Nicette et Milou/La Petite Nicette/06

Calmann-Lévy (p. 46-56).


VI


— Ah ! elle est malade ! répond M. Rudel à la Guillone ; eh bien, je passerai la voir.

Sur les deux heures de la vesprée, « housé » pour sa tournée, le voilà qui attache sa jument « pécharde » à une « charrière », comme on appelle ces claires-voies des baradis, et entre.

La mère Guillone est allée quérir de l’herbe pour ses lapins.

« Ce qui lui doul ? tout ; elle n’a ni force ni courage. »

— Voyons ça.

Et le « chirurgien » relève la couverture et découvre la petite qui tremble.

Il défait la coulisse de la chemise de grosse toile, et, sur la poitrine où pointent deux tout petits seins naissants, il pose sa grosse tête à cheveux rouges crépus, et prête l’oreille. La forte odeur de rousseau soulève le cœur de la petite malade, et la rude barbe de trois jours pique sa peau délicate ; et puis la honte la ferait rougir si elle avait du sang assez. M. Rudel n’entend rien, rien que les battements précipités d’un petit cœur épeuré. Il se redresse et la palpe.

— Tu ne sens pas de mal là ?

— Non, monsieur Rudel.

— Et là ?… Ton estomac est gonflé.

Oh ! non, elle ne sent pas de mal à l’estomac ! Si elle osait, elle dirait qu’elle est guérie, tant elle souffre de se voir ainsi découverte sous l’œil dur du « chirurgien » et de sentir ses grands doigts poilus se promener sur elle.

Lui a fini son examen ; il la recouvre et, instinctivement, cherche sa trousse… Va-t-il la saigner ?… Non : il réfléchit qu’il ne sera jamais payé de cette visite… Une paire de poulets de vingt sous au jour de l’an, et ce sera tout : inutile de faire foisonner les frais. Conclusion heureuse, car il faudrait plutôt donner du sang à la petite que lui en tirer.

« C’est égal, pense-t-il, en remettant sa trousse dans sa poche ; quelque jour, ce sera une jolie drole !… »

À ce moment, la Guillone rentre, son tablier plein de laiterons, et se plante, interrogeant humblement le médecin du regard.

— Ça ne sera rien, va, fais-lui de la tisane de douce-amère…

Et il sort.

Du bon bouillon de poule et un peu de vin vaudraient mieux que la douce-amère ; mais les pauvres, qui n’ont déjà pas le loisir d’être malades, n’ont pas trop non plus le moyen de se soigner.

Dans l’après-dînée, la Guillone fait cuire un œuf sous la cendre et le fait manger à sa Nicette. Un œuf, ce n’est guère, et c’est quelque chose, en ce temps où ils se vendent six ou sept sous la douzaine ; mais, tout de même, la bonne mère nourrice lui en fait manger, un par un, une sixaine qu’elle a.

Les jours suivants, la petite se lève et va s’asseoir par là, au soleil, au-dessus de l’ancienne carrière. De là, elle voit une grande partie du cirque de coteaux au centre duquel se dresse l’âpre colline d’Hautefort. Sous ses pieds, les Bois-Lauriers mêlés de chênes et de sapins ; à gauche, les hauteurs boisées de La Razoire et de Sigale ; plus bas, La Genèbre ; plus loin, l’ancien repaire noble de La Peyre, et en face, au couchant, la haute butte du ci-devant château de La Mothe, dont il ne reste plus qu’un pan de mur entouré par un fossé. Dans la vallée, sur un repli de terrain, pointe au-dessus des peupliers le clocher de Saint-Agnan ; à droite, la masse ombreuse du parc, et le château d’Hautefort, dressé sur la grande esplanade où s’élevait la vieille forteresse de Bertrand de Born, ferment l’horizon du côté du septentrion.

Tirant vers le levant, à l’endroit où les hauteurs d’Hautefort s’abaissent pour se raccorder avec les ondulations de terrain qui remontent vers Badefols, est le vieil hospice, dont les bâtiments noirs sont groupés autour du dôme de la chapelle surmonté d’un lanternon borgne, dont les écailles d’ardoise brillent au soleil.

Tout à fait sur la droite, en tirant vers l’est, dominant le vallonnet de la Beuse, s’aperçoit le petit, petit clocher de La Noaillette, jadis paroisse de trente feux.

La petite Nicette contemple le paysage et rêve. Au-dessous de Chasseins, près du village du Sol, un bouvier pousse ses bœufs dans un « retouble », avec des excitations câlines, et colères parfois :

Ané Rougé ! Chabraü !

Et les bœufs retournent lentement le chaume pour la semaille des raves.

Foutré ! Chabraï !

La petite reconnaît à sa voix l’homme qui se fâche : c’est Guillentou, le métayer de M. Rudel.

Plus loin, du même côté, au delà du ruisselet le Thévenau, dans les champs de blé de la Jalovie, s’entendent les chansons à couplets alternés des moissonneurs. Ceux-ci sont un peu en retard, mais c’est qu’il y a beaucoup de blé à « métiver » dans ce bien.

La Nicette écoute et se laisse bercer à cette mélodie rustique. Ce n’est pas, mon Dieu, que les voix soient belles, non, par ma foi ! Oncques dans nulle contrée du Périgord on n’en ouït de moins plaisantes que dans ces « renvers ». Celles des hommes sont dures et rauques ; celles des femmes, aigres et fausses. Mais, à distance, le léger souffle du midi n’apporte à l’enfant qu’un écho affaibli, imprégné de poésie champêtre, de la chanson du Bouyer de l’Aurado :

Qui l’y pourtoro lou dina
Aü bouyer de l’aurado ?
Hou ! You !
Las drolas soun maduras !
Hou ! You !

