Promenades Littéraires (Gourmont)/Troisième série/Texte entier

Promenades Littéraires (Gourmont)/Troisième série
Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 1-432).


PROMENADES LITTÉRAIRES




DU MÊME AUTEUR,


Roman, Théâtre, Poèmes.

sixtine.
le pèlerin du silence. Le Fantôme. Le Château singulier, Théâtre muet. Le Livre des Litanies. Pages retrouvées.
les chevaux de diomède.
d’un pays lointain.
le songe d’une femme.
lilth, suivi de théodat.
une nuit au luxembourg.
un cœur virginal. Couverture de G. d’Espagnat.
couleurs, suivi de choses anciennes.
histoires magiques.
divertissements, poésies complètes, 1912.


Critique

le latin mystique (Étude sur la poésie latine du moyen âge) (Crès, éditeur).
le livre des masques (Ier et IIe), gloses et documents sur les écrivains d’hier et d’aujourd’hui, avec 53 portraits par F. Valloton.
la culture des idées.
le chemin de velours. Nouvelles dissociations d’idées.
le problème du style. Questions d’Art, de Littérature et de Grammaire.
physique de l’amour. Essai sur l’instinct sexuel.
épilogues. Réflexions sur la vie, 1895-1898 ; 1899-1901 (2e série) ; 1902-1904 (3e série) ; 1905-1912 (volume complémentaire) ; 4 vol.
esthétique de la langue française, édition revue, corrigée et augmentée.
promenades littéraires (1re, 2e, 3e, 4e et 5e séries) ; 5 vol.
promenades philosophiques (1re, 2e et 3e séries) ; 3 vol.
dialogues des amateurs sur les choses du temps (Épilogues, 4e série 1905-1907).
nouveaux dialogues des amateurs sur les choses du temps (Épilogues, 5e série, 1907-1910).
dante, béatrice et la poésie amoureuse.
pendant l’orage.
lettres à l’amazone.
pendant la guerre.
lettres d’un satyre.
lettres à sixtine.
pages choisies, avec un portrait.


REMY DE GOURMONT


Promenades Littéraires
Troisième Série


SOUVENIRS SUR HUYSMANS
CHATEAUBRIAND — M. BRUNETIÈRE
IDÉES ROMANTIQUES
RIVAROL
THÉOPHILE — SAINT-AMANT — CYRANO DE BERGERAC
PROPOS VARIÉS
LA LIBERTÉ D’ÉCRIRE — NOTES D’HISTOIRE LITTÉRAIRE
CONTES CRITIOUES


Neuvième Edition



PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI

MCMXXIV


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
Trois exemplaires sur Japon impérial, numérotés de 1 à 3
et douze exemplaires sur papier de hollande
numérotés de 4 à 15
JUSTIFICATION DU TIRAGE
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.


I

XIXe SIÈCLE



SOUVENIRS SUR HUYSMANS


Je connus Huysmans vers la fin de l’année 1889. Ayant écrit Stratagèmes, un conte qui semblait idoine à charmer l’auteur d’À Rebours, et que je désirais lui dédier, je m’acheminai bravement, sans nulle recommandation, vers le ministère de l’Intérieur. Après beaucoup de cours, d’escaliers et de couloirs, on m’indiqua une porte. De cette première entrevue je ne me rappelle qu’une chose, c’est que l’accueil fut cordial. Sans faire grande attention au manuscrit que je lui présentais, Huysmans acquiesçait à ma demande, puis roulant une cigarette, me considérait de son œil de chat, en développant d’amères considérations sur la veulerie de la littérature présente. Je crois que c’est Villiers de l’Isle-Adam qui m’avait envoyé. Ce nom que je murmurai, ne fut pas étranger sans doute à l’affabilité de Huysmans. Cela jetait entre nous un pont, cela nous donnait un sujet de conversation, cela déterminait la qualité de l’atmosphère littéraire. Huysmans avait pour Villiers une admiration profonde et beaucoup d’affection. Je restai longtemps. Il me retenait debout près de la porte. Quand il était las d’écrire, l’ennui, disait-il, l’accablait dans ce bureau morne. Il m’engagea à revenir. Ce fut le début d’une liaison qui devait durer deux ou trois ans.

Je sortais de la Bibliothèque Nationale à quatre heures. Huysmans ne quittait son bureau qu’à cinq heures. C’est donc moi qui venais le prendre, et presque tous les jours, pour le ramener vers le faubourg Saint-Germain, où nous demeurions tous les deux.

Par les Champs-Élysée et les quais de la rive gauche, nous nous dirigions vers le café Caron, situé au coin de la rue de l’Université et de la rue des Saints-Pères. C’était fort régulier. Huysmans, qui était sous-chef de bureau à la direction de la Sûreté générale, ne faisait pas de zèle. Chargé en particulier du service des jeux, cercles et casinos, dès que son travail officiel était bouclé, il prenait son chapeau, en manifestant la joie d’un chien qu’on délivre de sa chaîne. C’est dans ce bureau détesté, pourtant, qu’il écrivit presque tous ses livres. Le manuscrit de Là-Bas, entre autres, y resta en permanence. Ayant déjeuné de fort bonne heure rue de Grenelle, au restaurant de la Petite-Chaise, où il était gâté, il arrivait au ministère vers onze heures, expédiait les affaires courantes, puis se mettait à rédiger, sur le magnifique papier de l’État, l’histoire du maréchal de Retz et celle de Durtal. Il raturait fort peu. L’image singulière, la métaphore brutale venaient spontanément sous sa plume. Son style parlé, du reste, ressemblait tout à fait à son style écrit, preuve que sa manière tourmentée était le reflet naturel de son caractère inquiet, curieux du rare, de l’inédit et de l’impossible. Il reprenait sans peine la phrase interrompue par l’entrée du garçon de bureau muni d’un dossier. Il écrivait lentement, peu à la fois, mais avec régularité. La documentation de ses livres, qui semble merveilleuse au premier abord, était, en réalité, fort rudimentaire. Son art en ce genre de travaux était celui d’un cuisinier supérieur, alchimiste habile et qui tire de vulgaires herbes, d’ordinaires viandes, les coulis les plus raffinés, les sauces les plus pointues. Toute la partie d’À Rebours sur la poésie latine de la décadence est condensée du vaste travail d’Ebert, qui ne cite presque jamais aucun texte. C’est sur les analyses de ce lourd et docte professeur que des Esseintes piqua ses ingénieuses épithètes. D’un mot pittoresque, Huysmans résume souvent toute une page, tout un chapitre du consciencieux Allemand, et en somme, si la vérité classique est dans L’Histoire générale de la littérature en Occident, la vérité impressionniste est dans À Rebours. Huysmans fut fort étonné de mon travail sur les poètes latins du moyen âge, dont l’idée venait pourtant de chez des Esseintes. Cela lui donna le goût de cette langue faisandée qu’il ne connaissait guère que de seconde main : la singulière préface du Latin mystique montre que ses connaissances philologiques étaient des plus restreintes. Il s’en passa très bien. Cet À Rebours, que j’admirais alors peut-être à l’excès, est resté pour moi un des livres les plus curieux de notre temps et qui vient dans son genre à la suite de Bouvard et Pécuchet. Là-Bas est déjà d’un moindre intérêt ; En route ne contient plus que de belles pages et, à partir de la Cathédrale, la source est bien troublée. Que nous étions loin, au moment dont je parle, de prévoir une semblable fin ! Je dois l’avouer, dût ma perspicacité en paraître bien diminuée, je n’eus, jusqu’au dernier moment, aucune idée de la conversion possible de Huysmans. Je croyais que, pour lui comme pour moi, le décor catholique n’était qu’un décor. N’y voyant qu’une méthode d’art, qu’un moyen romantique, qu’une arme de guerre contre la laideur naturaliste, j’étais très loin de supposer que, sous le rideau de pourpre et d’or, Huysmans cherchât des réalités dogmatiques : nos conversations étaient si peu édifiantes, si loin de toute religiosité !

Nous arrivions donc, chevauchant les plus capricieuses médisances, au café Caron. C’était un établissement singulier, tout à fait à l’ancienne mode, un salon plutôt qu’un café. On y défendait les jeux bruyants, tels que dominos ou jaquet. La pipe en était prohibée sous peine d’exclusion et les conversations à trop haute voix, mal tolérées. Renommé encore pour sa cuisine, ce café, qui avait eu des jours de gloire, ne voyait plus que de rares clients s’asseoir sur ses divans de velours rouge : un vieux rédacteur de l’Univers, nommé Coquille, qui grimaçait dans son coin ; un juif polonais, Rabbinovicz, qui composait là une grammaire hébraïque, étalant sur sa table quantité de graisseux papiers ; un comte italien, correspondant de journaux, qui, entré au café à midi, en sortait à minuit, sans avoir cessé de remuer et de grommeler ; le rédacteur à tout faire de la maison Didot, Louisy, un petit vieux alerte et malin, jaune et grêlé, qui buvait de l’absinthe en dévorant le Temps, sans jamais lever les yeux ; des ecclésiastiques, des carabins échappés de l’hôpital de la Charité, de rares militaires, quelques employés et commerçants du quartier ; Paul Arène, un conteur qui rivalisa un temps avec Alphonse Daudet, le poète Georges Lafenestre, muni d’un énorme cigare, Eugène Veuillot au regard aigu. Ce petit monde bien sage était servi par un unique garçon, à moitié impotent, à la fois obséquieux et quinteux, solennel et familier. Dans cette maison, on buvait d’authentiques liqueurs et notamment du véritable bitter hollandais, que Huysmans aimait, et qui me ravageait l’estomac. Nous y passions une heure agréable. Tous ceux qui ont fréquenté le café Caron en ont gardé le souvenir. Huysmans en a tracé, dans ses Habitués de café, un croquis inoubliable, de la plus pittoresque, de la plus amusante exactitude. Un jour, nous le trouvâmes fermé : la faillite avait passé par là. Alors, en revenant de l’Intérieur, nous nous arrêtâmes à moitié chemin, au café des Ministères. Parfois, quand nous devions dîner ensemble, généralement place Saint-Sulpice, chez un marchand de vin des plus soigneux, nous poussions jusqu’au café de Flore, lequel avait hérité d’une bonne partie de l’ancienne clientèle du Caron. Il était bien amusant, en ce temps-là, avec, au milieu de la salle blanche, sa colonnette surmontée d’une corbeille de fleurs, toujours fraîches, les fleurs de la déesse !

C’est dans ces trois endroits que, légèrement animé par son verre de bitter hollandais, Huysmans me dévoila quelques-uns de ses goûts, quelques-unes de ses idées. Quoiqu’il s’ennuyât beaucoup dans la vie, je le vis toujours, à ces moments-là, de la meilleure humeur. Pour un compagnon attentif, sa parole, d’une verdeur incroyable mais jamais exaltée, jamais violente, également précise et colorée, se dévidait avec confiance. Sûr de son auditeur, il laissait tomber goutte à goutte ses mépris, ses rancœurs, ses haines, ses dégoûts, déchirant à la fois l’Église et la littérature, la jeunesse et ses contemporains, la peinture, la critique et les journaux. Un recueil de ces conversations serait le plus curieux tableau satirique du Paris de vers 1890. Je les ai rarement notées, malheureusement, et il m’en est resté des impressions plutôt que des précisions. Les quelques pages de journal que je possède de cette époque ne peuvent d’ailleurs être transcrites. Le verbe de Huysmans était extrêmement cru. Il inventait, pour traduire ses préoccupations et ses expériences sexuelles, les métaphores les plus outrées et aussi les plus sales. Ses livres sont très chastes, comparés à sa conversation. Quant à ses jugements littéraires, ils étaient d’une méchanceté vraiment excessive, et peut-être pas tout à fait exempts d’une certaine rancune. Il est certain qu’en ce temps-là il ne pardonnait pas leur succès à Bourget ni à Maupassant, qui avaient été ses camarades. Il traçait de leur rôle littéraire le dessin le plus fou, les montrant tels que deux compères lancés dans le monde à la conquête des femmes : « Bourget, me disait-il, les allume avec sa psychologie faisandée et recuite ; Maupassant survient, qui n’a plus qu’à se mettre à table. » Il employait d’autres termes, beaucoup plus pittoresques. Comme il s’amusait en disant : « Bourget, ce n’est que du retapage, du rétamage ! Bourget, le rétameur ! » Il était inépuisable sur le romancier belge, Camille Lemonnier, qu’il appelait le déménageur, qu’il coiffait du petit bonnet à pendentif que portent les déménageurs parisiens : « Le voyez-vous entré chez Zola avec ses paniers pleins de paille et vidant la maison pour en meubler sa bicoque belge ! » Hélas ! j’ai su qu’à ces mêmes écrivains bafoués en paroles, il envoyait volontiers, à l’occasion, d’aimables lettres. J’en eus la preuve, un jour qu’une de nos meilleures romancières me montrait avec émotion un billet de Huysmans des plus chaleureux : la veille, il m’avait entretenu de cette dame en termes horrifiques, l’appelant, on ne sait pourquoi, car elle était fort honnête, la fille de brasserie, la belle Juive ! Une autre femme de lettres, c’était la cardeuse de matelas ; une autre encore, la poseuse de sangsues. Tout cela pour le plaisir de faire des mots, de dérouiller sa verve, muette depuis vingt-quatre heures ! Tout cela sans méchanceté foncière, tout cela par jeu, aiguisant ses griffes sur les réputations comme son chat les exerçait sur ses fauteuils et sur ses rideaux ! Je rapporte ces traits par amour de la psychologie et pour montrer la duplicité inconsciente de certaines natures. Mais ce que je sais en ce genre n’est rien auprès de ce qu’a retenu la mémoire de M. Octave Uzanne, qui fut très longtemps son ami. Si celui-là voulait parler, il nous donnerait un Huysmans qui étonnerait même ceux qui croient l’avoir très bien connu. Quel étrange caractère ! Au même moment qu’il couvrait d’injures intimes un de ses familiers, M. G. G…, il lui rendait les services les plus délicats !

On a tout dit sur la ressemblance de Huysmans avec un de ses personnages les plus curieux, M. Folantin. Au moment où je l’ai connu, Huysmans commençait à devenir le Folantin de l’Église. Il aimait à dénombrer les fraudes des matières sacramentelles, à énumérer les tares qui entachaient la beauté et la sincérité des cérémonies religieuses. Cela l’excitait à quelques blasphèmes ; il exposait gravement que, le pain et le vin du sacrifice étant adultérés, Dieu se refusait absolument à descendre désormais sur les autels, dégoûté du vin de raisins secs et des hosties en fécule de pommes de terre. Était-il déjà croyant ? je ne le pense pas ; non plus qu’il ait jamais été libre penseur. Élevé chrétiennement, il avait toujours gardé un goût secret pour la religion. Quand ses forces décrurent, quand les plaisirs de la vie lui furent mesurés, il se tourna tout naturellement vers des croyances qui lui promettaient des joies compensatrices de celles qui se retiraient de lui.

J’ai collaboré sans le savoir à la conversion définitive de Huysmans, en lui faisant connaître Mme de C…, qui avait à ce moment des familiarités avec l’Église. Elle lui donna occasion d’assister à des cérémonies religieuses rares et émouvantes, telle une prise d’habit aux Carmélites de l’avenue de Saxe. Nous y entendîmes un bien fâcheux sermon du cardinal Richard, mais tout en mouchetant de ses sarcasmes cette pourpre médiocre, Huysmans était touché. Mme de C… nous conduisit un soir au salut chez ces mêmes Carmélites ; leurs psalmodies lugubres répandaient dans l’âme une sorte de peur sacrée qui troublait Huysmans. J’ai utilisé dans le Fantôme ces mêmes impressions d’une poésie trop romantique et très malsaine. Huysmans en jugea de même, peut-être, puisqu’il accorda ses prédilections au plain-chant joyeux des Bénédictines de la rue Monsieur. C’est Mme de C…, comme on l’a déjà révélé à demi, qui le mit entre les mains de M. l’abbé Mugnier. Avant d’en arriver là, Huysmans, pendant qu’il écrivait Là-bas, n’avait pas été sans faire quelques tentatives pour l’incliner au satanisme. Il manquait d’une Chantelouve et il aurait bien voulu, n’ayant guère d’imagination, travailler sur le réel. La collaboration de Mme de C… à Là-bas fut faite surtout de démarches près de certains occultistes et, document important, de confidences touchant un très curieux mauvais prêtre qu’elle avait connu. Le chanoine Docre de Là-bas est le Chanoine ***, de Bruges, mais la messe noire est purement imaginaire. C’est moi qui cherchai des détails sur cette cérémonie fantastique. Je n’en trouvai pas, car il n’y en a pas. Finalement, Huysmans arrangea en messe noire la célèbre scène de conjuration contre La Vallière pour laquelle Montespan avait prêté son corps aux obscènes simagrées d’un sorcier infâme. L’abbé Boulant, l’abbé Roca ont encore fourni des traits à divers personnages modernes de Là-bas, mais l’ensemble est romanesque. On doit l’affirmer, puisque des âmes simples s’y sont laissé prendre et ont frémi devant des scènes sacrilèges purement imaginaires. Je voyais Huysmans tous les jours, pendant qu’il écrivait Là-bas et il m’en a lu ou récité bien des pages, bien des épisodes. Quand ce livre parut, sa conversion était déjà en train, mais s’il la désirait, il l’espérait à peine, et peut-être la redoutait.

Le pot-au-feu merveilleux auquel participe Durtal dans le logis d’un sacristain, niché en une des tours de Saint-Sulpice, fut servi à Huysmans chez Mme de C… C’est un mince détail, mais la cérémonie du potage ne fit que précéder une cérémonie autrement importante, puisqu’elle influa fortement sur les idées de Huysmans. Après le dîner auquel j’assistais, Édouard Dubus arriva, comme il était convenu, et on s’occupa de faire tourner un guéridon, qui s’y prêta fort bien. Dubus, poète agréable, esprit distingué, était un occultiste à demi ironique. Je n’ai jamais su s’il croyait ou non à ses pratiques. En tout cas, il s’en acquittait fort bien. Interrogée, la table répondit des choses presque sensées. À un moment, comme on lui demandait : « Qui êtes-vous ? » elle répondit : « Je suis Camille de Sainte-Croix. » Ce n’était plus l’évocation des morts, car Sainte-Croix, qui écrivait alors de piquantes critiques et de curieux romans, est toujours bien vivant. Il se prêta aux questions les plus variées et comme on le pressait sur ses goûts littéraires, il avoua que Huysmans était sa grande admiration. À partir de ce moment, Huysmans devint plus attentif. On appela d’illustres défunts. Il y eut d’édifiantes réponses sur la position des êtres désincarnés, errant dans les espaces. Tout le monde était sérieux ; je m’amusais ; Huysmans réfléchissait, puis, insatiable, évoquait toujours. À la fin, la table nous échappa et se mit à tourner, quasi toute seule, autour de la pièce, sur un rythme de gigue. Dubus, d’un doigt, la guidait légèrement à travers les chaises. S’il y avait supercherie à ce moment, je n’ai pas vu comment elle s’exerçait. Dubus était capable de tout.

Le lendemain, je trouvai Huysmans encore troublé. Il me démontra avec une gravité inaccoutumée que, la table étant mue par les esprits, l’existence des esprits prouvait à la fois l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. J’étais trop étonné pour essayer d’aucune objection. À n’en pas douter, cette séance de table tournante a joué un rôle dans la conversion de Huysmans. Il m’en parla longtemps. Il avait vu Dieu dans le guéridon dansant, comme Moïse l’avait vu dans le buisson ardent. Quand on demande des preuves du surnaturel, l’on en reçoit toujours.

Peu de temps après cette soirée, Huysmans disparut, et je ne l’ai jamais revu. J’ai su depuis qu’il était allé faire une retraite à la Trappe. Je ne connais le reste de sa vie que par ce que l’on m’en a conté. Cela ne me regarde plus. Ici s’arrêtent mes souvenirs. J’ajouterai cependant que si Huysmans cessa de me voir à son retour de la Trappe, ce fut sur les conseils de certains, qui craignaient pour lui l’influence de mon visible scepticisme. Comme les prêtres avaient négligé de modifier son caractère, ce qui eût été difficile, il continua, converti, à dire beaucoup de mal de ses contemporains, et j’en eus ma part. Il ne m’a pas épargné, mais qui a-t-il épargné ? Pas même son tendre et fidèle ami, L — y, pas même, oblat, les moines de Ligugé qu’il traitait un jour, devant M. Uzanne, de « cochons », tout simplement ! Il resta jusqu’au bout méchant en paroles et bon en actions. C’est un contraste que l’on trouve chez les hommes qui ont trop d’esprit, et surtout trop d’esprit critique. Mais il fut porté chez Huysmans à un degré qui rendait souvent ses conversations fort pénibles. Cependant, il n’y mettait nulle amertume. Aussi sa victime du jour devenait-elle son confident du lendemain, et réciproquement. Quand on le quittait, il aurait fallu oublier ce qu’on avait entendu. Je ne l’ai pas toujours fait, je ne m’en repens pas.


M. BRUNETIÈRE


Je ne crois pas beaucoup à la distinction hiérarchique convenue, en littérature, entre les critiques et les créateurs ; il m’est difficile d’admettre que Taine ait été moins créateur que son contemporain dans le temps, Octave Feuillet, ou, si l’on veut s’élever aux sommets, qu’Aristote ait été moins créateur que Shakespeare, son contemporain dans l’espace. Qu’on écrive un roman ou qu’on écrive une histoire de la littérature française, il s’agit, pour construire une œuvre, d’établir entre des faits connus des rapports nouveaux, ou qui le paraissent. Il s’agit de nous présenter des motifs nouveaux de comprendre ou des motifs nouveaux de sentir : dans les deux cas, il y a création. Si donc l’on tient cependant, à la distinction convenue, il faudrait l’établir non pas sur la qualité de l’opérateur, mais sur la matière de leurs opérations. Ici, pour être plus clair, changeons de termes et mettons en parallèle un romancier et un critique. L’un prétend toucher d’une manière nouvelle notre sensibilité ; l’autre prétend intéresser d’une manière nouvelle notre intelligence. Les deux ouvriers exercent des métiers différents, mais ils ont ce trait commun d’être condamnés à être originaux, chacun dans leur métier, ou à n’être rien du tout. Ils devront, l’un et l’autre, être créateurs de valeurs, l’un dans l’ordre de la sensibilité, l’autre dans l’ordre de l’intelligence. En résumé, il faut autant de génie pour être un grand critique que pour être un grand romancier.

Je ne veux pas dire que M. Brunetière ait eu du génie ; mais on peut encore, avec un talent bien aménagé, faire figure dans le monde. M. Brunetière a fait figure, et bonne figure ; très peu de ses contemporains littéraires lui furent supérieurs et je ne vois pas, pour continuer le raisonnement initial, en quoi, par exemple, il aurait été inférieur à M. Paul Bourget, son camarade des temps difficiles, il n’a pas écrit de romans, mais que deviendront nos romans ? Est-il même, aujourd’hui, un romancier qui croie en lui-même et songe à se présenter avec gloire devant les générations futures ? Y en avait-il hier ? Est-ce Alphonse Daudet, pour qui Brunetière fut indulgent, ou Émile Zola, pour qui il fut cruel ? Quelques contes de Villiers de l’Isle-Adam, de Maupassant voilà peut-être tout ce que la postérité connaîtra de l’imagination française de cette période, qui fut la période naturaliste. On ira chercher des résumés, des jugements ou des traces du reste dans des livres maintenant impopulaires et qui acquerront peu à peu la valeur des cimetières mérovingiens ou des tombes égyptiennes. Quelques livres de M. Brunetière seront parmi ces livres. Les romanciers ne sont-ils pas déjà de cet avis, qui implorent que l’on parle de leurs œuvres ? Ils se rendent compte, ingénument, que, si on n’en parlait pas, ils n’existeraient pas. Là est peut-être le triomphe du critique ; il est fossoyeur, du moins, et il survit, le temps de faire sa besogne, au mort qu’il est chargé d’enterrer. Quelquefois, il est marbrier et il jointoie un petit monument au-dessus de la terre fraîche. Voilà ce qui demeure : le buste survit à la cité, parfois, à la cité des livres.

La besogne du critique est de coordination et, plus encore, d’architecture. Il ne taille pas les pierres, mais il leur donne la place qui convient dans l’ensemble du monument. M. Brunetière, à un moment de sa carrière, avait compris cela assez bien. Il dessina même des plans tout nouveaux, selon lesquels l’architecture littéraire aurait vraiment dû prendre une face toute nouvelle. Ce fut sa grande pensée : seulement, il omit de la réaliser. C’était vers 1890. Les idées de Darwin étaient enfin entrées dans la circulation générale ; Taine, d’autre part, avait lancé ses trois mots fameux, la race, le milieu, le moment ; M. Brunetière, unissant hardiment le darwinisme au tainisme, traça un plan merveilleux de l’évolution des genres littéraires, suite, ou plutôt contrepartie de l’évolution des espèces naturelles. Il prétendait nous instruire d’abord sur les genres littéraires, considérés comme des sortes d’organismes vivants et soumis au transformisme. Ensuite, il nous allait montrer comment ces singuliers animaux subissent les actions de la concurrence vitale et de la sélection naturelle ; il était question aussi de l’hérédité et de l’individualité, de l’homogène et de l’hétérogène, et de plusieurs autres mystères. Un instant, M. Brunetière, qui cachait alors ses idées secrètes, passa pour un révolutionnaire ardent. Quel était cet homme qui venait bouleverser les vieilles conditions de la critique et qui remplaçait froidement Boileau par Darwin et Sainte-Beuve par Hœckel ? C’était un homme qui se trompait et qui ne tarda pas du reste à s’en apercevoir. Le programme de l’évolution des genres ne fut jamais exécuté. Tout ce que nous en connûmes tient dans une innocente étude sur l’Évolution de la poésie lyrique au dix-neuvième siècle, honorable travail et que tout professeur consciencieux eût pu mener à bonne fin ; car rien n’est moins mystérieux vraiment que les transformations de la poésie française depuis Népomucène Lemercier jusqu’à M. Francis Vielé-Griffin. Darwin, pour cette étude, n’offre, semble-t-il, qu’un secours médiocre.

Pourquoi donc M. Brunetière avait-il essayé de greffer sa méthode sur le darwinisme ? C’est que Darwin, comme tout autre historien de la vie animale, d’ailleurs, fait abstraction des individus. L’Histoire naturelle ne connaît que les espèces et elle admet, en principe, que tous les individus normaux d’une même espèce sont identiques, à un moment donné, les uns aux autres. La méthode scientifique plaisait à M. Brunetière parce qu’elle lui permeltait de combattre l’individualisme, qui lui a toujours paru à la fois un danger social et un danger intellectuel. Il faut bien pourtant, quand il s’agit d’œuvres personnelles, mentionner les personnes ; mais cela ne viendra qu’en second lieu. L’histoire littéraire ne sera plus une succession de portraits, de vies individuelles ; c’est de la poésie qu’il sera question ou de l’histoire, et non des poètes ou des historiens ; on étudiera les œuvres, sans donner aux auteurs une trop grande importance, et l’on montrera comment ces œuvres s’engendrent les unes les autres par nécessité naturelle ; comment de l’espèce poésie naissent les variétés sonnet et madrigal ; comment, sous l’influence du milieu, la variété lyrisme se transforma, sans perdre ses caractères essentiels, en éloquence, et beaucoup d’autres métamorphoses.

Ce fut la première folie de M. Brunetière. Elle fut courte, d’ailleurs, et bientôt suivie d’une réaction violente de raison. M. Brunetière qui, à force de lourdeur, paraissait doué de beaucoup de pondération, était, au contraire, un passionné. Quand il se voyait contraint de se déjuger, il s’exécutait sans modération. Dur pour les autres, il se montrait dur pour lui-même : « La Descendance de l’homme de Darwin ou l’Histoire naturelle de la création du professeur Hœckel ne sont, de leur vrai nom, que des romans scientifiques. » Il reconnaissait d’autre part qu’il était impossible de faire de la critique « une science analogue à l’histoire naturelle ». Cette dernière déclaration aurait suffi : M. Brunetière n’était pas un savant, mais Darwin ne fut pas un romancier. Il y aurait tout de même dans cette aventure un point à retenir. On y verrait aussi bien, et cela donnerait au moins raison à Taine, et l’influence du milieu et l’influence du moment. M. Brunetière subit Darwin parce que Darwin était puissamment à la mode dans le milieu sorbonique où il avait passé sa jeunesse. Et il ne fut pas le seul bon esprit qui subit mal à propos la méthode darwinienne et qui essaya, avec plus ou moins de bonheur, de la transplanter en des terrains nouveaux. Vers le même moment, Arsène Darmesteter écrivait sa Vie des Mots, livre délicieux et absurde, où le détail est exact et neuf, livre dont la conception était si folle qu’elle faillit faire dérailler toute la philologie : il fallut le bon sens de M. Michel Bréaî pour nous faire comprendre combien il est insensé de vouloir étudier les langues en faisant abstraction de la psychologie humaine et de la volonté individuelle. Je crois que M. Bréal contribua à remettre M. Brunetière dans le droit chemin.

De ce contact douloureux avec la science, M. Brunetière garda un mauvais souvenir. N’ayant pu plier la science à son usage et à un usage déterminé, il crut qu’elle n’était bonne à rien. Comme elle ne lui avait pas répondu quand il l’interrogeait sur l’évolution des genres littéraires, il crut qu’elle ne pouvait lui faire aucune réponse utile et avec une précipitation fougeuse, il en proclama la faillite. Ce fut la seconde folie de M. Brunetière et celle qui acheva sa réputation d’homme entre tous raisonnable. C’était déjà un grand mérite d’avoir répudié Darwin, en répudiant toute la science, il devint le maître de ceux qui avaient peur de la science et n’osaient avouer leur peur. Mais répudiait-il toute la science ? Il y eut là un singulier malentendu. M. Brunetière, à un certain moment, fut sans doute de ceux qui crurent que la science allait, non pas rénover, mais raviver la métaphysique, la religion, la morale, qu’elle allait reprendre à son compte le rôle de consolatrice que joue encore, pour quelques bonnes âmes, le christianisme. Au moins, la science, pensaient-ils, allait enfin leur donner, en ce sens ou dans l’autre, des certitudes. Mais la science, cela seul est certain, n’apportait que des négations, et encore ces négations, elle les posait avec un grand air d’indifférence. Alors, il y eut une profonde désillusion, et ceux qui souffraient de leurs doutes se résignèrent à se tourner encore une fois vers les vieilles affirmations traditionnelles. La faillite de la science que proclamait M. Brunetière, c’était une faillite métaphysique.

