Nicette et Milou/Le Grand Milou/01

Calmann-Lévy (p. 147-157).


I


Des deux autres enfançons abandonnés que l’Audète porta aux sœurs de Périgueux, en même temps que la petite Nicette, l’un se nomme Émile Malvenu. Ce nom peu « jovent » lui vient d’une fantaisie de Rupin. Le vieux Géry cherchant le clerc pour faire sa déclaration, le trouva déjeunant à l’hôtellerie du Lion d’or avec un garçon arrivé du matin, pour « lever » les actes de mort de ses père et mère aux fins de se marier.

— Celui-là ne vient pas à propos ! s’écrie Rupin ; nous l’appellerons Malvenu !

— Tout de même, mon pauvre Géry, pour ne pas te faire revenir, je vais mettre par écrit ce qu’il me faut.

Et, sur un bout de papier, le clerc prend des notes au crayon.

— Voilà ce qu’il avait au bras gauche, dit le domestique en mettant sur la table un ruban vert broché de fleurs jaunes.

Puis, ayant bu un coup de vin versé par Rupin, le vieux s’en retourne à l’hospice.

— Puisque vous êtes là, vous serez son parrain ! dit le clerc au jeune homme : quel petit nom voulez-vous lui donner ?

— Moi, je m’appelle Émile…

— Ça y est : Émile Malvenu !

— Maintenant, continuons, reprend Rupin, en attaquant un quartier de confit d’oie.

En arrivant à l’hospice de Périgueux, ce petit Malvenu, transi, affamé, crie tant, que la sœur dit à la nourrice au gros pis :

— Faites le téter un peu, ce diablotin, il meurt de faim.

Pendant ce temps, elle change de « drapes » l’autre poupon, qui, moins vigoureux qu’Émile, vagit faiblement.

Trois jours il reste à l’hospice, le drole, tétant la nourrice banale, suçant à la fiole, buvant le lait à la cuiller, goulu, ne refusant rien. Puis un matin vient une femme demander un nourrisson. Elle a de bons certificats ; le médecin lui manie les mamelles passablement garnies, on lui donne le nommé Malvenu, Émile, numéro 745.

Et la femme s’en retourne vers le Temple où elle demeure pour le moment. Plus heureuse que la Guillone, elle ne marche pas de pied ; elle est assise sur une vieille bourrique, mal harnachée d’une mauvaise bastine à porter les sacs de minerai aux forges. Son homme, qui l’a accompagnée, touche la bête. On dirait à les voir une Fuite en Égypte, rustique.

S’ils ont une « sommade », ça n’est pas qu’ils soient bien avancés, la bête n’est pas à eux. Un voisin, muletier de son état, l’a prêtée, n’en ayant besoin ce jour-là. Rien qu’à voir leur habillement, d’ailleurs, on connaît de suite qu’ils sont pauvres, pauvres, de ces traîne-misère comme il y en a tant au fond de nos campagnes. La femme est vêtue d’une brassière d’étoffe burelle, usée, d’un cotillon de droguet tenu par des bretelles de lisière, coiffée d’un mouchoir de cotonnade à carreaux bleus et rouges, et chaussée de gros sabots.

L’homme a un mauvais « gipou », ou habit-veste, de même étoffe que la brassière de sa femme, et une culotte du même droguet blanchi par l’usure, que son jupon. Il marche nu-pieds ; ses sabots sont attachés à la bastine de la bourrique par un lien de vîme, et sa tête est abritée par un vieux chapeau périgordin à calotte ronde, bosselé, roussi par le soleil et les pluies, dont les larges bords retombent flasques et déformés.

À Saint-Pardoux-d’Ans, tous deux quittent le grand chemin d’Hautefort, et, prenant à droite, s’en vont passer à Chourgnac, d’où ils se dirigent à travers bois sur Taillepetit pour de là gagner le bourg du Temple.

L’homme a dû remettre ses sabots depuis Saint-Pardoux. Il a de la corne par l’habitude d’aller pieds-déchaux ; mais dans ces cantons, il y a tellement de pierres « ruffes », ou rugueuses, de rognons de silex à vives arêtes, qu’à la longue, de passer dessus dans ces chemins mal frayés, ça « mache » tout de même.

Toute cette contrée est le pays des pierres à foison. Autour des villages, dans les emplacements vacants, dans les « cafourches », ou carrefours des chemins, on en voit d’énormes mont-joies apportées des terres voisines. Dans les champs éloignés des chemins, on en a fait, pour se débarrasser, de gros amoncellements appelés « cheyroux », couverts par l’effet du temps, de ronces, d’églantiers, d’herbe-aux-gueux, et sous lesquels les lapins font leurs clapiers ; mais on a eu beau épierrer, il y en a toujours.

Dans ce renvers, la pierre est partout, se trouve partout, sort de partout : Elle « naît » dans la terre selon le dire des gens. Le sol en est couvert comme s’il en avait plu. Les haies sont des murs, les chemins des carrières, et les « tuilées », ou toitures, des murailles de pierres plates qui montent obliquement le long des charpentes des maisons et des granges.

