Nicette et Milou/La Petite Nicette/15

Calmann-Lévy (p. 136-144).


XV


Jean est reparti ; voici déjà un mois qu’on ne l’a vu dans « la franchise de Chasseins », où on ne le reverra plus jamais. Pour la petite Nicette, elle grossit toujours. Elle a lâché un peu son cotillon par devant et ne serre pas sa brassière : ainsi ça ne se voit pas autant. Et puis, lorsqu’elle est dehors avec ses chèvres, dans son tablier relevé elle porte de l’herbe ou des feuilles. Mais tout cela ne peut avoir qu’un temps ; avant peu la chose sera tellement visible qu’elle ne la pourra plus céler. Déjà la Coulaude, la vilaine « boucatière », la regarde passer en ricanant :

— Tu « profites », bâtarde !

Il est bien étonnant aussi qu’au lever et au coucher, lorsque la drole se pouille et se dépouille, la Guillone ne s’en soit point donné garde, malgré toutes les précautions de la pauvrette.

Elle se dit, l’infortunée petite, que, quand même elle cacherait son malheur jusqu’à la fin, il faudra bien pourtant que ça se sache un jour…

Que deviendra-t-elle alors ?

Puisque son Jean est perdu pour toujours, puisque tout est fini, qu’elle ne peut plus être heureuse dans ce bas monde, pourquoi y resterait-elle ? Et sa pensée se tourne vers la mort secourable. Oui, ça vaut mieux que de voir les ricanements méprisants des gens, que de s’entendre baptiser de sales noms ! Ça vaut mieux surtout que de mettre au monde une créature vouée à la misère, et, si par malheur c’est une fille, destinée peut-être, comme sa mère, à être victime des passions brutales des hommes.

Depuis que cette idée consolante est entrée dans sa tête, elle est plus calme. La pauvre drole sait que, lorsqu’elle voudra, tous ses malheurs seront finis. Parfois, pourtant, sa jeunesse se révolte et de folles imaginations lui viennent… Jean l’aimait tant !… Peut-être reviendra-t-il lui dire que, malgré tout, il l’aime toujours…

Oui, mais un coup de pied de l’enfant la rend à la réalité : décidément, il faut mourir.

Le soir, elle sort de la maison et descend dans le vallon du Thévenau. Elle suit le ruisseau en disant son chapelet. Arrivée au moulin du Coucu, elle épie un instant : point de lumière, le meunier et son monde dorment. Sur la chaussée de l’étang, elle se met à genoux, fait sa prière, demande pardon au bon Dieu et à la sainte Vierge, puis donne une dernière pensée à son Jean, mort ou vivant. Ensuite, elle attache ses cotillons autour de ses jambes, et se suspend à une branche d’un vergne crû entre les pierres. La froideur de l’eau la saisit : elle a comme un mouvement de révolte de sa chair qui frissonne devant la mort. Mais le sentiment des misères qui l’attendent lui revient, elle lâche la branche et se laisse couler au fond de l’eau.

Pauvre petite Nicette !

Cependant, le matin, la pelle levée, le meunier trouve que l’eau ne vient pas bien dans le coursier, et il va voir.

Pardieu ! il y a là, bouchant l’ouverture, une femme noyée !

Avec une perche, il l’amène peu à peu sur le bord et la tire à moitié de l’eau.

C’est la drole de chez la Guillone !

Il la tire encore un peu, mais lui laisse les jambes dans le ruisseau jusqu’à l’arrivée de la justice… Diable !

Dans l’après-dînée, le juge de paix d’Hautefort, qu’on est allé quérir, vient avec son greffier. De gendarmes, point : ils sont trop loin, à Excideuil. Un instant après le juge, arrive M. Rudel, requis par lui pour expertiser les causes de la mort.

On étend le corps sur une vieille meule usée, hors de service, et le greffier fouille la morte. Dans les poches, un chapelet, puis un mouchoir. Dans un coin du mouchoir est noué un cacalou.

— C’est peut-être ce cacalou qui l’a perdue ! s’écrie le juge.

— Ça se pourrait ! fait M. Rudel.