Quand on a besoin de métaphysique, on a bientôt besoin de religion. La métaphysique est la prémière marche de l’escalier mystique. M. Brunetière le gravit jusqu’en haut et là il put se réjouir d’avoir accompli dans l’ordre spirituel ce qu’il avait toujours travaillé à accomplir dans l’ordre littéraire : il avait renoué la tradition. Il le croyait. Il croyait collaborer à une œuvre de stabilité. Restaurer l’esprit d’autorité dans tous les domaines ; faire comprendre aux hommes qu’il y a au-dessus d’eux une volonté aux ordres de laquelle doivent se soumettre leurs instincts, leur sensibililé et peut-être même leur raison ; enseigner que toute activité doit être régie et limitée par des règles, qu’il y en a en politique comme en grammaire, dans la morale comme dans l’art ; accepter cette autorité universelle pour soi-même et, l’ayant accceptée, l’imposer aux autres : M. Brunetière trouvait tout cela dans le catholicisme, il fut catholique. A vrai dire, et malgré son accès de folle transformiste, il l’avait toujours été. On ne se convertit pas : on redevient ce que l’on était, au début de la vie, et ce que l’on est resté secrètement, malgré toutes les apparences. Le goût de M. Brunetière pour le dix-septième siècle classique était une indication : on ne converse pas quotidiennement avec Bossuet quand on n’a pas un certain goût, avéré ou latent, pour la vérité religieuse. Une autre indication aurait pu être fournie sur les tendances secrètes de M. Brunetière, par l’aversion qu’il manifesta presque toujours pour la littérature moderne. Même quand elle est médiocre, la littérature contemporaine a cet intérêt très grand d’être vivante, de refléter les tendances du moment, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus important pour nous, qui ne disposons que d’un moment de vie. Mais M. Brunetière a toujours aimé à vivre dans l’éternité et devant lui tous les moments étaient égaux, ceux d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, en ce sens qu’il ne comprenait que la vie de l’esprit, qu’il ne s’intéressait pas aux hommes, mais seulement aux œuvres.

Il y a cependant, parmi ses ouvrages, deux volumes intitulés Essais et Nouveaux essais sur la littérature contemporaine, mais il ne faudrait pas chercher sous ces titres un tableau, même fragmentaire, du mouvement littéraire tel que nous le sentons, tel que nous le vivons : la vraie littérature contemporaine, avec ses fièvres, ses naïvetés, ses audaces, son incohérence, si l’on veut, mais curieuse et passionnante même, M. Brunetière l’a ignorée. Son goût l’a toujours porté vers l’œuvre raisonnable, convenable, vers les sages imitations des œuvres sages. Si, par hasard, il ose s’arrêter devant un livre qui semble contrarier la tradition, ses préoccupations de moralité l’empêchent d’y trouver du plaisir. Comme il a, tout de même, un certain sens de l’art, il admire ; mais la morale l’emporte, et il condamne. La timidité de Sainte-Beuve était souvent hypocrite ; la sienne est foncière et d’ailleurs logique, en parfaite harmonie avec ses principes. Dans un de ses livres pourtant, il serra de près la réalité littéraire contemporaine, dans celui qui s’intitule le Roman naturaliste. Comme j’en goûtai, en ce temps-là, l’âpre injustice ! Je me souviendrai toujours duu chapitre sur M. Huysmans, où il démontre qu’A Rebours est construit comme un vaudeville ; c’est la seule fois où M. Brunetière fit de la critique amusante. Mais, comme cela venait mal à propos ! Il malmenait le roman d’un naturaliste, sans comprendre que ce n’était pas un roman naturaliste ; voulant frapper un groupe littéraire il en blessait un autre ; croyant navrer le naturalisme, il raillait le symbolisme naissant, d’où devaient sortir bientôt plusieurs esprits assez disposés à goûter, dans ce qu’ils ont d’heureux, le classicisme et la tradition française. Tel qu’il est, avec ses exagérations, ses méprises et sa mauvaise humeur, ce livre reste peut-être le meilleur travail de M. Brunetière, celui, du moins, qui témoigne qu’il ne vécut pas toujours exclusivement dans le passé et que les nouveautés ne le prenaient pas toujours au dépourvu.

J’admire d’ailleurs sa persévérance à travailler les vieux sujets, ce qui n’est pas, quand on détient une bonne méthode d’investigation, une besogne inutile. La méthode de M. Brunetière est la méthode historique, et c’est là seulement que ses notions sur l’évolution trouvèrent un emploi logique. Il s’attache, en effet, dans ses études à établir la généalogie des idées et des formes littéraires ; il confronte les textes et, tout en se gardant bien de prendre telles intentions pour des œuvres, il découvre volontiers des origines inattendues et même lointaines à des conceptions que l’on aurait crues plus neuves. Ensuite, se pose devant son esprit la question de hiérarchie, qui a pour lui une importance capitale ; il déclasse, il reclasse avec un soin qui n’est pas sans faire sourire : il aurait été capable de nous dresser le palmarès de la littérature française, depuis le premier prix jusqu’au cinq centième accessit. On suppose même qu’il avait lu tous les ouvrages dont il cite les titres : plus de la moitié de sa vie dut se passer en lectures sérieuses, en lectures voulues, de celles que l’on fait en prenant des notes, en revenant en arrière pour conférer deux idées données par des passages différents. Une de ces études hiérarchiques, qui n’a pas trente pages, contient les titres de cinquante-cinq pièces de théâtre : c’est accablant. L’érudition de M. Brunetière n’est pas bénigne. Dirai-je que c’est du pédantisme ? Non, c’est plutôt de la précision excessive. Il veut à chaque pas donner ses preuves : c’est aussi de la conscience. Munis de cet appareil, si ses jugements ne satisfont pas les justiciables, ils satisfont le juge : M. Brunetière épuise la matérialité des questions. Pour les reprendre après lui, il faudrait s’abstraire de toute érudition ; ce serait une méthode très différente, plus difficile aussi à manier, mais ce serait encore une méthode, et celle que mon goût préférerait. Prenons cette œuvre, jeune ou vieille, et voyons si elle agrée à notre intelligence, si elle nous fait réfléchir, si elle émeut notre sensibilité, si elle évoque en nous des désirs ou des songes, si elle flatte notre idéal de beauté, enfin ? Mais M. Brunetière, à ce programme, haussait les épaules : il méprisait la critique « des goûts et des couleurs ». Comme il démontrait bien que si le rouge est une belle couleur, le violet est nécessairement une couleur détestable !

Cet homme était un rationnaliste invétéré ; il ne croyait qu’à la raison, il ramenait tout à la raison, oubliant que le domaine de la raison est, en somme, un domaine très limité et que la logique qui nous guide n’est presque jamais, selon l’expression de M. Ribot, que la logique des sentiments. Lui-même y céda parfois, et surtout à la fin de sa carrière, quand la religion devint son inspiratrice, quand il s’inclina devant des dogmes dont la raison est précisément absente, quand il demanda à ses croyances des motifs d’aversion ou de dilection. Mais on doit reconnaître que, même à ce moment, quand il revenait vers des sujets tout littéraires, M. Brunetière ne capitulait plus avec ses principes rationnalistes. Son dernier livre, son Balzac, en est la preuve. Le catholique militant, le prédicant de Science et Religion, n’y transparaît pas, et c’est au point qu’on a pu se demander si la conversion de M. Brunetière n’avait pas été une manœuvre de politique, plutôt qu’une manœuvre de conscience.

Son œuvre, je la considère comme un répertoire de faits, d’idées et de jugements littéraires, et un répertoire valable. Mais que l’on n’y cherche pas autre chose. M. Brunetière n’a jamais eu que des idées objectives, celles qui sont le produit d’une volonté ou d’une méthode, celle que l’on acquiert. Ces idées sont raisonnables, elles sont justes, elles ne sont pas originales. C’est qu’il a manqué à M. Brunetière le ferment de l’idéalisme. Je lis dans son Balzac : « Non seulement il n’est pas vrai, en fait, que chaque chose apparaisse à chacun de nous sous un aspect différent, que déterminerait son « idiosyncrasie » ; et il n’y a là qu’une prodigieuse et impertinente illusion de l’orgueil ; mais la même réalité s’impose à toutes les intelligences ; et, de chaque chose, il n’y a qu’une vision qui soit exacte et « conforme à l’objet », de même que, de chaque fait, il n’y a qu’une formule qui soit scientifique. » Cette citation, mieux qu’un long discours, montre les limites de l’esprit de M. Brunetière et sa position. Avec ce principe, on arrive à nier la légitimité de toute activité individuelle. L’art tout entier disparaît. L’originalité devient une faute contre le goût. Chaque objet, chaque fait ne comportent qu’une seule représentation valable, qui alors est vraie, et les idées se partagent nécessairement en deux classes : il y a le vrai, il y a le non-vrai.

C’estdans cette philosophie enfantine que M. Brunetière a vécu empêtré. Qui donc a dit qu’il continuait Taine ? Restons fermement attachés au principe, d’ailleurs inattaquable, de l’idéalisme subjectif : « Le monde est ma représentation. » C’est le seul principe fécond, le seul qui permette, qui ordonne le libre développement des intelligences et des sensibilités.


LES PREMIERES IDÉES

DE CHATEAUBRIAND


Je ne viens pas mettre en cause la foi ni la bonne foi de Chateaubriand. Sainte-Beuve a raillé sa « religion de musée », mais Sainte-Beuve, qui ne s’en doute pas, a l’esprit tout protestant, il était mal préparé à comprendre le plaisir d’un poète à orner de fleurs la chapelle ruinée des souvenirs d’enfance. Peu nous importe la sincérité intérieure de Chateaubriand ; sa sincérité visible n’est pas discutable. En publiant le Génie du Christianisme, il prenait une attitude dont il n’eut jamais l’air de se lasser. Cela nous suffit. Et pourquoi n’aurait-il pas écrit chez sa tendre amie, Mme de Beaumont, ce fameux chapitre sur la virginité qui faisait tant rire Mme de Staël ? Et pourquoi n’aurait-il pas profité des bonnes fortunes que sa gloire aussitôt lui amena par la main ? Et pourquoi, allant à un magique rendez-vous d’amour, dans les jardins de l’Alhambra, n’aurait-il pas fait le tour par Jérusalem, puisqu’il se plaisait aux voyages ? La principale ohjection contre la pleine bonne foi de Chateaubriand dans le Génie, c’est qu’il laissa brusquement, pour s’y adonner, l’Essai sur les Révolutions[1]. Mais on se convertit comme on meurt, à tout âge, et c’est généralement par un de ces coups soudains qui ne laissent place à aucune délibération[2]. Les changements de personnalité, dont quelques malades sont frappés, se produisent ainsi : une douleur bruque dans la tête et une nouvelle vie commence, dont le principal caractère est l’oubli complet de la phase précédente. Un besoin presse le nouveau converti ; il faut qu’il avoue sa foi, qu’il la crie, qu’il la rédige : Chateaubriand en tira cinq volumes.

On peut s’amuser, sans y vouloir puiser aucun arerument polémique, à feuilleter, avant de lire le Génie, l’Essai. C’est un livre curieux d’ailleurs, et où on trouve quelques-unes des meilleures pages de Chateaubriand, un livre qui n’a pas vieilli, l’œuvre d’un Helvétius tout près de nous et singulièrement amélioré d’avoir soulfert la révolution qu’il avait désirée. On y voit l’âme d’un jeune émigré fougueux. Les émigrés étaient voltairiens et détestaient les prêtres. Rousseau leur avait donné le goût de la nature ; pour le reste, ils s’en rapportaient au Dictionnaire philosophique, estimant avec raison qu’au lieu de les contraindre à l’exil une révolution voltairienne les eût confirmés dans leur état. Chateaubriand, parmi une érudition vaste et très superficielle, ne pense pas autrement. Il sait que la Révolution vient de Jean-Jacques ; mais quoiqu’il la déplore, il en admire le promoteur, outre mesure même, donnant ainsi un bel exemple de dissociation des idées. D’ailleurs, déplore-t-il vraiment la Révolution ? Il n’y paraît pas toujours. Son attitude déjà est celle de l’homme détaché des contingences. Il voudrait vivre dans l’absolu. Il dépasse Rousseau de très loin : « On a beau se torturer, faire des phrases et du bel esprit, le plus grand malheur des hommes, c’est d’avoir des lois et un gouvernement[3]. »

Il avait, comme a dit Vinet, vu les sauvages impunément, tant il est vrai que nous percevons, non par la réalité, mais l’image que nous nous faisons de la réalité : les crasseux Peaux-Rouges, avec qui il prétendait avoir vécu, mangé et dormi, ne l’avaient pas dégoûté de « l’homme naturel ». Il est vrai qu’il était Breton. Mais il faut qu’il les ait bien peu pratiqués, ces Indiens de l’Amérique du Nord, pour les avoir crus en état d’anarchie. Nul homme plus qu’un sauvage, et surtout un Peau-Rouge, ne fut lié par d’étroits commandements religieux et domestiques. L’homme de la nature est l’esclave de la nature, mais d’abord le serf de la coutume[4]. La liberté augmente avec la civilisation et il n’y a de vraie liberté que dans la civilisation extrême. Rousseau était excusable, mais que Chateaubriand nous convie à retourner, pour jouir de la liberté, parmi les sauvages du Canada, cela démontre un rare entêtement dans la chimère et dans le préjugé des premières lectures.

Sainte-Beuve a ainsi résumé, d’après le Résumé même de l’auteur, l’Essai : « L’expérience sanglante que la France et le monde viennent de faire dans la Révolution n’est pas nouvelle ; elle s’est opérée autrefois, la même presque à la lettre, dans les révolutions des anciens peuples, dans celles des Grecs et des Romains. Si l’on sait bien lire l’histoire ancienne dans ses moments principaux qui sont. 1° l’établissement des républiques en Grèce ; 2° la sujétion de ces républiques sous Philippe de Macédoine et Alexandre ; 3" la chute des rois à Rome ; 4° la subversion du gouvernement populaire au profit des Césars ; 5° enfin, le renversement de l’Empire par les barbares ; si l’on étudie bien ces cinq grands moments, on possédera tous les éléments d’une comparaison qui atteindra à la rigueur d’une science. L’homme, faible dans ses moyens et dans son génie, ne fait que se répéter sans cesse ; il circule dans un cercle dont il tâche en vain de sortir ; les faits même qui ne dépendent pas de lui, et qui semblent tenir au jeu de la fortune, se reproduisent incessamment dans ce qu’ils ont d’essentiel. » Et l’auteur en conclut contre le goût des innovations, persuadé, comme Salomon, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil[5].

On trouvera beaucoup de vérité dans cette vue, mais à condition de prendre les révolutions comme des sortes de mues périodiques. En soi elles n’ont aucun intérêt ; elles ne contiennent pas leur propre but ; elles travaillent pour une fin plus générale, qui est ia conservation de l’énergie vitale. Quand une forme sociale se trouve incapable de conserver cette énergie, une révolution intervient qui crée une forme nouvelle, mieux adaptée, par sa nouveauté même, par sa jeunesse, à une fonction nécessaire et qui doit être permanente, sous peine, pour la vie humaine de déchéance définitive. Tout n’est que biologie, et ce sérail une erreur grave de considérer l’évolution des sociétés humaines d’un autre œil que l’évolution des autres sociétés animales. Toute révolution est donc bienfaisante par définition même. C’est un mal aigu qui secoue l’organisme en vue du rétablissement de l’équilibre qu’un mal chronique tendait à détruire. Si l’espèce humaine arrivait, selon l’expression célèbre, à « clore l’ère des révolutions », la dissolution serait proche, proche le moment du retour de l’espèce à l’état purement animal, proche, étant données sa débilité physique et sa faible adaptation naturelle, sa disparition quasi totale. Loin donc de protester contre les révolutions et, comme s’exprime Chateaubriand, contre les innovations, il faut les accueillir comme des gestes hautement conservateurs. Qui dit révolution dit conservation des énergies vitales. Au sens actuel, l’esprit conservateur témoigne au contraire d’un appétit dépravé pour la décadence, pour la dégradation continue des forces.

L’idée de Chateaubriand est incomplète, mais juste dans sa première partie. Les révolutions anciennes ressemblèrent beaucoup aux révolutions les plus récentes. C’est ce qui lui permet, sans être trop ridicule, d’établir de constants parallèles entre Pisistrate et Robespierre, Lycurgue et Saint-Just, Harmodius et Marat. Cependant, il ne faut pas abuser de ces comparaisons ; les pousser jusqu’au détail est absurde, n’apprend rien et même fait sourire les hommes un peu renseignés et qui comprennent que les mêmes buts peuvent être atteints par des moyens différents : aucun personnage de la révolution française n’est essentiel. Il paraît bien, d’ailleurs, que le but de Chateaubriand étaif, beaucoup moins de rédiger une histoire générale des révolutions que de donner au public le résultat de ses réflexions sur la crise que subissait encore la France. L’Essai est, s’il en fut jamais, un ouvrage d’actualité. Le prospectus lancé en 1796, un an avant la mise en vente de l’ouvrage, en détermine bien le vrai caractère. Le voici :

Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes considérées dans leurs rapports avec la révolution française de nos jours, ou examen de ces questions :

I. Quelles sont les révolutions arrivées dans les gouvernements des hommes ; quel était alors l’état de la société et quelle a été l’influence de ces révolutions sur l’âge où elles éclatèrent et les siècles qui les suivirent ?

II. Parmi ces révolutions, en est-il quelques-unes qui, par l’esprit, les mœurs et les lumières des temps, puissent se comparer à la révolution actuelle de la France ?

III. Quelles sont les causes primitives de cette dernière révolution et celles qui en ont opéré le développement soudain ?

IV. Quel est maintenant le gouvernement de la France : est-il fondé sur de vrais principes et peut-il subsister ?

V. S’il subsiste, quel en sera l’effet sur les nations et les autres gouvernements de l’Europe ?

VI. S’il est détruit, quelles en seront les conséquences pour les peuples contemporains et pour la postérité ?

— Le seul énoncé du litre de cet Essai suffit pour en faire apercevoir toute l’importance. C’est peut-être l’ouvrage le plus complet qui ait encore paru sur les affaires présentes, si l’auteur, auquel il a coûté près de trois années d’études, a eu le bonheur de réussir dans la manière dont il l’a traité.

Les derniers livres de cet ouvrage[6], ne renfermant que de la politique, sont écrits en dialogue, à la manière de Platon, afin de répandre un peu de vie sur l’aridité de la matière. Au reste, l’auteur, qui a visité différentes parties du globe et qui, par son titre d’Essai, a pu s’écarter çà et là sur sa route, s’est quelquefois permis d’insérer des morceaux de ses voyages et des digressions un peu étrangères afin de plaire aux différents goûts des lecteurs et de les délasser par la variété du style et des sujets.

La dernière phrase du Prospectus est peut-être ce qui est le mieux fait pour donner du livre une idée exacte. Les digressions, en effet, et comme dans tous les ouvrages de Chateaubriand, y tiennent la plus grande place. Sa manière, dès son premier livre, est de traiter de tout à propos de tout. Ce n’est pas une manière que je réprouve, bien au contraire. Elle n’est pas la marque d’un génie ordonné, mais elle dénote une grande richesse intellectuelle et le don, si rare, de rassembler les idées en apparence les plus opposées et d’en montrer la connexité, qui échappe toujours au vulgaire. De tels esprits ne sont jamais fanatiques et c’est fort justement que Chateaubriand a pu écrire : « Je ne suis l’écrivain d’aucune secte et je conçois fort bien qu’il peut exister de très honnêtes gens avec des notions des choses différentes des miennes[7]. Peut-être la vraie sagesse consiste-t-elle à être, non sans principes, mais sans opinions déterminées. »

C’est en se souvenant de cette déclaration que j’examinerai les opinions religieuses exprimées dans l’Essai. Cela ne diminuera pas sensiblement le contraste entre l’Essai et le Génie, mais cela le rendra peut-être moins brutal. Deux êtres opposés semblent avoir collaboré à l’Essai, un chrétien à la Jean-Jacques, un philosophe à la Helvétius. Que le Génie ait développé le premier et fait éclore un catholique, c’était logique, mais le second aurait pu se perpétuer et s’affirmer, cela eût été logique encore. Ici, logique intellectuelle, et là, logique sentimentale. C’est la logique sentimentale qui devait l’emporter. Mais quel hasard ! Au moment même, en efîet, où Chateaubriand recevait de Saint-Servan la lettre qui allait en faire l’auteur du Génie, il accentuait très délibérément, par de curieuses et très libres notes marginales, le caractère voltairien de l’Essai[8]. Il écrivait donc, à la veille même de sa conversion à la saint Paul, à propos du principe de Zénon, la Fatalité : « Voilà mon système, voilà ce que je crois. Oui, tout est chance, hasard, fatalité dans ce monde, la réputation, l’honneur, la richesse, la vertu même, et comment croire qu’un Dieu intelligent nous conduit. Voyez les fripons en place, la fortune allant au scélérat, l’honnête homme volé, assassiné, méprisé. II y a peut-être un Dieu, mais c’est le Dieu d’Epicure ; il est trop grand, trop heureux pour s’occuper de nos affaires, et nous sommes laissés sur ce globe à nous dévorer les uns les autres[9]. »

Cette note, la première de ce genre rencontrée au cours des marginalia de l’Essai sur les Révolutions, montre bien que la pensée secrète de Chateaubriand, en 1798, ne s’incline nullement vers les croyances traditionnelles. Au contraire, toutes les notes ajoutées à ce moment témoignent d’un singulier renforcement d’incrédulité. C’est au point qu’ayant lait allusion aux « raisons victorieuses » par lesquelles « les Abadie, les Houteville, les Bergier, les Warburton » ont combattu les objections des philosophes modernes contre le christianisme, il écrit en se relisant : « Oui, qui ont débité des platitudes ; mais j’étais bien obligé de mettre cela à cause des sots[10]. » Curieuse remarque et qui ne laisse pas, d’ailleurs, que de donner une bonne idée du public pour lequel, deux ou trois semaines plus tard, il va se mettre à compiler le Génie du Christianisme.

Il ne désire aucunement l’immortalité de l’âme : « Quelquefois je suis tenté de croire à l’immortalité de l’âme ; mais ensuite la raison m’empêche de l’admettre. D’ailleurs pourquoi désirerais-je l’immortalité ? Il paraît qu’il y a des peines mentales totalement séparées du corps, comme la douleur que nous sentons à la perte d’un ami, etc. Or, si l’âme souffre par elle-même indépendamment du corps, il est à croire qu’elle pourra souffrir également dans une autre vie : conséquemment, l’autre monde ne vaut pas mieux que celui-ci. Ne désirons donc point survivre à nos cendres, mourrons donc entiers de peur de souffrir ailleurs. Cette vie-ci doit nous corriger de la manie d’être. » Le raisonnement n’est pas très bon. Il est bien évident que les peines mentales ne sont pas moins que les autres des peines corporelles, puisque nous sentons et nous pensons avec notre système nerveux, lequel fait éminemment partie de notre corps. Mais ce sentiment de ne pas désirer la survie est noble. Chateaubriand était doué d’un bon esprit philosophique et il aurait pu devenir un des libérateurs du monde, tout aussi bien qu’il s’en fit un des trompeurs les plus dangereux pour les cœurs simples. Trompeur ! car, s’il éprouva dans la suite l’illusion de croire aux promesses de l’Église, désira-t-il vraiment, à aucun moment de sa vie, lui, le grand solitaire, la triste promiscuité du paradis chrétien ?

Il ne faut pas lui demander des notions bien exactes sur l’histoire de la naissance, de la maturité et de la décadence du christianisme. Il parle d’abord de l’évangile dans un sentiment tout pareil à celui de Jean-Jacques, mais il finira par discuter la réalité et l’authenticité des évangiles. L’historien se veut impartial, mais le philosophe reparaît bientôt et se manifeste par la précision de ses objections contre la vérité religieuse. On citera la plus grande partie de ces courts chapitres. Ils n’ont rien perdu de leur valeur. Les objections des philosophes contre le christianisme sont de quatre sortes : 1° objections philosophiques proprement dites ; 2° objections historiques et critiques ; 3° objections contre le dogme ; 4° objections contre la discipline.

« Objections philosophiques. La création est absurde. Quelle volonté peut tirer une parcelle de matière du néant ? Toutes les raisons imaginables ne renverseront jamais cet axiome commun : Rien ne se fait de rien. Mais les Écritures même ne l’admettent pas, le néant ; et l’Esprit de Dieu reposait sur les eaux. Voilà donc la matière coexistante avec l’esprit ; voilà donc un chaos.

« Dieu, dites-vous, a été l’architecte ? Ce n’est plus le système chrétien. Mais voyons si cela même peut être admis.

« Si Dieu a arrangé la matière, c’est un être impuissant et borné. Le chaos était la première forme, et de nécessité la meilleure, puisqu’elle est la forme naturelle, puisque les vices, les souffrances, les chagrins y dorment passifs. Qu’a fait Dieu ? Il a tout séparé, tout divorcé et en classant les maux il n’a fait qu’un monde vulnérable en toutes ces parties d’un univers engourdi et tranquille ; il a donné une âme à la douleur et rendu les peines sensibles. Il s’est donc mépris et son prétendu ordre est un affreux désordre.

« Mais nous abandonnons la majeure. Nous supposons, pour un moment, que tout est émané de Dieu. Ce Dieu, en créant l’homme, lui a dit : Tu ne pécheras point ou tu mourras ; et il avait prévu qu’il pécherait et qu’il mourrait… A-t-il prévu que je tomberais, que je serais à jamais malheureux ? Oui, indubitablement. Eh bien ! votre Dieu n’est plus qu’un tyran horrible et absurde. Il donne aux hommes des passions plus fortes que leur raison, et il s’écrie : Je t’ai donné la raison… Qui t’obligeait à me tirer du néant ? Qui te forçait, être tout puissant, à faire un misérable ? Tu te crées des victimes et tu les insultes au milieu des tourments, etc. » Toute l’apostrophe est fort belle. Il conclut : « Je m’en tiens à ce que je ne puis comprendre Dieu ; et là-dessus je n’ai pas plus de motifs d’en croire Moïse que Platon, excepté que celui-ci raisonne mieux que celui-là. » A ce chapitre, l’exemplaire confidentiel porte en note : « (A-t-il prévu que je tomberais, etc.) Cette objection est insoluble et renverse de fond en comble le système chrétien. Au reste, personne n’y croit plus[11]. » Il n’est donc pas possible de prendre ce chapitre et les suivants pour de simples résumés, tout objectifs, des raisonnements philosophiques contre le christianisme. Chateaubriand, qui d’ailleurs y met beaucoup du sien, les prend parfaitement à son compte ; et la note manuscrite les signe et les authentique.

Ses objections historiques et critiques sont tout à fait sur le plan moderne. Dans le système judéo-chrétien, dit-il, bien avant Renan, une chose n’est pas prédite parce qu’elle arrivera, mais elle arrive parce qu’elle est prédite. De cela les évangiles mêmes font preuve. Ils ont la naïveté de nous dire à chaque ligne : « Et Jésus fît cette chose, afin que la parole du prophète fût accomplie[12]… » Mais, continue-t-il, et on pense à Strauss, il y a bien plus : « C’est qu’il n’est pas du tout démontré qu’il exista jamais un homme appelé Jésus, qui se fit crucifier à Jérusalem. Quelles sont vos preuves de ce fait ? Les Evangiles. Admeltricz-vous dans un procès, comme valides, des papiers visiblement écrits par l’une des parties ? Nous raisonnons ici comme si nous croyions à l’authenticité du Nouveau Testament (ce que nous sommes loin de faire, comme on le verra par la suite)[13]. Loin de rien trouver dans l’histoire qui admette la vérité de l’existence du Christ, nous voyons, d’après les auteurs latins, qui parlent avec le dernier mépris de la secte naissante, que les Évangiles n’étaient pas même entendus à la lettre par les premiers chrétiens. C’étaient des espèces d’allégories, des mystères auxquels ou se faisait initier comme à ceux d’Eleusis. » Outre les quatre évangiles, il y en avait une multitude d’autres, appelés maintenant apocryphes, mais qui ne le sont pas plus que ceux qui ont été conservés. On y remarque « tant de contradictions (contradictions que vous n’avez pu même faire disparaître des Évangiles que vous nous avez laissés) qu’il faut nécessairement en conclure que, dans le principe, l’histoire du Christ était un conte qu’on brodait selon son bon plaisir[14]. » Vient ensuite un argument tiré des innombrables hérésies des premiers temps, preuve que les vérités évangéliques étaient alors bien incertaines ; puis le chapitre s’achève sur ce morceau admirable, qu’on dirait d’un Voltaire devenu soudain lyrique, sans rien perdre de sa raison et de son esprit :

« Allons plus loin. Admettons la réalité de sa vie et l’authenticité des Évangiles. De la simple lecture de ceux-ci résulte le renversement de la divinité de Jésus. Nous voyons que tout ce qu’il y avait d’honnêtes gens à Jérusalem, les prêtres, les magistrats, enfin cette classe d’hommes que dans tous les temps on croit de préférence à la populace, regardait le Christ comme un imposteur qui cherchait à se faire un parti. On lui demanda des miracles publics et il ne put en faire (i) ; mais il ressuscitait, il est vrai, des morts parmi la canaille. Dans ses réponses, il ne s’explique jamais clairement ; il parle obscurément, comme l’oracle de Delphes. Quant à sa résurrection, un peu de vin et d’argent aux gardes en explique tout le mystère. A qui apparut-il après sa sortie triomphante du tombeau ? A ses disciples, à des femmes crédules, à des gens qui avaient intérêt à prolonger l’imposture. Il ne se montra pas aux prêtres, au peuple, aux magistrats, qui le virent expirer et qui étaient bien sûrs qu’il n’était plus. Passons aux dogmes. »

Les deux chapitres des Objections contre le dogme et contre la discipline sont très brefs et très faibles aussi. Il n’y a guère à en retenir que le passage qui vise les protestants : « Il est ridicule d’être luthérien, calvaniste, quacker, etc., de recevoir, à quelques différences près, l’absurdité du dogme et de rejeter la religion des sens, la seule qui convienne au peuple. Il n’est pas plus difficile de croire le tout qu’une partie, et lorsqu’on admet l’incarnation, il n’en coûte pas davantage d’adopter la présence réelle. » Ces chapitres sont clos par une contre-objection poétique et sentimentale. Si la religion est quelquefois utile aux malheureux, qu’importe qu’elle soit fausse ? « Qu’importe qu’elle soit une illusion, si cette illusion les soulage d’une partie du fardeau de l’existence ; si elle veille dans les longues nuits à son chevet solitaire et trempé de larmes ; si enfin elle lui rend le dernier service de l’amitié, en fermant elle-même sa paupière, lorsque, seul et abandonné sur la couche du misérable, il s’évanouit dans la mort ? » C’est sur cette même page que l’auteur écrivait, en une note secrète ; « … J’étais bien obligé de mettre cela à cause des sots[15]. »

Après avoir considéré la religion abstraite, Chateaubriand passe à la religion concrète, qui se rend visible dans le prêtre. Le prêtre est partout le même ; partout et dans tous les temps il a pratiqué la fourberie et l’imposture ; partout, il a été persécuteur, aussi bien des sophistes grecs que des philosophes modernes. Mais des prêtres de l’antiquité aux prêtres d’aujourd’hui, il y a quelques différences, qu’il faut noter.

