Nicette et Milou/La Petite Nicette/01

Calmann-Lévy (p. 3-10).


I


Dans la nuit obscurcie de froides brumes, les murailles lépreuses de l’hospice d’Hautefort se voient à grand’peine. À trente pas du pignon de l’ancien logis des chapelains, tout contre le mur du petit cimetière des pauvres, où dorment tant de générations de misérables que la mort a délivrés, un homme est assis sur ses talons, guettant. Aucune lumière ne passe à travers les barreaux entrecroisés des baies étroites. Nul bruit ne sort de ces vieux bâtiments mal dolés que surmonte le dôme de la chapelle. L’épaisseur des murs étouffe les geignements des vieillards infirmes et grabataires que leur mal tient éveillés. Au dehors, on n’entend que le petit clapotis de l’eau tombant goutte à goutte des toitures mouillées, le « clou ! clou ! » d’une chevesche au-dessus de la salle des malades, et, par moments, un vagissement d’enfançon nouveau-né sortant de dessous le « gipou » de bure du guetteur. Ayant épié longtemps, l’homme se dresse, et, à pas silencieux, comme un loup, s’avance vers le grand portail. À droite de l’entrée, est une grosse pierre montoire ; le quidam y dépose un petit paquet, frappe deux grands coups du lourd heurtoir, et s’ensauve.

Quelques minutes après, on sabote sur le pavé de la cour intérieure. C’est Géry, le vieux domestique de l’hospice, qui vient avec sa lanterne. Il ouvre la porte à grand bruit de ferraille, grogne quelque chose en voyant le paquet, puis le prend et l’emporte.

— Encore un, Géry ? demande une sœur qui s’est levée en oyant heurter.

— Oui, ma sœur, un ou une.

— Pauvre petite créature ! Sans point de doute, elle a faim ! — réplique la religieuse en dodelinant le léger paquet qui crie de toutes ses forces.

Après avoir sucé quelque peu de lait au bout d’une cuiller, l’enfant, déposé dans un vaste lit à quenouilles, à côté de deux autres abandonnés, s’endort.

Le lendemain, le vieux Géry, avec son bonnet de coton bleu et son tablier de cuir, s’en va chez le maire faire sa déclaration.

— Le monsieur ? il est à la chasse, répond la chambrière.

— Et le clerc ?

— Il est par là, qui « trulle ».

Et Géry se met à la recherche du clerc, qu’il trouve babillant avec d’autres otieux, sous la halle, où le « mazelier » écorche une « velle ».

Ils vont à l’étude, car le maire est notaire de son état, et Rupin, son clerc, fait aussi les fonctions de secrétaire de la mairie.

Dans cette pièce étroite, bourrée de vieux papiers jaunis et poussiéreux, enliassés par années dans des casiers, Géry se sied sur un banc pendant que le clerc écrit au registre, d’après ses indications.

— « L’an mil huit cent vingt-deux et le huit du mois de mars, à dix heures du matin, par-devant nous, maire de la commune de Saint-Agnan-d’Hautefort, officier de l’état civil soussigné, a comparu, Martial Géry, âgé de soixante-six ans, domestique à l’hôpital d’Hautefort, qui nous a exposé que hier, sept mars… » Quelle heure était-il ?

— Déjà les onze heures.

— « … à onze heures du soir, ayant ouï frapper à la porte dudit hôpital, il y serait accouru et y aurait trouvé un enfant tel qu’il nous l’a présenté, qui nous a paru avoir deux jours. Son bonnet est de velours de coton noir, garni d’une blonde noire, sa chemise de toile de brin, sa brassière d’indienne fond bleu à fleurs blanches, sa bourrasse de cadis, sa drape de coton gris, son maillot de fil roux, sa couverture de serge rayée… » Il y a une marque, tu dis ?

— La voilà, elle était au bras gauche.

— « Il est marqué d’un ruban noir broché, à dents, attaché au bras gauche. Après avoir visité ledit enfant, nous avons reconnu qu’il est du sexe… » Qu’est-ce que c’est ?

— Une drole.

— « … féminin. N’ayant sur son corps aucune autre marque, nous l’avons inscrite sous les nom et prénoms… » Voyons un peu l’almanach. Hier, c’était la fête de saint Thomas d’Aquin… D’Aquin, ça va bien, mais Thomas !… Trouvons un joli petit nom…

Et le clerc regarde les solives du grenier.

— Ah ! Anicée ! Comme cette belle demoiselle qui antan vint au château et chantait si bien à la grand’messe. « … d’Anicée d’Aquin, et avons ordonné qu’il fût porté à l’hospice de Périgueux pour être mis en nourrice. »

» De tout quoi nous avons dressé le présent procès-verbal, en présence de… » Toujours les mêmes ! « … Jean Jugie, cordonnier, âgé de quarante ans, et de Guillaume Randal, laboureur, âgé de trente-cinq ans, tous deux habitants du présent lieu d’Hautefort. Les témoins et le comparant ont déclaré ne savoir signer après lecture faite. » Voilà… Le patron signera ça en rentrant. Maintenant, mon vieux Géry, va-t’en dire à Jugie de te donner gros comme un pois de sa colle de bobelineur.

Un instant après, Géry revient avec un peu de colle au bout du doigt majeur. Le clerc l’étend sur l’envers de l’étoffe, puis colle le ruban par côté de son acte, sur la marge.

— Comme ça, si sa mère la veut reprendre, elle la trouvera aisément.

— Les coquines ! fait le vieux domestique, voici bien du temps que j’en lève, de ces abandonnés ; de soixante à nonante par an : c’est comme le blé, il y a des années où ça graine, d’autres non. Eh bien ! de toutes ces gueuses qui marquent ainsi leurs petits droles, je n’en ai jamais vu une chercher à le ravoir !

— Que veux-tu, mon pauvre ! presque toutes, ce crois-je, sont plus à plaindre qu’à blâmer.

Le domestique grommelle quelque chose, incrédule, et s’en va dire à la femme d’Audet le tisserand, — à « l’Audète », comme on l’appelle, — qu’il y a trois petits « enfantelets » à porter à Périgueux le lendemain.

Demeuré seul, le clerc se met à feuilleter les registres pleins de telles marques de reconnaissance, avec un billet quelquefois, pour dire que l’enfant a été baptisé, ou « succomblé », — qui signifie ondoyé ; — ou encore pour le recommander aux sœurs avec promesse de payer les dépenses. Il y a dedans, collés en regard de l’acte, des bouts de ruban ; — peut-être un morceau de celui qui fit chuter la mère ; — puis des cotonnades rayées, à carreaux, des indiennes à pois, à fleurs, à palmes, bleues, rouges, vertes… étoffes paysannes, de pauvres presque toujours, qui encore aujourd’hui, disent l’originelle extraction des petits « bâtards de l’hospice ».

Ils venaient des pays autour d’Hautefort, de loin quelquefois ; du bas Limousin souvent. C’étaient de pauvres petits diables qui n’avaient pas demandé à venir traîner la misère en ce monde terraqué. Ils avaient été conçus au hasard, dans un fourré, sur la « palène » des bois, à la saison de la sève montante ; ou plantés par surprise dans le fenil, au temps des engrangements, ou forgés nuitamment dans un galetas, à quelque pauvre jeunette chambrière, transie de peur sous la main brutale du mâle et du maître.

« Tout de même, les hommes sont rudement canailles ! » se dit le clerc en pensant à ça.