « escarabillé », que les Barbots se décident à le garder, dans la fiance qu’il les aidera quelque jour.

À six ans le drole est plus grand que l’avant-dernier des petits Barbots qui en a neuf. Il a de la ruse, de l’adresse, commence à braconner et même à rapiner quelque peu. Il prend des oiseaux l’hiver, des lapins en posant des « setons » à l’entrée des clapiers, et rapporte des fois à la cassine un poulet tué d’un coup de pierre.

À mesure que ses droles grandissent, le père Barbot les met dehors et ils tâchent de se tirer d’affaire seuls. La sœur aînée est « logée », c’est-à-dire louée comme dindonnière, du côté de Gabillou et le cadet est parti aussi. Il reste encore quatre jeunes Barbots et puis Milou. C’est beaucoup, d’autant plus que le pauvre Curo-toupi a eu un malheur. Une nuit qu’il grattait dans une truffière, il a attrapé un coup de fusil dans les jambes ; et non point chargé de plomb, mais avec de la grenaille de fer, ce qui est bien plus mauvais. On lui conseillait d’aller à Chasseins trouver M. Rudel pour se faire tirer trois grains restés dans la chair ; mais ainsi faisant il se dénonçait ; il a préféré garder sa grenaille. Ça le gêne un petit pour marcher, de manière qu’il ne peut courir au loin comme auparavant, pour aller à la maraude.

En ce temps-là, ou peu après, la grande ambition du Barbot est satisfaite. Il a un fusil, et un fusil qui ne lui a pas coûté cher, car il l’a acheté à « la foire d’Empoigne » comme on dit. Un mardi qu’il revenait clopinant de Thenon où il avait été vendre une dizaine de grives, traversant un bois du côté de la Font-del-Naud, il s’en va voir dans le creux d’un vieux châtaignier, un fusil simple laissé là par quelque braconnier poursuivi par les gendarmes, ou par quelque cachottier comme il y en a, qui ne veut pas que dans son village on sache qu’il chasse. Aux alentours, personne en vue ; la nuit vient, le Temple est loin, qui viendra chercher le fusil là-bas ? La tentation est trop forte, l’homme prend le fusil et s’en va.

Ce larcin n’arrange pas beaucoup ses affaires. Sans doute, il tue bien quelques lièvres, des perdrix, des lapins, mais il se tire en arrière pour le travail, disant que sa jambe aux trois grains de grenaille lui doul trop ; mais elle ne lui doul pas pour chasser. Il ne fait plus guère que ça, et quelques journées de loin en loin, de manière que les voisins du bourg, jaloux, se fâchent et menacent de se plaindre aux gendarmes de Thenon, à cause qu’il leur manque assez souvent quelque poulaille, de celle qu’on élève dans les terres en une cabane faite à l’exprès. Lesdits voisins soupçonnent violemment un renard à deux pattes appelé Curo-toupi, de les ramasser en passant, histoire de ne rentrer bredouille.

Ils ne se trompent pas tout à fait ; mais il y a aussi un renardeau du nom de Milou « coquin comme basilic », selon l’expression locale, qui pourrait bien en escoffier quelques-uns. Il fut surpris un jour dans le propre poulailler de M. le Maire, volant des œufs, et reçut à cette occasion quelques solides coups de verge accompagnés de cette sinistre prédiction :

« Foutu petit coquinassou ! tu crèveras aux galères ! »

Malgré tout l’engin de la famille, la misère est dans la cahute, misère noire accusée par le manque de pain, de vivres quelconques, et le défaut d’habillements aussi. C’est grand’pitié de voir par le rude hiver, ces droles à moitié nus avec des chemises en loques et une « groule » de culotte, percée, effilochée, tenue par un bout de ficelle, et les filles avec un méchant cotillon troué. Pour comble de malheur, Barbot miné par une mauvaise fièvre prise en allant au guet par les nuits humides et glacées, ne fait plus guère de sous, en sorte qu’il n’y a rien à se mettre sous la dent. Des fois, tous vivent de raves volées dans une terre la veille au soir…

Voyant ça, la Barbote fait un sac de grosse toile, y attache une corde, le passe en bandoulière à la Botille, met un mauvais bissac sur l’épaule de Milou et les envoie chercher leur pain :

— À Hautefort on vous donnera prou.

Les droles partent, passent sous le puy de Maumont et grimpent dans les taillis. Arrivés à la cime du coteau, sur l’ancien chemin royal de Limoges à Cahors, proche de la tuilière de la Genèbre, ils s’arrêtent et admirent naïvement le paysage qu’ils voient pour la première fois. « Belle vue », dit de cet endroit un vieil itinéraire de la France ; et en effet elle est belle. En face, la haute colline d’Hautefort allongée du levant au couchant se dresse au milieu d’un cirque de hauteurs boisées qui ferment l’horizon. Du côté de l’ouest elle est couronnée par les masses vertes des grandes futaies du parc. À l’est, isolée par une profonde coupure, s’élève l’esplanade soutenue par de hauts remparts. Au-dessus encore, la masse du château moderne se dresse dans le ciel avec ses hautes toitures, ses pavillons, et ses ailes terminées par de grosses tours à créneaux, coiffées de dômes surmontés de lanternons ajourés.