La plus importante est celle-ci : « Les prêtres des Grecs avaient un pouvoir considérable sur la masse du peuple ; ils n’en exerçaient aucun sur les particuliers : les nôtres, au contraire, nous environnaient, nous assiégeaient. Ils nous prenaient au sortir du sein de nos mères, et ne nous quittaient plus qu’après nous avoir déposés dans la tombe. Il y a des hommes qui font le métier de vampires, qui vous sucent de l’argent, le sang jusqu’à la pensée[16]. » Ici, un singulier petit tableau satirique où il semble montrer la complicité de la noblesse et du clergé à pressurer le peuple. Les uns font la parade et les autres visitent son escarcelle : « Lorsque je vois les différents personnages de la société, je me figure ces escrocs qui se rendent exprès sur les places publiques, bizarrement vêtus. Tandis que la foule hébétée se rassemble à considérer le bout de ruban rouge, bleu, noir, dont le pasquin est bariolé, celui-ci lui vide adroitement ses poches ; et c’est toujours le plus chargé de décorations qui fait fortune[17]. »

Finissons, dit-il au chapitre suivant, par quelques remarques générales.

« L’esprit dominant du sacerdoce doit être l’égoïsme. Le prêtre n’a que lui seul dans le monde ; repoussé de la société, il se concentre ; et voyant que tous les hommes s’occupent de leurs intérêts, il cherche le sien. Sans femme et sans enfants, il peut rarement être un bon citoyen, parce qu’il prend peu d’intérêt à l’État. Pour aimer sa patrie il faut avoir fait le tour de la chambre sur ses mains, comme Henri IV. Autre trait général du caractère des prêtres : le fanatisme. En cela ils ressemblent au reste du monde : chacun fait valoir le chaland dont il vit. Nous sommes assis dans la société comme les marchands dans leurs boutiques : l’un vend des lois, l’autre des abus, le troisième du mensonge, un quatrième de l’esclavage ; le plus honnête homme est celui qui ne falsifie point sa drogue et qui la débite toute pure, sans en déguiser l’amertume avec de la liberté, du patriotisme, de la religion. Enfin, la haine doit dominer chez les prêtres, parce qu’ils forment un corps. Il n’est point de la nature du cœur humain de s’associer pour faire du bien ; c’est le grand danger des clubs et des confréries. Les hommes mettent en commun leurs haines et presque jamais leur amour. »

S’il entame ensuite l’éloge attendri du bon curé de campagne, c’est pour finir sur ce trait que, grâce à la persécution qu’a subie le bas clergé, aimé de ses ouailles, il est à présumer que le christianisme « durera quelques années de plus qu’il n’aurait fait dans le calme ». Il est condamné partout, sauf peut-être en Espagne, où la bassesse du sacerdoce n’a d’égale que l’abrutissement du peupie, sauf peut-être en Allemagne, pays éminemment religieux. En Italie, la fin du christianisme est très prochaine : « La multiplicité des sectes monastiques en Italie sert à y nourrir la superstition. Qui croirait qu’à la fin du xviiie siècle les nobles de Rome font encore des pèlerinages, pieds nus et la hart au cou, pour racheter le pardon d’un assassinat ? Mais comme les contraires existent toujours l’un près de l’autre, il suit de cette crédulité que les liens de la religion sont aussi plus près de se rompre. De tous les temps, les Italiens furent divisés en deux sectes, l’une athée, l’autre superstitieuse ; voisins des abus et des vices de la cour de Rome, c’est nécessairement le résultat de leur position locale. La dégénération du caractère moral, plus avancée en Italie que dans le reste de l’Europe, y accélérera aussi la chute du christianisme[18]. »

Les prédictions de Chateaubriand ne sont réalisées ni en Italie, ni en France, ni nulle part, et lui-même, plus que tout autre, a contribué à leur donner un démenti mémorable. Aussi est-il assez piquant de le suivre dans le chapitre[19] où il se demande : Quelle sera la religion qui remplacera le christianisme ? La question, dit-il, est presque insoluble. Mais voilà un « presque » bien superflu, car la réponse de Chateaubriand n’est qu’une suite d’hypothèses qu’il a soin de détruire, à mesure qu’elles se présentent : « Le christianisme tombe de jour en jour, et cependant nous ne voyons pas qu’aucune secte cachée circule sourdement en Europe et envahisse l’ancienne religion : Jupiter ne saurait revivre ; la doctrine de Swedenborg ou des illuminés ne deviendra point un culte dominant ; un petit nombre peut prétendre aux inspirations, mais non la masse des individus ; un culte moral, où l’on personnifierait seulement les vertus, comme la sagesse, la valeur, est absurde à supposer. La religion naturelle n’offre pas plus de probabilité ; le sage peut la suivre, mais elle est trop au-dessus de la foule : un Dieu, une âme immortelle, des récompenses ramènent le peuple de nécessité à un culte composé ; d’ailleurs, cette métaphysique ne sera jamais à sa portée. Peut-on supposer que quelque imposteur, quelque nouveau Mahomet, sorti d’Orient, s’avance la flamme et le fer à la main, et vienne forcer les chrétiens à fléchir le genou devant son idole ? La poudre à canon nous a mis à l’abri de ce malheur[20]. S’élèvera-t-il parmi nous, lorsque le christianisme sera tombé en discrédit absolu, un homme qui se mette à prêcher un culte nouveau ? Mais alors les nations seront trop indifférentes en matières religieuses et trop corrompues pour s’embarrasser des rêveries du nouvel envoyé, et sa doctrine mourrait dans le mépris, comme celle des illuminés de notre siècle. » Cependant, ajoute-t-il, « il faut une religion, ou tout périt ». Tout périra donc. Ensuite, une à une, les nations, retombées dans la barbarie, en émergeront de nouveau, selon l’ordre de leur chute dans les ténèbres, « et reprendront leur place sur le globe : ainsi de suite dans une révolution sans terme ». Il y aurait cependant une hypothèse à opposer à cette sorte de retour éternel, c’est celle où les nations, toutes éclairées, je me sers de ses propres mots, s’uniraient sous un même gouvernement, dans un état de bonheur inaltérable. Mais elle est peu probable, vu la faiblesse et la corruption des hommes.

L’Essai sur les Révolutions venait à peine de paraître. Chateaubriand avait à peine eu le temps d’y crayonner les quelques notes virulentes qui en accentuent si fortement l’incrédulité, qu’il se mettait au Génie du christianisme.

Magnifique palinodie ! Venant d’écrire : Personne n’y croit plus, il se met à dire : Je crois ! Et il étend en cinq volumes les pages de sentiment chrétien que son instinct littéraire lui avait fait, au milieu de belles négations, « écrire pour les sots ». Il en résulta tout le romantisme, cent ans de songes religieux. Magnifique palinodie !


IDÉES ROMANTIQUES


Il faudrait plusieurs volumes pour disputer du Romantisme français de M. Pierre Lasserre, tant cet ouvrage est rempli d’idées, vieilles ou neuves, le plus souvent neuves, parodoxales ou justes, le plus souvent justes. L’impression qu’il laisse, que le romantisme n’a été qu’une longue maladie, m’agrée assez, et cependant je me sens obligé d’avouer qu’à mon avis cette maladie a été des plus heureuses, parce qu’elle était nécessaire, comme il arrive en physiologie.

M. Lasserre débute brusquement par un portrait de Jean-Jacques Rousseau et un exposé de ses idées. Philosophe, M. Lasserre considère en philosophe et Jean-Jacques et le romantisme ; rien de plus naturel. Mais il y a un autre point de vue, celui de l’art, celui de la littérature. Je veux bien que le romantisme ait corrompu les esprits, mais il faudrait expliquer comment, dans le même temps, il renouvelait si puissamment les sources de la sensibilité littéraire, comment il créait une beauté nouvelle.

Je ne suis pas romantique, mais je ne suis pas classique non plus. Je ne prends pas grand plaisir à Lamartine, mais je n’en prends pas davantage à Corneille. Mon goût irait plutôt vers les choses très anciennes en même temps que vers les choses très nouvelles. Je me sens chez moi avant Boileau et après Baudelaire. Entre ces deux périodes, l’expression des sentiments me semble ou glaciale ou baroque. Ni la tristesse d’Olympio ne m’émeut, ni la douleur de Rodrigue. Ces humanités me sont inhumaines. Du dix-septième et du dix-huitième siècle, je goûte ou la raison ou l’esprit, La Rochefoucauld ou Buffon, Molière ou Voltaire. Si ces siècles ont senti leur vie, ils n’ont pas su, à de biens rares exceptions près, rendre vivante leur sensibilité. Les romantiques n’ont guère réussi, eux, qu’à en fixer la grimace. La correspondance des Amants de Venise pourrait faire prendre l’amour en dégoût.

Mais je sens très bien que, sans la froideur classique, sans la frénésie romantique, notre moment littéraire, à la fois baudelairien et renanien, aurait été impossible. Nous sommes un dosage de ces deux éléments et de beaucoup d’autres. Oter le romantisme ? Vous nous ramenez à Crébillon, aux deux Crébillon. Encore qu’Hernani soit absurde, il est bon qu’il y ait eu Hernani depuis Rhadamante et Zénobie. Encore que Mardoche soit ridicule, il est bon qu’il y ait eu Mardoche depuis les Hasards du coin du feu. L’idée que le romantisme n’eût pas existé me fait frémir. Va-t-on me démontrer qu’il a corrompu mon intelligence ? Cette corruption m’est précieuse, car je ne la sens pas comme corruption ; je la sens comme un état habituel, hors duquel je me trouverais différent, c’est-à-dire diminué.

Une petite revue d’enseignement populaire, que j’entrouvre, veut m’indigner, non contre les crimes, que je pourrais déplorer, mais contre les débauches du clergé au quatorzième siècle. Elle réussit à me récréer vivement. Je suis enchanté d’apprendre que les couvents étaient des lieux de plaisance où les cavaliers allaient faire la cour aux jeunes nonnes et conquérir leurs faveurs. Mais on ne me l’apprend pas, je le savais, et je continue de croire que l’esprit de ce temps était plus humain que le nôtre, en permettant des compensations aux filles privées du mariage par le préjugé ou l’intérêt social. Je continue aussi de croire que, dans le même, temps exactement, il y avait des cloîtres sérieux et même trop sérieux. Tout a toujours existé et tout a toujours coexisté. Le romantisme a eu ses fous, il a eu ses sages. Avant d’avoir Michelet, il a eu Chateaubriand ; et au temps même de Michelet, il avait Sainte-Beuve, cet homme d’une raison exaspérante, ce juge d’une prudence excessive, athée sournois, matérialiste honteux, pudique immoraliste. Le romantisme est une époque. Chateaubriand la domine, mais de loin et de haut. Il a parlé, il se tait ; il écoute à peine et il ne regarde plus que d’un œil distrait les mouvements de ses disciples. Il a l’indifference bienveillante de ceux qui ont beaucoup vécu. Les folies ne l’indignent pas, parce qu’il sent qu’il était capable même de celles qu’il n’a pas faites. Si la génération de 1830 a éprouvé l’influence de Rousseau, c’est à travers Chateaubriand, car on ne lisait guère cet excommunié dans le cénacle tout voué aux « bonnes lettres ». Le cénacle était vertueux ; on y cultivait la foi. Le Victor Hugo de ce moment a la mentalité d’un catéchiste de persévérance et il en gardera beaucoup jusqu’au milieu de sa fausse truculence de révolutionnaire riche. Victor Hugo est bourré du génie du christianisme. A quatre-vingts ans, le bienfait religieux le hantera encore. Il n’a pas connu Jean-Jacques de très près ; il en parle par ouï-dire. Il n’a retenu des Confessions qu’un goût passager pour une certaine simplicité, au début des Misérables. Cet évoque Myriel, chrétien anarchiste, a peut-être lu le Vicaire Savoyard, On publia, dans ce temps-là, un livre intitulé Jean-Jacques Rousseau apologiste du Christianisme. Le « roussisme » de Victor Hugo ne dépasse pas cette honorable compilation.

Chateaubriand avait été imprégné de Rousseau, idées et style. Il en garda quelque chose, dans le style seulement. Revue par lui, la méthode d’écrire de Jean-Jacques est demeurée celle de toute la prose émotive du dix-neuvième siècle. Pour peu qu’on se passionne, on redevient encore disciple de Jean-Jacques ; mais la méthode s’est bien gâtée : nous avons eu tant de Quinets, de Sands, tant de Michelets pulvérulents ! Des idées « roussiennes », ou plutôt encyclopédistes, Chateaubriand en fut un moment tout chargé, mais il en portait le fardeau assez allègrement : l’Essai sur les Révolutions n’est pas un livre médiocre et on retrouve l’esprit, devenu alors ironique, à bien des pages de son œuvre orthodoxe. Mais pourquoi veut-on que la mélancolie de René vienne de Genève ? Un Chateaubriand ne peut-il donc avoir sa sensibilité propre, aiguisée aux conflits religieux, politiques, sociaux ? Chateaubriand, c’est l’entrée dans le courant français d’une province jusque-là muette, la Bretagne. La Bretagne n’aurait-elle donc jamais eu de voix, si Jean-Jacques n’avait parlé d’abord ? Tout se tient, sans doute, et les hommes vivent, pensent et agissent selon les lois éternelles de l’imitation. Venu après Jean-Jacques, Chateaubriand ne peut l’ignorer, et, le connaissant, il le prend pour point de départ de sa course. C’est inévitable. On ne peut faire abstraction que de ce qu’on ignore. Il y a une fatalité. Les tragédistes d’aujourd’hui, qui veulent ignorer le drame romantique, et remonter tout droit à Sophocle, n’imitent pas Shakespeare, peut-être, ni Victor Hugo ; mais ils ne suivent pas davantage Sophocle, ils partent de Jules Lacroix et de Mounet-Sully. On méprise le drame, on veut renouer plus haut et l’on est La Tour-Saint-Ybars « qui rénova la tragédie classique ». Il y a le nouveau et il y a le vieux neuf. Même si le nouveau est fou, il faut, quand on naît à l’action, partir de cette folie. Victor Hugo, qui avait le sens de la vie, se voulant dramaturge, n’alla point perfectionner Lebrun ou Népomucène : il rendit lyriques les mélodrames du boulevard du Temple ; il prit le genre à la mode, y jeta le ferment de son génie, et cela donna des œuvres qui, si elles sont d’une beauté incertaine, ne sont pas du moins des rhabillages. Il n’y a point de honte à être de son heure exacte et à suivre la mode. Je ne goûte pas beaucoup les œuvres indépendantes de leur moment historique ; le jeu qu’on appelle pastiche n’est pas séduisant. René est donc malade, un peu parce que c’était la mode d’être malade, d’où son succès. Il était malade comme Obermann, soit ; et Obermann était malade parce que Jean-Jacques était malade. C’est assez probable, mais veut-on que René ait eu la santé du chevalier de Faublas ?

M. Lasserre triomphe des tares qui gâtaient la physiologie et, par suite, la sensibilité et l’intelligence de Jean-Jacques Rousseau. C’était, à n’en pas douter, un de ces êtres que le professeur Grasset range parmi les demi-fous ; mais les demi-fous n’en font pas moins, très souvent, « l’ornement de la société ». Ils paraissent plus nombreux dans la littérature moderne que dans les littératures anciennes, mais ce n’est qu’une illusion d’optique. Les vrais fous paraissent plus nombreux aussi et les criminels et les malandrins de tout genre ; mais cela tient à ce que nous avons inventé la statistique, l’investigation psychologique, et que nous sommes curieux du détail, qui ennuyait nos ancêtres. Piacine, avec son air d’homogénéité pompeuse, est assez mal équilibré. Toute sa famille est névropathique et atteinte de dégénérescence religieuse. Son génie n’est qu’une belle crise de lucidité intellectuelle, étouffée entre deux périodes d’affaissement. Une rémittence, huit ans avant sa mort, lui permet Athalie et il retombe engourdi. En dehors de ses tragédies, il est presque nul : sa mentalité enfantine fait de la peine, sa dévotion grossière afflige. Avec cela, on le voit méchant, assez borné pour s’être risqué, dit-on, vers les confins du crime, assez sot pour se désespérer d’avoir déplu au roi, lui qui avait une fortune indépendante, une famille, des amis, et tout ce qu’un esprit simple peut souhaiter de consolations religieuses. La vie de certains grands hommes est triste, regardée de près. Celle de Pascal épouvante. Tant de raison mêlée à tant d’absurdité ! Quoi ! le plus grand physicien de la nature humaine adore la Sainte Epine et porte sous sa chemise un écrit magique rédigé dans le goût des conjurations du Dragon Rouge et du Grand Albert ! Après cela, il est permis à tout le monde d’être fou, et Jean-Jacques se range en bonne compagnie.

Laissons donc. Cela n’a qu’une importance générale, et dans un autre ordre de recherches. Nietzsche est mort fou et cela n’empêche pas son œuvre, que M. Lasserre connaît et aime, d’être saine et logique. Peu importe que l’arbre soit malade : nous jugerons de ses fruits à leur saveur, et non à la qualité de l’écorce ou de l’aubier. Rousseau a mis quelques idées en circulation et il a proposé aux hommes l’exemple d’une certaine sensibilité. De ses idées, les unes sont absurdes et n’ont trompé que ses contemporains ; les autres sont exactes, et leur expression, à un moment donné, était inévitable. Quant à sa sensibilité, la mode s’en est perpétuée jusqu’à nos jours, comme je l’ai déjà indiqué : nous en sommes serfs, même si nous répudions les idées qui en sont nées. C’est un fait qui serait très long et difficile à analyser. Il se comprend par un exemple : les Confessions semblent encore à tout lecteur un livre écrit d’hier matin. Rien n’est venu s’interposer, depuis plus d’un siècle, entre les Confessions et nous, et Flaubert, lui-même, en les tournant en ironie, n’a fait que nous révéler une nouvelle manière d’en goûter le charme.

La plus folle des idées de Jean-Jacques est celle de la bonté native de l’homme ; mais elle n’est pas plus folle que l’idée chrétienne de sa méchanceté originelle, nécessaire depuis le péché. A de la théologie, Jean-Jacques, né en pays théologique, oppose de la théologie, cela ne prête même pas à de la discussion. Ce sont des idées en l’air. L’homme n’est ni bon ni méchant : il est l’homme, animal particulier qui, outre ses besoins physiques, a des besoins métaphysiques, parce qu’il vit, non seulement une vie réelle, mais surtout une vie de représentation. Le monde, pour lui, est moins tel qu’il le sent que tel qu’il croit le sentir. De cette sensibilité complexe est né le désir d’un état qui n’a jamais été atteint que fugitivement, le bonheur. Tous les moyens sont légitimes, qui sont de naïves méthodes pour la recherche du bonheur. C’est la connaissance, disait un serpent célèbre ; c’est l’ignorance, disait Jean-Jacques, qui est la condition du bonheur. Vénérables lieux communs ! L’originalité de Jean-Jacques est de simplifier Salente et de découvrir l’âge d’or, originalité bien médiocre et dont on ne devrait pas vraiment lui garder rancune. Les récits de Bougainville, qui revenait de Tahiti en 1767, confirmèrent, dans l’esprit des contemporains, l’idée de Jean-Jacques. Diderot batifola sur le même sujet. L’homme naturel devint une réalité que des gens croyaient entrevoir, le soir, au fond des campagnes. Laclos travaillait à lui donner une compagne, la femme naturelle, mais la Révolution interrompit cette genèse.

La seconde idée folle de Rousseau est celle de l’égalité native de tous les hommes ; elle est le complément de la première. Son origine n’offre aucun doute ; elle est inscrite dans le catéchisme de toutes les sectes chrétiennes. Tous les hommes sont égaux devant la loi. La loi même conteste cela tous les jours de cent manières différentes, puisque les codes ne sont que l’énumératioa des privilèges accordés à différentes espèces sociales ou des privilèges que la société s’accorde contre d’autres espèces. Mais les privilèges sont basés sur un droit commun : c’est la grâce. Tout cela encore est ecclésiastique. L’originalité de Rousseau, cette fois, est de tenter de faire passer dans la pratique un principe évangélique qui dormait. Tel que vu par Rousseau, il serait peut-être très dangereux ; tel que l’ont appliqué les gouvernements, depuis cent vingt ans, il est inoffensif. Sa virulence paraît dans les théories collectivistes, dont nous sommes loin.

La troisième idée de Rousseau est celle de la souveraineté du peuple, et celle-là je ne vois pas comment on pourrait la contester. On peut trouver que c’est une de ces vérités dont on aurait pu se passer, mais, une fois formulée, elle s’impose. Le droit d’un groupe humain à régler ses destinées politiques ne semble limité que par la nécessité de conquérir un certain équilibre social. Cette idée agaçait Rivarol ; elle indigne Taine ; personnellement, elle ne satisfait ni ma raison ni ma sensibilité, mais je ne vois aucune objection sérieuse à lui opposer dans aucun domaine. J’éprouve, s’il s’agit des droits de l’individu à se gouverner à sa guise, la même pénurie d’arguments. Pour me dompter, dans l’un ou l’autre cas, je consens à ce que l’on emploie la force ; mais il restera qu’une force supérieure pourra défaire l’œuvre organisée contre ces droits. On revient toujours, en sociologie, au théorème de la force : la force est le droit. Il ne faut, à aucun moment, oublier ce que dit Pascal : « Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » Tel est le fondement du droit. La troisième idée de Rousseau n’y contredit pas, parce que la volonté générale, si elle se concentre à être bien une volonté, aura toujours le dernier mot. M. Lasserre a beau dire que « volonté générale », ce n’est qu’une expression mythologique, des faits de force populaire ont montré que, sous cette mythologie, il y a parfois une réalité.

On ne voit pas bien comment tout cela se rattache au romantisme, à moins que le romantisme ne soit considéré comme l’état d’esprit même du dix-neuvième siècle. Admettons-le. Nous aurions donc, venant de Rousseau, le romantisme politique, le romantisme social, tel qu’il s’est développé non seulement dans l’action, mais aussi dans le rêve humanitaire de George Sand, de Michelet, des récents anarchistes. C’est possible, quoique je pense que l’on oublie plusieurs autres sources, notamment les Saint-Simoniens et Byron.

Je voudrais encore examiner ce que l’on a appelé le droit au bonheur. Absurde sous cette forme, l’idée est fondamentale, si on dit : le droit à la recherche du bonheur. Ce n’est pas Rousseau qui a inventé cela, mais en exaltant le bonheur passionnel, il a enfiévré les chercheurs. « Le ciel romantique, dit M. Lasserre, c’est le mirage d’une terre et d’une humanité complaisantes à tout mes désirs. » Il faut cependant accepter cela, ou se plier a la résignation, rêver du ciel chrétien. Chimère pour chimère, je crois qu’il vaut mieux que l’idéal soit terrestre, parce que cela donne aux hommes un principe inépuisable d’activité. Cela fait des révolutions. Sans doute, mais voudrions-nous être bouddhistes ou musulmans ? Il faut choisir entre marcher ou s’asseoir. On ne reste pas longtemps debout à la même place, sans périr d’ennui, plus encore que de fatigue. Quand l’idéal est terrestre, il est instable, parce qu’il devient vite individuel. C’est encore vrai, mais les individus ont leur mérite, et le premier, c’est qu’ils sont la seule réalité.

Le livre de M. Lasserre, que je n’ai visé ici qu’en allusion, en prétexte, est infiniment curieux. Il est même mystérieux. M. Lasserre a presque toujours raison dans le détail, et je ne saurais lui donner raison dans l’ensemble. C’est sans doute que les faits et les idées qu’il critique ont deux faces. Il nous montre l’une et nous cache l’autre ; mais l’autre, nous la devinons et nous rétablissons la tête tragi-comique, celle qui rit à gauche et, à droite, grimace, comme ce marbre du jardin des Tuileries. S’il était un rhéteur, je lui conseillerais d’écrire un second volume, le tome qui rit après le tome qui pleure, mais il est un philosophe et je prends dans son livre ce qu’il faut prendre, quand on le trouve, dans le livre d’un philosophe, des idées, que l’on retourne, que l’on repense, qui vous provoquent, éperons dont on sent la pointe.

Il faut admirer M. Pierre Lasserre et son livre. Je les considère avec bonheur et avec effroi. Voici la plus belle œuvre critique que nous ayons vue depuis Taine. Mais, comme Taine, M. Lasserre a dans l’esprit des parties bien injustes, et c’est ce qui me trouble. Qu’il nous soit né un écrivain d’idées et de passion avec lequel il nous faudra compter désormais, je le crois, et finalement cela m’enchante. J’attends M. Lasserre sur les contemporains. Il est capable d’en renouveler les valeurs et d’en corriger la hiérarchie.


LE MUSSET DES FAMILLES


Vous souvient-il de Pierre Abélard, « qui fut châtré et puis moine », comme dit François Villon ? Pareille aventure vient d’arriver à Alfred de Musset. Il a subi l’opération fatidique. Le beau coq fringant qui courait après toutes les poules est devenu un paisible chapon propre à prendre de la graisse en somnolant dans sa cage. Le dandy est devenu marguillier. Il pense comme M. René Bazin et comme M. François Coppée, lesquels sont bien pensants. Un bout de chapelet sort de la poche jadis gonflée de billets doux. Don Juan est devenu aumônier chez les filles repenties, et quand l’une d’elles est trop jolie, il baisse la paupière et déplore les artifices du démon.

C’est ainsi qu’on vous métamorphose un homme ! Oh ! l’opération fut bien faite, puisque l’opérateur fut M. Émile Faguet. Chirurgien expérimenté, il a tranché dans la chair avec élégance et précision. M. Faguet a du savoir, de l’esprit et même de la désinvolture ; il vous chaponne un grand poète en un tour de main, sans que le sourire ait quitté ses lèvres amènes. Car il a le sourire, tout comme la Joconde, ce grand prêtre, et il murmure, tout en essuyant à son étole le couteau du sacrifice : « Ce n’était pas plus difficile que cela ! »

M. Faguet est bon enfant, mais trop modeste. Ce qu’il a fait est très difficile et, certes, je ne m’en chargerais pas. Il a, dans l’œuvre d’Alfred de Musset, taillé un volume, mi-prose, mi-vers, destiné à l’édification littéraire, morale et sociale des familles pieuses. « J’y ai mis tous mes soins, dit-il, et je souhaite avoir réussi. » Il a réussi. Cette œuvre hardie m’inspirait une vive curiosité. A peine était-elle en vente que je m’empressais de l’acquérir. Les occasions de se divertir sont rares et l’on ne vous offre pas tous les jours un « Musset des Familles ». Quand Ninette ou Ninon se taillent une robe, il tombe des rognures. M. Faguet a recueilli ces rognures, les a classées, étiquetées avec soin. On connaît la provenance de chaque morceau d’étoffe. Ceci vient de l’épaule et ceci de la gorge, et ceci de la manche et ceci de la jupe. Voici, jeunes filles, un peu de Mardoche et un peu de Namouna. Par ce que nous vous donnons, jugez de ce qui manque. Voulez-vous des précisions ? Lisez l’étiquette : Namouna est l’histoire d’un jeune pacha quelconque qui habite quelque part en Orient et qui a un caractère assez singulier. Voilà. On ne saurait vraiment, sans indiscrétion, en demander davantage. Mais les familles pieuses ne sont pas indiscrètes. Les révélations de l’étiquette leur suffisent. Les familles pieuses ne sauront jamais que Hassan était couché tout nu sur une peau d’ours et que Musset trouve cela une très noble pose. Le Hassan des familles s’enveloppe d’une robe de chambre à fleurs et il donne audience à la vertu persécutée. Ah ! ce n’est pas lui qui, sur la souple ottomane, se laisserait bercer par des bras parfumés ! Fi donc ! Jeune homme modèle, qui sait ? élève peut-être des bons pères missionnaires, le Hassan des familles ne se montre à ses lecteurs mondains que dans l’attitude la plus correcte. On sent, à chaque page, la collaboration éclairée de M. Arthur Meyer, éditeur de la chose.

J’attendais le Rolla des familles, non sans quelque impatience. Il est digne de Hassan, c’est tout dire. L’étiquette qui en accompagne les rognures a de la saveur : « En 1883, Musset donna Rolla dans la Revue des Deux Mondes, qui ne l’accepterait pas aujourd’hui, pour raisons très respectables. » Et cette remarque, qui est juste, montre bien le chemin parcouru depuis soixante-dix ans dans le sens de la réaction religieuse et de la morale dévote. Un poète qui publierait aujourd’hui un poème d’une allure aussi libre se fermerait à jamais non seulement les portes de la célèbre revue, mais aussi celles de l’Académie française. Il y a moins de libéralisme littéraire, moral ou politique, dans le présent monde académique que dans celui de la Restauration ou de Louis-Philippe. Si l’Académie, en son ensemble, a gardé certaines audaces d’appréciation, ce n’est qu’à force de luttes contre un parti toujours de plus en plus puissant et sous les efforts duquel finirait, si l’on n’y prenait garde, par succomber la libre et fière pensée française traditionnelle. M. Faguet n’est pas de ceux qui souhaitent un tel résultat ; il sait maintenir sous la pression cléricale l’indépendance de son jugement, et peut-être est-il le premier à sourire, dans son scepticisme bon enfant, de ce Musset des familles, qui sera d’ailleurs très probablement une fructueuse entreprise de librairie.