Ensuite il procède à l’examen. Pour cela, il faut ôter les habillements ; mais ils sont mouillés, ce n’est pas facile : le médecin les coupe avec les ciseaux de sa trousse.

En attachant ses cotillons, la pauvre enfant n’avait pas prévu que la justice veut y voir clair en ces affaires. Voici ce pauvre corps étendu sur la meule, nu comme au jour où il naquit à la lumière. Autour, le meunier et des gens de village le regardent avec une curiosité déshonnête. La Guillone, accourue, pleure, la figure dans son tablier.

La peau est très pâle, avec la chair de poule : l’intérieur des mains et la plante des pieds sont blanchâtres et plissés. Les seins sont gonflés, les yeux fermés, et sur les lèvres closes se voit un peu d’écume rosée.

Tout d’abord, l’officier de santé constate la grossesse.

— De combien ? demande le juge.

— De quatre ou cinq mois, environ.

Il pourrait le dire au juste, le misérable, mais il continue son examen sans ciller.

Il retourne le cadavre.

De blessures, de traces de violences, point : pas une égratignure sur ce beau corps. M. Rudel le remet sur le dos et, froidement, conclut au suicide.

— Vous me donnerez votre rapport sans tarder, dit le juge en s’en allant.

— Demain, vous l’aurez.

Puis, ayant fonctionné comme médecin, M. Rudel fonctionne comme maire. Il fait mettre la morte dans deux vieux sacs à blé qu’on assujettit avec des ficelles. La peau se voit çà et là à travers les trous faits par les rats, mais qu’importe ? Sur l’âne du moulin, chargée comme un sac de mouture, la petite Nicette s’en va vers le cimetière, suivie par sa mère nourrice.

Pour quarante sous, M. Rudel s’en tirera : c’est une économie de dix francs sur les quatre écus coutumiers.

Derrière la chapelle ruinée des Gonthiers, est un terrain maudit, plein de ronces, d’orties et de mauvaises herbes. Là on enterre les mort-nés, les déconfès, ceux qui se sont défaits ; là on mit, une vingtaine d’années devant, un vieil huguenot du Fleix, qui s’était habitué dans le pays comme taupier.

Le fossoyeur, prévenu il n’y a qu’un moment, arrive et commence à faire le trou. Le meunier enlève le corps, le dépose dans les hautes herbes et s’en retourne à son travail. La Guillone, accroupie auprès, regarde et pleure.

La fosse se creuse lentement ; l’homme est vieux et se repose souvent. Enfin sa tête blanche, s’enfonçant peu à peu, disparaît presque : il s’arrête et sort. Il triche bien d’un bon pied, mais qui le saura ?

Le vieux homme, à l’autre bout du cimetière, va quérir une longue, solide planche, et la place dans la fosse en plan incliné. Puis, avec la Guillone, ils prennent le corps et le portent sur la planche où le fossoyeur le fait glisser avec précaution. Ensuite, il retire la planche tout doucement, et la petite Nicette se couche au fond du trou.

— Ma drole ! ma pauvre drole ! crie en sanglotant la mère nourrice.

— Que veux-tu, femme ! à cette heure toutes ses misères sont finies, — dit le vieux en rejetant la terre qui tombe sur le cadavre avec un bruit mat.

Maintenant, la fosse est comblée, tout est fini ; la Guillone s’en retourne vers Chasseins à travers les terres, tant elle a honte de traverser le bourg.

Tout est fini ?

Pas encore.

Le dimanche suivant, le curé monte en chaire, et, après son prône, il fait un bout de sermon sur cette mort pitoyable :

« Voilà où conduisent les passions honteuses ! voilà les funestes effets du libertinage ! Que l’exemple de cette malheureuse vous serve, jeunes filles ! Fuyez ce vice détestable qui l’a perdue ! Ne prêtez jamais l’oreille aux propos des galants ! Pour les avoir trop écoutés, celle-ci est déshonorée en ce monde et damnée dans l’autre ! »

Pauvre petite Nicette !

Heureusement, pendant que le curé la flétrit et la damne, sous la terre où vont faire leur œuvre les travailleurs nécrophages, la douce créature dort en paix aux bras de la Mort libératrice.