Nicette et Milou/La Petite Nicette/07

Calmann-Lévy (p. 57-66).


VII


La demeure des Rudel est une vieille maison d’autrefois, à un étage, massive et vaste, avec de grands toits d’ardoises aigus. Elle est construite en belle vue, en bon air, à une extrémité du plateau de Chasseins. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont grillées, et de hauts murs enferment l’habitation, la grange, l’écurie, le pressoir et les autres « aisines ». Une porte charretière cintrée, accolée d’une autre plus petite pour les piétons, donne accès dans une grande cour au milieu de laquelle est un puits large de six pieds, très profond, qui n’est pourtant pas celui de l’ancien château où est caché, selon la légende, un veau d’or qui fait rêver les gens de « la franchise » et que d’aucuns s’obstinent encore à chercher. Le jardin s’étend de la façade opposée à la cour, jusqu’au talus de la butte où il finit en terrasse. Maison et dépendances, tout cela est solide et spacieux ; c’est une habitation de gros bourgeois campagnards, d’un genre autrefois assez commun en Périgord. Elle sent le temps où les familles étaient nombreuses, attachées à la terre, et où on avait encore à se garder des malandrins et voleurs de nuit.

Cinq générations des Rudel ont habité cette maison, tous officiers de santé, ou « chirurgiens », ainsi qu’on dit au pays. C’est de père en fils comme les « boucatiers » et les « chabretaïres », qu’ils ont exercé leur métier ; qu’ils ont purgé, clystérisé, saigné les infortunés malades d’alentour. S’ils se sont arrêtés tous à l’officiat, ce n’est point qu’ils aient manqué d’entendement ou d’argent pour monter plus haut. Mais ils se sont dit que le grade modeste d’officier de santé, c’est assez bon pour aller visiter les paysans. C’est affaire aux médecins des villes d’être docteurs, pour soigner des maladies raffinées, recherchées, savantes, subtiles à découvrir et profitables à traiter. Quant aux gens de campagne qui ne se couchent guère que pour mourir, ils ont de bonnes vieilles maladies communes, et de tout temps connues, comme fièvres, « purésis », — ainsi disent-ils, — fluxions de poitrine, coups de sang, et autres telles, vulgaires et mal portées. Pour toutes celles-ci, la lancette suffit. Aussi les Rudel ont-ils tiré aux paysans des ruisseaux de sang et des grands pleins « paillons » d’écus.

De ces écus, ils ont doté leurs filles, fait élever leurs garçons et acheté des métairies. À l’heure présente, le médecin a cinq domaines autour de Chasseins : au Puy-Ragouneix, au Terrail, au Sol, à Passemaître et au Maine-du-Roy. De plus, il a dans la « franchise » une forte réserve de deux paires de bœufs.

Tous les Rudel, selon le dire des anciens du pays, ont été en leur vivant de rudes hommes ; et peut-être leur nom vient-il originairement de la rudesse de caractère d’un ancêtre devenue héréditaire. Ce qui est sûr, c’est que nul ne l’a été plus que le dernier, François Rudel, le père de Jean. Lorsqu’il parle, tout se tait. Comme maire, dans la paroisse il est maître ; à Chasseins, il est roi ; dans sa maison, il est dieu.

Cette maison est pleine de chevance, largement fournie de tous les biens de la terre. Les planchers des greniers fléchissent sous les tas de grains ; la basse-cour est garnie de volaille et le cellier plein de vin. Les granges sont bourrées de fourrages, les armoires de linge et les placards de provisions de toute sorte.

M. Rudel est le seigneur de toutes ces choses ; il commande à trois domestiques, dont un petit dindonnier, à deux servantes et à sa femme, dont l’existence se passe à faire des enfants et à les élever. Pour ce qui est de Jean, son père et lui se parlent à peine.

M. Rudel vit chez lui d’une existence patriarcale, tellement patriarcale que les chambrières suppléent régulièrement madame Rudel, toujours grosse ou nourrice. Ainsi faisaient ces saints patriarches qui figurent honorablement dans les litanies ; ainsi faisait-on généralement autrefois à leur exemple, dans les grosses maisons de bourgeoisie campagnarde du Périgord. C’est à peine si ces bonnes vieilles mœurs commencent à se perdre, non par accroissement de vertu, mais par diminution de virilité.

Au reste, M. Rudel ne renvoie pas ses servantes au désert, comme Abraham : il n’y a pas de désert par là. Lorsqu’il s’aperçoit qu’elles sont « embarrassées », il leur donne quelques écus pour payer la ventrière sage-femme et les congédie. C’est une fille épaulée de plus, qui tournera au pire probablement ; mais de ceci M. Rudel n’a cure : il est égoïste et ne songe pas au mal qu’il fait. Il lui faut des femmes, il en prend où il en trouve.

