Nicette et Milou/La Petite Nicette/03

Calmann-Lévy (p. 19-28).


III


À un millier de toises au midi d’Hautefort, d’un pli de terrain remontant vers Badefols, ou autrement Bonneguise, sort brusquement, pareille à un gigantesque pâté en croûte, la colline de Chasseins. Au sommet des pentes roides, pierreuses, abruptes, le village occupe une partie du plateau. Quelques anciennes maisons ombragées de noyers, des granges, des étables, de pauvres masures, des jardins, des « baradis », ou enclos, des chemins creux bordés de gros vieux murs, et, à la croisée de ces chemins, de grandes « cafourches » où foisonnent la menthastre et le plantain, voilà l’ancien lieu qualifié jadis « ville franche de Chasseins », mouvant de la fondalité de madame Catherine, duchesse de Bar et de Lorraine, sœur d’Henricou, le roi gascon de la poule au pot. Du temps de la guerre de Cent ans, il y avait là un château fort, rasé on ne sait à quelle époque, mais rasé consciencieusement, au point que l’emplacement où il était assis, encore appelé : le château, « travaille » maintenant, c’est-à-dire est en culture, et qu’on n’y trouverait pas une pierre pour « asséner » un chien. De cet endroit élevé on voit le château d’Hautefort, celui de Bonneguise, et le fameux ormeau de Châtres qui s’aperçoit de dix lieues à la ronde au-dessus de l’église de l’ancienne abbaye.

Le jour même où l’Audète part pour Périgueux, le « mérillier », ou sacristain, de la paroisse de Nailhac, monte à Chasseins, et vient dans une pauvre maisonnette écartée, bâtie près des vieux murs de soutènement de l’ancienne église détruite, dédiée à saint Georges. Dans cette misérable demeure enfumée, qu’éclaire à peine un étroit « fenestrou », sur le lit recouvert d’une courtepointe de grosse toile, piquée d’étoupes en guise de laine, un petit cercueil est placé. À côté, sur un escabeau à trois pieds, une femme est assise et attend. L’homme entre, et, après quelques paroles, prend la caisse, qui semble une boîte à violon, descend la butte et s’en va vers le cimetière, suivi de la mère de la petite créature.

Pour ces enfançons si jeunets, le curé ne se dérange pas ; le « mérillier », qui a « cavé » la fosse, y descend la boîte à violon, comble le trou, relève le déblai sur laquelle la mère pose une croix de mousse, et c’est fini : l’enfant dort à jamais sous la terre fraîche, heureux petit évadé de ce monde où le guettait la misère.

Rentrée dans sa masure, la femme fiche sa quenouille dans sa ceinture et se met à filer. Les pauvres n’ont pas le temps de câliner leur chagrin, il leur faut travailler à force pour « affaner » le pain de chaque jour, que le Dieu du ciel ne donne gratuitement qu’aux riches de ce monde.

Tout en tournant son fuseau, la mère désolée songe à ces malheurs qui l’écrasent : son homme mort il y a deux mois, sa petite hier. Maintenant la voilà seule, pauvre veuve et « relicte » ; que va-t-elle devenir ? Et tandis qu’elle songe, la montée du lait lui gonfle les tétins jusqu’à les faire « douloir ». Pour le soulagement, elle s’en va faire téter le petit d’une voisine, et ça lui donne l’idée de prendre un nourrisson. À l’hospice de Périgueux, elle est sûre d’en trouver un. On ne paie pas cher, quatre francs par mois, mais c’est toujours ça.

S’étant décidée, le soir la Guillone redescend de Chasseins, suit le grand chemin seigneurial d’Hautefort à Nailhac, et arrive à la cure comme le curé est en train de souper.

De la porte de la salle, laissée ouverte par la gouvernante, elle le voit attablé, la serviette au cou, avec un chapon devant lui et sa tabatière à côté. Rouge, la bouche pleine, il l’interpelle sans cesser de manger.

Ce qu’elle veut ? Un certificat pour les sœurs de l’hospice de Périgueux, aux fins d’avoir un petit bâtard à nourrir.

— Va-t’en à la cuisine ; après souper, nous verrons ça.

Et, ayant fini, après s’être écuré les dents, le curé se fait apporter du papier et sa grande écritoire de faïence à fleurs où est fichée une plume d’oie. Puis il appelle la femme et, l’ayant interrogée sur ses nom et prénoms, écrit sur le papier :

« Je certifie que la nommée Guillone Mauroux, veuve Caligne, est catholique, de bonnes vie et mœurs, et que l’hospice de Périgueux peut lui confier un nourrisson. »

— Tiens, avec ça, tu pourras tirer parti de ton lait.