Tant qu’on ne se résoudra pas à donner aux filles la même éducation qu’aux garçons, à leur enseigner la même morale, à tolérer chez elles les mêmes curiosités, il faudra bien arranger pour elles, déviriliser pour elles la littérature masculine. Le Musset des familles est une conséquence de nos préjugés ou, si l’on veut, de nos habitudes, de nos traditions. Je ne puis me tenir de le railler, mais je reconnais sa nécessité. On instruit les jeunes filles, on prétend même leur donner une culture générale, dont la littérature fait nécessairement partie ; or, Rabelais, Molière, Voltaire, Musset font partie, et au premier rang, de la littérature. Faut-il mettre entre leurs mains Pantagruel, Sganarelle, Candide, Rolla ? Telle est la question. On n’attend pas de moi que j’essaie de la trancher à l’improviste. Tout ce que je puis dire, c’est que, incliné à un grand libéralisme dans l’éducation des jeunes filles, je reconnais que ce libéralisme a des limites. En allant trop loin, on froisserait bien des sensibilités. La vraie solution serait peut-être de laisser telles qu’elles sont les œuvres des grands écrivains, de ne pas les édulcorer, de ne pas leur enlever, par des coupures malheureuses, cette hardiesse spontanée qui fait leur charme. Alors on fermerait la porte aux jeunes filles que l’on veut élever à l’ancienne mode, comme on la ferme aux petits garçons, sans que personne ne s’avise de les plaindre. Il vaut mieux, en somme, ignorer Musset que de croire que c’était un Lamartine un peu plus fiévreux et un peu moins correct, mais qui a traité à peu près les mêmes sujets, et qui avait pareillement l’âme enrobée de moralisme et de religiosité.

Le Musset des familles est, nous dit-on, le premier d’une série. Il a eu des modèles. Il y a quelques années, ne s’avisa-t-on pas d’une entreprise encore plus comique, le Rabelais des jeunes filles ? Ce livre m’est inconnu, et je crois qu’il n’eut guère de succès. Plus récemment, un éditeur catholique a publié un Balzac expurgé, rendu tout pareil à Berquin, un Balzac qui ferait l’ornement de la Bibliothèque rose. Enfin, je possède deux petits volumes rares et bien curieux, qui s’appellent le Molière de la jeunesse. L’auteur était universitaire du temps que l’Université était sous la coupe de l’Église. Il est mort en 1840. Cet excellent homme admirait beaucoup Molière, mais il le considérait en même temps, il nous en informe dans sa préface, comme un auteur des plus dangereux pour la jeunesse. Des enfants, dit-il, ne pourraient même le parcourir sans péril pour leur innocence, car ses comédies roulent presque toutes sur des intrigues amoureuses et peignent des passions qui ne s’éveillent que trop dans l’imagination ardente de la jeunesse. Mais quel dommage que ce qu’il y a de « répréhensible » dans ces pièces empêche qu’on les mette entre toutes les mains, car, il le confesse, elles contiennent et de belles choses, et des choses fort amusantes. Il coucha donc Molière sur la table d’opération et il trancha dans le vif. Le résultat donne un Malade imaginaire arrangé en deux actes et duquel ont disparu Béline, Louison et Cléante ; un Misanthrope réduit à un acte et duquel on a tout bonnement ôté Célimène. Alceste sans Célimène, cela passe l’imagination ! Le reste est à l’avenant, mais Tartufe, pour plus de sûreté, est enlevé tout entier. Veut-on le nom de ce pédagogue effronté ? Il s’appelait M. Jauffret. Auprès du Molière de la jeunesse, le Musset des familles est, je le reconnais, une œuvre hardie, un modèle de loyauté littéraire. Même dans les milieux qui affectent le plus vif attachement à la morale chrétienne, cette morale est en désarroi. M. Faguet laisse passer des choses telles que :

Regrettez-vous le temps où les nymphes lascives
Ondoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux ?

Voilà une image bien peu « famille » et bien peu chrétienne. Est-ce que tout cela, au fond, ne serait pas de l’hypocrisie ? Est-ce que nous ne serions pas, avec ce Musset des familles, dans un monde qui veut faire croire à son antique vertu, mais qui, dans l’intimité, s’en moque ? J’aime mieux insinuer que la liberté de penser et de sentir a fait quelques progrès, même parmi ceux qui font profession de n’accueillir que des pensées modestes, de n’éprouver que des sentiments permis.


STÉPHANE MALLARMÉ DEVANT LA CHRONIQUE


M. Henry Fouquier s’est annexé un journal qui n’avait pas encore, dans les temps historiques, subi sa prose. La conquête du Temps[21] porte à vingt-trois, dit-on, le nombre des chroniques hebdomadaires vomies par la gargouille de ce vieux Prud’homme marseillais. Cette triste polyurie s’inaugure ici par le bafouage du génie précieux et discret de Stéphane Mallarmé ; comme tous les chroniqueurs illustres, M. Fouquier a tenu à ouvrir pendant dix minutes, sur la tête du mort glorieux, le robinet de ses judicieux aphorismes. Car celui-là passe pour judicieux, parce qu’il est morne, parce qu’il n’a pas d’esprit, parce qu’il dit toujours la même chose dans toujours les mêmes phrases poncives. Lui aussi, paraît-il, est un représentant du bon sens français ; et mieux, il est un des piliers de ce temple rococo, où il fait vis-à-vis à M. Sarcey, quoique modestement. Je crois que M. Fouquier n’est pas estimé comme il le mérite. Peut-être ne l’a-t-on jamais lu, j’entends lu d’un peu près, avec le souci de jouir de la profondeur de sa pensée et de la nouveauté de son style. Les cent lignes, dans lesquelles il dénonce — c’est sa manie, à lui — le « délire » de Stéphane Mallarmé, m’ont semblé tellement caractéristiques que les voici. Il est bon que les étrangers qui aiment la littérature française sachent combien nous avons à lutter pour faire entrer une idée juste ou un nom nouveau dans les cerveaux fiévreux de nos compatriotes. Dès que le coin d’acier a été retiré du crâne, la blessure se referme ; mais nous ne nous découragerons pas, nous cognerons jusqu’à ce que les têtes soient en marmelade. Dix fois on a expliqué aux critiques célèbres les causes, toutes psychologiques et si curieuses, de l’obscurité syntaxique, parfois très réelle, de M. Mallarmé ; dix fois on a coupé les roseaux autour de la statue, et nul n’a voulu s’approcher pour écouter les confidences du dieu. Pourtant, ils se seraient épargné d’accomplir eux-mêmes la prophétie et de réaliser un jour, en leur âme,

Les noirs vols du blasphème épars dans le futur.

Il y a de la stupidité, il y a de l’ignorance, il y a de l’envie, mais il y a aussi du mensonge dans ces cris contre l’obscurité de Mallarmé. Son œuvre contient plus d’une page difficile, soit ; quelques autres peuvent passer pour impossibles, c’est encore vrai ; mais les vers limpides ou opalins, les poèmes doucement lumineux et parfois rouges d’un incendie rapide sont les plus nombreux. Un malheureux professeur, particulièrement déshérité, signalait récemment, comme un monument de ténèbres, le Tombeau de Baudelaire (et surtout le vers cité plus haut). J’avoue, et la plupart des écrivains de ma génération penseront sans doute ainsi, que ce sonnet est aussi clair pour moi que le Lac, et beaucoup plus que la Tristesse d’Olympio. La poésie française est sans cesse rejetée par la basse critique, dans la lumière crue des lieux communs, des plaines bêtes et des routes dévorées par le soleil ; on n’a pas encore pris son parti qu’elle préfère la fraîcheur des sources et des crépuscules. Quelle vraie poésie est claire — au sens que Boileau donne à ce mot irritant ? Celle de Dante, peut-être ? Mais si le premier livre de l’Enfer surgissait inédit,

Trompette tout haut d’or pâmé sur les vélins,

qui oserait le déchiffrer sans peur ? Celle de Goethe, dont le Second Faust reste une énigme ? Celle de Browning, que plusieurs sociétés expliquent avec passion ? Celle des Chansons populaires, jadis les délices du peuple ? Mais ces vieux vers sont parfois si obscurs que la chanteuse qui s’en réjouit échoue à les comprendre.

Un spectre m’attendait dans un grand angle d’ombre,
Et m’a dit :
— Le muet habite dans le sombre.

Voici maintenant le morceau de M. Fouquier, — à titre de document psychologique :

« . . . . . . . . . . .
Il est des morts qu’il faut qu’on tue.

« Hé ! non… Ne tuons pas les morts qui eurent leur heure de gloire, car cette gloire ne fut jamais sans quelque raison d’être et, dans le passé, elle dut peut-être moins qu’aujourd’hui au goût du paradoxe littéraire qu’on pousse jusqu’à la folie. J’imagine que quelques-uns de nos grands hommes d’à présent pourraient envier, dans un demi-siècle, ce qu’il reste encore du grand renom de Delavigne. Ces jours-ci, par exemple, est mort le roi des poètes. Le roi des poètes, élu, d’ailleurs, par un plébiscite particulièrement intime, était M. Stéphane Mallarmé. Croyez-vous que l’avenir, je ne dirai pas consacre, mais connaisse cette éphémère royauté ? Le roi des poètes était un excellent homme, de son métier professeur d’anglais, menant une vie de bon bourgeois, tout à fait digne et estimable et dont on ne sait nul trait qui ne soit à son honneur. Mais le pédagogue se doublait d’un lettré et d’un poète excentriques jusqu’à la folie. C’est à ce point que bien des gens se demandèrent et se demandent encore si Stéphane Mallarmé ne fut pas un « fumiste », comme on dit, et si nombre de ses productions ne furent pas une ironie parodique, comme fut le Parnassiculet, exquise plaisanterie de Daudet[22]. Mais non. On ne continue pas une farce toute sa vie. L’obscurité de Mallarmé, les tortures qu’il infligeait aux mots, étaient même moins une manière factice et voulue qu’une satisfaction naturelle de son instinct. Comme Odilon Renot[23] dans le dessin, il fut hanté, dominé, perdu (littérairement s’entend) par cette fausse pensée et cette ambition illusoire de vouloir traduire par la langue des sensations de rêves, assurément incohérentes. Le sobre savant en arrive à écrire comme parlerait un ivrogne. Je tire de ma bibliothèque, où, depuis trente ans, j’entasse volontiers les curiosités littéraires, le premier numéro d’une revue publiée par Jouaust, en 1874. Cette revue, qui s’appelle : Revue du monde nouveau, alla-t-elle plus loin que ce premier numéro ? Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, je l’exhume du vaste et peuplé cimetière des revues mortes. Les plus beaux noms apparaissent sur cet exemplaire rare : Banville, Dierx, Leconte de l’isle, Sully Prudhomme, Cladel, Zola, Villiers de l’Isle-Adam et celui du directeur, cet étrange Charles Cros, sorte de Léonard de Vinci montmartrois. Stéphane Mallarmé y a donné un morceau précieux. Ceci s’appelle le Démon de l’analogie. J’en cite des extraits les plus caractéristiques[24]. « Je sortis de mon appartement, dit Mallarmé, avec la sensation propre d’une aile glissant sur les cordes d’un instrument, traînante et légère, que remplaça une voix prononçant ces mots sur un ton descendant : « La pénultième est morte », de façon que la pénultième finit le vers et, est morte se détacha de la suspension fatidique plus inutilement en le vide de signification. Je fis des pas dans la rue et reconnus en le son nul la corde tendue de l’instrument de musique, qui dtait oublié et que le glorieux souvenir, certainement, venait de visiter de son aile ou d’une palme ; et, le doigt sur l’artifice du mystère, je souris et invoquai de vœux intellectuels une spéculation différente. La phrase revint virtuelle, dégagée d’une vision antérieure de plume ou de rameau, dorénavant à travers la voix entendue, jusqu’à ce qu’enfin elle s’articula seule, vivant de sa personnalité. J’allai (ne me contentant plus d’une perception) la lisant en fin de vers, et, une fois comme un essai, l’adaptant à mon parler ; bientôt la prononçant avec un silence après « pénultième », dans lequel je trouvais une pénible jouissance : « la pénultième » puis la corde de l’instrument, si tendue en l’oubli sur le son nul cassait, sans doute, et j’ajoutais, en manière d’oraison : « Est morte. » Ainsi continue le poème en prose sur la mort de la Pénultième, pendant quelques pages, parfaitement semblables à son début. Je ne continue pas cette citation irritante qui tourne à une impression de tristesse. Car le problème littéraire et l’effort impuissant de compréhension vont tout droit à cette fâcheuse idée, que le médecin pourrait bien avoir à prendre la place du critique vainqueur… »

Telle est la blague grossière, lourde et triste, sous laquelle le boulevardier, « critique vainqueur », croyait enterrer le subtil, rare et immortel Mallarmé. Je le répète : c’est un document psychologique et rien de plus. Caliban déclare qu’il ne comprend pas Ariel : on s’en doutait.


LOUISE COLET


Il y en a beaucoup aujourd’hui, mais peut-être pas, en proportion des hommes, davantage que jadis. Les femmes de lettres sont au premier rang, au dix-septième siècle, avec madame de La Fayette, qui faisait de petits romans délicats, et avec mademoiselle de Scudéry, qui en faisait de très gros, avec madame de Villedieu, dont la troupe de Molière joua les tragédies et qui ajoutait à ses romans le piquant de la galanterie, avec madame de Sévigné, journaliste intime, avec madame Deshoulières, que Corneille admirait, avec madame Dacier, qui fit notre plus agréable et peut-être plus véridique traduction d’Homère, avec madame d’Aulnoy, sœur de Perrault, avec bien d’autres, moins illustres. Au seizième siècle, c’était la reine Marguerite qui se mêla au monde littéraire en devenant la maîtresse de Clément Marot et en écrivant ses amusantes nouvelles. Plus haut, c’était Christine de Pisan, dont l’inépuisable diversité agréait aux dames du quinzième siècle, fort adonnées aux lectures morales non moins qu’aux poésies amoureuses. Plus haut encore c’est Marie de France, qui fit des vers encore charmants, et dont on ne sait rien, sinon qu’elle naquit à Compiègne et vécut en Angleterre, au treizième siècle. Ce n’est pas d’aujourd’hui, on le voit, que les femmes de chez nous écrivent, en prose ou en vers. En revenant à notre point de départ et en descendant vers les années contemporaines, nous verrions leur nombre s’accroître, en même temps que leur influence, à de certains moments. Le dix-huitième siècle est plein de la gloire d’Emilie du Châtelet et du bruit de ses amours avec Voltaire. C’est une des plus solides têtes de femme de toute notre littérature, et qui ne le cède qu’à madame de Staël. Elle rayonne parmi les Staal de Launay, les Tencin, les du Deffand, les Lespinasse et tant de bonnes têtes philosophes. Au dix-neuvième siècle, elles commencent à être si nombreuses et d’un talent si uniforme que le choix devient difficile. Laissons les romancières. Voici celles qui furent avant tout des poètes ou des poétesses : voici la plaintive Desbordes-Valmore et la hargneuse Louise Colet ; voici Amable Tastu et Anaïs Ségalas, Mélanie Blanchecotte et Louise Ackermann, Louisa Sieffert et Hermance Lesguilîon, qui eurent toutes leurs heures de sourire et de notoriété. Nos contemporaines sont bien plus nombreuses encore, parce que l’on est toujours un peu moins inconnu, quand on est vivant que quand on est mort. Bien rares sont les heureux à qui la mort ouvre l’immortalité. Mais c’est parmi les femmes surtout que le petit nombre des élues est vraiment tout petit. Hâtons-nous donc d’admirer les femmes poètes, pendant qu’elles chantent, et aussi pendant qu’elles sont jolies. La plus célèbre est madame de Noailles, elle est vraiment « l’illustre Sapho » ; la plus remuante est madame Delarue-Mardrus, qui vient de conquérir l’Algérie. Chaque poète, maintenant, ou presque, se double d’une poétesse : madame de Régnier, discrète et méditative ; madame Mendès, ingénieuse et savante. Valentine de Saint-Point, Nicolette Hennique appartiennent aussi à des familles littéraires. Renée Vivien a été célébrée par M. Charles Maurras, et Hélène Picard par M. Emile Faguet. Celle-ci est Toulousaine. La province est riche : Bordeaux a Marie Nervat ; la France-Comté, Marie Dauguet ; Digne, Cécile Sauvage. L’Alsace a l’énigmatique Sybil et Venise, Laurent Evrard, qui cache son sexe et montre son talent.

Voilà de grandes richesses, et j’oublie sans doute de beaux diamants. Les hommes, quoi que l’on pense, n’en sont point jaloux. Les gloires féminines et les masculines sont des gloires différentes. Elles n’empiètent pas les unes sur les autres et parfois, au contraire, elles se complètent et se font valoir. Les femmes, depuis quelque temps, ont pris le parti, quand elles écrivent, d’essayer d’une certaine sincérité, mais cela leur est bien difficile. Leurs poésies diront toujours ce qu’elles voudraient être, et non ce qu’elles sont. Si elles étaient sincères, d’ailleurs, les hommes ne les estimeraient plus ; et elles sentent le péril. Les femmes sont obligées à une attitude dont les hommes, qui l’exigent, connaissent l’hypocrisie, mais qui les charme comme un hommage craintif à leurs désirs. Quelques-unes s’émancipent, pourtant, à mesure qu’elles échappent au joug religieux, et on ne reprochera pas à Renée Vivien d’avoir cajolé l’opinion publique. Je souhaite vivement, pour ma part, que cette émancipation s’achève et que les aveux féminins se fassent moins équivoques. Il faut qu’un peu de la vie se lise clairement dans l’œuvre, même dans l’œuvre d’art ; sans quoi on tombe dans la rhétorique : il y a une rhétorique féminine, plus déplaisante encore que l’autre, parce qu’elle est encore plus verbeuse et plus molle. George Sand, qui n’eut que des quarts d’heure de sincérité, en a donné de bien fâcheux exemples ; on en trouve de pires quand on confronte la vie et les livres de sa contemporaine Louise Colet.

Louise Colet participa beaucoup à la littérature française, au cours du dix-neuvième siècle, mais ce fut par ses émois plus que par ses œuvres. Elle réchauffa, de tout son feu, qui était ardent, le cœur philosophique du vieux Cousin, et elle fit goûter à Flaubert les délices de la première passion. Elle était jolie, frénétique, jalouse, spirituelle et sans presque aucun talent. Ce sont des titres pour figurer, sinon dans les anthologies, du moins dans les mémoires secrets de la littérature. Or, les œuvres de cette dame, qui ne fut « vertueuse et honnête » qu’au sens gaillard que Brantôme donnait à ces mots, sont d’une décence excessive. Tous les deux ou trois ans, grâce à la protection de son docte amant, elle remportait le prix de poésie à l’Académie française. Les sujets humanitaires ou patriotiques inspiraient volontiers sa chaste muse. Elle mit en vers le musée historique de Versailles ; elle versifia la colonie pénitentiaire de Mettray, Cependant un autre de ses amants, l’amant sérieux, celui-là, le pharmacien Quesneville, directeur du Moniteur scientifique, lui faisait la galanterie d’une édition mirifique de ses poésies en un luxueux in-folio tiré à vingt-cinq exemplaires. On attribua longtemps cette générosité à Victor Cousin, mais le philosophe, sans être tout à fait avare, savait trop bien compter pour se livrer à de telles folies. Je trouve ces petites révélations dans les deux volumes pleins de faits et d’anecdotes que M. Léon Séché vient de publier sur Alfred de Musset. Cousin se bornait à la faire couronner par l’Académie et à lui ouvrir revues et journaux. Louise Colet était d’ailleurs assez désintéressée et avait l’ambition de vivre de sa plume. Elle possédait un mari, le sieur Colet, musicien, qui considérait les ébats de sa femme d’un œil fort placide. II ne s’émut même pas, quand Alphonse Karr, lui apprit, dans les Guêpes, qu’il était devenir, par procuration, père d’une petite fille. Sainte-Beuve écrivait à ce propos à Juste Olivier, le 9 juin 1840 : « Cousin s’est fait grand tort sur un point, c’est en ayant madame Colet publiquement pour maîtresse : elle est enceinte, il a été à Nanterre pour la nourrice. Ce polisson d’Alphonse Karr a raconté tout cela dans ses Guêpes. » C’est à la suite de cette indiscrétion que Louise Colet, qui avait des nerfs et du nerf, s’en alla donner à Alphonse Karr un coup de couteau dans le dos. Le couteau glissa, Karr le confisqua, le fixa au mur de son cabinet de travail avec une inscription commémorative, et cela fut tout. Quelques années plus tard, elle rencontrait Flaubert dans l’atelier du sculpteur Pradier, et devenait immédiatement sa maîtresse, sans rompre avec Cousin, qui se sentait délaissé et qui aimait toujours. Elle avait même le cynisme de communiquer à Flaubert les lettres du philosophe et Flaubert lui écrivait avec candeur : « Tu me donnes tout, pauvre ange, ta gloire, ta poésie, ton oœur, l’amour des gens qui te convoitent. » Une autre fois : « J’ai lu la lettre de Platon… » Flaubert ne sut la vérité que beaucoup plus tard. Peu au courant de la vie parisienne, il s’était laissé persuader par Louise Colet que Cousin n’avait pour elle qu’un amour aussi platonique que philosophique. Toutes ces lettres de Flaubert à cette femme passionnée et un peu hystérique sont bien curieuses par le contraste de la maturité de l’esprit et de la jeunesse du cœur. Elle avait été pour lui l’initiatrice. Il l’avoue et on le devinerait sans ses aveux répétés. Louise Colet le troubla immensément : « Tu donnerais de l’amour à un mort, comment veux-tu que je ne t’aime pas ? » Il avait conscience d’être tombé dans un gouffre, mais une fois tombé, il y restait avec volupté. Il se rassasia vite cependant, espaça les séjours qu’il faisait à Paris, se terra de plus en plus à Croisset, puis disparut, parti pour l’Orient. Elle le reprit, dès son retour, et la liaison dura encore deux ans ; mais, dans les derniers temps, Flaubert ne venait plus à Paris qu’en cachette, ne sortant qu’en voiture, stores baissés, craignant le tigre prêt à bondir sur lui. Cela finit par une scène presque tragique où ce fut le tigre qui manqua d’être étouffé. Entre temps, elle s’était offert Alfred de Musset, ce qui n’était pas très difficile. On a peu de détails sur cette brève liaison, ou plutôt sur cette passade, quoiqu’elle l’ait contée elle-même dans le livre, un instant célèbre, qui s’intitule Lui ! Alfred de Musset y figure sous le nom d’Albert de Lincel et Flaubert sous le nom de Léonce. Ils y sont tous les deux très bien traités, mais il y manque Victor Cousin, ce qui prouve que c’est peut-être le seul qu’elle ait aimé vraiment. Mais elle était fière d’avoir été, ne fût-ce que quelques mois, la rivale de George Sand. Elle cachait le reste de sa vie, mais elle avouait cela, publiquement. Cela ne l’empêcha pas de publier des « Historiettes morales » et beaucoup de livres pour la jeunesse. Elle ne dupa qu’à demi ses contemporains. Sainte-Beuve, qu’elle persécuta pour qu’il parlât d’elle, l’estimait peu. N’importe, si l’amour des grands hommes est un bienfait des dieux, Louise Colet fut abondamment bénie. Nos neveux connaîtront les aventures amoureuses des célébrités d’aujourd’hui. Ils s’amuseront beaucoup à ces piquantes histoires, qui ressembleront de très près à celles qu’on nous conte maintenant. Quel est le Victor Cousin qui a une Louise Colet ? Quel est la Louise Colet qui a un Flaubert ? Si je le savais, je ne le dirais pas.

1907.


II

RÉVOLUTION



RIVAROL


I
PREMIÈRES ŒUVRES : LE LITTÉRATEUR

Sa réputation d’homme d’esprit a beaucoup nui à Rivarol. M. Taine, qui ne se tient pas d’admiration devant Mallet du Pan, n’ose pas louer Rivarol, et il ne le cite même qu’en témoignage de faits insignifiants. Il lui impruntera ses idées, et jusqu’à ses métaphores[25], mais sans oser le nommer. M. Faguet, qui n’a aucun préjugé, pas même celui de l’exactitude, se vante bravement de son intimité avec le diable : « Rivarol, dit-il[26], aussi spirituel que Chamfort, mais beaucoup moins profond, est connu pour son Discours sur l’Universalité de la langue française, couronné par l’Académie de Berlin, pour son Dictionnaire de la langue française[27], dont le Discours préliminaire, avec des prétentions philosophiques un peu fastueuses, n’est pas un mauvais morceau[28], et par sa collaboration aux journaux réactionnaires du temps. Journal politique et national[29], Actes des Apôtres[30], etc. Ses mots couraient les salons[31]… Il savait faire le vers aimable et léger du xviiie siècle…[32]. » M. Faguet se vante ; j’ai bien dit. Ainsi ceux qui ont lu Rivarol le taisent, et ceux qui en parlent prouvent qu’ils ne l’ont pas lu[33].

Tel est, pour employer un mot familier à Rivarol, l’état de la question.

Je pense, après avoir vécu presque une année entière dans son intimité, que Rivarol était un grand et bel esprit dont la floraison fut éclatante et la maturité un peu tourmentée.

Né à Bagnols, le 26 juin 1753, Antoine de Rivarol n’était méridional que par sa mère et sa grand’mère. Les Rivarol venaient du Milanais, plus anciennement de Parme. L’officier, cadet de famille, qui passa en France, vers 1716, et s’y maria, était né à Novare. C’est le grand-père de Rivarol. Son père, de Nîmes, vint à Bagnols, exerça, pour élever ses seize enfants, plusieurs fonctions ou métiers, tour à tour percepteur et fabricant de soie, aubergiste même, dit-on. Il était lettré, faisait des vers et c’est de lui que Rivarol apprit assez d’italien pour comprendre et traduire Dante.

Les premières années de Rivarol à Paris sont demeurées très obscures. On sait qu’il rechercha la protection de d’Alembert, de Buffon, de Voltaire, qu’il porta pendant quelque temps le nom de M. de Parcieux, bonhomme de savant, qui était son grand-oncle, qu’il se lia avec Gubières, Chamfort, Tilly, Champcenetz et qu’il fut enfin présenté à Panckoucke. A partir de ce moment, 1778, on le suit plus facilement. Le Mercure de France avait alors une importance qu’aucune revue n’a jamais retrouvée. Son directeur était un intendant à la nomination de l’État. Ses rédacteurs recevaient non seulement des émoluments, mais des pensions. Pendant quatre ou cinq ans, çà et là, on devine en quelque coin d’article, parmi des pages qui peuvent être de tout le monde, des phrases qui ne peuvent être que de Rivarol, car, dès ce moment, la forme de son esprit est fixée : lui seul a ce talent, qu’on a parfois imité en vain, de décerner ces éloges qui laissent perplexes, soit par leur énormité, soit par leur tour équivoque. Un sot ne pouvait-il pas se tromper à ceci ; il s’agit d’une tragédie où l’auteur amplifie un passage de Britannicus : « On ne peut pas se méprendre à cette imitation. Nous observerons seulement que Racine a mis beaucoup moins de vers. Racine n’avait pas tant de fécondité. » Rivarol, malgré la Révolution, conservera toujours cet art de cacher sous un sourire son mépris ou sa colère. Les temps qu’il vécut permettaient l’indignation : il n’y céda jamais que de premier mouvement ; souvent, comme honteux, il reprend en ironie ses premières touches de colère. Dans ses épigrammes sur Mirabeau, on voit toute la gamme de l’esprit de Rivarol, depuis la malice jusqu’au sarcasme. Le sarcasme est italien, l’ironie est française.

Le premier écrit séparé de Rivarol est une Lettre critique sur le poème des Jardins, badinage un peu gauche, mais si bien pensé qu’il représente assez véritablement l’arrêt de la postérité. L’abbé Delille y est doucement ramené à sa juste valeur. Dès ce moment, Rivarol prend, comme on disait alors, le « sceptre de la critique ». Par ses écrits et aussi par sa parole, par son silence aussi, il va diriger l’opinion. Quand la Révolution le force à devenir critique politique, il avait renouvelé la critique littéraire. A la suite de cette Lettre, on imprima bientôt le Chou et le Navet, facétie en vers qui eut, dit Cubières, plus de trente éditions. Rivarol s’amuse, mais, même quand il s’amuse, il reste judicieux. Quoi de plus véridique que cette prophétie burlesque sur l’abbé Delille :

Sa gloire passera : les Navets resteront.

Rivarol, autre signe de jugement, ne dédaigna jamais l’actualité. Sa Lettre sur le globe aérostatique est un agréable tableau de l’agitation où jetèrent Paris les expériences de Montgolfier et de Charles. Il y a déjà de la philosophie dans cette bagatelle et il juge bien l’honnête Montgolfier, inventeur par hasard, et Charles, « physicien très distingué ». C’est là qu’on trouve ce joli mot : « Il n’est rien de si absent que la présence d’esprit. » Comme tous les mots de Rivarol, il est lié à un texte : il est une conséquence, et non un trait jeté en l’air.

Couronné, en 1784, par l’Académie de Berlin, qui réservait cependant la moitié du prix à un sieur Schwab, imprimé la même année par Decker, le Discours sur l’Universalité de la langue française parut à Paris dans les premiers mois de l’année suivante. C’est probablement, avec l’Essai sur le libre arbitre de Schopenhauer, les seuls beaux fruits des concours académiques. Son succès fut grand, et il le méritait. Si les progrès de la philologie lui ont fait perdre presque toute sa valeur scientifique, la valeur philosophique et littéraire est demeurée intacte.

Sur l’invitation de l’Académie de Berlin, sans doute de Frédéric lui-même, Rivarol constatait un fait, toujours exact, quoique moins évident au premier coup d’œil, et tentait de l’expliquer. Ses raisons ne sont pas mauvaises ; elles peuvent se résumer ainsi : une grande littérature servie par une grande politique. Mais la partie la plus neuve du Discours, et qui l’est restée, est celle où Rivarol esquisse une sorte de psychologie[34] du langage. Est-ce à lui que l’on doit l’expression de parole intérieure, thème récent d’heureuses recherches ? Je le crois. Voici le passage : « Si la parole est une pensée qui se manifeste, il faut que la pensée soit une parole intérieure et cachée. » Il y a, un peu plus loin, un paragraphe sur l’accord entre les langues et les climats, qui ne me semble pas sans valeur, même scientifique : « La nature, qui n’a qu’un modèle pour tous les hommes, n’a pourtant pas confondu tous les visages sous une même physionomie. Ainsi, quoiqu’on trouve les mêmes articulations radicales chez des peuples différents, les langues n’en ont pas moins varié comme la scène du monde ; chantantes et voluptueuses dans les beaux climats, âpres et sourdes sous un ciel triste, elles ont constamment suivi la répétition et la fréquence des mêmes sensations. » Sans doute, Rivarol a lu Condillac, mais c’était son devoir, comme c’est son mérite d’avoir fait entrer dans la littérature des notions qui n’y avaient pas encore pénétré. Songe-t-on à ce qu’auraient mis de rhétorique, en un tel sujet, un La Harpe ou un Thomas, les grands critiques du moment ?

