Nicette et Milou/La Petite Nicette/02

Calmann-Lévy (p. 11-18).


II


Le jour ensuivant, de bonne heure, l’Audète vient prendre les enfançons avec sa bourrique. Dans les « bastes » sur du regain, on en met deux d’un côté, puis le troisième, de l’autre, avec une pierre pour faire le contrepoids. La meneuse emporte une bouteille de lait garnie d’une éponge au goulot pour les petits ; et, pour elle, un « croustet » de pain noir, un fromage de chèvre dur comme un caillou de rivière, et une chopine de petit vin « reginglet » venant des vignes de l’hospice, devers le Fornial.

Ayant reçu les papiers de naissance et de baptême, l’Audète les fourre dans son « parpaï », — qui est à dire son corsage, — puis, touchant sa bête, elle suit l’allée de noyers, traverse le foirail aux bœufs, passe sous le parc du château, descend vers le Pont-des-Épingles, et monte à Saint-Agnan où elle prend le vieux chemin de Périgueux.

Au Broussillou, elle caquette un bout de temps avec une commère de sa connaissance, puis tout à coup s’écrie :

— Coquine que je suis, de m’amuser comme ça !

Et elle ajuste un grand coup de verge sur la croupe de sa bourrique, qui, tout de travers repartant brusquement, secoue les petits et les réveille. Ils se mettent tous trois à « gimer » ensemble, se parforçant, rouges comme des pommes d’amour, puis, au bout d’un moment, las de crier et bercés par le mouvement, ils se rendorment.

Le chemin est mauvais, montueux, bosselé, raviné, avec des bourbiers dans les fonds, qu’il faut traverser sur de grosses pierres. Aussi est-il sept heures, lorsque l’Audète passe le long des hauts murs de l’ancienne abbaye royale de Tourtoirac. Devant une auberge, en face de la halle, elle se plante avec sa bête et fait remplir sa chopine déjà vide. Ça n’est pas une mauvaise femme autrement, mais elle a toujours la gargamelle sèche.

Tandis qu’elle est là, trois ou quatre « platusses » de femmes s’assemblent et lèvent le mauvais châle, prêté par l’hospice, qui recouvre les bastes. Les petits « drolets », réveillés par le grand jour et par la faim aussi, vagissent et crient piteusement.

— Les gueuses qui abandonnent ces pauvres innocents devraient crever aux galères ! dit l’une.

Et, comme elle est nourrice, vivement elle dégrafe son corsage et, empoignant la petite Anicée, la colle contre son tétin :

— Tiens, bois ! Il en restera toujours assez pour mon drole.

La petite s’attache au mamelon comme une sangsue et pompe à pleines gorgées.

— Ça meurt de faim, ça pauvre !

Pendant ce temps, l’Audète fait boire à la fiole les deux autres petits malheureux. Mais ils n’y vont pas de bon cœur : le lait s’est refroidi, et puis une éponge, ça n’est plus un bon bout de mamelle où le lait monte tout seul.

— On devrait empêcher d’apporter comme ça les enfants à l’hospice, — dit une autre femme.

— Et comment la chose se pourrait-elle faire ? riposte une troisième. D’ailleurs, ça vaut encore mieux que de les enterrer dans le jardin ou de les faire manger à la truie !

— Vous avez raison, vous ! dit l’Audète ; et puis, si on ne les recevait pas à l’hospice, moi j’y perdrais mes deux livres dix sous par voyage !

Cependant les enfants, ayant quelque peu sucé l’éponge, sont remis dans leur « panière » et, de l’autre côté où est la pierre, la femme qui a fait la charité de son lait à la petite Anicée la replace sur le regain, endormie, bien repue.

Et puis, en route !

À Sainte-Yolée, — que les messieurs disent Sainte-Eulalie, — l’Audète s’arrête dans une maison où, de coutume, on lui donne des commissions lors de ses passages. De commissions, il n’y en a pas cejourd’hui, mais elle mange un peu de soupe et avale dans l’assiette un bon « chabrol » d’une roquille de vin, puis repart.