Le lendemain, la pauvre femme se met en route de bonne heure, emportant un morceau de pain noir et « chaumeni » dans la poche de son tablier. Mais elle n’a pas de vin comme l’Audète ; heureusement, les fontaines ne manquent pas sur la route.

Elle n’a pas de souliers non plus et ses lourds sabots la fatiguent. Elle se déchausse alors et marche nu-pieds. Un peu plus loin que Cubjac, près de l’endroit où une partie des eaux de l’Haut-Vézère s’engouffre sous terre pour aller ressortir au « gour » de Saint-Vincent, la Guillone, lasse, les pieds meurtris, se sied au bord d’un boqueteau de chênes, et mange son pain. Pendant qu’elle mâche lentement le pain dur, voici venir l’Audète qui s’en retourne à Hautefort.

— Et que fais-tu là ? interroge-t-elle en arrêtant sa bourrique.

Lorsque l’autre a expliqué son affaire, l’Audète s’écrie :

— C’est trop de malheur !

Un peu plus, elle aurait pu lui rapporter son nourrisson ! Puis comme il reste une goutte de vin dans son bouteillou, charitablement elle le fait boire à la Guillone et l’encourage :

— Puisque c’est une drole que tu veux, demande cette petite que je portai hier ; elle est tout plein bravillotte…

Et l’autre répond que pour les filles pauvres, ça n’est pas trop désirable d’être jolies : c’est trop dangereux… Pourtant, puisque l’Audète le lui conseille, elle la demandera.

— Comment s’appelle-t-elle ?

L’Audète ne se souvient pas très bien : « Anicée, ou Nicée… Raquin ?… » Elle n’est pas sûre, sûre, mais c’est quelque chose comme ça…

Puis chacune continue son chemin.

À l’hospice, on a pitié de cette pauvre femme qui n’a en tout que quatre sous noués dans un coin de son mouchoir. On la fait souper, coucher, puis déjeuner le lendemain de bonne heure ; et, au vu du certificat du curé, on lui donne la « drolissette » inscrite sous le nom d’Anicée d’Aquin, avec une petite « vêture ».

Et la Guillone s’en retourne vers Chasseins. Toute la journée, elle marche, les langes et autres affaires dans son tablier relevé à la ceinture, l’enfant sur ses bras. Combien de fois la change-t-elle de côté pour se délasser ! et combien de pauses sur le bord du chemin !

Enfin, le soir, tard, bien tard, elle arrive et entre dans la cahute noire et froide. Elle a faim, la petite l’a épuisée ; elle voudrait faire chauffer un reste de maigre bouillon, mais ce n’est plus l’heure d’aller chercher du feu chez les voisins qui dorment : pour ce soir, elle se contentera d’un morceau de pain ; ce n’est pas la première fois.

Le lendemain, les femmes de la « franchise de Chasseins », curieuses, viennent voir la petite. La Guillone la démaillote, et ces « clampasses » de femmes font leurs réflexions sur ce petit corps blanc et joliet.

« Comment elle s’appelle ? le nom au juste, elle l’a oublié ; il est bien là, écrit sur un papier qu’on lui a remis… ça finit en in… mais son petit nom, c’est Nicée… ou Nicette…, comme lui a dit la sœur. »

Chose étrange, la plupart de ces femmes ont le « gros cou », autrement dit, un goitre ; gros comme une pomme, ou un « coujou » — qui est une gourde — à mettre un demi-litre de vin : ça dépend de l’âge. Dans « l’endroit », les hommes ont aussi le « gros cou », mais il y en a moins, en proportion.

D’où vient cette maladie ? On ne sait. Le village, haut situé, bâti sur la colline d’ossature calcaire, balayé par tous les vents du ciel, n’est point humide ni malsain. À tort ou à raison, certains l’attribuent aux eaux qui sourdent aux pieds de la montagnette ; mais d’autres villages usent des mêmes fontaines et n’ont pas de goitreux… Alors ?

M. Rudel lui-même, le « chirurgien », dont la grande maison est bâtie à l’extrémité de la haute butte, sur un bout de l’emplacement de l’ancien château, M. Rudel lui-même a donné sa langue aux chiens. Mais, par exemple, pour le remède, il n’hésite pas : il saigne. Du reste, il saigne pour toutes les maladies : pour la fièvre, les coliques, l’hydropisie, la jaunisse, la picote, le pourpre… et pour tout. Ce n’est pas lui qui a besoin de s’exercer sur une feuille de chou, ah ! Dieu non ! La raison pourquoi M. Rudel saigne toujours, est bien simple. La visite ordinaire est payée quarante sous par les paysans ; mais la visite avec « phlébotomie », — comme il dit, — se paie trois francs dix sous : c’est pourquoi M. Rudel phlébotomise ferme ; les pauvres seuls sont à l’abri de sa lancette.

Aussi M. Rudel est-il la terreur du pays.