Nicette et Milou/Le Grand Milou/12

Calmann-Lévy (p. 271-283).


XII


Le mercredi d’après, jour d’audience et du marché à la poulaille, il y a sur la petite place d’Hautefort des plaideurs raisonnablement, puis des joueurs venus pour faire un boston à l’hôtellerie du Lion d’or, et aussi des ivrognes, curieux de tâter le vin nouveau dans les bouchons. Sur le coup de deux heures, voici qu’on voit arriver un grand goujat avec de grosses bottes sales, un chapeau de feutre bosselé, une blouse roulière toute pleine de bouse et un bâton à lanière de cuir dans la main.

— Té ! voilà Milou ! fait Verdil qui est venu tâcher de se faire payer pinte par quelqu’un ; et d’où sors-tu ?

— M’en parle pas… de Bordeaux… et d’ailleurs…

— De Bordeaux ! et comment ça ?

— Quand je quittai de chez la demoiselle de Maumont, je m’en fus à Périgueux pour travailler comme portefaix. Là, je rencontrai un marchand de bœufs dont le garçon était tombé malade et qui m’embaucha comme toucheur…

Le fait est que Milou infecte l’étable et le purin, comme s’il avait couché avec une bande de bœufs à toutes les étapes de la route de Bordeaux.

— Ce grand Milou ! fait Verdil envieux… Et qu’as-tu vu à Bordeaux ?

— Des maisons et puis des bateaux…

— Tu ne paies rien ?

— Je dois bien avoir encore l’argent d’une chopine.

Et les voilà entrés chez la Mémy.

Tout en buvant ils causent. En face est l’ancien parquet de la justice seigneuriale. C’est un vieux bâtiment isolé, en haut de la place en pente roide, construit en pierres de taille, avec un toit à la Mansard qui le date. Donnant sur la place, en contre-bas, sont deux boutiques : l’une c’est le bureau de tabac ; dans l’autre se tient un Auvergnat qui vend des étoffes grossières, des bassins, des chaudrons, des marmites de fonte, du chanvre peigné, du fer. Au-dessus des deux boutiques, avec entrée par en haut, c’est le logement du collecteur des tailles ou syndic, comme on le nomme au pays.

— Il y a là un joli nid d’écus, dit en hochant la tête de ce côté, ce gredin de Verdil.

Milou fait un petit mouvement ; justement il pensait à ça.

— Oui, mais point aisé à cueillir, dit-il.

Le fait est que le percepteur est un ancien officier de l’armée d’Afrique qui n’a pas l’air très commode. Lorsqu’il va en tournée de recette, ou à Périgueux pour son versement, on voit sortant des fontes de sa selle les crosses de ses pistolets d’ordonnance. Dans sa chambre attenante au bureau, il y a toute une collection d’armes, et il fait coucher la caisse à côté de son lit, dans une armoire solide. Comme il dit : les caisses c’est censément pareil aux femmes, il faut les garder de près.

— Ça, c’est vrai, reprend Verdil, mais quelqu’un qui serait crâne pourrait les avoir tout de même.

— Et comment ça ?

— Lorsque le collecteur a ses douleurs, ce qui est souvent, le vieux Marsalet, l’huissier des tailles, va les porter à Périgueux, vers le vingt-cinq ou le vingt-six du mois.

Milou reste un instant pensif.

— Tout ça, dit-il enfin, c’est trop dangereux.

Après avoir godaillé toute l’après-midi avec Verdil, le grand Milou s’en va chez la Légère, emportant dans son havresac un lopin de chair et une pinte de vin.

Quelques jours il reste là au grand contentement de Suzou, ne faisant rien que braconner et ne se cachant point. Puis, un dimanche à Saint-Agnan, il dit à tout venant qu’il part pour Limoges rejoindre son marchand qui fait une bande de bœufs pour Paris. Et de fait on ne le voit plus au pays.

Mais si on ne le voit plus, en revanche on entend parler beaucoup de « l’homme bourru » ; comme on a baptisé celui qui vola Bardissou. Un porte-balle est arrêté un soir de foire sur le chemin de Badefols, à la traversée de ces grandes friches au-dessus de Conangle ; un « sanaïré » ou châtreur, est volé de même au gué de Faradis sur l’Haut-Vézère ; un garçon de la « franchise de Chasseins » qui revenait tard de voir sa bonne amie, est arrêté encore le long du chemin de Nailhac qui suit le Thévenau. Mais celui-ci ne fait pas gagner gros au voleur, il n’avait que trois sols en poche, ayant été plumé au jeu de la « bourre ».