Au-dessous des remparts, les maisons du bourg dévalent en désordre le long des pentes roides, comme un troupeau de brebis descendant à l’abreuvoir. Le soleil en son midi crible de rayons cet ensemble, accuse les détails de la massive construction, fait étinceler les vitres des grandes fenêtres, ressortir les arcades de la cour intérieure ; fouille de jets de lumière crue et marque d’ombres projetées, la petite bourgade d’un aspect pittoresque à cette distance.

— Comme c’est joli ! dit la Botille.

— Oui bien… et c’est là dans ce château que nous aurions de la place pour nous gîter, ajoute Milou… Je ne sais, continue-t-il, pourquoi il y en a qui ont vingt fois plus de tuilées qu’il n’est besoin au-dessus de leur tête… et d’autres vingt fois moins…

La Botille n’en sait rien non plus. Les deux enfants se lèvent et descendent dans le vallon. Au pied de la colline, sous Hautefort, à l’endroit où le Thévenau se joint à la Beuse, est le pont Saint-Jamet. Là était l’ancienne voirie où l’on portait les bêtes crevées. Là fut jetée par le bourreau de Périgueux, sur l’ordre du curé du lieu, et mangée aux chiens, une noble huguenote, Suzanne de Mouneix damoiselle de Labrousse, morte dans la nuit du 27 au 28 décembre 1688…

Les deux enfants passent le pont sans se douter de ça ; ils ne savent point ce que c’est que la religion des parpaillots et ne connaissent pas davantage celle des papistes. Ils ont bien ouï parler de Dieu, et assez mal, par le père Barbot qui jure et sacre beaucoup ; comme aussi du Diable et de « l’Aversier », mais ils n’en savent pas plus long. Ils se sont élevés comme de petits sauvages, et n’ont jamais mis les pieds dans une église, pour être toujours à moitié nus, aux bonnes fêtes comme aux jours ouvrables.

Ayant grimpé le « pavé », vieux chemin seigneurial solidement construit de grosses pierres frustes, les voici à Hautefort. À la première maison ils s’arrêtent et la petite dit d’une voix piteuse :

— Faites-nous la charité s’il vous plaît, pour l’amour de Dieu !

La porte est ouverte, cependant nul ne se montre : peut-être n’a-t-on pas entendu… et elle répète en haussant la voix.

Rien encore, ils s’en vont.

Plus loin, à une autre porte, la femme leur demande d’où ils sont.

— De chez le Barbot.

— Et où demeurez-vous ?

— Au Temple-le-Sec.

La femme va couper un morceau de pain au chanteau et le donne à la petite qui le met dans son sac, puis ils continuent leur tournée.

Souvent on répond à leur demande d’aumône :

— Nous ne pouvons pas.

Ça peut être vrai des fois, mais il y a aussi beaucoup de gens au cœur dur, qui, ayant bien de quoi, disent ainsi pour n’oser dire :

— Nous ne voulons pas.

Peu à peu, petit à petit, les sacs des enfants guenilleux se garnissent à moitié, grâce aux bonnes gens pitoyables. Non pas toujours de pain ; des fois on leur donne une « mique », un morceau de « millassou », une poignée de châtaignes sèches… À la porte du notaire, la chambrière leur donne même un liard, que Milou garde dans sa main, ne sachant où le mettre, ses poches étant percées. S’il avait un mouchoir, il le nouerait dans un coin, mais il n’en a jamais eu, non plus que tous les Barbots, qui se servent de celui du père Adam.

Maintenant ils sortent du bourg, les petits, et passent devant l’hospice, tout au ras de la pierre où fut déposé Milou, dix ans il y a. Puis ils suivent le vieux chemin de Nailhac qui descend au gué Gonthier. Ils musent en route un peu, s’assoient au bord d’un fossé, contre un talus garni de genêts à balais, et mangent un « croustet » de pain bis de froment qui leur semble bien bon. Milou regarde son liard vert-de-grisé qui commence à le gêner. La Botille finit par le loger dans un ourlet de son cotillon.

Ayant mangé, ils passent aisément la Beuse à gué ; c’est à peine si leurs pieds nus ont de l’eau jusqu’à la cheville. Puis ils remontent vers la Gerbaudie pour s’en revenir au Temple.

Mais la nuit les attrape en route, et à Sigale, où demeure un garde-bois du château, ils demandent qu’on les retire. Après l’interrogatoire obligé : de chez qui êtes-vous ? d’où vous autres venez ? la femme les laisse monter au fenil. Ils se rencognent dans le foin, serrés l’un contre l’autre, et bientôt s’endorment chauds et à leur aise comme rats en paille.