Le pays est morne, triste, aride. Entre le Haut-Vézère, la Soue et le Blâme, sur une étendue de plusieurs lieues, pas un ruisseau, peu de fontaines. Des « lacs » où croupissent les eaux de pluie servent à abreuver les bestiaux. Quelques puits sujets à tarir, et des citernes, fournissent de l’eau à peu près potable aux habitants. Le plateau s’étend en plis de terrain peu élevés, arrondis, séparés par des combes étroites, plantées parfois de rares noyers, et où l’araire remue autant de pierres que de terre. Autour des villages, dans les « baradis » ou enclos, des cerisiers embuissonnés défient les maraudeurs. Quelques vignes à mi-côte des « termes » montrent parmi leurs ceps tordus, des albergiers difformes, et, en un coin, une cabane de pierre au toit voûté en cul-de-four ombragée par un figuier. Puis des bois de châtaigniers à fruit çà et là sur une croupe, d’immenses espaces mouvementés comme des vagues, couverts de chênes grêles et clairsemés, et des friches où, entre les pierres serrées, pointent quelques herbes fines tondues par la dent des brebis ; voilà le pays.

Il n’est pas riche, et les pauvres diables qui n’ont pas un pouce de terre sous le soleil, ont grand’peine à y vivre en travaillant comme journaliers mercenaires, en braconnant aussi, et même d’aucuns en maraudant un petit… Ainsi fait l’homme qui suit la bourrique.

Il se nomme Thony Ginèbre, dit Barbot, ou encore Curo-toupi, qui est à dire comme Vide-marmite, à cause qu’il est incommodé d’un appétit grand, trop grand pour ses moyens. Et par malheur, ça n’est pas seulement lui qui est ainsi fringaleux, mais toute sa nichée de petits Barbots et Barbotes. Ils sont six déjà, tous bien endentés, toujours affamés, depuis l’aînée qui a treize ans, jusqu’à la petite dernière appelée Botille, qu’il est question de « dététiner », pour donner le « téti » au petit bâtard qui apporte quatre francs par mois dans la cahute, ce qui est bien quelque chose.

En attendant le père et la mère, cette marmaille grouille sur la terre battue de la baraque comme des lapereaux dans une rabouillère, et regarde avec impatience l’oulle où la grande sœur a mis à cuire des pommes de terre à l’étouffée. Un petit « gouret » ou cochonnet, est là aussi, impatient comme les droles et qui le fait entendre par des grognements aigus.

L’entrée du Barbot et de la Barbote fait exclamer de plaisir toute la graine de couette ; enfin on va manger ! La mère s’assied sur une « tronce » d’arbre qui tient lieu d’escabeau, et la curiosité fait taire un instant les estomacs creux : tous les droles viennent voir le nouveau venu.

Comment il s’appelle ?

La Barbote n’est pas embarrassée. De lui donner son vrai, véritable petit nom, ça n’est pas possible ; oncques pareille chose ne se vit au pays de Périgord ; elle lui forge le surnom de « Milou » par diminutif : c’est autrement commode à dire qu’Émile.

« Milou ! Milou ! crient les droles qui, leur curiosité satisfaite, reviennent devant l’âtre contempler la bienheureuse oulle d’où s’échappent des jets de vapeur.

Alors la Barbote dépose le numéro 745 sur le lit où il se met à « gimer » ; puis le père, entalenté comme un loup en hiver, décroche l’oulle, la vide sur la table et tous, petits et grands, tombent sur les pommes de terre fumantes qu’ils dévorent sans leur laisser le temps de refroidir.

Le petit « gouret », qu’on oublie, crie comme lorsqu’on le saignera, et se dresse contre le banc. Bien à regret, Barbot lui jette une pomme de terre à moitié gâtée.

La bourrique, elle, à ces façons accoutumée, s’en est allée brouter le long des chemins et tâcher de trouver quelque mauvais chardon dédaigné par une autre bête asine.

Le repas n’est pas long ; bientôt il ne reste sur la table que les pelures des pommes de terre, et tous se regardent… Oui, ils mangeraient bien encore, positivement… Le pauvre Barbot surtout. Il a vu à Périgueux des quartiers de bœuf, et des moutons entiers, pendus aux étaux des mazeliers ; mais il ne fait pas de rêves ambitieux ; il sait que cette chair n’est pas pour les pauvres. Modestement, il pense à une bonne soupe de pain noir avec des raves et des « mongettes », ou haricots ; mais là, bien épaisse, une soupe de scieur de long, où la cuiller plantée se tient toute droite.

Ah ! s’il en avait une grande pleine soupière !

Mais il n’en a pas ; il n’a même pas un morceau de pain dur à se mettre sous la dent ; le chanteau fut fini la veille : il n’y a plus qu’à s’aller coucher.

Dans un coin de la cassine, contre le mur fruste, incrépi, est un châlit de grosse menuiserie, piqué des « cussous », ou autrement, des vers, boiteux, avec une paillasse, une mauvaise couette jaunie, des draps troués et un méchant couvre-pieds tout rapetassé. Dans le coin opposé, une autre paillasse est jetée sur une litière de brande, à cause de l’humidité de la terre. L’homme et la femme se couchent dans le lit, un de leurs droles en travers aux pieds, Milou et Botille à côté de la mère, au risque de les étouffer. De l’autre côté, où est la paillasse, sous une couverture trouée, se blottissent pêle-mêle les autres droles, garçons et filles, et bientôt tout dort dans la misérable demeure des Barbot.