Après un intermède, le Dialogue entre Voltaire et Fontenelle, qui est peut-être le chef-d’œuvre de la finesse, Rivarol, surmontant de longues hésitations, donna enfin au public sa traduction de l’Enfer. Dante n’était connu en France que de ceux qui lisaient l’italien. On en possédait cependant une traduction complète, celle de Grangier, en vers (1597), mais plus difficile, de beaucoup, à entendre que l’original, et une traduction partielle, l’Enfer, par Moutonnet de Clairfonds (1776). La seule critique dont soit digne le travail de ce Moutonnet est précisément celle de Rivarol[35] : « Il nous a paru, au premier coup d’œil, que M. Moutonnet était trop doux pour traduire l’Enfer. » Répliquera-t-on à Rivarol : « Vous, vous étiez trop prudent, de trop de goût. » Cela serait injuste. Rivarol, excellent logicien, partait toujours d’un principe. Il n’est guère un de ses bons mots même derrière lequel il ne se cache une idée. Dante était inconnu ; il voulut le faire connaître, c’est-à-dire donner au xviiie siècle quelque chose de l’impression qu’éprouvèrent, en lisant l’Enfer, les Italiens du quatorzième. Il dit cela très bien : « Ce n’est point la sensation que fait aujourd’hui le style du Dante en Italie qu’il s’agit de rendre, mais la sensation qu’il fit autrefois. Si le Roman de la Rose avait les beautés du poème de l’Enfer, croit-on que les étrangers s’amuseraient à le traduire en vieux langage, afin d’avoir ensuite autant de peine à le déchiffrer que nous[36] ? » Rivarol répond ainsi d’avance, non seulement à Littré[37], mais à Fiorenlino, à Brizeux et aux autres. De toutes les traductions de l’Enfer, celle de Rivarol demeure, non pas la meilleure, certes, et encore moins la plus exacte, mais la seule qui ait une valeur d’art, la seule qui soit une œuvre de volonté à la fois et une œuvre littéraire. Il est bien difficile de lire de suite l’Enfer de Brizeux, par exemple, et de s’y plaire. L’obscurité déconcerte à chaque pas, et pour réellement comprendre, il faut recourir au texte italien. Ceux qui n’ont pas cette ressource se découragent. Le médiocre mérite des traducteurs modernes est la littéralité ; mais comme elle a des limites, ils tombent eux-mêmes dans la périphrase. Rivarol s’est donné bien de la peine pour rendre assez mal ce vers[38] :

Ed egli avea del cul fatto trombetta.

Brizeux, littéral, laisse voir une pudeur typographique qui change aussitôt en grossièreté la franchise de Dante : « Et celui-ci de son c… avait fait une trompette. » Mais Dante lui-même a reculé devant le mot. Son vers est une périphrase. Cherchez dans les notes de Rivarol[39] : « Le chef répond à ces grimaces par un pet, puisqu’il faut le dire. » Ces touches réalistes, si elles font partie du génie de Dante, y tiennent peu de place ; mais où nous voyons des taches, le lecteur du quatorzième siècle ne voyait qu’un point de couleur fondu dans l’ensemble. Selon le principe de Rivarol, sa périphrase, « signal immonde », est peut-être ce que l’on pouvait trouver de plus juste à la fois et de moins choquant.

En bien des passages, il n’a jamais été égalé. Par exemple, au chant xxix, où apparaissent deux damnés rendus lépreux : « Jamais l’écuyer que l’œil du maître ou le sommeil sollicite ne promène d’une main plus agile son étrille légère, que ne faisaient les deux coupables, ramenant sans cesse leurs ongles de la tête aux pieds, et se défigurant de coups et de morsures pour apaiser l’effroyable prurit qui les dévorait ; et comme le poisson se dépouille sous le tranchant du couteau, ainsi leur peau tombait en écailles sous l’effort de leurs infatigables doigts. » Que l’on relise cela dans l’informe balbutiement de Brizeux : « … Elles (les ombres) arrachaient avec leurs ongles les croûtes de la lèpre, comme le couteau arrache les écailles de scare ou celles, plus larges encore, d’un autre poisson. » A propos de cette scène réaliste si bien rendue par Rivarol, M. A. Le Breton[40] cite malicieusement l’appréciation d’un certain M. Despois : « Le Dante de Rivavol est poudré et pailleté à la mode de 1784… On y sent le parfum fade du xviiie siècle vieillissant et comme une odeur de boudoir…[41]. » J’ai entendu soutenir à un homme de goût que l’Homère de madame Dacier donnait une impression homérique meilleure que celui de Leconte de Lisle. C’est que, dans une traduction, il y a deux sortes d’exactitudes, celle de l’esprit et celle de la lettre. Mais un grand poète n’a vraiment de sens que traduit par un grand écrivain : avant le Milton de Chateaubriand, il y eut le Dante de Kivarol ; les systèmes diffèrent, les effets sont presque pareils.

J’avoue d’ailleurs que cet Enfer n’est plus de notre goût. Il ne répond plus à l’idée que, même ignorants, nous nous faisons de Dante Alighieri. Pourtant, il y a encore du charme en beaucoup de ses pages : en nulle traduction l’épisode de Francesca de Rimini n’a plus de douceur que dans celle de Rivarol, et, s’il n’en avait pas gâté la fin, le morceau serait parfait.

Il explique son système dans une des notes au xxe chant :

« J’avoue donc que, toutes les fois que le mot à mot n’offrait qu’une sottise ou une image dégoûtante, j’ai pris le parti de dissimuler ; mais c’était pour me coller plus étroitement au Dante même que je m’écartais de son texte : la lettre tue et l’esprit vivifie. Tantôt je n’ai rendu que l’intention du poète, et laissé là son expression : tantôt j’ai généralisé le mot, et tantôt j’en ai restreint le sens ; ne pouvant offrir une image en face, je l’ai montrée par son profil ou son revers ; enfin il n’est point d’artifice dont je ne me sois avisé dans cette traduction, que je regarde comme une forte étude faite d’après un grand poète. C’est ainsi que les jeunes peintres font leurs cartons d’après les maîtres. L’art de traduire qui ne mène pas à la gloire peut conduire un commençant à une souplesse et à une sûreté de dessein que n’aura peut-être jamais celui qui peint toujours de fantaisie, et qui ne connaît pas combien il est difficile de marcher fidèlement et avec grâce sur les pas d’un autre. Plus même un poète est parfait, plus il exige cette réunion d’aisance et de fidélité dans son traducteur. Virgile et Racine ayant donné, je ne dis pas aux langues française et romaine, mais au langage humain, les plus belles formes connues, il faudrait se jeter dans tous les moules qu’ils présentent, et les serrer de très près en les traduisant, vestigia semper adorans. Mais le Dante, à cause de ses défauts, exigeait plus de goût que d’exactitude : il fallait avec lui s’élever jusqu’à une sorte de création[42], ce qui forçait le traducteur à un peu de rivalité[43]. » Il faut juger un écrivain d’après ce que nous voudrions qu’il eût fait. Rivarol a entrepris une conquête et l’a menée à bien. Souvenons-nous qu’il a annexé Dante à la littérature française.

Les petits hommes de lettres de l’an 1785 sentirent qu’un écrivain venait de naître, qui n’était pas de leur race. C’est de cette époque que date l’animosité que le monde littéraire manifesta contre Rivarol. Deux œuvres maîtresses parues coup sur coup lui fermaient à jamais tous les cœurs. Lui, cependant, heureux de pouvoir enfin se livrer sans remords à sa paresse naturelle, se reposa pendant quatre ans. Il aiguisait ses griffes, parfois un peu comme un chat, tantôt sur le dos de Beaumarchais, tantôt sur celui de madame de Genlis. C’est de cette dernière période que datent ces fantaisies parodiques qui amusèrent tant un public facile à distraire. L’un de ces opuscules, le Songe d’Athalie, est demeuré des plus agréables, grâce surtout aux pièces ajoutées. La parodie, débutant ainsi :

Savante Gouverneur, est-ce ici votre place ?

était lancée sous le nom de Grimod de la Reynière. On feignit, quelques semaines plus tard, que Grimod, indigné, publiait un Désaveu. Cela ne suffisait pas : il y eut un désaveu du Désaveu, ou Vrai Désaveu de la parodie. Commencée aux dépens de madame de Genlis, la farce s’achevait aux dépens de Grimod, dont elle soulignait les prétentions ridicules. On dit qu’il y a du Champcenetz, au moins dans le Vrai Désaveu ; c’est possible, mais du Champcenetz surveillé et amendé par Rivarol. Le début du Désaveu est bien amusant : « Je prends la plume, sans doute un peu tard, pour désavouer un pamphlet qui ne doit qu’à une apparence de gaîté la tolérance dont il a joui ; mais pouvais-je prévoir, dans ma retraite, l’obstination de toute la France à me supposer le seul genre de hardiesse qui me répugne ? Moi qui ai poussé la littérature jusqu’au fanatisme, j’aurais pu ridiculiser des académiciens ? Quelle calomnie ! Moi qui ai toujours regardé les femmes comme aussi étrangères à la morale qu’inutiles à la société, j’aurais osé en outrager une qui ne s’est débarrassée si vite des agréments de son sexe que pour mieux entrer dans l’esprit du nôtre[44] ? »

Mais les notes sont du bien meilleur Rivarol ; celle-ci sur La Harpe : « On y trouve (au Lycée) tel homme qui, vers l’âge de cinquante ans, n’a été à sa place que là, et auquel on donne mille écus pour le faire parler, tandis que, pour parler, il les aurait donnés lui-même. Ses revers à l’Académie et ses succès au Lycée viennent de ce qu’à l’Académie il lit ses ouvrages, et au Lycée ceux des autres. Du reste, cet écrivain est de la bonne école, et ses pièces sont toujours des contre-épreuves de celles de nos maîtres. Son style est sans beautés, mais il est sans défauts ; et on sent, dans tous les ouvrages de l’auteur, qu’il n’eût point fait de livres, s’il n’y avait point de livres. » Plus tard, mais son impression datait du même moment, il peint Le Brun, homme d’esprit et habile mosaïste, « assis sur son séant dans son lit, avec des draps sales, une chemise sale de quinze jours et des bouts de manche en batiste un peu plus blancs, entouré de Virgile, d’Horace, de Corneille, de Racine, de Rousseau, qui pêche à la ligne un mot dans l’un et un mot dans l’autre, pour en composer ses vers qui ne sont que mosaïque[45]… »

La Harpe et Le Brun étaient alors deux grands hommes, mais la scène littéraire appartenait aussi aux Baculard, aux Genlis, aux Garat, aux Mouhy, aux Pils, aux Cailhava et même aux Grimod. Cela exaspérait Rivarol, homme de goût. Lui, dont le maître était Montesquieu, celui de l’Esprit des Lois aussi bien que celui des Lettres Persanes, il se sentait parfois rougir en lisant les éloges que se décernaient l’un à l’autre un Saint-Ange et un Ximénès. La poésie dont il venait de goûter î’àpreté dans l’Alighieri, dont Virgile et Racine lui avaient versé la douceur, il la voyait représentée par un Delille et, à sa suite, un Cubières ou un Sélis. Ce Sélis, auteur « de six gros volumes d’épîtres, de dédicaces et de bouquets[46] », n’avait-il pas eu l’audace, dans son prurit de tout louer, a depuis le cèdre jusqu’à l’hysope », d’écrire :

Nivernois au Parnasse est toujours duc et pair ?

Rivarol se fâcha. Mais sa fâcherie prit son tour habituel, l’Ironie, et, vers la fin de l’année 1787, il se mit à rédiger avec beaucoup de soin, de sa belle écriture nette et reposée, les éloges des 650 grands hommes, qui alors se partageaient la gloire. Cela fit le Petit Almanach de nos grands hommes pour 1788. Les premières éditions de ce livret contiennent un calendrier. C’est un vrai almanach, comme il y en avait tant, et qui se présentait avec autant d’innocence que l’Almanach des Muses, les Étrennes de Polymnie, les Muses provinciales, l’Asile des Grâces et vingt autres. Mais bientôt les nouveaux grands hommes, d’abord flattés, firent paraître de légers mouvements d’inquiétude. Se moquerait-il ? C’est ce que se demandait M. Fallet : « On a aimé M. Fallet dans Tibère t Tibère lui-même y a beaucoup gagné. Il fallait bien du talent pour rendre Tibère aimable. » M. l’abbé Barthe, de la société anacréontique d’Arras, « excessivement connu pour une fable sur deux carrosses », fut mis en joie par un début si flatteur. « Les propos que tiennent ces deux carrosses sont prodigieux… » Ce prodigieux lui sembla équivoque. Il acheva : « Il n’y a guère dans toute la littérature que les cheveux d’Achille qui soient dignes de converser avec les carrosses de M. l’abbé Barthe. V. l’Iliade. » Telle est la vanité des poètes qu’il n’est pas sûr que le pauvre M. l’abbé Barthe ait compris ; néanmoins. il sentait bien que l’on raillait M. Fallet, et M. Fallet riait avec tout le monde de M. Barthe.

La préface, qui est fort amusante, imagine que l’idée du Petit Almanach est née d’une conversation de cercle. On parlait littérature : des grands noms on descendit, aux moyens, aux petits, aux imperceptibles. Peu à peu cela devint un jeu, « et ces messieurs, se mettant à disputer de petitesse et d’obscurité, on vit paraître sur la scène une armée de Lilliputiens : Mérard de Sain-Just, Santerre de Magny, Laus de Boissy, criait l’un ; Joli de Saint-Just, Pons de Verdun, Regnault de Beaucaron, criait l’autre ; Guinguené par-ci, Moutonnet par-là. Briquet, Braquet, Maribarou, Mony-Quitaine, et puis Grouvelle, et puis Berquin, et puis Panis, et Fallet ; c’était une rage, un torrent… » Cependant l’Assemblée croyait « que ces messieurs plaisantaient et n’alléguaient que des noms sans réalité ». L’un d’eux s’écrie alors : « Si vous me poussez, je vous citerai M. Groubert de Groubental, M. Fenouillot de Faîbaire de Quingey et M. Thomas Mineau de la Mistringue. A ces mots on éclate de rire, mais le discoureur sortit de sa poche trois opuscules, l’un sur la finance, l’autre sur l’impôt, et l’autre sur le drame, qui prouvaient bien que MM. Groubert de Groubental, Fenouillot de Faîbaire de Quingey et Thomas Mineau de la Mistringue n’étaient pas des êtres de raison. »

Là-dessus, il vient à l’un des auditeurs de cette conversation une idée merveilleuse. Que de richesses, se dit-il, et pourtant on croit la nature avare. On ne cite que cinq ou six grands hommes par siècle, et cela porte le peuple à croire que la providence n’est qu’une marâtre, « tandis que si on proclamait le nom de tout ce qui écrit, on ne verrait plus dans elle qu’une mère inépuisable et tendre, toujours quitte envers nous soit par la qualité, soit par la quantité. Si j’écrivais l’histoire naturelle, croyez-vous que je ne citerais que les éléphants, les rhinocéros et les baleines ?… »

Il ne faudrait jamais commencer à citer du Rivaroi ; on copie pour son plaisir. Le Petit Almanach, cependant, nous paraît u » n peu long aujourd’hui. Bien des allusions nous échappent et le parfum de certaines plaisanteries s’est évaporé à jamais[47]. II reste cependant un grand nombre d’articles qui valent pour eux-mêmes, quelle que soit la qualité de la victime :

« guidi (M. l’abbé). Auteur d’un poème sur l’Ame des bêtes. Cet ouvrage, plein d’âme, vivra éternellement.

« meude-monpas (M. de). Quoiqu’il ne soit pas sorti de la charade, cet écrivain a su y déployer une philosophie qui ne refroidit jamais sa marche.

« machant, marchand (MM.). Deux poètes aussi distincts que distingués. L’un a fait un poème sur Fénelon, et l’autre des couplets ravissants sur un petit chien.

« levasseur (M.). Fait la musique de tous ses opéras, ce que personne peut-être n’aurait fait.

« d’aix de buffardin, ou buffardin d’aix. Ses épigrammes font honneur à son cœur… »

Plus d’un article, et c’est ce qui fait l’éternelle jeunesse de Rivarol, semble toujours écrit d’hier matin : « On assure que M. l’abbhé Jouffreau a mis Don Quichotte en vers… Les œuvres de M. Perreau sont déposées aux Français… M. de Pilhes, un des plus laborieux commerçants de poésie qui existe dans l’empire littéraire… M. Pruneau a fait une petite pièce aux Français et s’est tenu coi… M. Rayecki, poète étranger, mais si bien naturalisé dans nos journaux qu’il ne peut plus être distingué de nos jeunes poètes français que par la signature… »

La moralité de cette longue fable-critique en 650 couplets se trouve à l’article de M. Roudier : « On ne peut rien affirmer de bien certain sur cet auteur. Il est dur d’être réduit à ces obscurités avec des contemporains. Que sera-ce de tous ces noms-là dans quelques siècles[48] ? »

Les éditeurs des Œuvres complètes, hommes prudents, ont fait suivre le Petit Almanach d’un catalogue, qui, sous couleur d’impartialité, semble demander pardon aux victimes de Rivarol. Il y ont placé « quelques-uns des noms qui leur ont paru les plus illustres ». Cette amende honorable est bien comique. « Il a paru raisonnable et piquant de faire un rapprochement des articles de quelques-unes des personnes qui se trouvent dans le Petit Almanach et des ouvrages qu’elles ont donnés depuis, regardés pour la plupart comme les chefs-d’œuvre de notre scène et de notre poésie. » Depuis cette année 1788, depuis vingt ans, car nous sommes en 1808, Andrieux a publié les Étourdis ; Arnault, Marius ; Chénier, Charles IX ; Cailhava, l’Égoïsme ; Ducray-Duminil, la Maisonnette dans les bois ; Demoustiers, les Lettres à Émilie ; Fabre d’Églantine, le Philinthe de Molière ; Fenouillot de Falbaire, l’Honnête criminel ; Legouvé, le Mérite des femmes ; Luce de Lancival, Achille à Seyros ; Vigée, la Fausse coquette, etc. Qu’aurait pu trouver Rivarol dans ces œuvres faciles à prévoir et pareilles à tant d’autres qu’il a raillées, sinon de nouveaux motifs à railleries ? Il ne s’est trompé que sur Rétif de la Bretonne et, si l’on veut, sur Mercier[49], car il n’est pas certain que son Lemercier soit Népomucène, et son Delaclos n’est pas l’auteur des Liaisons dangereuses, ou il l’ignorait. On ne peut lui reprocher d’avoir entravé aucun talent, encore moins aucun génie. Il y a un doigté parfait dans cette œuvre de critique légère, mais saine. On ne dira même pas qu’il a méconnu Beaumarchais, car son injustice, parfaitement consciente, tient à des causes que nous ignorons, mais qui ne semblent pas toutes littéraires. Comme pour l’abbé Delille, Rivarol a été, pour la « fourmilière », la postérité. Qu’il est joli, qu’il marque bien les distances et les proportions, son mot sur Cubières singeant Dorat : « C’est un ciron en délire qui veut imiter la fourmi. » Et que sont les Andrieux, les Lancival et les Legouvé ?

M. A. Le Breton a raconté, dans son Rivarol, comment se vengèrent Chénier et Cubières, aidés de Cérutti[50] et de Garat. Rivarol fut, comme un roi, accablé de pamphlets anonymes. Le plus rare et le plus spirituel est une sorte de roman par lettres intitulé les Bagnolaises. « Les mots piquants fourmillent dans ce tissu d’inventions ou d’insinuations scélérates… les Bagnolaises pourront passer pour le plus bel effort intellectuel dont des gueux de lettres, atteints dans leur vanité, aient jamais été capables[51]. » Ceux qui n’aiment pas à séparer le fond et la forme seront encore moins indulgents. Rivarol ne répondit pas, car la pièce que l’on trouve dans les dernières éditions du Petit Almanach, et qui s’intitule les Aveux ou l’Arche de Noé, est d’un ton bien modéré, si on la compare aux Bagnolaises et à la Satire universelle. Mais Rivarol ne pouvait se résoudre à déplacer les questions et quand ceux qu’il avait accusés de sottise l’accusaient d’escroquerie, il ne faisait que répondre : « Il nous avait paru que l’oubli, comme un second déluge, gagnant de jour en jour la surface du globe littéraire, le temps de reconstruire l’Arche était à la fin venu : et nous y fimes entrer tous les animaux portant plumes, tant les mondes que les immondes, à l’exception de quelques aigles qui se sauvèrent d’eux-mêmes sur la cime des monts. »

Abandonnant au bon moment une lutte inutile, Rivarol, qui eut toujours le sens de la vie, se tourna, comme le public, vers les choses sérieuses. M. Neker venait de publier un livre que l’on discutait avec passion. De l’importance des opinions religieuses, Rivarol entreprit de le réfuter. L’odeur du protestantisme l’a toujours incommodé. Une religion à la fois vague et personnelle, qui n’est pas un service d’État ni une tradition très solide, lui paraît la dernière des futilités. Il croit d’ailleurs que la morale est indépendante de toutes les philosophies et qu’elle n’a avec les croyances religieuses que des rapports factices. La morale s’apprend, comme les belles lettres et, comme elles, elle est un raffinement. Si le peuple, au contraire, a besoin d’une religion, il la lui faut très précise et très compliquée. Les hommes se sont facilement entendus sur la morale ; elle est une par toute la terre. Sans l’Évangile, ils n’auraient jamais deviné « que les cieux s’ouvraient à une certaine hauteur ; qu’il y avait trois personnes en Dieu ; que la troisième personne descendait en forme de colombe ; que la seconde personne viendrait juger les vivants et les morts ; que le diable entrait dans le corps des gens, etc. Voilà incontestablement ce que l’Évangile nous a appris, et ce que l’esprit humain n’aurait pu imaginer, tant la science est impuissante et vaine ! » Cette fusée voltairienne est fort agréable, mais la page importante de cet essai est celle où il démontre la vanité des principes spiritualistes, de ceux-là même que M. Necker venait, fade imitateur de Rousseau, exposer à un public déjà pénétré d’idées scientifiques. On n’a peut-être jamais mieux dit, ni en meilleur langage surtout : « J’admets pour éléments éternels l’espace, la durée, la matière et le mouvement. Les germes semés partout me défendent de croire que la nature ait commencé, ni qu’elle s’épuise jamais ; je vois que le mouvement, en exerçant la matière, lui donne la vie, qui n’est elle-même qu’un mouvement spontané : je vois que l’exercice de la vie produit le sentiment, et l’exercice du sentiment la pensée… Or vie, sentiment et pensée, voilà la trinité qui me paraît régir le monde… Je vois qu’il n’y a de mortel sur la terre que les formes et tous ces assemblages d’idées que vous nommez esprits et âmes… » Et encore : « En brûlant un livre ou un tableau, vous perdez réellement et sans retour l’esprit et le dessein qui y sont attachés ; mais le matériel du livre et du tableau tombe en cendres et s’élève en vapeurs qui ne périssent jamais. Je suis plus sûr de l’immortalité des corps que de celle des esprits : d’ailleurs, l’esprit et le corps sont vraisemblablement une même chose ; et celui qui connaîtrait à fond les secrets de l’anatomie rendrait compte de toutes les opérations de l’âme… » Je ne puis lire cette page, surtout à sa date, sans une profonde admiration : une telle clairvoyance de la science de demain touche au génie scientifique. Rivarol, qui sera encore longtemps, pour les sots, un « réactionnaire », était curieux de toutes les nouveautés, de toutes celles qui augmentent la civilisation, agrandissent l’intelligence, fortifient la société. Il avait étudié presque toutes les sciences et on le trouve au courant de la moindre découverte chimique, celle du blanchiment des vieux papiers imprimés[52], aussi bien que de la plus grande, celle de l’analyse de l’air[53]. On voit, dans sa lettre au marquis Détilly, qu’un de ses premiers soins à Berlin est de se renseigner sur l’état de l’industrie en Prusse. Dans un autre endroit, il se moque du pauvre Dutens, qui avait retrouvé chez les anciens toutes les inventions modernes : « Au reste, comme il y aura de nouvelles découvertes et par conséquent de nouveaux Dutens[54] qui ne manqueront pas de les attribuer aux anciens, je voudrais que celui-ci prévînt ses confrères et trouvât tout d’un coup dans les anciens toutes les découvertes qui sont à faire in sæcula sæculorum. Amen[55] ». Les Dutens ne sont rien. Aucune des idées naïves de Rousseau sur les méfaits de la civilisation n’a corrompu la sagesse de Rivarol : à l’éioge de l’homme des bois, il oppose sans nulle affectation de polémique, d’ailleurs, l’homme social ; et s’il trouve quelque majesté dans le genre humain, il sait que c’est une conquête sur son état primitif. C’est ce qu’il expose à M. Necker en lui montrant que « le sort de Dieu a varié comme celui des hommes » et que, à mesure que se développait la civilisation, « il a gagné du côté de l’intelligence ce qu’il perdait du côté de la puissance ». Il lui explique également le bien et le mal par l’activité égoïste propre à chaque être organisé : « Voudriez-vous que les hommes fussent sur la terre immobiles et rangés comme des arbres à côté l’un de l’autre ? » Enfin, il achève d’effarer cet homme de Genève en lui déclarant : « J’ai placé la vertu dans la volupté, afin de la rendre plus délicate et plus aimable… »

Quand la Révolution éclata, Rivarol était en train de devenir le premier esprit philosophique de son temps. Renvoyant à plus tard cette gloire, il s’occupa de suivre les événements et, ce qui était plus difficile, de les comprendre.


II
§ 1. — Le Journal Politique National.

Pendant l’été de 1791, alors que les positions étaient bien prises, les partis formés tels à peu près qu’on les verra jusqu’à la fin, Chamfort venait encore passer la soirée chez Rivarol, rue Notre-Dame-des-Victoires[56]. L’un est républicain, l’autre royaliste ; l’un, de nature sombre, hier encore désenchanté, se fait doux et sourit aux événements ; l’autre, d’humeur agréable, hier encore consolé de tout par un bon mot, se fait amer et s’afflige. Chamfort croit que l’humanité, après quelques jours de voyage difficile, va entrer dans les avenues du bonheur : il en voit les premiers arbres, il devine le palais d’Armide. Rivarol éprouve un sentiment tout contraire : du château de civilisation où il jouit de la vie, il entend gronder l’orage ; il a mis la main à la fenêtre et les premières gouttes de pluie qu’il a recueillies sont des gouttes de sang ; il croit que la société va périr.

Tous deux se sont trompés : la Révolution n’a changé la condition des hommes que dans l’ordre politique. Le bonheur universel n’est pas venu, mais l’anarchie n’a pas duré, et dix ans plus tard l’ordre régnait en France, à peu près comme sous Pisistrate, et un peu mieux que sous Louis XIV. Tous deux, d’ailleurs, eurent des destins parallèles : Rivarol dut s’enfuir pour éviter la mort, et Chamfort demanda à la mort de le consoler d’avoir vu, à peine née, mourir la liberté.

Chamfort n’a pas laissé d’écrits politiques dignes de lui. Il resta jusqu’à la fin un homme de lettres, et c’est dans la partie littéraire du Mercure qu’il dessina, assez vaguement, ses idées, cependant que dans la partie politique, appelée aussi Journal de Genève[57], Mallet du Pan, suivant de près Rivarol, analysait avec une impartialité triste et défiante la tragédie des événements. Rivarol, plus souple, était du jour au lendemain devenu, non pas un homme politique[58], mais, ce qui est assez différent, une tête politique.

L’abbé Sabatier de Castres, conseiller clerc au Parlement, et qui avait joué un petit rôle lors de l’Assemblée des notables, se croyait appelé à en jouer un grand, quand on appela les États généraux. Comme tout le monde, il rêvait d’un journal. Rivarol n’était pas loin du même dessein. Sa paresse se laissa vaincre, et l’on vit paraître, le 12 juillet 1789, le prospectus du Journal politique national. Il ne faut pas le lire si l’on veut deviner les intentions de Rivarol, car le morceau n’est ni de sa main, ni de ses idées.

Parmi les mensonges accumulés plus tard par Sabatier pour masquer ses vols[59], il y en a d’amusants : « Dans le temps que cet écrivain logeait chez moi, à Versailles : Vous avez, me disait-il, de l’esprit et beaucoup d’idées, mais il vous manque le talent qui fait valoir le génie, et c’est ma partie. Vous trouvez l’or en lingots ; laissez-moi faire, je le façonnerai en meubles, en bijoux et en monnaie[60]. » Il y en a qui ne sont peut-être pas tout à fait des mensonges : « M. Rivarol, que j’avais attaché comme malgré lui à la cause royale et religieuse[61]. » Il est certain qu’en 1789 il souhaitait, comme tous les bons esprits, des réformes. La médiocrité de la cour lui faisait pitié, ainsi que le désordre des finances, et le pouvoir absolu était loin d’être son idéal. Nourri de Montesquieu, il désirait toutes les libertés compatibles avec l’exercice normal de la souveraineté : ses idées politiques étaient les idées anglaises. L’édifice avait besoin de réparations ; mais il estimait les murs encore très solides. Jamais il ne put admettre qu’il fût nécessaire d’abattre une maison sous prétexte d’en refaire le toit ou d’en ramoner les cheminées.

Il devint contre-révolutionnaire le jour où il constata qu’au lieu de maçons, de couvreurs et de peintres, on convoquait les démolisseurs. Cela lui parut excessif.