Et, en voyant ce grand fort homme, de belle carrure, qu’est M. Rudel, sa grosse tête, son cou de taureau avec un fanon, le sang qui lui sort par les pores, et ses yeux qui brillent comme une vitre au soleil, on comprend qu’à un tel homme une seule femme ne suffise pas, ni même deux. Aussi lorsque, dans ses courses, d’aventure, il rencontre seulette au logis une fille qui lui plaît, ou encore une bergère à la lisière d’un bois, il les accole sans grande cérémonie, au moins aucunes de bonne volonté.

Sur ses terres, il exerce le droit de jambage des anciens seigneurs. Les métayères, les passables s’entend, ne lui échappent guère. Quelques-unes, il les a, moitié figue, moitié raisin, comme on dit ; mais d’autres sont flattées d’avoir affaire à lui :

— C’est bien de l’honneur, notre monsieur !

Ce n’est point seulement par vice ou débauche que M. Rudel en use de la sorte ; non, c’est aussi par nécessité. Il est polygame par tempérament, comme le coq. Lui qui saigne tant les autres devrait, certes, pour rentrer un peu dans l’ordinaire, se faire tirer par un confrère quelques palettes de sang, quatre ou cinq fois l’an, comme faisaient, dit-on, certains abbés pour leurs moines trop vigoureux.

Eh bien ! cet homme à la constitution puissante, cet hercule qui charge seul une barrique de vin sur une charrette, cet homme audacieux que rien n’arrête, M. Rudel a une faiblesse.

Lui, qui ne croit quasiment à rien, et n’est pas autrement religieux, il a un respect superstitieux pour le nom de la sainte Vierge, au point de ne vouloir pas, chez lui, de servantes du nom de Marie. On a vu passer dans la maison tous les noms de fille usités dans le pays : des Fantille, des Jeanneton, des Mïette, des Catissou, des Francette, des Rose, des Léonarde, des Margotille, des Toinette, des Pétronille, des Suzette, des Justine, des Nicolette, des Aubine, des Fillette, des Rosalie… De Marie, point. Ce respect est tel qu’il s’étend aux diminutifs. Avant d’attaquer une fille qu’il ne connaît pas, M. Rudel lui demande en badinant son nom. Si elle s’appelle Marie, Maria, Mariette, Marion, elle est sauvée. Il dit alors : « C’est dommage ! » et s’en va penaud.

Madame Rudel n’ignore pas les manières de faire de son mari, mais elle ne s’en soucie point. Dans les premiers temps de son mariage, lorsqu’elle se donna garde de la chose, elle chantait pouilles à M. Rudel, qui afin de s’excuser disait :

— C’est pour te ménager…

— Je ne veux pas être ménagée !

Mais, maintenant, après tantôt vingt ans de vie commune et avoir eu une dizaine d’enfants dont il lui reste sept, elle se tient pour satisfaite et n’est point jalouse. Elle a honte seulement que son mari laisse un peu trop voir ce qui se passe. Mais elle a été tellement écrasée par la tyrannie de M. Rudel qu’elle n’ose parler haut.

Sa grande affection, c’est son Jean. On porterait son mari en terre, qu’elle n’en serait pas autrement émue et présiderait tranquillement au repas des funérailles. Mais Jean ! elle l’aime parce que c’est son premier-né, elle l’aime aussi parce qu’il n’est pas un Rudel. Les Rudel ont le poil rouge : Jean est brun comme sa mère, comme son grand-père Dumazy. Les Rudel sont durs, violents, autoritaires, paillards ; Jean est doux, bon, et sage comme une jeune fille qui l’est.

Maintenant, Jean est un homme, et il voit clairement les déportements de son père. Cela le révolte, mais c’est un silencieux qui réfléchit, et il comprend que son intervention ne ferait que mettre les choses au pire. Pour la même raison que sa mère l’aime, son père ne l’aime pas : il n’est pas un Rudel.

Et puis il y a autre chose.

Ce qui irrite aussi l’officier de santé, ce qui lui fait même haïr son fils, c’est le refus de celui-ci de continuer la profession paternelle. Dès son jeune âge, l’enfant eut grand’pitié de ces malheureux paysans saignés à blanc et exploités par son père. Aussi a-t-il conçu une violente aversion pour la médecine. Lorsqu’à l’âge de onze ans, après avoir été cinq ans à l’école du magister d’Hautefort, son père le mène au petit collège d’Excideuil en croupe derrière lui, l’enfant se laisse faire sans mot dire. Mais le surlendemain il revient à la maison, fatigué, recru, et reçoit, pour réconfort quelques coups de la cravache de M. Rudel. Ramené là-bas deux fois, il s’échappe deux fois. Il ne veut pas étudier, afin de n’être point médecin. Ses deux derniers retours sont marqués par d’autres coups de cravache, qu’il n’a jamais pardonnés, non plus que les premiers. Enfin, son entêtement a raison de la volonté de son père qui finit par le laisser vivre à sa guise.

De ce jour, Jean mène la vie laborieuse du paysan. Levé de bonne heure, il va aux champs avec les domestiques, et fait son apprentissage de bouvier, de vigneron, de cultivateur. À présent, il est un maître ouvrier de terre, et, supposant qu’il fût pauvre, il trouverait bien à se louer douze pistoles par an.