Nicette et Milou/Le Grand Milou/14

Calmann-Lévy (p. 297-308).


XIV


Il y aura six semaines bientôt que le grand Milou fut condamné à mort par la Cour d’assises. Quoique ce soit un misérable assassin, on le plaint, surtout les femmes.

« C’est dommage, pensent-elles, de guillotiner un beau gaillard comme ça ! » Et il est si jeune, il a montré tant d’assurance pendant qu’on le jugeait, et s’est si peu ému lorsqu’on lui a prononcé sa sentence, qu’on eût dit qu’il s’agissait d’un autre !

Tout ça fait une impression sur ces bonnes âmes.

Et puis le marchand et Marsalet étaient bien vieux !…

Lui, maintenant, dans sa cellule bien close, attend patiemment qu’on le veuille exécuter. Il mange bien, boirait sec si on lui en donnait assez, et dort comme un loir en hiver. Jamais le vieux geôlier ne vit un condamné à mort aussi philosophe.

Un matin, de bonne heure, Milou est réveillé par un bruit de voix venant de la sale petite rue qui longe la prison. Dans un groupe de femmes mal ficelées, un individu parle haut… C’est pour aujourd’hui !

Lorsque le gardien et l’aumônier viennent annoncer au condamné que le jour de l’expiation est venu, Milou répond tranquillement :

— Je le savais.

Le prêtre parle de la nécessité de se réconcilier avec Dieu ; mais avant tout, l’assassin demande à déjeuner, et puis qu’on laisse Verdil faire ce dernier repas avec lui ; car justement cet autre est en prison pour vol nocturne. Milou ne fait pas grand cas de ce lâche coquin, mais c’est une connaissance, et, comme il dit à l’aumônier :

— C’est embêtant de manger tout seul !

Verdil, amené, pleure comme un veau, se lamente et se désole.

— Ne t’inquiète pas comme ça ! dit Milou ; que ferais-tu si tu étais à ma place ?

Voici qu’on apporte le déjeuner : un poulet sauté, une entre-côte aux pommes de terre, un fromage de Cubjac et des gaufres de Périgueux.

Milou s’assied sur son lit et fait mettre Verdil en face de lui.

Celui-ci ne peut avaler, mais le condamné mange de bon appétit et excite son convive à faire comme lui :

— Tiens, cette aile…

Mais l’autre la laisse sur son assiette.

— À ta santé ! dit Milou en trinquant avec Verdil. Pour moi, je pense me bien porter jusqu’à ma mort !

Et il avale rubis sur l’ongle, comme on dit. Quant à son invité il repose le verre après l’avoir porté à ses lèvres.

Le déjeuner fini, on emmène Verdil qui sanglote en embrassant son camarade. Milou reste seul un instant avec l’aumônier, puis le bourreau entre suivi de ses aides. Il fait au condamné la toilette funèbre et le déferre des pieds.

Pour aller là-bas, place de Prusse, Milou voudrait mettre ses bottes. Le bourreau lui dit que le règlement s’y oppose.

— Une autre fois je le saurai, répartit-il.

Et il chausse les souliers qu’on lui donne :

— Ils me gênent un peu, heureusement je ne vais pas loin.

En passant devant le logement du geôlier, les mains liées derrière le dos, Milou réclame un petit verre d’eau-de-vie qui lui a été promis : le coup de l’étrier.

Le gardien le fait boire, et puis, en route ! Il marche d’un pas assuré, escorté par les gendarmes et les soldats.

En ce temps-là les exécutions ne se faisaient pas à la dérobée, presque nuitamment. C’est un jour de marché, en plein midi, sous un beau soleil d’avril, que Milou marche à la mort. Une foule nombreuse l’accompagne au lieu de l’exécution. Milou regarde tout ce monde avec assurance, et parfois un demi-sourire passe rapidement sur ses lèvres.

Dix minutes après il est au pied de l’échafaud et monte seul, courageusement. Sur la dernière marche il se retourne, regarde la place noire de monde et s’écrie :

— Que le feu du ciel écrase ceux qui m’ont fait et puis abandonné !

Un instant après, selon la formule consacrée, la justice humaine était satisfaite.

Au premier rang des spectateurs, sont les deux fils de Marsalet, venus tout exprès pour voir tomber cette tête. Ce sont eux qui, à défaut de gazettes, racontent comment les choses se sont passées. Le dimanche d’après, à la sortie de la messe de Saint-Agnan, on cause beaucoup de ça. En oyant redire l’exécration de Milou, Céleste apprend avec étonnement qu’il n’était pas un fils de Barbot, comme il le lui avait dit et le croyait sans doute, mais un bâtard de l’hospice de Périgueux.

Déjà travaillée par la pensée que cette tête qu’elle avait rêvé de tenir dans ses bras a roulé dans le panier de la guillotine, cette nouvelle l’inquiète. Pourtant Jeantil l’assura bien dans le temps que son enfant était mort… N’importe, elle ne sait pas bien pourquoi, mais ça la tracasse. De la nuit elle ne dort pas et songe à ces tristes choses.

Le lendemain est jour de foire à Hautefort. Un des métayers y mène une paire de bœufs ; un autre y va pour s’atteler. Vers onze heures, Céleste s’assied sur sa jument et part accompagnée de Guéral. Elle met pied à terre comme de coutume chez son cousin le notaire, et, après les portages de l’arrivée, elle s’en va sur la place. Un homme est là, monté sur une chaise, qui chante une complainte. Sa femme l’accompagne d’une voix nasillarde et s’interrompt de temps en temps pour vendre l’imprimé… deux liards… C’est la complainte du grand Milou.

