Nicette et Milou/La Petite Nicette/04

Calmann-Lévy (p. 29-36).


IV


Cependant la petite Nicette grandit dans la maisonnette noire ; elle « profite », comme on dit dans le pays. La voilà « dététinée », depuis tantôt un an. C’est une mignonne drolette aux cheveux frisés couleur de froment doré, aux yeux bleus comme des pervenches de buisson. Elle a un petit nez droit et fin, et une petite bouche rose comme une fleur d’églantier, qui, lorsqu’elle rit, laisse voir de jolies petites « rates » blanches. La Guillone l’aime tout autant que si elle était sa fille, mais, dans le village, les autres femmes sont jalouses de sa gentillesse.

À cinq ans, c’est une belle fillette, qui s’en va, tête et pieds nus, garder trois oisons que sa mère nourrice a fait éclore sous une poule, avec des œufs donnés quasi par charité. Sa tête est ébouriffée ; sa robe trop courte, qui lui vient aux genoux, laisse voir ses jambes poussiéreuses ; mais tout de même elle est toujours mignarde. Les enfants du village en sont jaloux, comme les mères, et l’appellent « bâtarde ». La pauvrette ne sait ce que ça veut dire, mais elle comprend bien qu’ils lui veulent faire de la peine : quelquefois, ils la battent et la font pleurer. Il y a surtout la Coulaude, de chez Dubouret, qui lui fait des misères. C’est une drole de neuf ans, sale, méchante et laide, avec un petit goitre qui pousse. Cette Coulaude est très fière, elle « se croit », comme disent les gens, parce que ses parents ont un bien d’une quarantaine de « quartonnées », et qu’ils gardent une paire de bœufs toute l’année, presque.

Sans doute, il y a une très grande différence entre les deux maisons, qui ne sont nullement comparables, mais cependant, après M. Rudel, les Dubouret sont les plus riches du village. Tout de même, ils ne sont pas bien vus des autres. Lorsqu’on parle de leur maison ou de leur famille, on dit : « chez le boucatier ». La raison de ce « saffre », ou sobriquet, c’est qu’ils tiennent le bouc auquel on mène les chèvres de par là. Les paysans ont quelque répugnance d’eux à cause de ça, parce que le bouc est une bête du démon. Dès les temps anciens, il est au su de chacun et de tous que c’est sous cette forme du velu que le diable se montre aux personnes qui ont de bons yeux. Et puis, quoique ça ne soit que des bêtes, il y a là une sorte de maquignonnage qui semble vilain à ces bonnes gens de campagne.

Mais depuis déjà six-vingts ans que les Dubouret sont « boucatiers » de père en fils, ils ont tant ramassé de pièces de dix sous par bique amenée, qu’ils ont bien vaillant aujourd’hui, peut-être sept ou huit mille livres, et, vous comprenez, quoiqu’on ne les voie pas d’un bon œil, les voisins ne le donnent pas à connaître… Bigre ! Des gens qui ont de quoi !

La Coulaude a un frère plus vieux qu’elle de trois ans, qu’on appelle Bourettou, diminutif du nom de famille, comme étant l’aîné. C’est une manière « d’homme des bois », c’est-à-dire de grand singe, laid à faire avorter une honnête femme ; mal bâti, avec un gros corps, de courtes jambes, de longs bras qui lui viennent au genou et un goitre de la grosseur d’un œuf d’oie. Ce Bourettou est idiot, et puis méchant comme un âne rouge. Avec ça, des vices déjà. Il fait de vilaines choses, court après les drolettes pour les embrasser et puis ensuite les bat. La petite Nicette en a fort peur, et se sauve en le voyant. Heureusement, Jean, le fils à M. Rudel, un brave petit homme qui n’a que dix ans, la défend, et, quoique plus jeune que Bourettou, le cogne et « tabuste » ferme.