À la Forge-d’Ans, elle fait encore remplir sa chopine à la cantine des ouvriers et continue son chemin. En traversant le bourg de Cubjac, où l’on fait ces bons fromages de chèvre pliés dans des feuilles de châtaignier, nouvelle halte pour garnir la chopine vide : c’est terrible comme la soif vient en buvant !

Après Cubjac, le chemin escalade les roides coteaux boisés qui séparent les deux vallées de l’Haut-Vézère et de l’Ille. Pendant que l’Audète commence à monter, survient une « horée », courte pluie d’une heure. Elle ouvre son grand parapluie rouge, attaché au bât de la bête, et continue à grimper péniblement dans le chemin pierreux. Tout à la cime des « termes », fatiguée, la meneuse s’arrête un moment sous un gros chêne et laisse sa bourrique brouter l’herbe du sous-bois. Pour son compte, elle coupe un morceau de pain et le mange en grignotant un bout de son dur fromage ; puis, ayant mangé, elle boit un petit coup à la régalade…

Pendant qu’elle est là, assise sous le chêne, la pluie cesse et le soleil se montre un peu entre les nuages. Au fond des deux vallées, de légères brumes flottantes dessinent les contours du massif qui sépare les deux rivières et va finir en éperon en aval du château d’Escoire. C’est là, près de l’emplacement de l’antique villa de Boulogne, que l’Haut-Vézère se jette dans l’Ille, après avoir contourné le puy abrupt, couronné par les restes de la vieille forteresse d’Auberoche, ruinée au temps des grandes guerres des Anglais.

Le coup d’œil est beau des hauteurs où est l’Audète. Le soleil troue les nuées basses de faisceaux de rayons d’or, et le vent d’est les emporte par lambeaux vers la grande mer océane. À droite, dans les fonds, le haut fourneau de la forge de Saint-Vincent vomit des torrents de fumée que percent des langues de flammes, dardées comme celles de monstrueux serpents. À gauche, dans l’éloignement, un amas de vapeurs flottantes décèle la ville de Périgueux.

Mais l’Audète ne voit pas tout cela ; elle songe que sa chopine est vide et qu’elle a soif.

Il faut repartir. La meneuse va prendre la bourrique par le licol et la remet dans le chemin. Ce faisant, elle s’aperçoit que le vieux châle qui recouvre les bastes est tout trempé, et que l’eau dégoutte sur les petits ; mais le soleil séchera cela ! Elle secoue le châle, le replace et descend vers la vallée de l’Ille.

Laurière n’est qu’un tout petit hameau : il n’y a point d’auberge, et l’Audète passe en traînant un peu les pieds. Heureusement, là-bas, à Antonne, un « brandon » d’ « agrafeil » est planté dans le mur de la maison qui borde la route, et la chopine se remplit de nouveau. Tout ça fait bien des chopines, mais la route est longue d’Hautefort à Périgueux : sept grosses lieues de pays, il faut bien prendre des forces ! Et puis, en ce temps béni, le vin n’est pas cher, trois sous la pinte de litre ; pour six liards on lui remplit son « bouteillou » de terre brune.

Enfin, sur les quatre heures du soir, l’Audète, poussant sa bourrique, longe les tanneries de l’Arsault, et, une petite demi-heure après, elle est à Périgueux, devant l’hospice. Le portail s’ouvre, et, après vérification des papiers, les enfants sont reçus par une sœur, escortée d’une forte nourrice qui a deux gros pis de vache pendant sous sa robe d’indienne.

Ils sont un peu mouillés, les pauvres petits, et gelés par la bise aigre ; sans compter qu’ils n’ont pas le ventre plein, surtout les deux qui n’ont tété qu’à la bouteille de lait froid.

C’est le commencement de leur apprentissage de misère.