Céleste s’arrête pour écouter ces couplets :


Par sa misérable mère
À l’hospice d’Hautefort,
Fut exposé sur la pierre,
Une nuit qu’il pleuvait fort.

Un ruban vert à fleur jaune,
Attachait son petit bras,
Qui valait bien trois francs l’aune
Pris dans le bourg de Cubas…


La malheureuse chancelle et ferme les yeux ; elle s’appuie au banc d’un marchand et reste un instant immobile :


Un ruban vert à fleur jaune,
Attachait son petit bras…


C’est bien ça… le ruban attaché au bras gauche de son petit, était vert avec des fleurs jaunes…

Elle se sent défaillir.

— Vous êtes fatiguée, demoiselle ? demande Guéral qui l’a rejointe pour aller au foirail des bœufs.

— Un étourdissement… va me quérir un verre d’eau chez Clavery.

— C’est passé, dit-elle après avoir bu.

Vers quatre heures, ayant reçu le prix des bœufs vendus, et payé l’attelage acheté, Céleste remonte sur sa jument et revient à Maumont. Tout le long du chemin elle répète mentalement les deux vers :


Un ruban vert à fleur jaune,
Attachait son petit bras…


Ce ruban, elle l’acheta en Hautefort et non à Cubas comme la complainte le dit pour la rime : c’était un tour de cou…

En arrivant, elle va au tiroir et regarde le bout de ruban que ce malheureux laissa dans la botte lorsqu’il vola le douzain… Puis elle se couche sans souper et toute la nuit rêve à ça, fiévreuse, obsédée par les deux vers de la complainte. À un moment, soudain elle se va rappeler que Milou avait un peu au-dessous de la pomme d’Adam, un signe pareil à une lentille, et qu’elle même en a un tout semblable au même endroit… Terrible remembrance ! Elle est bien sûre d’avoir ce signe, et pourtant elle veut s’en assurer encore. La chandelle allumée, elle se lève et va se regarder au grand miroir… oui, c’est bien vrai.

Quelle épouvantable nuit ! La malheureuse gémit sous ses couvertures, torturée par de douloureuses pensées… agitée par de vains espoirs…

Un signe comme ça ? Il y a tant de gens qui en ont ! oui, mais juste au même endroit ! Et puis le ruban ? D’autres ont pu en acheter de semblable ! Hélas ! c’était un tour de cou et non un ruban à la pièce…

Terribles angoisses ! Jusqu’au jour l’infortunée se tord, brûlée par la fièvre, brisée par l’insomnie.

Le matin elle se dit qu’il faut en finir, prendre le bout de ruban et aller le confronter avec celui du registre… Oui, il n’y a que ça ! Pourtant elle redoute cette confrontation et retarde le moment de partir, tant elle a peur d’acquérir l’affreuse conviction.

Enfin, vers une heure, elle fait mettre le panneau sur sa jument et part seule.

— Tu as l’air malade, Céleste, lui dit son cousin, lorsqu’elle entre dans l’étude où il fait un acte.

Et, en effet, sa figure est défaite et ses yeux cernés brillent d’un éclat fiévreux.

— Oui, je ne suis pas à mon aise.

— Assieds-toi, dans un moment j’ai fini.

Ce cousin a succédé, comme notaire et comme maire, à son père, celui qui signa l’acte de naissance de Milou.

Pendant qu’il fait expliquer leurs conventions à des paysans qui sont là, Céleste regarde le casier où sont les registres de l’état-civil.


Naissances. 1822.


C’est bien ça. Elle s’assied contre une table et cherche le 7 mars. À la marge, elle voit : Émile Malvenu, et, au-dessous, le bout de ruban que colla le clerc Rupin. Elle tire le sien de sa bourse et les rapproche… Oui ! c’est bien ça !

La malheureuse, comme assommée, penche la tête sur le registre et reste là un instant.

Puis elle se relève et le remet en place.

— Tiens, dit-elle à son cousin, je venais te porter quatre cents francs pour me les placer : les voilà.

Et elle pose un sac sur la table du notaire.

— Adieu, je m’en vais.

En sortant, Céleste emmène sa jument et passe chez Demaret le marchand.

— Une paire de cordes à veaux ? nous allons vous donner ça, demoiselle.

Elle prend les cordes, paie, puis à l’aide d’un tabouret du magasin, remonte sur sa bête et s’en va, vite, vite…

Maintenant, plus de doute. Celui qu’elle désirait avec une ardeur non-pareille, à qui elle a failli se donner, c’était son fils… et c’est ce même fils qui a été guillotiné…

Tout le long du chemin, des frissons la secouent, ses dents claquent.

Et elle donne des coups de verge à sa jument, pressée d’arriver.

Au-dessus de la Genèbre, à la cime du « terme », elle trouve la petite Suzou toute échevelée, l’air égaré. La pauvrette est devenue folle et elle erre dans le pays, répétant : « Milou ! Milou ! » d’une voix triste comme le cri de la chevesche.

Pour comble de malheur, elle est grosse, ça se voit assez à son cotillon trop court par devant.

Céleste cingle sa bête :

— Allons ! vite ! vite !

En arrivant, elle s’en va dans sa chambre ; — pour essayer de dormir, dit-elle à la chambrière.

C’est très commode pour se pendre, ces cordes à veaux. À un bout, il y a une boucle d’épissure ; on n’a qu’à passer l’autre bout dedans.

Céleste regarde où s’accrocher… pas un clou. Elle va droit à la colonne du lit, attache la corde en haut, passe la tête dans le nœud coulant et se laisse aller. La corde est un peu longue, les pieds touchent le plancher, les genoux ploient, mais comme elle a bonne envie de mourir, il n’importe. Quelques frémissements convulsifs, puis la tête s’incline, elle meurt.