Tous ces trois-là, parlent d’un homme, — où soi-disant tel, — comme dit le caveur de truffes, qui a tout le corps, la figure et les mains, poilus.

Les gendarmes d’Excideuil viennent à chaque fois, bien exactement, s’enquièrent près des volés qui ne savent dire autre chose, sinon que « l’homme bourru » est grand et ne montre peau de « chrétien » sur la figure et les mains. Les gendarmes font un procès-verbal de tous ces dires et l’envoient à Périgueux. Pendant ce temps-là, le quidam continue ses brigandages.

Il travaille à de certains jours sur le grand chemin royal de Limoges à Cahors. C’est ce chemin, qu’en 1793, le représentant Lakanal fit réparer révolutionnairement en convoquant tous les hommes valides pendant trois jours. Depuis ce temps-là, on n’y a pas apporté une pierre, pas comblé une ornière, aussi est-il fort ruiné. Pourtant on y passe beaucoup, c’est le vrai chemin des marchands du haut Limousin qui vont dans le Périgord noir, à Montignac, Salignac, Sarlat, Domme, acheter de l’huile, des noix, des vins, des meules de moulin ; comme aussi de ceux du Périgord qui vont chercher des veaux de corde, ou bouvillons, aux foires de Saint-Yrieix et de Limoges. Il n’est guère engageant, ce chemin, mais il n’y en a pas d’autre à cette époque. Très large, il s’en va tout droit, monte sur les « termes », descend dans les fonds, passe au milieu des bois, bosselé, raviné, avec des fondrières dans les creux. En passant à de certains endroits, on se dit : « Jolie place pour les voleurs ! ».

À la naissance du vallon qui descend vers Maumont, est un endroit comme ça, sinistre, désert. Le chemin descend en pente très roide pour remonter pareillement de l’autre côté en se dirigeant vers le Cimetière-des-Pauvres. Au fond, sous la route bordée de vieux chênes étêtés, est un ponceau destiné à l’écoulement des eaux de pluie, mais qui semble plutôt fait pour cacher des malandrins attendant le voyageur attardé.

La veille de la foire de la Sainte-Catherine à Montignac, « l’homme bourru » est là, écoutant. Il est nuit ; on n’entend que le sifflement du vent dans les bois voisins et les clameurs des oies sauvages qui voyagent dans les airs. Bientôt un bruit de pas s’oit sur les pavés frustes qui subsistent encore par places. L’homme aux aguets va sortir, mais soudain il se recouche ; il a reconnu le bruit des sabots fêlés d’un paysan qui rentre tardivement à sa pauvre demeure. Le bruit s’éloigne et un silence funèbre enveloppe le vallon solitaire et la route déserte.

Tout d’un coup, le pas d’un cheval se fait entendre, venant du côté des bois de la Razoire. C’est un marchand de Saint-Yrieix qui va acheter des huiles de noix à Montignac. À Saint-Agnan, où il a bu un coup de vin, sans débrider, on lui a conseillé de coucher, la route n’étant pas trop sûre. Il a pris ça pour une baye d’aubergiste intéressé, et n’en a tenu compte. Il a besoin d’être de bonne heure en foire, et, pour cela faire, veut aller coucher à La Bachellerie.

Comme il arrive au fond du vallon, « l’homme bourru » sort de derrière un gros arbre de la route, et saute à la bride du cheval qui recule épeuré. Quoique atteint par le coup de pistolet qui lui est lâché presque à bout portant, le voleur assène un terrible coup de « billou » sur la tête du cavalier qui tombe. Aussitôt le bandit ouvre les vêtements du voyageur, et, sous la chemise, trouve une ceinture de cuir bien garnie ; il la déboucle et s’enfuit.