Un qui ne fait pas peur à la petite, c’est Berny le « chabretaïre » aveugle. L’enfant aime à l’ouïr s’exercer à jouer des bourrées, des contredanses, des « sautières », et d’anciens vieux airs venus on ne sait d’où, transmis on ne sait comme. Des fois, Berny veut s’en aller au bout du plateau, vers le couchant, au-dessus de la carrière abandonnée ; alors, c’est la petite Nicette qui l’y mène. C’est un endroit écarté, plein de broussailles, d’où l’on voit beaucoup de pays, jusqu’au tuquet du ci-devant château de La Mothe. Cependant ce n’est point pour la belle vue que Berny vient là, le pauvre, mais pour être tranquille et fabriquer des airs à lui. Son père était « chabretaïre » de son métier, son grand-père et le bisaïeul aussi : c’est de famille, comme chez les « boucatiers ». Le père est mort il n’y a guère, en sorte que le fils le remplace. Mais ça n’est pas bien aisé pour un aveugle d’aller de droite, de gauche, jouer aux noces, aux « vôtes » et frairies, et aux bals paysans du dimanche, à Hautefort, Nailhac ou Saint-Agnan. Pour les noces, encore ça va, on le vient quérir quelquefois, ou bien il chemine avec quelque parent convié. Mais, coutumièrement, il faut qu’il aille faire danser seul ailleurs : ce que voyant, le pauvre Berny convient avec la Guillone de lui donner deux sous par dimanche, en tant que la Nicette le conduira.

Dans le jour, passe ! mais la nuit, pour revenir à Chasseins, la drolette, menant ce garçon par la main, est grandement épeurée, tant elle a ouï parler des loups, au village, et aussi conter des histoires de voleurs et d’attaques de nuit sur le vieux chemin qui traverse les Bois-Lauriers, et va du pont Saint-Jamet, sous Hautefort, à Bonneguise.

Pendant que Berny fait sauter les danseurs, la petite, à côté de sa chaise, s’endort sur le plancher. Dans les commencements, lorsque les garçons, pour faire les farauds, tapaient de grands coups de pied, ça la réveillait, mais bientôt, tombant de sommeil, l’innocente, elle a fini par s’y accoutumer, et ne bouge jusqu’à ce que Berny la cherche à tâtons près de sa chaise et la secoue :

— Allons-nous-en, Nicette.

Ça dure quelque temps ainsi ; puis le curé, apprenant la chose, remontre à la Guillone de faire cesser ces conduites, attendu qu’il n’est point convenable qu’une fillette de sept ou huit ans aille de la sorte passer la moitié de la nuit dans les bals.

Il a raison, le curé, mais les enfants des pauvres sont exposés à bien des choses. La petite gagnait, ce faisant, environ deux écus l’an, et c’est quelque chose que deux écus dans une piètre maison comme celle-ci. Tant que l’hospice de Périgueux payait quatre francs par mois la nourriture et le gardiennage de la petite, ça allait encore, on était quasiment riche ; mais maintenant la Guillone a grand’peine à entretenir le pain dans la cassine. Le plus ordinairement, elle et Nicette vivent de bouillie de blé d’Espagne, de « miques », de « millassous », de châtaignes et de pommes de terre à l’étouffée. Souvent la mère nourrice s’en va travailler à la journée chez les uns et les autres, à sarcler, biner, faire les fenaisons et les « métives ». On lui donne quatre sous et nourrie, en sorte que, de ce temps, la petite reste seule et vit comme elle peut.

À douze ans, la Nicette fait sa première communion. Depuis longtemps, la Guillone épargne durement et empile sou sur sou pour lui acheter une robe, une coiffe, des souliers et un cierge. Le jour venu, elles s’en vont à Nailhac, et la petite, qui n’a jamais mis de souliers, ne sait marcher. Elle se croit bien vêtue, la pauvrette, avec sa brassière d’indienne bleue à pois blancs, son cotillon de serge et sa coiffe de linon. Mais, lorsqu’elle est dans l’église, et qu’elle voit les autres, en robe de mérinos, avec des bonnets à fleurs, et d’aucunes, les petites bourgeoises, tout en blanc avec des voiles, des couronnes sur la tête et de grands cierges garnis de rubans, elle sent sa pauvreté. Pourtant elle n’est point jalouse ni envieuse, et elle se résigne. Son cierge est tout petit, gros comme une chandelle de résine, et le curé ne gagnera guère dessus ; « mais le bon Dieu, se dit-elle, ne fait pas attention à ça ». Le bon Dieu, possible ; mais le curé, si. Lorsqu’on les lui porte, puis après, à la sacristie, il fait force compliments aux parents des filles à gros cierge et ne dit quasiment rien aux autres.