Les idées sont si faciles à manier que c’en est désespérant. Elles sont d’une docilité lâche ; elles se prêtent à tout. Pas d’obstacles. S’il s’agit de constructions dans l’esprit, la perfection ne coûte aucun effort. Bien plus, la logique générale ne sera satisfaite que si la perfection est atteinte, c’est-à-dire le problème résolu. Mais qu’au lieu de manier des idées on manie des réalités, on se heurte aux lois de la physique. C’est ce qui arriva au parti des philosophes et à ses représentants, les Constituants. Ils vinrent munis de principes abstraits, et, croyant que l’homme était une abstraction, furent très surpris de trouver une résistance matérielle, ils crurent qu’ayant dit : tous les hommes sont égaux, tous les hommes, en fait, allaient devenir égaux, et leur étonnement fut extrême de voir qu’après leurs paroles souveraines il n’y avait rien de changé. Ils se trouvèrent pareils à des chimistes qui auraient déclaré : tout pouce cube de toute matière pèse le même poids. Rivarol trouva cela très comique. Il ne sut pas comprendre qu’il s’agissait moins d’atteindre à la chimérique égalité parfaite qu’à supprimer quelques fâcheuses inégalités civiles. L’Assemblée ne fondait pas une philosophie, elle fondait un code. Tandis que tant d’hommes distingués, intelligents même, allaient à la Révolution, poussés par le sentiment, Rivarol restait au rivage, attaché par la logique. C’est un état d’esprit dans lequel on a toujours tort, parce que le maître de la vie, c’est le sentiment. Les révolutionnaires, qui se croyaient de purs intellectuels, étaient surtout des sentimentaux : l’intelligence, entre Mirabeau et Bonaparte, est du côté de la contre-révolution, et c’est pour cela qu’elle a été vaincue. Qu’importent les Rivarol, les Lauraguais, les Mallet, que peuvent-ils contre les Camille Desmoulins, les Danton, les Marat, qui sont la conscience sentimentale du peuple ? Il ne s’agit pas de cultiver la logique et l’esprit, mais d’émouvoir la sensibilité. Le peuple sera toujours avec ceux qui lui promettent le bonheur contre ceux qui lui démontrent que le bonheur est une rêverie.

Le peuple fit, sans le vouloir, la révolution dont l’Assemblée, sans le savoir, lui avait donné les principes. On ne voulait que des réformes, des réparations, mais les ouvriers furent si maladroits, ou si adroits, qu’ils attaquèrent l’édifice à la base et qu’il s’écroula. Cela fit les ruines que l’on sait : des malheureux pris sous les décombres, il coula un fleuve de sang. L’intrigue, la bêtise, la méchanceté et la folie s’étaient mêlées, dès la première heure, au dévergondage du peuple. On crut que cela passerait. Mais il ne devait plus guère y avoir, jusqu’à Bonaparte, d’autre autorité que la peur. Dans un sursaut tout animal, la peur, enfin, se révolta contre la peur. La Révolution vint s’évanouir, anémiée, abrutie, dans les bras de la tyrannie militaire. Elle ne devait reprendre conscience que beaucoup plus tard, après avoir subi bien des unions adultères. Après le 10 août, il n’avait plus été question du peuple que pour l’envoyer se faire tuer à la frontière. Il obéit bravement. Ces pauvres gens, que les émigrés et Rivarol, lui-même, appellent les Carmagnols, se battaient bien. Ils étaient fanatiques, étant nationalistes. La révolution avait été nationaliste dès le premier jour. Un des griefs de Paris contre la reine est qu’elle était Autrichienne. La contre-révolution fut cosmopolite.

On ne peut pas suivre la révolution entière dans les écrits de Rivarol. Il quitta la France le 10 juin 1792, averti que l’on songeait à l’arrêter. Il était trop raisonnable pour souhaiter le martyre. Suleau attendait la mort avec emphase ; Champcenetz la brava avec bonne humeur. Rivarol, dont la foi était d’ailleurs assez médiocre, profita, comme il le dit lui-même, d’un moment où ses ennemis préféraient encore sa fuite à l’embarras de sa capture, et il passa à Bruxelles. Dès lors, sans se désintéresser des mouvements intérieurs de la France, il n’y fait plus dans ses écrits que des allusions philosophiques. Réaliste, Rivarol ne parle volontiers que de ce qu’il a vu, de ses propres yeux. Ce critique veut avoir été témoin. On a intitulé Mémoires une réimpression du Journal politique national. C’est inexact, mais moins trompeur que l’on ne serait tenté de le croire : le Journal politique est, presque toujours, le récit d’un spectateur. Dès la fin de 1789, Rivarol avait été obligé de se dérober, au moins de temps à autre ; bientôt, il devint difficile à un homme aussi connu, et qui avait tant d’ennemis, d’aller regarder de trop près les événements : de là son silence et quand il se décide à quitter la France, c’est qu’il faut choisir entre l’exil et la mort[62]. Stendhal, à propos des fusillades de Lyon, dit qu’il n’a jamais pu comprendre « le courage mouton » de tous ces gens qui se laissaient arrêter sans résistance : « Ce n’est point ainsi, continue-t-il, qu’il faudrait agir, si, par impossible, la Terreur reparaissait en France. On doit se faire tuer en essayant de tuer l’homme qui vous arrête. Un jeune homme ne se laisserait pas enlever de chez lui et conduire en prison par deux vieux officiers municipaux. Chaque arrestation deviendrait une scène pathétique, les femmes s’en mêleraient ; il y aurait des cris, etc., etc. La mode viendrait de faire sauter la cervelle à qui veut vous arrêter[63]. » La mode, voilà le mot juste. Du temps de Rivarol, la mode était de quitter la place ou de se résigner à la prison et à la mort, conséquence presque inévitable. Le système de Stendhal n’est venu à l’esprit de personne, parce que les Français, habitués à l’autorité, la respectaient jusqu’aux mains des criminels et des fous.

Le Journal politique national est formé de deux séries d’articles qui s’entremêlent. La première, et la plus importante, constitue, sous le titre de Résumés, une histoire de la première année de la Révolution, depuis la convocation des États-Généraux jusqu’un peu après les journées d’octobre. Rivarol estime qu’à ce moment la révolution est faite. Et c’est juste. La seconde série est formée d’articles séparés, de notes, qui souvent paraissaient en même temps dans les Actes des Apôtres. Le ton des Résumés est celui de l’histoire ; dans le reste du journal, c’est le polémiste qui reparaît : Rivarol applique aux petits hommes de la grande révolution le procédé d’ironie qui lui avait si bien réussi contre les grands hommes de la petite littérature. Il semble qu’il l’ait encore perfectionné ; cependant, les événements ont marché si vite et les hommes se sont développés si rapidement qu’il faut parfois un effort pour bien comprendre. Que peuvent valoir aujourd’hui des railleries, même très fines, contre le Robespierre de 1790, contre le Marat de 1790 ? « Si M. de Mirabeau est le flambeau de la Provence, M. de Robespierre est la chandelle d’Arras. » Voilà le défaut de la littérature politique : un coup de vent, et elle n’a plus de sens. Les écrits littéraires restent ; des actes politiques, on ne retient jamais que le dernier « M. Marat, l’ami intime du peuple… », c’est très joli, mais il faudrait, pour goûter cela, lire l’histoire de la révolution comme un roman, en commençant à la première page. Nous avons tous, dans tous les partis, commencé par la dernière, et ce que nous demanderions volontiers au polémiste de 1790, ce serait d’avoir deviné, dans les comparses de ce moment, les premiers rôles de l’acte suivant. Cela n’est pas possible, parce que la fortune politique n’est que par hasard en rapport logique avec la valeur personnelle des hommes. On peut prévoir Napoléon dans Bonaparte, et Rivarol n’y a pas manqué[64], mais on ne peut prévoir le terroriste dans Pons de Verdun ou dans Carnot, fournisseurs de l’Almanach des Muses. Pour goûter le Rivarol léger de ces années-là, il faut choisir ses victimes.

Les Résumés, sans se gonfler jamais jusqu’à l’emphase, et, au contraire, tout en demeurant spirituels, sont d’un style très soutenu et très riche. Il n’y a pas un autre écrit de la même époque, en aucun parti, qui puisse, même de très loin, être comparé à ces pages d’histoire. On a dit, un peu rapidement, que la période révolutionnaire avait été littérairement inféconde. N’eût-elle produit que le Journal politique de Rivarol qu’elle serait encore un des moments heureux de littérature française. Comme il s’agit d’opinions politiques qui continuent d’avoir cours, on ne propose à l’admiration que la forme des jugements eux-mêmes. Quant aux idées, il est difficile à un esprit impartial de les accueillir, mais elles le dupent un instant quand il les voit si belles et rehaussées par des ornements d’un art si sobre et si pur. Sa bonne foi est d’ailleurs entière. Rivarol ne donne jamais l’impression d’être un homme de parti, et même quand il sera, par l’intermédiaire de M. de la Porte, le conseiller indirect de Louis XVI, il ne lui ménagera pas les vérités les plus dures et même les plus impertinentes. Il faut donc admettre cette déclaration : « Les écrivains sont tous plus ou moins corrompus par l’événement. On ne nous fera pas sans doute le même reproche. Nous avons écrit sans prédilection et sans amertume, sans crainte et sans témérité, mais non sans obstacle et même sans péril[65]. » Il est sans illusions ; il sait qu’il a pris le mauvais parti, c’est-à-dire celui qui contredit l’opinion dominante, celui qui expose « à la fureur de la populace », alors le vrai souverain. « Oui, mais c’est le parti honorable. Nous le soutiendrons avec courage, jusqu’au rétablissement de l’ordre, et le même esprit qui nous fait braver les injures et les menaces de tant de furieux nous fera supporter le silence et l’oubli des princes[66]. »

Ce que défend Rivarol, c’est l’ordre général des sociétés, c’est la civilisation. Il la croit en péril et s’en prend beaucoup moins au peuple qu’au pouvoir : « Il faut plutôt, dit-il durement, pour opérer une révolution, une certaine masse de bêtise d’une part, qu’une certaine dose de lumières de l’autre. » Si la cour avait été aussi éclairée que le moindre petit cercle provincial, qui ne l’était guère, les désirs du peuple auraient été devinés ; quelques satisfactions utiles en auraient brisé la force. Ces désirs, trop longtemps insatisfaits, sont devenus des idées, et, comme telles, invulnérables, « On ne tire pas des coups de fusil aux idées[67]. »

Suivre Rivarol tout le long de ses résumés, ce serait donner un abrégé de l’historique des premiers mouvements révolutionnaires, et c’est bien inutile. D’ailleurs des récits comme celui des journées d’octobre ne se résument pas, car ils valent par les détails dont l’ensemble est composé. Ce que l’on retient d’une première lecture de ces pages tragiques, ce sont les formules brillantes dont elles sont semées. Rivarol, qui ne rédigea jamais, sinon sous forme de notes à utiliser, ce que l’on appelle des aphorismes ou des pensées, excelle à résumer un développement en quelques-uns de ces mots qu’il est désormais impossible d’oublier. Justes ou injustes, vrais ou faux, il n’importe, et c’est affaire de sentiment : ils ont la beauté des choses achevées et définitives.

S’il réprouve le despotisme, « qui ne laisse de porte à la liberté que l’insurrection », il sait qu’un peuple qui sort du despotisme « ne goûte de la liberté, comme des liqueurs violentes, que pour s’enivrer et devenir furieux[68] ». Il rappelle aux agitateurs que, « lorsqu’on soulève un peuple, on lui donne toujours plus d’énergie qu’il n’en faut pour arriver au but qu’on se propose… »

« Il faut aux peuples des vérités usuelles et non des abstractions, et lorsqu’ils sortent d’un long esclavage, on doit leur présenter la liberté avec précaution et peu à peu, comme on ménage la nourriture à ces équipages affamés qu’on rencontre souvent en pleine mer, dans des voyages de long cours. »

« Pourquoi révéler au monde des vérités purement spéculatives ? Ceux qui n’en abuseront pas sont ceux qui les connaissent, et ceux qui n’ont pas su les tirer de leur propre sein ne les comprendront jamais et en abuseront toujours. »

Et il montre fort bien que le peuple, incapable de concevoir l’égalité de principe que l’Assemblée avait proclamée, voulut conquérir aussitôt l’égalité réelle, et se livra au pillage et au massacre des récalcitrants. M. Taine a trouvé dans ce chapitre du Journal politique[69] le cadre presque complet de son développement sur « l’anarchie spontanée » ; les petits faits qu’il a recueillis sont intéressants, mais ce ne sont que des pièces justificatives. La philosophie politique est dans Rivarol. M. Taine explique la Révolution ; Rivarol la fait comprendre[70]. Le tome III des Origines de la France contemporaine ne gagne pas à être lu après le Journal politique national. De la philosophie politique, on tombe dans le fait divers. Les deux œuvres, à vrai dire, se complètent : l’un fournit à l’autre, quoique avec un parti pris excessif, ses notes et références. On admet la passion dars un témoin ; elle sied mal à un historien.

Peut-on, sans plaisir intellectuel, lire ceci, écrit, non par un historien venu tard et qui conclut, mais par un contemporain, un spectateur : « Les philosophes actuels composent d’abord leur république, comme Platon, sur une théorie rigoureuse ; ils ont un modèle idéal dans la tête, qu’ils veulent toujours mettre à la place du monde qui existe. » Quelquefois, il s’arrête dans un récit pour laisser tomber une réflexion de la plus belle, quoique de la plus amère philosophie : « S’il existait sur la terre une espèce supérieure à l’homme, elle admirerait quelquefois notre instinct, mais elle se moquerait souvent de notre raison. C’est surtout dans les grands événements que nos efforts, suivis de tant de faiblesse, et nos projets, accompagnés de tant d’imprévoyance, exciteraient sa pitié. Il a fallu que la vanité de l’homme confessât qu’il existe une sorte de fatalité, un je ne sais quoi qui se plaît à donner des démentis à la prudence et qui trouble à son gré les conseils de la sagesse. C’est à la brièveté de notre vue qu’il faut s’en prendre. Si nous apercevions les causes avant d’être avertis par les effets, nous prédirions les événements avec quelque certitude ; mais toujours forcé de remonter des effets aux causes, l’homme passe sa vie à raisonner sur le passé, à se plaindre du présent et à trembler pour l’avenir. »

Remonter des effets aux causes, ce qu’on ne peu faire dans l’action, il faut le faire, sous peine de n’être qu’un compilateur ou un chroniqueur, quand on se livre à la critique de l’action. C’est le grand souci de Rivarol et c’est aussi ce qui donne à son Journal la valeur d’un traité de philosophie politique. Et quand il a trouvé les causes secondes immédiates, soudain il s’élève et généralise. Après avoir, une fois de plus, déploré la médiocrité de Louis XVI et ses goûts tantôt puérils, tantôt barbares, il ajoute : « Il faut des rois administrateurs aux états industrieux, riches et puissants : un roi chasseur ne convient qu’à des peuples nomades[71]. »

Nous avons une illusion, c’est que les hommes de la Révolution, s’ils furent souvent excessifs, furent grands jusque dans leurs excès. Il semble bien que c’est confondre, comme un spectateur naïf, la valeur de la tragédie avec celle des acteurs. Rivarol accorde aux deux partis une égale médiocrité. Il ne peut juger valablement de la tragédie, puisqu’on n’en est encore qu’au premier acte, mais les acteurs sont très insuffisants : « La cour a déployé une profondeur d’ineptie, d’imprévoyance et de nullité d’autant plus remarquable qu’il n’y a que des hommes au-dessous du médiocre qui aient figuré dans la révolution. Je ne crains pas de le dire : dans cette révolution si vantée, prince du sang, militaire, député, philosophe, peuple, tout a été mauvais, jusqu’aux assassins[72] »

Les Résumés s’achèvent sur le récit des journées d’octobre. Le pittoresque n’y enlève rien à l’éloquence et la fermeté du style y est égale à la netteté de la pensée. Quand un contemporain a écrit l’histoire de ce ton-là, la besogne est faite ; il n’est plus besoin que de quelques redressements et de notes qui avertissent du parti de l’écrivain. Comme s’il eût redouté de se mesurer avec un pareil maître, Taine a presque escamoté ces journées d’octobre, qui sont pourtant comme la clef de voûte de la révolution française. Il a soin, d’ailleurs, là plus que jamais, de ne jamais citer Rivarol, pourtant témoin oculaire, cela est évident. Quant au Journal politique national, si prompt à en référer aux Montjoie et aux Malouet, il semble en avoir ignoré l’existence[73]. L’historien de Rome néglige Tacite.

Voilà un nom un peu grand. Il ne me serait pas venu à l’esprit, ces rapprochements ne nous intéressant plus, mais ce fut le cri des contemporains. La comparaison semble écrasante ; elle n’écrase point du moins par le ridicule. Rivarol, dans son Journal, s’est élevé très haut, et il n’y a vraiment, dans la littérature française, aucune page du même genre à comparer à celles-là[74]. Montesquieu écrivait à loisir. Qu’un homme ait improvisé, à raison de deux articles par semaine, en une telle époque de fièvre, un journal politique d’une valeur aussi certaine comme document, comme style et comme pensée, cela enchante l’imagination comme un beau spectacle intellectuel. C’est un tour de force, mais de ceux que l’on peut appeler des tours de génie. Ecoutez-le encore un instant : « L’Assemblée nationale, en écrasant tous les corps intermédiaires, n’a fait qu’achever en France l’ouvrage des rois. Dès que l’État pourra donner une armée au prince, cette armée lui donnera l’État[75]. » Et encore, dilemme qui est une prédiction : « Ou le roi aura une armée ou l’armée aura un roi. » C’est le second terme qui se réalisa. En 1790, Bonaparte était lieutenant au régiment de La Fère.

Mallet du Pan n’eut qu’une fort petite influence sur la pensée de ses contemporains. L’arsenal où puisent tous ceux qui combattent la révolution, c’est le journal de Rivarol. Ses ennemis mêmes, et Camille Desmoulins, qu’il a raillé, reconnaissent sa valeur. Et c’est sans doute ce qui explique l’immunité dont il jouit jusqu’à juin 1792. Les jacobins qui avaient des lettres se sentaient, malgré eux, subjugués par cette parole puissante et toujours si décente, en un temps d’injures, qu’ennemis de ses idées il leur fallut un effort pour devenir ennemis de l’homme même. « J’ai vu trop tard pour en profiter, écrivait Burke à Claude-François de Rivarol, en 1791, les admirables annales de monsieur votre frère. On les mettra un jour à côté de celles de Tacite…[76]. » Voilà le mot. On le trouverait dix fois dans les écrits du temps.

Croirait-on que, presque en même temps que son tragique récit des journées d’octobre, Rivarol écrivait pour les Actes des Apôtres[77] la bouffonnerie intitulée Explication d’une charade ? C’est pourtant certain, et quoique le morceau ne soit pas signé et que rien n’ait jamais prouvé qu’il fût de Rivarol, il est de lui assurément. Il n’y avait qu’un homme en 1790 capable de donner à la satire politique ce ton de finesse. Le Journal politique contient aussi, çà et là, des pages amusantes, par exemple la Lettre sur la capture de l’abbé Maury à Péronne, où il se laisse aller si joliment au plaisir de railler à la fois amis et ennemis : « Puisque le déguisement et la peur n’ont rien changé à la figure que le ciel m’a donnée, dit l’abbé aux gens de Péronne, je ne vous nierai pas, comme tout autre le ferait à ma place, que je ne sois l’abbé Maury. » On y trouve des anecdotes révolutionnaires bien caractéristiques : « Les Parisiens, qui passaient pour un bon peuple, ont manifesté dans ces temps-ci une férocité inouïe. Le jour où, sur un simple soupçon, ils cherchaient partout le marquis de la Salle pour le tuer, deux hommes, montés sur le réverbère qui servait de potence, criaient au peuple : Messieurs, le premier venu, puisque nous n’avons pas le marquis de la Salle[78]. » C’est bien ce mélange de plaisanterie et de férocité dont parlera Rivarol, beaucoup plus tard, dans une lettre à son père[79]. Ne se croirait-on pas chez le coiffeur : « Le premier de ces messieurs ? » Il compare la prise de la Bastille au passage du Rhin, qui ne donna de mal qu’à Boileau, puis : « … L’Europe n’a pas tardé à savoir que le gouverneur de la Bastille n’avait pas donné aux habitants de la capitale le temps de montrer leur courage. M. de Launay avait perdu la tête, avant qu’on la lui coupât[80]. » Rivarol ne prend au sérieux que ce qui est vraiment sérieux. Pouvait-il deviner que cette prise de la Bastille, où on allait comme à un spectacle annoncé, deviendrait le premier mystère d’une religion nouvelle ? Ceux qui virent pendre le charpentier Jésus dirent, le soir, à leurs amis : « Nous avons vu pendre », puis mangèrent leur soupe avec satisfaction.

Camille Desmoulins disait, dans sa brochure la France libre, quelque chose comme : Que n’ai-je le style de M. de Mirabeau ! Rivarol apprécie la brochure, en disant à l’auteur, qui comprit peut-être le lendemain : « Nous commencerons par féliciter M. Desmoulins, en lui apprenant qu’il a précisément le style de M. de Mirabeau…[81]. »

Il a une haute idée de son office de journaliste politique : « Il faut au monde des nouvelles ou des nouveautés, mais un homme qui pense ne peut se résoudre à être le juré crieur de tant de petits événements dont la rapide vicissitude sert d’imagination aux journalistes et de pâture à la curiosité. Dans une grande révolution, il ne considère que les événements qui influent sur la fortune publique et il écrit l’histoire que voudra lire un jour la postérité… Une idée vraie, une réflexion juste consolent ou ramènent les esprits ; mais la foule des folliculaires ne cherche que des crimes, ou des malheurs. Tel homme qui a déjà dénoncé trois ou quatre mille conjurations aux Parisiens n’a pu encore leur donner une idée[82]. » Quelle leçon dans ce morceau hautain, et non seulement pour les journalistes, mais pour les historiens même !

Le Journal politique national n’était pas sans effarer un peu le commun de ses souscripteurs. La classe lisante, en s’élargissant tout à coup, s’était enrichie de curieux peu habitués à l’abstraction, lis écrivaient donc, demandant que l’on se mît à leur portée. Cela donna lieu à Rivarol de rédiger un Avertissement[83] de la plus belle impertinence : « Quelques-uns de nos lecteurs, chefs de municipalités, députés ou suppléants du Tiers-État, se sont plaints du style des Résumés. Ils prétendent que cette manière d’écrire donne trop à penser et qu’il n’existe point de journal où l’on ait si peu d’égard pour eux. Ils demandent nettement un style plus familier, plus populaire, et, pour tout dire, plus national. C’est donc pour leur plaire que M. Salomon[84], notre éditeur, leur a donné l’Adresse aux impartiaux, insérée dans le numéro 10. On ne se plaindra pas, je pense, des airs de hauteur de cette prose-là, ni de l’aristocratie du style… Nous comptons sur la reconnaissance de ceux de nos lecteurs auxquels la prose des Résumés a donné des soucis. Mais nous les avertissons que nous ferons rarement le sacrifice de notre manière, et que nous ne donnerons que fort peu de ce style aisé qui leur plaît tant… »

Ce journal, quoique écrit sur un ton « qui donne trop à penser », n’en eut pas moins un très beau succès. Il était tiré à grand nombre, fut réimprimé plusieurs fois et rapporta à Rivarol des sommes si considérables qu’elles lui permirent de vivre libéralement jusqu’à son arrivée à Hambourg. Les historiens patriotes de la Révolution ont essayé de faire croire qu’il n’y avait plus, en 1790, que deux partis, celui du peuple et celui de la cour ; c’est bien grossier ; il y en avait beaucoup d’autres, et notamment celui des idées, celui de la discussion philosophique. Il est du moins certain qu’il fut étouffé assez promptement et que la bataille décisive eut lieu, comme toutes les batailles, sur le terrain réaliste.


§ 2. — Les Actes des Apôtres.

Il y a en histoire une cause d’erreur dont les historiens ne sont jamais avisés : c’est que nous faisons tenir en une journée d’écriture, en une heure de lecture, un siècle, une année, un mois, une semaine, dans les cas les moins fâcheux.

La nécessité nous y oblige ; mais une mauvaise méthode vient presque toujours aggraver la gaucherie de la perspective. Avec les faits cueillis dans les journaux de l’an passé, guerres, émeutes, grèves, crimes, accidents, procès, immoralités de toutes sortes, il serait facile de composer un tableau à faire trembler d’horreur la postérité. Telle est l’histoire. Recomposée à l’aide de faits exceptionnels, les autres n’ayant pas laissé de traces, elle est toujours fausse ; et, les faits exceptionnels étant toujours des méfaits, ou des hommes, ou de la nature, toujours pessimiste. La vérité est très différente : il ne se passe presque jamais rien : ou bien si l’orage a détruit les récoltes d’un canton, la température a favorisé celles du canton voisin. En même temps, dans le canton ravagé, la vie a continué telle qu’elle va éternellement, soutenue par son propre sentiment, qui est la conscience des passions.

Plus l’historien accumule de menus faits, et de ceux qu’il juge caractéristiques, et plus son histoire est fausse. Il faudrait, au moins, les prendre au hasard. Mais il faudrait surtout aux faits exceptionnels mêler les gestes quotidiens. Il y a un peu de vérité dans l’Histoire de la société française pendant la Révolution ; il n’y en a plus guère dans Les Origines de la France contemporaine[85]. Je ne parle pas ici des idées de M. Taine, mais sa méthode me semble la plus détestable de toutes celles que puisse adopter un historien. Les Goncourt, dans leur livre, qui demeure précieux, consignent tous les faits qu’ils ont rencontrés dans une lecture immense ; Taine, dans une lecture également considérable, a rencontré également beaucoup de faits : il choisit. On croit que c’est au choix que commence l’historien. Du tout, c’est là qu’il finit. Choisir, c’est trahir.

En histoire, le « tout ou rien » est absolu. Celui qui collecte tous les faits gros ou menus défavorables à la Révolution n’est pas moins absurde que celui qui voudrait, par le même procédé, nous donner de ce moment un tableau bucolique. Il y eut des heures bucoliques, il y eut des heures tragiques : l’ensemble fait une vie que des millions d’hommes ont vécue avec beaucoup moins de trouble que nous n’en éprouvons à lire leur histoire. Camille Desmoulins se maria à l’église Saint-Sulpice, en décembre 1790…, et l’on vit s’embrasser tendrement, après une équivoque explication, le curé et le « procureur de la Lanterne[86] ».

Il faut incorporer cette anecdote paterne à l’histoire politico-tragique, et l’on retrouve la vie quotidienne, ses ridicules, ses plaisirs, dans les journées de cet homme redouté et qui ne fut féroce que par étourderie et par enthousiasme.

Au milieu de notre intensité commerciale, les disettes de blé sont encore possibles. Au dix-huitième siècle, grâce à une législation trop prudente, elles étaient fréquentes et certaines. L’année 1789 fut une année de disette de blé. Cela influa-t-il beaucoup sur les événements ? On n’en sait rien. Les témoignages sont contradictoires. Taine a rassemblé ceux qui font de Paris un atelier de misère et les Goncourt ceux qui en font une vaste frairie, toute à la ripaille. Presque tous les aristocrates de naissance ont émigré, dès 1790, mais ce départ blesse le commerce et crée assez de mécontents pour faire vivre, parfois d’une vie éphémère, il est vrai, cinquante journaux contre-révolutionnaires. La France n’a jamais été un pays d’unanimité. D’ailleurs, la plus grande liberté règne. Celle de la presse, jusqu’au 10 août, est absolue ; jusqu’au 21 janvier, elle n’est pas toute abolie, mais elle agonise ; elle meurt, avec la Feuille du Matin[87], dans les temps qui suivent la mort du roi.

Je veux donc dire qu’il ne faut pas chercher dans les ouvrages systématiques, dans les Origines de M. Taine, par exemple, un tableau exact des premières années de la Révolution. Elles ne furent pas aussi sombres qu’il les a vues, elles furent même des années de gaîté, et, davantage encore, des années de renouveau. On jouit de bien plus que de la liberté, on jouit de la licence. Plus de censure, plus de police des mœurs, plus de taquineries administratives : on fait tout ce qu’on veut, on dit tout ce qu’on veut, on imprime tout ce qu’on veut. C’est l’âge d’or des journaux : ils sont amusants. « Pour tout homme impartial, écrit Malouet, la Terreur date du 14 juillet. » M. Taine[88] a cité cette opinion en caractères cérémonie, pour bien nous la faire entrer dans la tête ; mais la première Terreur, car il faut tout de même la distinguer un peu de la seconde, fut une époque bien souriante et bien riante : il nous en reste, entre autres comédies, les Actes des Apôtres et le Petit Dictionnaire des grands hommes de la Révolution, par un citoyen actif, ci-devant rien[89].

Les Actes des Apôtres parurent régulièrement tous les deux jours, depuis le mois d’octobre 1789 jusqu’en juin 1791, puis irrégulièrement jusqu’en janvier 1792. Peltier, Mirabeau, Champcenez, puis Suleau, sont les rédacteurs ordinaires ; Rivarol, dont ils prennent souvent, mais pas toujours, les ordres, se joint à eux de temp à autre. Les collaborateurs occasionnels sont en nombre infini : tout ce qui avait de l’esprit et parfois tout ce qui croyait en avoir. Les écrivains royalistes qui aboient autour de la Révolution, depuis cent ans, n’ont jamais osé y entrer ; ils n’ont même pas eu la pudeur de rendre justice à leurs devanciers. C’est qu’entre les royalistes de la Révolution et ceux qui suivirent la crédulité religieuse est venue s’interposer. Entre des hommes qui défendirent à l’occasion les institutions religieuses, parce qu’ils les croyaient utiles, et les hommes qui défendent la religion, parce qu’ils la croient vraie, aucun accord n’est possible. Les catholiques sont bien plus près du pieux Robespierre, Torquemada du déisme, que de Rivarol qui n’estimait que la logique et l’esprit. C’est pourquoi, dédaignée par les révolutionnaires, méprisée par les royalistes, l’histoire de la presse indépendante, de 1789 à 1792, n’a jamais été faite. Un écrivain sans préjugés s’y mettra peut-être, qui s’y amusera, comme un botaniste, à l’étude d’une flore méconnue.

Le ton général des Actes des Apôtres est trop souvent donné par Champcenetz, qui est amusant, mais un peu vulgaire. On reconnaît les articles de Suleau à leur emportement, leur grosse ironie ; Mirabeau est plein de verve, il fait le boniment[90] ; Peltier prend tous les tons, aventurier de la plume, qui finira à Londres aventurier véritable[91]. Cependant, ce concert, un peu indistinct et charivarique, se tait et les exécutants même écoutent : M. de Rivarol parle.