Le cheval, libre, s’engalope jusqu’à La Fayolle et là, sentant des écuries, s’arrête et hennit. Des gens sortent, voient cette bête et se disent qu’il est arrivé un malheur. Ils vont en troupe sur la route et trouvent bientôt un homme qui semble mort. Emporté au village, on lui fait respirer du vinaigre et on lave le sang qui coule de sa tête fendue. Le plus près médecin c’est M. Rudel. Il faut une heure pour monter à Chasseins ; mais d’y aller seul, nul n’ose. Enfin, trois garçons prennent leur fusil, un autre allume une lanterne, et tous quatre se risquent.

Pendant ce temps, le grand Milou, au fond de sa tanière, compte son gain à la lueur d’une chandelle de résine. Quatre-vingt-cinq napoléons ou louis d’or ; l’affaire n’est pas mauvaise… Seulement, il a une épaule qui lui fait grand mal. Il regarde. Un trou comme celui que peut faire une chevrotine ou un gros plomb à loup, saigne fort. Après avoir étanché le sang avec son mouchoir, Milou creuse un trou en terre, y cache la ceinture et puis essaie de dormir.

Le lendemain il a une fièvre de cheval et attend avec grande impatience la venue de Suzou. La petite, étonnée de ne l’avoir pas vu de cette nuit passée, vient comme on sonne l’Angelus de midi à Granges :


Moun paï m’a marida.…


Le grand Milou se traîne jusqu’au puits :

— Porte-moi de l’eau, Suzou !

— Qu’as-tu, mon Milou ?

— J’ai la fièvre… fais vite…

La petite s’encourt et revient trois quarts d’heure après, portant une pinte d’eau qu’elle descend dans un panier au moyen d’une corde.

— Ne reste pas là ! lui dit-il.

Elle s’en retourne et revient vers le soir.

— Milou ! appelle-t-elle sourdement, penchée au bord du puits.

Rien.

— Milou !

Rien encore.

— Ah ! pense-t-elle, peut-être il n’en peut plus là, sous terre !

Et elle s’inquiète et pleure en regardant les trous faits pour mettre les pieds, de chaque côté du puits. Bien qu’il ne soit pas large, il faut encore de grandes jambes pour descendre par ces échelons…

Puis elle pense à la corde, l’attache à une pousse de châtaignier et bravement se laisse pendre dans le puits en cherchant les trous avec ses pieds. Difficilement elle arrive au fond, mais enfin l’y voilà : elle s’enfonce dans la galerie demi-obscure et, au bout, trouve Milou couché sur la fougère avec une grosse fièvre, tellement forte qu’il ne lui demande pas comment elle a pu descendre.

À moitié folle de le voir ainsi, la petite se jette sur son ami, ce qui lui arrache un cri de douleur.

— Mon Dieu ! qu’as-tu ?

Alors, il lui montre son épaule blessée.

— Comment as-tu fait ça ?

— C’est une balle de pistolet…

Elle n’en demande pas plus long, mais pleure et se lamente.

— Ne te fais pas de mauvais sang… lui dit-il péniblement. Une fois la balle sortie, ça sera bientôt guéri.

— Oui ! Alors vitement elle lave la plaie avec le mouchoir de Milou, puis lui dit :

— Tourne-toi la figure contre terre.

Lorsqu’il est ainsi placé à quatre pattes, elle se glisse, la tête sous son épaule, et suce la plaie…

Heureusement, la balle n’a pas pénétré bien profondément, le coup ayant porté de biais. Au bout d’un quart d’heure, par l’effet de la pesanteur et de la succion, la petite sent quelque chose de lourd et dur lui venir dans la bouche.

— Tiens, mon Milou ! la voilà |

— Tu t’y connais mieux que M. Rudel, Suzou…

Et il se recouche.

Huit jours après, Milou est guéri.

Pendant qu’il est resté là, il s’est dit que de continuer ainsi longtemps, ça ne se peut. Un jour ou l’autre, il sera pris… ou tué… Sans ce cheval qui se cabrait, il aurait sans doute attrapé la balle dans la tête… Le mieux serait de faire un gros coup et de quitter le pays.

La petite Suzou qui l’aime tant, qui l’a si bien soigné, il la planterait là, sans ombre de regret. De cœur, il n’en a pas, il est dur comme les pierres du pays où il a été nourri…

Oui, un gros, gros coup ! Et il songe que le collecteur porte de fortes sommes à Périgueux, tous les mois, — ou bien Marsalet… — vers le vingt-cinq où le vingt-six… comme a dit ce coquin de Verdil.