La petite Nicette se demande ce que ça veut dire : « Las drolas soun maduras !… Les filles sont mûres !… »

Elle n’ignore pas certaines choses, l’enfant. Dans ce pays, où l’on pouvait voir une drolette de huit à dix ans toucher avec une verge la vache que son père menait au taureau banal, les droles de la campagne étaient de bonne heure initiés aux façons de la génération des bêtes. La petite Nicette a vu assez souvent le coq du voisin Buffart « cocher » les poules de la Guillone ; et, gardant son troupeau, elle a vu le « mouton de semence » qui est à dire le bélier, « hurtebiller » ses brebis. Et le bouc Saute-Buisson, lorsque la mauvaise Coulaude lui faisait mener une chèvre à son étable, elle l’a vu assez, n’est-ce pas, la pousser dans un coin, et, à grands coups de cornes, la réduire à sa volonté.

Mais toutes ces choses, vues dès l’enfance, ne la troublent point. Elle ne fait pas de réflexions là-dessus, ni de rapprochements, et ne cherche pas à percer les mystères de l’amour entre « chrétiens », comme on dit dans ces cantons. La seule impression qu’elle garde de ces accouplements, c’est que les mâles sont brutaux.

Sans doute elle n’ignore pas que les petits droles naissent de l’homme et de la femme, et que la mère les porte neuf mois ; mais sa connaissance ne va pas plus loin. Elle ne sait donc point ce que c’est qu’une fille mûre. Elle ne se doute pas qu’elle va l’être elle-même avant peu, cette crise passée.

La vue de l’hospice, là-bas, ramène sa pensée sur sa destinée. Qui sont ceux-là dont l’accointance féconde l’a jetée en ce monde ? Pourquoi sa mère ne l’a-t-elle pas étouffée à sa naissance ? Ou pourquoi le vieux Géry, ayant bu le soir quelques roquilles de trop, ne l’a-t-il pas laissée mourir de froid sur le banc de pierre ? Elle a tant souffert déjà, la pauvrette, que la mort secourable lui semble à cette heure le plus grand des bonheurs.

Mais, un jour qu’elle est là, pensant à ces choses tristes, voici Jean Rudel qui vient à passer, descendant au Maine par une « écoursière ». Une légère teinte rosée monte à ses joues ; elle serait rouge comme la crête de ses poules si elle avait beaucoup de sang. Il a dix-neuf ans maintenant, Jean, et il est « dru comme père et mère ». C’est un fier drole, grand, large d’épaules, avec une fine barbe qui lui pousse au menton. Le cœur de la petite bat fort lorsqu’il s’arrête pour lui « demander le portage ».

— Ça va un peu mieux, merci, monsieur Jean.

— Tu disais « Jean », sans plus, étant petite drolette.

— C’est que je n’avais pas d’entendement… Aussi bien êtes-vous un monsieur, à cette heure.

— Un monsieur ! Dieu m’en garde !… je suis paysan, de race de paysans… comme le père de ma mère, le vieux brave homme Dumazy, mon grand-père !

Il a dit ça presque durement et la drole s’en étonne un peu.

Lui, qui s’en aperçoit, sourit :

— Tu vois bien mon sans-culotte d’étoffe burelle ? Ça n’est point une veste de monsieur.

— L’étoffe n’y fait rien… ni la façon…

— Tu as raison, petitote… avec ta méchante brassière et ton cotillon de droguet, tu as l’air d’une jeunette demoiselle…

Oh ! comme son petit cœur bat éperdu !

— À Dieu sois, mignonne, et finis de te guérir bien vite ! dit-il en s’en allant.

Ah ! ce Jean ! Depuis qu’il l’a défendue, toute drolette étant, contre les autres enfants, comme elle l’a gardé en un petit coin de son cœur reconnaissant ! Fors sa mère nourrice, c’est le seul être qui lui ait montré de la bonté. Alors elle prend plaisir à se remémorer qu’une fois, la trouvant au bas de la butte, montant chez les « boucatiers » ses deux seaux d’eau, essoufflée déjà, il lui a enlevé le chambalou de dessus son épaule machée par le bois dur, et les a portés jusqu’en haut comme une plume. Et lorsque Bourettou la voulait embrasser, comme il le cingla de sa houssine !… Puis, jamais il ne l’a rencontrée sans lui dire une bonne parole… « Mignonne !… » un instant devant, il l’a appelée : « Mignonne… »

Pendant quelques jours, elle revient à la même place, et, ne sais comme ça se fait, Jean y passe aussi, et chaque fois il s’arrête et lui dit quelque parole « amiteuse », qu’elle recueille très précieusement dans sa mémoire.

Ah ! quel remède c’est pour la guérir ! Et autrement idoine à cette fin que la douce-amère !

Maintenant, cette pâleur de cierge disparaît de jour en jour, sa bouche redevient rose, ses yeux morts revivent. Elle a grandi beaucoup pendant sa maladie, de manière qu’il lui faut défaire le faux ourlet prévoyant de son cotillon. Sa jeune poitrine repousse la brassière trop étroite, ses hanches s’arrondissent, le sang coule à flots sous sa peau fine et la teinte délicieusement… puis, un matin, elle se réveille fille faite…

Las drolas soun maduras !

Elle est mûre, mûre pour l’amour, mûre pour la peine, mûre pour la souffrance et la mort.