« Des hommes connus en France sous le nom de persifleurs ont essayé de répandre du ridicule sur la démarche de M. de Lameth[92]. Nous croyons rendre un service important à la patrie en lui dénonçant le persiflage comme une aristocratie, et de l’espèce la plus dangereuse ; car on peut définir le persiflage, l’aristocratie de l’esprit[93]… » Tout cet article, la lettre à Robespierre, et sa prétendue réponse[94] sont de l’esprit le plus fin et le plus inattendu : « M. Suard, l’homme de son temps qui fait le mieux ce qui est à faire, a passé de la police à la liberté, et n’y a pas trouvé grande différence. Toute la révolution, selon lui, se réduit à ceci : Qu’on pouvait jadis penser sans parler, et qu’on peut aujourd’hui parler sans penser ; ce que le cyclope Artaut, qui voit toujours les choses du bon œil, appelle une véritable équation[95]. » Quant au Robespierre de Rivarol, il réclame « le droit de se moquer des règles du langage (comme de toutes les autres) et de répondre librement à tous les esclaves qui criaient qu’on ne peut vivre sans gouvernement, ni écrire sans style et sans idées. »

L’Explication d’une charade[96] est une satire des commissions parlementaires, très spirituelle et à peine méchante. Les députés y apparaissaient tels que de braves gens, ignorants, innocents et vaniteux, qui croient qu’une niaiserie devient importante, parce qu’elle leur passe par les mains. Les satires politiques de Rivarol, comme ses satires littéraires, ont gardé un à propos incroyable. Ces pièces, qui dormaient dans les bibliothèques, depuis cent quinze ans, elles se sont mises à rire et nous faire rire, sitôt qu’elles ont revu le jour. Il n’est pas jusqu’au Dialogue des Morts[97], entre Suard et Ruhlière, qui, malgré sa franche méchanceté, ne soit bien amusant. Hélas ! dit Suard, « tout m’échappe à la fois, ma femme n’est plus une nymphe ! M. Necker n’est plus un Dieu ! » Les deux personnages étaient peu estimés. Est-ce Rivarol qui a dit, sur Ruhlière ou Chamfort, ce mot singulier : « Il reçoit le venin comme les crapauds et le rend comme les vipères. » Quant à Suard, sa conduite avec Condorcet proscrit, errant, est bien équivoque.

Mais l’esprit de cette qualité a-t-il besoin d’être excuse ? On pardonnera à Rivarol jusqu’à ses injustices contre Beaumarchais, contre La Fayette, contre Mirabeau. Beaumarchais se plaignait, après une longue course à pied, d’avoir les jambes rompues : « C’est toujours cela », répondit Rivarol. Il a été particulièrement dur pour La Fayette, d’abord dans le Journal politique, puis dans une brochure[98] lancée à un moment où c’était celui de pardonner à un homme qui fit des fautes de caractère et de conduite, plus que de conscience. La Fayette cependant l’inspire mal, c’est-à-dire lui inspire plus de colère que d’esprit. C’est à peu près le seul personnage, avec l’équivoque duc d’Orléans et la fâcheuse gouvernante de son fils[99], qui le poussa à l’invective. Avec Mirabeau, peut-être parce qu’il le connaît mieux, il est plus à l’aise et sa méchanceté, même quand elle se fait cruelle, reste toujours la méchanceté d’un homme d’esprit. Il y a là, dans cette série, des mots d’une belle qualité : « Mirabeau est capable de tout pour de l’argent, même d’une bonne action » ; « Mirabeau est l’homme du monde qui ressemble le plus à sa réputation : il est affreux » ; « Mirabeau est franc en affaires ; sa conscience a un tarif : ainsi les filles de Venise ont leurs prix affichés sur leur porte » ; et cette apostrophe, dans les Actes des Apôtres[100] : « … Vos ennemis mêmes conviennent que la potence est le seul genre d’élévation qui vous manque. … »

Il faut encore nommer, parmi les injustices de Rivarol, Mme de Staël. Et c’est précisément à elle que voici dédié, avec une impertinence un peu dure ; le Petit Dictionnaire des grands hommes de la Révolution[101]. « Publier les noms des grands hommes du jour, c’est vous offrir la liste de vos adorateurs… Tous les bons Français ont été réduits à ne désirer en vous que le bien public et à se sacrifier pour lui entre vos bras… Qu’il est beau, Madame, d’éteindre ainsi l’amour en se prodiguant soi-même, et de faire de la jouissance une peine redoutable au lieu d’une vile récompense !… » Le morceau est d’une ambiguïté extrême. On ne sait si « l’ambassadrice près de la nation » fait manœuvrer les patriotes par le don ou par la crainte de ses faveurs. C’était blesser la femme même, et dans ses centres nerveux les plus sensibles, la pudeur et l’orgueil. C’est le mouvement le plus fâcheux de Rivarol. Il en aurait eu du regret, comme d’une page mal écrite, tout au moins, s’il avait mieux connu cette femme si ardente et si franche en toutes ses passions[102]. Plus tard, sans devenir équitable, il se fera un peu moins injuste. On sent très bien que, en 1797, Rivarol, après avoir détesté Mme de Staël, ressent pour elle un commencement d’admiration. Il la sépare avec soin de Garat[103], autre écrivain en style poétique, mais du plus misérable.

Le Petit Dictionnaire est le pendant politique du Petit Almanach. Rivarol dit plaisamment dans la préface : « Je ne me suis pas dissimulé que j’avais un modèle inimitable dans l’Almanach des grands hommes de 1788. L’auteur de ce registre immortel a si bien varié ses éloges qu’il ne m’a pas laissé de formes nouvelles pour encenser mes personnages ; mais l’importance de mon sujet fera peut-être oublier la supériorité de son talent[104]. Il n’a exhumé qu’un millier de bons écrits ; moi, je ressuscite un millier de grandes actions, et, à obscurité égale, le héros doit l’emporter sur l’écrivain. »

La liste des héros est des plus variées : on y voit Mitouflet à côté de Mirabeau, et l’abbé Noël près du duc d’Orléans. Voici Brevet de Baujour, secrétaire de l’Assemblée nationale : « On l’a soupçonné de n’être parvenu à tant d’honneur qu’en contrefaisant la médiocrité ; mais jamais soupçon ne fut plus injuste, ni déguisement plus inutile. M. Brevet est arrivé naturellement à tout, et il n’a eu besoin que de se faire connaître pour désarmer l’envie. » Voici De Croix : « Un des muets de l’Assemblée nationale : mais la nation est sûre de lui. Il est dévoué à la bonne cause, il se lève pour la bonne cause, il reste assis pour la bonne cause, il tape du pied pour la bonne cause, et il ne se tait même que pour une bonne cause. » Voici Demeunier, « un de ces hommes dont la révolution a décidé le genre ; sous le signe du despotisme, il traduisait modestement des gazettes, et ne prévoyait pas qu’un jour il aurait des idées… » Ce Demeunier n’est-il pas éternel et le type même de ces politiques de tous les partis qui n’arrivent à quelque chose que parce qu’ils ne sont bons à rien ?

Il est d’ailleurs visible que Rivarol a voulu faire moins des portraits satiriques qu’une collection de types, et il y a en partie réussi. En voici un que nous avons revu périodiquement à toutes les législatures : « Gérard, grossier laboureur, mais un des meilleurs répondants du patriotisme de la Bretagne. A la vérité, il n’a jamais ouvert la bouche, mais la sublime simplicité de son costume a suffi à l’admiration de Paris et de Versailles… » Ils y sont tous, tels que nous les voyons encore, tels qu’ils nous font encore rire par leur vanité d’étaler à Paris les ridicules qu’une petite bourgade était seule destinée à connaître.

Quand il passe aux véritables meneurs de la Révolution, les griffes s’enfoncent, quoique encore avec bonne humeur. Comme le chat dont il a dit « qu’il ne nous caresse pas, mais se caresse à nous », Rivarol ne poignarde pas ses ennernis, il les amène doucement à venir s’embrocher sur son poing armé d’une légère dague. Camille Desmoulins fut sans doute flatté en lisant : « Il ne paraît pas un de ses numéros qu’il n’y ait quelque part du sang répandu » ; et Mirabeau était assez blasé sur sa propre estime pour accepter ce brevet d’ingéniosité : « Le comte de Mirabeau n’en passe pas moins pour un des meilleurs ouvriers de la révolution, et il n’est pas commis un grand crime dont il ne se soit avisé le premier. »

Pendant les deux ans qu’il passa encore à Paris après la publication du Petit Dictionnaire, Rivarol ne donna plus rien au public. Il semble même que, dès la fin de 1790, il se soit désintéressé des Actes des Apôtres[105]. La liberté, quoique diminuée, n’est cependant pas morte. Les journaux royalistes sont très actifs. Si les Actes deviennent un peu ritournelle, d’autres feuilles, assez alertes, entretiennent l’esprit d’opposition, la Chronique scandaleuse, la Feuille du jour, le Journal Pie et bien d’autres. Il y avait toujours des salons, celui de Mme de Coigny, qui goûtait tant Rivarol et ne pouvait se passer de son esprit ; celui de la marquise de Chambonas, qui fut souvent la salle de rédaction des Apôtres ; celui du vicomte de Ségur ; celui de Champion de Cicé, où Dampmartin assista aux succès du plus prodigieux causeur qui fut jamais : « Rivarol ravissait les suffrages par sa rapide et lumineuse éloquence. Mon imagination me retrace souvent cet homme rare dont la superbe figure et la voix harmonieuse embellissaient la diction, qui chez aucun autre n’atteignit à un si haut degré de perfection. Entraîné par un charme irrésistible, on ne se lassait pas de l’entendre. Dans sa bouche, les sujets les plus sérieux prenaient de l’intérêt et les plus arides appelaient l’attention. Sa délicatesse ingénieuse donnait de la valeur aux choses ou légères ou frivoles. Un tact heureux des convenances le sauvait du pédantisme et l’éloignait de la présomption. Enfin, signe rare, mais incontestable, de sa supériorité, il faisait éprouver une satisfaction qui prévenait le développement des germes de la jalousie[106]. »

Ne faisant plus rien, il s’avisa de donner des conseils à Louis XVI, qui en avait grand besoin. Venu pour une affaire personnelle chez M. de la Porte, intendant de la Liste Civile, il parle politique ; ses propos sont rapportés au roi et on lui demande de mettre ses idées par écrit. De là ces Lettres et ces Mémoires qui vinrent, avec tant d’autres paperasses, prendre place dans l’armoire de fer. Tout ce qu’on en peut dire, c’est que c’est de la belle littérature politique et que Louis XVI n’eut jamais de conseillers d’un si beau style et d’idées si ingénieuses. Mais il disait trop de vérités pour être lu sans indignation, et le conseil d’abandonner la noblesse ne pouvait plaire à ce pauvre roi, qui croyait s’en faire une armure, alors qu’elle n’était qu’un épouvantail. Il répéta la même chose, dès son arrivée à Bruxelles, dans sa Lettre à la noblesse française : « N’oubliez jamais qu’en effet vous n’êtes point en rapport avec l’énorme population de la France ; que si, avant la Révolution, vous viviez en sûreté au milieu de ce peuple immense, c’est qu’on ne l’avait pas accoutumé à vous regarder comme son ennemi… » En somme, il conseillait au roi de gouverner avec l’opinion et à la noblesse d’accepter les faits. Mais le parti auquel il prodiguait ses trop sages avis n’était pas de force à les comprendre. Rivarol a conclu lui-même : « Ils sont toujours, disait-il, en retard d’une année, d’une armée et d’une idée. »

Il travaillait, dès ce moment, à sa Théorie du corps politique, ou, du moins, il commençait à la ruminer. Aucune page ne semble en avoir jamais été rédigée, mais il en avait dressé le plan, marqué les chapitres. Ce manuscrit fut dérobé à sa mort par l’abbé Sabatier, en même temps qu’un écrit, entièrement achevé, De la Souveraineté du peuple. Avec ces deux œuvres, l’abbé Sabatier en composa une troisième[107]. Outre que les idées de Rivarol sont trop personnelles pour pouvoir être volées, l’abbé eut la maladresse de mêler à ses larcins inédits, des larcins imprimés : comme les Chinois bourraient autrefois de copeaux de santal une caisse de porcelaines, il a comblé les vides de son in-octavo avec des fragments du Discours préliminaire. Les voleurs intelligents sont très rares ; mais celui-ci était très bête. La vanité l’aveuglait, d’ailleurs, et il se croyait en droit, égal de Rivarol par l’intelligence, de lui donner, au nom des vrais bons principes, des leçons de morale et de logique. Je crois qu’il serait possible d’extraire du volume de Sabatier une centaine de pages qui seraient à peu près de Rivarol ; elles en seraient presque autant que celles que son frère publia sous son nom en 1831, sous un titre analogue : De la souveraineté du peuple. Ce livre, en effet, s’il est de la pensée, n’est pas de la main de Rivarol. Or, si la pensée est rarement séparable de son expression, elle ne l’est jamais chez Rivarol, écrivain de nuances et qui aime à employer les mots selon un sens un peu détourné. Il ne faut pas oublier que, comme presque tous les écrivains exacts, Rivarol était grammairien ; il n’aimait les idées nues que pour avoir le plaisir de les couvrir de vêtements beaux, élégants et inattendus.

Il n’était pas loin, du reste, vers la fin de sa vie, d’admettre la parfaite inutilité, ou du moins la difficulté extrême des théories politiques. Des hommes, comme M. Taine, emploient les faits à démontrer leurs idées ; d’autres examinent d’abord les faits et en tirent les généralisations que la logique impose. Rivarol ne refusa jamais la leçon des événements. Il allait certainement, quand il est mort, prendre son parti de la Révolution, ce que les disciples de Bonald et de M. Taine n’ont pu faire encore après plus de cent années révolues. Il en faudra une seconde pour qu’ils oublient la première : peut-être qu’alors ils lui trouveront d’excessives vertus.

Rivarol écrivait donc en 1799[108] : « Je sens bien qu’il faudrait appuyer tout ceci de preuves, avant qu’une triste expérience vienne le démontrer ; mais je ne suis pas encore en état d’offrir au public la théorie du corps politique. J’éprouve de jour en jour que les matières politiques sont d’une toute autre difficulté que les abstractions métaphysiques ; il est plus aisé d’analyser que de composer, et le corps politique ne vit que de composition. L’esprit purement analytique lui est funeste, comme j’espère le prouver. »

La science et l’action suivent une évolution parallèle. Y a-t-il des moments où les lignes s’infléchissent pour se mêler ou se toucher ? On le croirait volontiers, mais cela n’est pas certain. La société moderne semble née de la Révolution ; mais que seraient devenues les idées de la Révolution, sans les chemins de fer et les usines ? La démocratie vient-elle de la déclaration des droits de l’homme ou des manufactures d’objets de demi-luxe à bon marché ? L’influence des idées sur la marche physique des choses n’est peut-être qu’une illusion. Nous vivons une vie et nous en pensons une autre, mais nous sommes toujours enclins à juger que la vie que nous pensons se confond avec celle que nous vivons. Se croire heureux et être heureux, c’est la même chose. La vie n’est qu’une représentation et sa réalité vive nous échappe. Le peuple le plus malheureux de la terre peut se trouver content, et des peuples heureux, méconnaissant leur félicité, peuvent se précipiter dans les révolutions. Il est probable que la condition relative des hommes n’a jamais beaucoup changé. La paille, qui est le tapis des bœufs à l’étable, a été la litière des rois dans leurs chambres du Louvre. L’éclairage public date d’hier ; l’éclairage privé date d’avant-hier ; des vies éclatantes se sont déroulées dans cette même soumission au soleil, qui régit l’activité des animaux sauvages. Tout est relatif, voilà ce qu’il ne faut jamais perdre de vue. Rivarol plaignait les peuples qui ont ignoré le cheval et la voile, et nous rions des civilisations qui n’ont pas connu la vapeur ; plus tard, on se moquera de nous, qui ne faisons encore que vingt-cinq lieues à l’heure. Mais quel rapport tout cela a-t il avec les bonheurs personnels, dont la somme fait le bonheur social ? Le bonheur, c’est à cela enfin que se réduit la politique. Toute théorie politique est une théorie du bonheur. D’où la diversité des opinions, parallèle à la diversité des goûts. « J’ai entendu dire au célèbre Cuvier, dans une de ces soirées curieuses où il réunissait à ses amis français l’élite des étrangers : « Voulez-vous vous guérir de cette horreur assez générale qu’inspirent les vers et les gros insectes, étudiez leurs amours, comprenez les actions auxquelles ils se livrent toute la journée sous vos yeux pour trouver leur subsistance[109]. » Pour se guérir des dégoûts ou des haines de partisan, il faut incorporer l’activité politique à l’activité générale de l’animal humain, et comprendre qu’il ne peut y avoir un de ses actes, conscients ou inconscients, dont le but ne soit la recherche du bonheur. Aucun mot ne nous laissera dupe : Vérité, justice, liberté, socialisme, anarchie, autorité, fraternité, vertu, tout cela veut dire bonheur. Mais l’homme cherche toujours, trouve toujours, cherche encore et n’est jamais heureux : « La nature, dit Rivarol[110], l’a mis sur la terre avec des pouvoirs limités et des désirs sans bornes. »


UN COLLABORATEUR DE RIVAROL

CHAMPCENETZ


Quand on a lu les petits écrits de Champcenetz, sa collaboration avec Rivarol semble presque invraisemblable. Les bibliographies, les dictionnaires sont cependant d’accord avec les contemporains et avec la tradition pour lui attribuer une part dans le petit Almanach, dans le Songe d’Athalie, et même dans le Petit Dictionnaire.

Le Songe est une parodie de cinquante vers qui raillent Mme de Genlis.

Savante Gouverneur, est-ce ici votre place ?
Pourquoi ce teint plombé, cet œil creux qui nous glace ?

Ils sont de Rivarol, qui s’amusait à ces jeux, ainsi que l’avis du libraire, la dédicace, la préface et les notes. Comme cette satire était attribuée sur le titre à Grimod de la Reynière, on donna ensuite un Désaveu, qui semble bien encore de Rivarol, puis un Vrai Désaveu, plus faible et qui appartient sans doute à Champcenetz. Mais Champcenetz, et ses brochures authenthiques le prouvent, n’avait pas beaucoup d’esprit ; or il y en a encore dans le Vrai Désaveu : d’où l’idée que la pièce a été revue par Rivarol, qui y laissa tomber négligemment quelques traits. Cet homme avait tant d’esprit qu’il en mettait partout, et c’est à certaine qualité d’esprit qu’on reconnaît les recueils qu’il encourageait, les Actes des Apôtres, et ceux qu’il excommuniait le Journal de la cour et de la ville, dit le Petit Gautier. Dans un amusant Dialogue, la Chronique scandaleuse (no 22), fait dire par le Petit Gautier à l’abbé Coquillard : « Rivarol est l’Hercule de la plaisanterie et s’il daigne vous répondre, il peut dissoudre d’un mot les restes de votre existence. » Rivarol ne répondit pas à l’abbé Coquillard, rédacteur grave du Journal de Paris, et qui n’est plus connu que par cette épigraphe d’un des numéros de la Chronique :

J’appelle un chat un chat et Coquillard un sot.

Rivarol était fort paresseux, même à dire des bons mots ou de bonnes méchancetés, mais la gaîté de son jovial ami le mettait en verve, et, sûr de faire rire, sinon d’être compris, il glissait à Champcenetz quelques sourires pour égayer sa prose un peu grise.

Si Champcenetz collabora au Petit Almanach de nos grands hommes, ce fut comme enquêteur. L’auteur des Gobe-Mouches courait dans tous les mondes et, l’un d’eux, se glissait partout : il put rapporter à Rivarol des anecdotes toutes prêtes à être dégrossies, puis acérées. On peut assurer, en tous cas, que si telles des six cent cinquante épigrammes du Petit Almanach sont de Champcenetz ce ne sont pas les meilleures : et puis, l’esprit de Rivarol est d’une telle qualité d’eau qu’on distingue très vite, même inexpert, ses diamants d’entre les petits cailloux où il les mêle (comme dans les Actes), et pareillement, les pierres de Champcenetz font des lueurs assez ternes dans la cassette de Rivarol.

Le Petit Dictionnaire des Grands Hommes de la Révolution ne doit pareillement rien de bon à Champcenetz, qui d’ailleurs n’a jamais compris la politique et n’y a vu que des jeux de mots. Rivarol, c’est l’ironie ; Champcenetz n’est jamais ironique, parce qu’il est toujours de niveau avec ceux qu’il raille. Très souvent même, il est plus bas, Rivarol regarde de haut et souvent de si haut que la victime en a un frisson. Voyez son mot à Pétion : « Est-ce que vous me méprisez, monsieur de Rivarol ? — Non, je ne m’en soucie pas. »

La vérité sur Champcenetz est dans la boutade de Rivarol : « C’est un gros garçon d’une gaîté insupportable. Je le bourre d’esprit. » Il se laissait faire, et quand Rivarol le négligeait, il furetait partout et ramassait tout. Sa réputation était d’un bel esprit. On lui attribuait une grande partie des bluettes anonymes, des chansons, des épigrammes, et il acceptait, chargeant au besoin son épée de légitimer ces bonnes fortunes. C’est ainsi qu’il se battit avec le vicomte de Roncherolles pour une chanson du chevalier de Boufflers : « Je le trouvai dans son lit, dit le comte de Tilly, trouvant tout simple d’avoir un coup d’épée bien à lui pour des vers qui n’étaient pas de lui. » On dit qu’il poussa l’inconscience jusqu’à se laisser donner l’épigramme dont il était bien incapable :

Eglé, belle et poète, a deux petits travers.
Elle fait son visage et ne fait point des vers

Et Le Brun fut peut-être heureux d’être déchargé momentanément d’une méchanceté qui lui pouvait attirer quelques bons coups de bâton, le soir, quai de Conti.

Florian n’avait point d’épigrammes à se reprocher. S’il en avait fait, elles eussent sans doute été de celles dont Rivarol a bien voulu dire : « Ses épigrammes font honneur à son cœur. » Aussi tenait-il à ses moutons. « Un jour, raconte encore Tilly, il soutint à Florian qu’il avait fait je ne sais laquelle de ses romances. Nous nous promenions au Palais-Royal, par une belle soirée d’automne. L’auteur d’ Estelle fut de très mauvaise composition et défendit son bien très sévèrement : « Eh bien, dit Champcenetz, n’en parlons plus, j’aurais dû la faire, car elle ne vaut pas grand’chose et je l’aime beaucoup. » La scène devait être bien comique, car Champcenetz était tenace, en même temps qu’il étourdissait par son rire. « Sa gaieté était son esprit[111]. »

Ce bouffon impertinent, René Ferdinand Quentin de Richebourg de Champcenetz, était chevalier de Malte. Il avait deux frères. L’aîné, le marquis de Champcenetz, était, selon le croquis qu’en a laissé Rivarol, un homme taciturne et mystérieux : « Il n’entre point dans un salon, il s’y glisse, il longe le dos des fauteuils et va s’établir dans l’angle le plus obscur, et quand on lui demande comment il se porte : « Taisez-vous donc ! Est-ce qu’on dit ces choses-là tout haut ? » Il est également romanesque et passionné, si bien qu’il épousa la trop belle Mme Pater, appelée aussi baronne de Niewerkerke, et qui avait eu des aventures[112]. Le chevalier de Champcenetz ne se maria point, puisqu’il était chevalier de Malte, mais, d’ailleurs, il n’en aurait guère eu le temps ; il avait juste trente ans quand la Révolution éclata et il devait mourir quatre ans plus tard. Ensuite, il connaissait trop les femmes, et surtout les femmes le connaissaient trop bien.

Le premier petit écrit de Champcenetz, et c’est un des plus gros, est resté presque célèbre, à cause de son titre : Petit Traité de l’Amour des femmes pour les sots[113]. Il est dédié à Mad… P… Peut-on supposer qu’il s’agit de Mme Pater, devenue sa belle-sœur ? « Mad…, Je croirais manquer aux égards que je suis désormais condamné à avoir pour vous, si je balançais un moment à vous dédier ce petit ouvrage. En effet, serais-je excusable d’oublier que c’est près de vous que se sont aplanies les difficultés de mon sujet ; n’est-ce-pas vous qui avez éclairci mes idées sur une matière qui semblait d’abord vous être étrangère ?… » Je ne suppose rien, mais je constate que Campcenetz s’est approché du premier coup du « genre » de Rivarol[114] ; mais il ne l’a pas atteint ni ne l’atteindra jamais. L’impertinence n’est pas l’ironie.

Grimm est fort sévère pour ce Petit Traité, où il ne trouve des pages agréables que vers la fin. Il lui reproche surtout de n’être qu’un recueil de méchancetés[115]. Ce sont des portraits de femmes, et très reconnaissables pour les contemporains. Celui de madame de Staël est particulièrement méchant, c’est-à-dire à la fois absurde et perfide. Nous sommes bien loin, à cette page de la brochure, du genre de Rivarol. Passons ces petits portraits, ou, si l’on veut, ces petites vengeances[116]. Voici des sentences ou des réflexions qui ne sont pas d’un sot. Il y a une variété de talent qui tient à l’époque. On savait, en 1788, formuler des observations, aujourd’hui impossibles, sinon à l’esprit supérieur. Il s’agit peut-être seulement d’un tour de main, comme dans certaines industries : c’était le temps des miniatures, des Cazin, des rubans brochés et des épigrammes. Voici donc :

« Les femmes ont bien plus de souplesse que de faiblesse dans le caractère, et, à la constance près, on peut tout attendre d’elles. Elles changent de situation et de rang avec une aisance qui n’appartient qu’à leur sexe : elles n’ont pas toujours l’esprit de leur état, mais elles en ont le maintien.

« Dès qu’une femme plaît, elle est partout à sa place. »

On reconnaît là des idées qui avaient cours du temps de Champcenetz. Schopenhauer les a recueillies et en a tiré son fameux aphorisme : « Il n’y a pas de rang parmi les femmes. » Mais les mœurs du dix-neuvième siècle n’ont pas donné tout à fait raison aux principes du dix-huitième. Du moins, il s’est trouvé qu’en des mœurs fondées sur l’égalité les inégalités naturelles et sociales se sont de plus en plus accentuées. Il y a eu une invasion secrète de Barbares et qui sont restés des barbares : ils ont des femmes et elles ont beau plaire, elles ne sont nulle part à leur place, sinon à leur place d’origine. Mais continuons à feuilleter cet immoraliste du Palais-Royal :

« Pourquoi ne pas laisser croire à une femme qu’on l’admire quand on ne fait que la désirer ?

« En elles, tout est instinct, et, par conséquent, rien n’est coupable.

« Leurs actions sont quelquefois étudiées, mais jamais elles ne sont raisonnées, et on entrevoit du naturel jusque dans leur déguisement.

« On ne trouvera qu’agréments dans les femmes quand on ne cherchera que des femmes en elles. »

Voici, pour finir, un petit traité de la conduite à tenir avec les femmes :

« Prodiguons la louange aux femmes et simplifions-nous à leurs yeux, puisque c’est là le grand chemin de leur cœur ; elles nous aveuglent par des caresses, endormons-les par des éloges ; surtout, n’abusons pas de leur faiblesse pour les abuser ou les perdre ; en pareil cas, l’outrage est la plus basse de toutes les lâchetés, et l’indiscrétion, la plus mal entendue de toutes vanités. La douceur est leur plus grand charme : apprenons d’elles à l’opposer à toutes les amertumes de l’amour. Employons, pour leur plaire, non seulement tous les moyens qui nous répugnent, mais encore tous ceux qui nous déplacent : on n’est jamais vil dans les bras de sa maîtresse. Consacrons-leur même nos talents, puisque souvent elles les inspirent : adressons-leur sans mesure tous les écarts de notre esprit : l’essentiel est qu’elles en discernent le but, et d’ailleurs ce qu’elles entendent le moins est presque toujours ce qui les flatte le plus. Soumettons-leur nos sens et nos désirs, mais jamais nos idées ni nos actions. Écartons-les sans cesse des affaires du temps par la variété des plaisirs du jour. Enfin, si nous voulons les rendre heureuses sans nous rendre ridicules, faisons tout pour elles et rien par elles. »

L’opuscule entier est semé de traits amusants. C’est un sot, bien fait, bien frais et bien fat : « Semblable à l’Apollon du Belvédère, il ne lui manque que la parole » ; c’est Mme de Verneuil, qui aime les belles âmes et « ne peut se décider à faire languir un jeune homme qui a sans doute luie belle âme » et qui, « de compassion en compassion, promène son cœur dans le monde ».

Les Gobe-Mouches[117] sont des portraits d’hommes, mais bien vagues et bien rapides. Le gobemouche, c’est à la fois le badaud, l’oisif, le sot, le poseur. Il y en a des variétés à l’infini. Ce livret pourrait faire penser à la satire du treizième siècle, les XXIII Manières de Vilains. C’est la même veine, mais non le même talent, ni la même âpreté : « Le vilain porcin est celui qui travaille aux vignes, ne veut pas enseigner le chemin aux passants, mais dit à chacun : « Vous le savez mieux que moi… » Le vilain Babouin est celui qui vu devant Notre-Dame à Paris, regarde les rois et dit : « Voilà Pépin, voilà Charlemagne ! » et on lui coupe sa bourse par derrière…[118]. »

Les vilains de Champcenetz sont de toutes classes. Voici le gobe-mouche politique, celui qui surveille l’Europe ; nulle question internationale ne lui est étrangère : « Par l’étendue de ses connaissances, il est très redoutable dans un cercle. » Le gobe-mouche législateur réserve son attention pour la France ; il est patriote. Il gouverne : il se lève pour gouverner et s’endort en gouvernant[119]. Ces deux espèces, mais la seconde surtout, joueront un grand rôle à la Révolution ; ils la feront, car elle ne se serait pas faite sans eux. Le gobe-mouche militaire « rêve de tactique jusque dans les bras de sa maîtresse. Toutes ses actions sont des manœuvres ». Le gobe-mouche espion, que Chamfort a peint par des anecdotes[120], et Rivarol par un dialogue[121]. Champcenetz le montre résigné à tout, écoutant tout avec fermeté, déraisonnant pour faire raisonner. C’était le bon temps des espions de police, la société étant très ouverte ; depuis qu’on ferme ses portes, ils ne peuvent plus guère noter que les actes extérieurs : d’où décadence de la fonction[122]. Le gobe-mouche inquiet, nous dirions pessimiste, croit toujours que la société marche aux abîmes ; il ne se trompait pas en 1788. Terrifié, il fournira le premier groupe des émigrés.

Parmi d’autres, voici encore le gobe-mouche littéraire, bel esprit philosophe, qui joue à fronder l’opinion, « appelle la fausseté, de la finesse, la lâcheté, de la prudence, et l’escroquerie, de l’adresse ». Il soutient ses folies avec éloquence et bonne humeur : c’est quelque neveu de Rameau ou Diderot lui-même.

Dans le gobe-mouche sans-souci, Champcenetz a fait son propre portrait. C’est le rieur universel, « celui qui bafoue les plus honnêtes ridicules, qui ne respecte que ce qu’il ne connaît pas, qui ne craint que l’ennui, qui apprend les malheurs publics sans la moindre contorsion d’intérêt, et interrompt l’affliction la plus respectable par sa gaîté étourdissante, qui prend le parti de ridiculiser ce qu’il n’est pas en état d’admirer. Sous le prétexte qu’il ne veut de mal à personne, il déchire tout le monde, et n’a point pour ies sots cette indulgence réciproque qui maintient aujourd’hui l’union dans toutes les sociétés. Il a une contenance de bonheur et un élalage de santé qui rendent sa présence insoutenable. Il a beau éprouver des malheurs, son impudence est incorrigible, car il est aussi heureux par ce qu’on lui ôte que par ce qui lui reste… »

La Réponse aux Lettres sur le caractère et les œuvres de J.-J. Rousseau[123] n’est pas sans intérêt pour l’histoire des idées romantiques. On y voit qu’un homme d’esprit moyen, comme Champcenetz, s’il est charmé du romantisme passionné de Jean-Jacques, répugne au romantisme moral de Mme de Staël. L’idée que l’amour doit être une école de vertu semble bouffonne à ce bouffon, et c’est le bouffon qui verse la sagesse : « J’ai remarqué, dit-il, que toutes les fois qu’on a voulu raisonner sur l’amour, on a déraisonné… Les uns, en calculant ses dangers, en ont fait un vice ; les autres, en lui prêtant une morale, en ont fait une vertu, et tous ont prouvé qu’ils n’avaient jamais ressenti cedont ils parlaient-Mais, dans cette lettre, l’erreur est à son comble. On assigne à l’amour des vertus particulières, comme la bonté, la bienfaisance l’humanité, la douceur, et on croit l’épurer en rapprochant son culte de celui de la religion. Quelle froide conception !… » Il continue en disant que l’amour n’a d’autre effet que d’être un excitant général ; l’amour exalte : il pousse aussi bien à toutes les vertus qu’à tous les crimes, selon les circonstances, fait des héros ou des monstres, donne de la timidité et de la fureur, de la perfidie ou de la bonté, « Quelquefois, ces sentiments opposés se succèdent en un moment dans le cœur de l’homme passionné, et son véritable caractère est de n’en conserver aucun. » Là-dessus il raille Mme de Staël, qui voudrait que Julie n’eût pas succombé… « Je devine, dit-il, le tableau qu’on préférerait : celui d’une jeune fille reculant d’horreur à l’aspect de l’amour heureux, et se faisant religieuse pour servir de modèle aux femmes tendres. Voilà ce qui s’appellerait une vertu honnête !… » Je crois que Mme de Staël a seulement voulu dire qu’une jeune fille raisonnable attend d’être mariée pour prendre un amant : tout le monde approuvera un conseil aussi prudent. M. Necker « était plutôt fait pour devenir un ange gardien qu’un grand ministre » ; il fut tout le contraire de sa fille.

Champcenetz, qui passait pour avoir beaucoup d’esprit, n’en a pas mis beaucoup dans ses écrits, elles écrits de cet homme si gai, s’ils ne sont pas ennuyeux, ne sont pas gais : ils ne sont même amusants qu’avec modération. Son esprit, je pense, était inséparable de son rire et de ses gestes, et si l’on devine les gestes dans ses opuscules, on n’y entend aucun rire. C’est que peut-être Champcenetz était de fonds moins jovial qu’on n’a cru. C’était un indifférent et qui riait parce que les contacts de la vie déclanchaient chez lui le mécanisme du rire. Il était rieur, comme on est chatouilleux. D’ailleurs, il riait de tout, signe d’indifférence à tout. Le rire modéré, et qui choisit et qui s’épanouit juste au bon moment, est, au contraire, un signe de sensibilité. Enfin, on peut rire soi-même et ne pas faire rire les autres. Les auteurs gais sont quelquefois gais et quelquefois tristes. Tout n’est que contradiction, et les hommes sont tellement divers qu’on ne peut les connaître que un par un. La science de l’homme est chimérique : c’est pourquoi on peut encore écrire en ne redisant pas toujours tout à fait la même chose.

« Mlle Dufay débutait à l’Opéra-Comique. On donnait la Fausse Magie, dont le morceau principal est Comme un éclair, etc. Arriva, tout essoufflé, M. de Narbonne, que la chose intéressait ; il demanda vivement à Champcenetz :

Mlle Dufay a-t-elle chanté Comme un éclair ?

— Non, mon cher, comme un cochon. »

Il disait d’un conventionnel envoyé en mission dans les Pyrénées : « Il va bâtir des cachots en Espagne[124]. »

Voilà l’esprit de Champcenetz, esprit d’à-propos, tel que le possédaient beaucoup de ses contemporains, et les plus obscurs. Tilly cite deux mots très jolis d’un nommé Martin, sur lequel je ne sais rien, sinon qu’il semble avoir été savant et cynique. Dans un café, à Versailles, on sert à Martin du mauvais chocolat. Martin se plaint. « Des seigneurs de la cour qui viennent ici le trouvent très bon, » minaude la dame du comptoir, qui était médiocre. Martin se met à l’œil un morceau de verre qu’il appelait sa lorgnette, fixe la dame et : « Ils vous ont peut-être dit aussi que vous étiez jolie ? » Autre mot de cet énigmatique Martin. A un entr’acte de l’Opéra, un inconnu le regarde fixement. « Suis-je connu de vous ? demande Martin. Quelles sont vos raisons pour me fixer ainsi ? — Un chien regarde bien un évêque. — Qui vous a dit que j’étais un évêque ? »

Vint la Révolution. Ses premières années furent spirituelles et, comme l’espril est une arme de défense, bien plus encore qu’une arme d’attaque, c’est presque exclusivement le camp contre-révolutionnaire qui eut de l’esprit. Rivarol se dédoubla, c’est-à-dire que les circonstances, à la fois tragiques et bouffonnes, lui permirent de donner libre cours à son double génie, si voisin de celui de Montesquieu : cherchant le matin les causes de la Révolution, il en écrivait l’histoire, et le soir il reprenait en ironies et en sarcasmes les motifs de ses méditations philosophiques. Ayant rédigé les feuillets de son Journal politique national, ce répertoire de la politique positive, il allait chez Mafs, au Palais-Royal, diriger ce cirque dont les acrobates s’appelaient les Apôtres, et lui-même parfois, pour mieux dresser sa troupe, exécutait, à la joie de tout le monde, quelque tour excellent. Il y avait là, chez ce restaurateur fameux, Mirabeau le jeune, Peltier, Champcenetz, Montlausier, beaucoup d’autres, et Artaud, qu’un mot de Rivarol empêchera de mourir. On prétend que les Actes des Apôtres se rédigeaient là, sur des coins de table, parmi les verres et que, la copie laissée sur la nappe, Mafs se payait en la portant chez Gattey, l’imprimeur. Cela a bien pu arriver une fois, mais les Actes contiennent autant d’articles sérieux que de pages bouffonnes, et ce journal se rédigeait sans doute comme tous les journaux, chacun écrivant chez soi ce qu’il devait écrire ; il n’y a jamais que le remplissage qui se bâcle à la dernière heure[125].

Démêler dans les Actes des Apôtres la part de Champcenetz ne serait ni très facile, ni très utile. Il semble s’y être répandu en jeux de mots. C’est à lui, certainement, qu’appartiennent les plaisanteries faciles sur les noms des députés, sur la table qui rassemble MM. Soupe, Fricot et Perdrix, sur ces commissions de l’Assemblée où M. Bazin et M. Bonnet s’occupent des tissus anglais, où M. Chevreuil s’intéresse à la chasse, M. Bandit à la maréchaussée, M. Melon à la culture des jardins, cependant que M. Cochon interrompt sans cesse ses collègues par d’énergiques gron ! gron ! gron ! Ces innocences étaient nouvelles alors et faisaient rire ; elles sont un peu plus drôles mises en vers ; c’est Mirabeau qui parle :

Je délègue à Lasnon l’empire des prairies…
Muguet aura les fleurs…
Dutrou doit présider aux plus aimables jeux…
Collinet des moutons réglera les destins…
Lanusse aura pour lui tous les apothicaires,
Chassebœuf de Poissy sera le commandant,
Chapelier des castors sera le président.

Dans le Petit Gautier, on trouve déjà sur les noms, un autre genre de plaisanterie, dont on a bien abusé par la suite ; le cardinal de Loménie y est appelé le cardinal l’Ignominie ; ouvrez les journaux de ce matin… Je ne sais si Champcenetz collabora à cette feuille assez malpropre et de plus d’ordure que d’esprit. C’est très possible. Il travailla certainement à la Chronique scandaleuse, au moins aux premiers numéros. Les rédacteurs de cette feuille d’un si beau cynisme se traînent réciproquement dans la boue, pour donner le change par ruse de guerre, et il ne faut point être surpris de lire en épigraphe au numéro 9 :

J’appelle un chat un chat, — et Champce… un drôle.

On pense au mot du Régent qui trouvait qu’à force de coups de pied au derrière Dubois le déguisait trop. Champcenetz trouva-t-il drôle d’être appelé drôle ? Il était si indifférent, si rieusement fataliste !

Dans le même temps que Rivarol fuyait les assassins qui entraient chez lui, le lendemain, dans l’intention bien arrêtée « de raccourcir le grand homme » [126], Champcenetz se retirait à Meaux. Il y aurait peut-être vécu tranquille, si l’idée absurde ne lui était venue de revenir à Paris. On a dit qu’il quitta sa retraite pour se donner le plaisir de revoir ses livres, car il possédait une fort belle bibliothèque[127]. Si c’est une légende[128], elle est digne de toucher les bibliophiles, car cette passion des livres devait coûter la vie au pauvre Champcenetz. Il fut reconnu, arrêté, jeté en prison et guillotiné le 10 juillet 1794.

Son caractère insouciant ne se démentit pas un instant devant la mort et il humilia du moins ses bourreaux stupides par son impertinence et sa gaîté de la dernière heure. Il mourut avec bonne humeur, sortit de la vie comme d’un souper chez Mafs. A Fouquier-Tinville, la condamnation prononcée, il demanda : « Est-ce comme à l’Assemblée nationale, est-ce qu’il y a des suppléants ? — Pourquoi ? — C’est que je me ferais remplacer par vous. » Il disait au charretier, qui menait la voiture au lieu d’exécution : « Mène-nous bien, l’ami, tu auras pour boire. » Au pied de la machine, il se passa cette scène, que Mallet du Pan a racontée[129] : « Un de ses compagnons, Parisau[130], rédacteur de la Feuille du Jour, se lamentait, protestait, en appelait au peuple : « Je meurs républicain ! » cria-t-il. — N’en croyez rien, répliqua Champcenetz, je le connais, c’est un charlatan, il est aristocrate comme moi. »

On vit, à ce moment, plus d’un caractère à la Champcenetz, et même parmi ceux qui avaient, comme Biron, joué quelque rôle. Il y avait une insouciance qui touchait à l’inconscience, comme dans ce mot du chevalier du Barry, que rapporte également Mallet : « Le bourreau sera bien attrapé, quand il va me prendre par les cheveux. Mon toupet lui restera à la main. » Beaucoup de ces malheureux semblent retombés en enfance. L’énergie n’était pas de leur côté. Il n’y a décidément qu’une force au monde, la force physique.

« Quelles raisons a-t-il eues de se tuer ? — Il faut, répond Rivarol, de si fortes raisons pour vivre, qu’il n’en faut pas pour mourir. » Ne prenons pas cette philosophie trop à la lettre, mais Rivarol n’était pas, quoi que l’on ait dit, un homme de plaisir. Le meilleur de son temps se passa à rêver dans la solitude, couché sur son lit. Quand il sortait, la gaîté lui était agréable, et Champcenetz l’entretenait en bonne humeur. De collaboration véritable entre ces deux hommes, il n’y en eut jamais sans doute. Rivarol a dit d’un petit historien : « Il n’écrit pas l’histoire, il fait des commissions dans l’histoire. » Champcenetz a fait des commissions dans la littérature de Rivarol.


FABRE D’ÉGLANTINE ET L’ORANGE DE MALTE


On s’occupe beaucoup, depuis quelque temps, des littérateurs de l’époque révolutionnaire, soit de ceux pour qui, comme Saint-Just, la poésie ne fut qu’une erreur juvénile, soit de ceux qui, comme Fabre d’Églantine, s’y adonnèrent encore au milieu des plus terribles luttes politiques. On vient de publier, en deux élégants volumes, les œuvres de Saint-Just. Il a paru, il y a deux ans, un choix des écrits de Hérault de Séchelles, ainsi qu’une excellente étude sur ce révolutionnaire élégant et raffiné. Choderlos de Laclos est fort à la mode. On ne se contente plus de ses célèbres Liaisons dangereuses, on étudie son rôle politique, on recherche ses lettres, ses moindres écrits, et un littérateur anglais des plus connus, M. Arthur Symons, va publier quelques-unes de ses poésies que l’on croyait perdues. Enfin, après que tout un volume a été consacré à Fabre d’Églantine, on trouve encore dans sa vie littéraire un point très obscur. Il s’agit d’une comédie à la fois célèbre et inconnue, l’Orange de Malte, qui aurait été, à l’heure même de sa mort, sa suprême préoccupation.

Devenu secrétaire de Danton, puis député à la Convention, Fabre d’Églantine n’abandonna jamais le théâtre, qui avait fait sa gloire. On jouait encore deux comédies de lui en 1792, et quelques années après sa mort, on en donnait encore une autre et avec le plus grand succès, mais ce n’était pas celle qu’il avait particulièrement recommandée à ses derniers moments. Je ne désire pas faire entrer dans cet article les mystères de la politique révolutionnaire, ni examiner si les accusations contre Fabre d’Églantine étaient ou non justifiées. En historien aussi partial qu’incompétent (c’est le parti le plus commode), je préfère même supposer qu’il était l’innocence même. Cela n’a d’ailleurs aucune importance pour résoudre la question de l’Orange de Malte.

On l’accusait, je crois, d’avoir falsifié un décret de la Convention, falsification qui lui aurait rapporté cent mille francs. Il s’en est défendu vigoureusement dans une Apologie que sa veuve publia en l’an XI, en tête de ses Œuvres posthumes. Il s’y défend de posséder une somme aussi considérable : « On dit que je suis riche ; je donne tout ce que je possède dans l’univers, hors mes ouvrages, pour moins de quarante mille francs, et c’est le fruit de plusieurs pièces de théâtre, dont le succès, dû à la bienveillance du public, a été tel que telle de mes comédies a eu cent soixante représentations de suite. Qu’on lise les registres de tous les théâtres de France, et l’on verra qu’ils m’ont rendu plus de cent cinquante mille francs. Voilà ce qui peut m’en rester ; voilà le fruit de vingt-cinq années d’observations sur le cœur humain, de travail, de persécutions, de misère. » Il ajoute qu’il est loin de vivre dans le luxe, mais que, cependant, il aime ce qui est beau et ce qui est bon. Il peint, il dessine, il fait de la musique, il modèle, il grave, il est poète. Il a écrit dix-sept comédies en cinq ans. Ces arguments, d’ailleurs peu décisifs, ne touchèrent pas beaucoup Fouquier-Tinville et il dut se résigner à accompagner sur l’échafaud son ami Danton. Il furent exécutés le même jour. Ici se place une légende, dont je vais pouvoir prouver la véracité, au moins quant au fond. Au moment de gravir les marches de l’échafaud, dit un des historiens de Fabre d’Églantine, il aurait jeté au hasard, dans les groupes des spectateurs, quelques manuscrits, en criant d’une voix émue : « Mes amis, sauvez ma gloire ! » Plusieurs de ces pièces, ajoute M. d’Almeiras, furent recueillies par des curieux et l’une d’elles, l’Orange de Malte, tomba sous la main de deux auteurs dramatiques qui la refirent sous le titre de l’Espoir de faveur. » Là dessus, un collaborateur de l’Intermédiaire s’est levé et a déclaré : Je connais quelqu’un qui paraît bien avoir lu ou entendu cette comédie ; c’est Stendhal. Et il citait un passage de Rome, Naples et Florence, où le sujet de l’Orange de Malte est nettement indiqué en deux lignes ; « Un évêque voulant engager sa nièce à être la maîtresse d’un prince, tout en lui faisant des remontrances. » Cet intermédiairiste était sur la bonne voie, mais il est resté à moitié chemin. S’il avait consulté le Journal de Stendhal, il eût trouvé un document grâce auquel le premier chercheur venu peut mettre la main sur ce qui reste de l’Orange, probablement la pelure, c’est-à-dire une médiocre imitation. Stendhal écrit à la date du 7 avril 1805 : « Maisonneuve parlait de l’Orange de Malte de d’Églantine, dont les deux pièces d’hier sont une imitation. La pièce de d’Églantine était du plus grand génie. J’ai senti, en l’entendant esquisser, que le genre comique était mes premières amours. Dans la pièce de d’Églantine, il y avait une maîtresse de roi et un évêque. L’évêque venait persuader à la jeune personne de différer son mariage, et lui faisait un tableau du bien que pouvait faire une femme vertueuse ayant toute influence sur un prince ; arrivait la maîtresse régnante, qui tonnait contre les femmes qui se livraient surtout par intérêt ; cela était du plus grand comique. Maisonneuve nous dit qu’il en avait parlé six ou sept fois à fond avec d’Églanline, une fois entre autres depuis dix heures du matin jusqu’à onze heures du soir. Il me semble que d’Églanline est le plus grand génie qu’ait produit le xviii en littérature. L’Espoir de la faveur inclinant toutes les âmes à la bassesse, de quelque caractère qu’elles soient, et cet espoir se trouvant ensuite déçu, est un excellent moyen de développer le courtisan. Voilà la griffe du lion. Maisonneuve croit que la pièce n’a jamais été écrite, Dugazon que les trois premiers actes existent. »

Si donc l’on rapproche de l’anecdote citée par M. d’Almeiras, l’analyse de Stendhal, ses renseignements, les mots soulignés par lui-même, on arrive nécessairement à cette conclusion : Deux pièces rappelant le sujet de l’Orange de Malte, tel que le connaissait Maisonneuve, collaborateur de Fabre d’Églantine, ont été jouées à Paris, le 6 avril 1805. L’une de ces pièces avait pour titre, l’Espoir de la faveur[131]. Reste à trouver l’auteur ou les auteurs, ce qui n’est qu’un jeu pour les érudits de la littérature théâtrale. Maintenant, il est singulier que l’on ait joué le même soir deux pièces ayant le même sujet. S’il n’y a pas erreur de rédaction, il faudrait en conclure que l’Orange de Malte était connue de plusieurs personnes et qu’elle avait à ce moment une sorte de célébrité mystérieuse. Il ne faut pas oublier qu’en ce temps-là le Philinte de Fabre d’Églantine passait pour un chef-d’œuvre pas très loin du Misanthrope de Molière. La moindre de ses dépouilles était tenue pour une chose précieuse, dont les adaptateurs se disputaient la restauration et le succès probable. Il est fâcheux que Stendhal, si indiscret d’habitude, ait été si sobre de renseignements sur les deux pièces en question. Enfin, si on les retrouve, on pourra voir du moins quel parti les auteurs ont tiré du sujet si piquant imaginé par Fabre d’Églantine. Stendhal rapproche l’Orange de Malte de la Vérité dans le vin. C’est aller loin dans l’éloge, car la pièce de Collé est un incontestable chef-d’œuvre, malgré quelques gaucheries. Acceptons ce jugement, puisque, aussi bien, il nous est impossible de le contrôler. On sait que Stendhal fut poursuivi toute sa vie par ces syllabes hermétiques : « l’Orange de Malte. » Il écrivit lui-même sous ce titre un roman inachevé qui est devenu Lucien Leuwen. S’il y renonça, au dernier moment, c’est qu’il ne croyait peut-être pas la pièce de Fabre d’Églantine définitivement perdue. Ayons le même espoir, pour la gloire de ce poète charmant, pour l’auteur d’Il pleut, il pleut, bergère !


III

XVII SIÈCLE


THÉOPHILE, POÈTE ROMANTIQUE


« Depuis ce temps-là, écrivait Sorel, dans sa Bibliothèque française, en 1664, nos premiers poètes furent Théophile et Saint-Amant. » Depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis Malherbe et son école, jusqu’au renouveau de 1660, Théophile est en effet, avec Saint-Amant, délaissé un peu plus vite, avec Tristan Lhermite et Guillaume Colletet, connus seulement dans un cercle, à peu près le seul poète. Sa vogue dura environ soixante ans, et, pendant ce large demi-siècle, ses poésies furent réimprimées, chaque année à peu près, soit à Paris, soit à Rouen, Lyon ou Bordeaux. C’était plus que la vogue, c’était la gloire ; sans Boileau, Théophile eût sans doute continué de régner jusqu’à la fin de l’ancienne littérature française. L’idole renversée, le socle resta vide. La démolition de Théophile fut celle de la poésie personnelle : depuis la Maison de Sylvie jusqu’à la Jeune captive, la poésie française fut dramatique, satirique, précieuse, burlesque, éloquente, spirituelle, et même tendre, quoique pas souvent ; elle ne fut jamais plus lyrique. Une veine qui remontait jusqu’aux trouvères, et plus haut, jusqu’aux anciens provençaux, se trouva tarie. Il y a là une curieuse modification du génie et du goût français, laquelle, si elle est explicable, n’a pas encore été expliquée, car Boileau n’est sans doute qu’une cause seconde. Un critique n’a raison que si le public, d’avance, lui donne raison.

Théophile a donc un grand intérêt. Il marque la date où meurt un genre qui ne devait renaître que deux cents ans plus tard dans la forme même où il avait été enseveli. Le romantisme renoue si naturellement avec Théophile qu’il est encore permis d’en manifester quelque surprise et aussi quelque contentement. Cela permettrait, en opposition à des idées qui ont pris corps récemment, de considérer le romantisme lyrique comme le développement d’un germe national et non plus comme une importation étraagère. Théophile Gautier, retrouvant un des siens dans ce vieux Théophile de Viau, fut heureux. Soyons-le avec lui et reconnaissons que le lyrisme personnel, s’il est, comme le disent les néo-classiques, une dépravation de la poésie, est, du moins chez nous, une dépravation traditionnelle[132].

La Bruyère, dans son jugement, joint Théophile à Malherbe, preuve qu’à la fin du dix-septième siècle Théophile gardait encore son rang. « Ils ont, dit-il, tous les deux connu la nature. » Malherbe en aurait fait l’histoire et Théophile, le roman. Cela n’est plus très clair pour nous, qui avons vu tant de romanciers de la nature, infiniment plus romanesques que Théophile. Mais ne retenons que le premier terme. Théophile a connu la nature. Cela sera l’une de ses originalités. Non pas que l’intimité avec la nature soit rare à cette époque de la poésie française. Malherbe, Racan, Maynard, Saint-Amant lui-même sont des poètes de la nature et qui aiment les champs et les bois, les fleuves, la mer, mais Théophile a peut-être regardé les paysages d’un peu plus près que ses contemporains, D’un peu trop près, pensait La Bruyère : « Il s’appesantit sur le détail » ; d’assez près, dirons-nous, au contraire, pour que ses dessins soient formés avec une précision ingénue. Il y a encore bien des réminiscences littéraires dans les paysages de Théophile, et aussi bien des feintes et bien du mauvais goût, mais on y verra çà et là des traits et même des figures d’une élégante et juste simplicité :

La charrue écorche la plaine,
Le bouvier qui suit ies sillons
Presse de voix et d’aiguillons
Le couple de bœufs qui l’entraîne.

Alix apprête son fuseau
Sa mère qui lui fait sa tâche
Presse le chanvre qu’elle attache
A sa quenouille de roseau.

Une confuse violence
Trouble le calme de la nuit
Et la lumière avec le bruit
Dissipe l’ombre et le silence.

Mais pourquoi faut-il que, dans cette agréable description du matin, il fasse intervenir « le généreux lion » et, ce qui est pire, « sa dame entrant dans les bocages » ? C’est que Théophile ne possède pas encore l’art de localiser un paysage. Il veut nous décrire un matin universel, et son tableau, heureux dans le détail, est, dans l’ensemble, incohérent.

Le Matin, cette ode célèbre et d’après laquelle on juge toujours du gôut de Théophile et de sa sensibilité pour la nature, n’est qu’un charmant exercice de rhétorique. II y a cependant un Théophile ivre de beautés champêtres et amoureux de son pays natal ; il se révéla beaucoup plus tard, après son procès, quand il écrit à son frère, quand il rêve, après tous ses malheurs, du ciel et des jours de son enfance :

S’il plaît à la bonté des cieux.
Encore une fois en ma vie
Je paîtrai ma dent et mes yeux
Du rouge éclat de la Pavie…
Je verrai sur nos grenadiers
Leurs rouges pommes entr’ouvertes
Où le ciel, comme à ses lauriers,
Garde toujours les feuilles vertes…
Je reverrai fleurir nos prés,
Je leur verrai couper les herbes,
Je verrai quelque temps après
Le paysan couché sur les herbes.
Et comme ce climat divin
Nous est très libéral de vin.
Après avoir rempli la grange
Je verrai du matin au soir
Comme les flots de la vendange
Écumeront dans le pressoir…

Aucun poète contemporain n’est capable d’une chanson aussi familière, et c’est un des charmes de Théophile qu’il ait osé être aussi personnel et aussi doux.

La Maison de Sylvie, qui date de la même époque, est d’une inspiration moins naturelle, mais le talent de Théophile y est très sûr et très maître de lui, La maison de Sylvie, c’est le château de Chantilly, et Syvie, c’est Marie-Félice des Ursins, duchesse de Montmorency. Théophile passa près d’elle les derniers et peut-être les plus doux mois de sa vie. En cet asile magnifique, il devient un homme nouveau ; le temps est loin où il s’écriait : « Mon âme incague les destins ! » Les destins lui sont si cléments, enfin, qu’il les adore. La Maison de Sylvie est bien, comme on l’a dit, une suite d’Odes à la Joie :

Dans ce parc, un vallon secret,
Tout voilé de ramages sombres,
Où le soleil est si discret
Qu’il n’y force jamais les ombres,
Presse d’un cours si diligent
Les flots des deux ruisseaux d’argent
Et donne une fraîcheur si vive,
A tous les objets d’alentour,
Que même les martyrs d’amour,
Y trouvent leur douleur captive.

Ce beau poème est gâté, au goût moderne, par des touches de préciosité. Sylvie pêche à la ligne, et les poissons se battent « à qui plus tôt perdrait la vie, en l’honneur de ses hameçons ». La strophe suivante, encore dans le même ton, est cependant très jolie :

D’une main défendant le bruit
Et de l’autre jetant la ligne,
Elle fait qu’abordant la nuit,
Le jour plus bellement décline.
Le soleil craignant d’éclairer
Et craignant de se retirer,
Les étoiles n’osaient paraître,
Les flots n’osaient s’entrepousser,
Le zéphyre n’osait passer.
L’herbe se retenait de croître.

Voilà une nature bien spirituelle. On la retrouve dans le Songe de Vaux. La Fontaine a beaucoup pratiqué Théophile. Il a su par cœur la Maison de Sylvie ; cela est visible dans ses premières œuvres : « A Malherbe, à Racan, il préférait Théophile. »

Voilà pour le goût de la nature. On aimera ensuite Théophile pour la grâce qu’il sait donner à l’expression de sa tendresse amoureuse :

Quand tu me vois baiser tes bras,
Que tu poses nus sur les draps,
Bien plus blancs que le linge même ;
Quand tu sens ma brûlante main
Se pourmener dessus ton sein,
Tu sens bien, Cloris, que je t’aime
Comme un dévot devers les cieux,
Mes yeux tournés devers tes yeux,
A genoux auprès de ta couche,
Pressé de mille ardents désirs,
Je laisse, sans ouvrir ma bouche.
Avec toi dormir mes plaisirs…

Théophile, bien qu’il se soit adonné, lui aussi, aux Cloris et aux Mélicertes, avait un certain sens du ridicule qui s’attache aux noms mythologiques transportés dans notre civilisation. Amaarante, dit-il,

Amarante, Philis, Caliste, Pasithée,
Je hais cette noblesse à vos noms affectée,

et il continue par ce joli vers, qui est un conseil de naturel et de simplicité :

Le plus beau nom du monde est le nom de Marie.

Quant à l’ode à la Malherbe, Théophile la fait presque aussi bien que Malherbe lui-même :

Celui qui lance le tonnerre.
Qui gouverne les éléments.
Et meut avec des tremblements
La grande masse de la terre ;
Dieu qui vous mit le sceptre en main,
Qui vous le peut ôter demain,
Lui qui vous prête sa lumière,
Et qui, malgré les fleurs de lys,
Un jour fera de la poussière
De vos membres ensevelis :
Ce grand Dieu, etc.

Il y en a très long sur ce ton bien soutenu. Bossuet mettra cela en prose : « Celui qui règne dans les cieux, etc., » et il paraît que du coup cela devient très beau. Passons. La rhétorique n’est pas ce qui nous attire, ni dans Théophile, ni dans Bossuet.

Faut-il accorder à l’auteur de quelques satires ou épîtres, qui sont des professions de foi, le mérite d’avoir été un poète philosophique ? Je crois que cela est nécessaire, car Théophile eut peut-être autant d’influence par son incrédulité que par son talent. Sa philosophie, d’ailleurs, est brève et se résume à peu près par ce vers :

J’approuve qu’un chacun suive en tout la nature.

Il ajoute, et sa vie donna à la maxime une valeur déplaisante :

Jamais mon jugement ne trouvera blâmable
Celui-là qui s’attache à ce qu’il trouve aimable.

L’accusation de libertinage dont on chargea Théophile n’aurait pas suffi à émouvoir la justice si les Jésuites, on ne sait trop pourquoi, ne s’étaient acharnés contre lui. Le projet de réquisitoire de Mathieu Molé est un mouvement de partialité stupide. Théophile écrit à sa maîtresse ;

Tout seul dedans ma chambre, où j’ai fait ton église,
Ton image est mon dieu, mes passions, ma foi…

et le procureur lui impute cela à crime d’impiété !

Théophile était connu, ses vers se vendaient. Cela fit que le sieur Estoc, imprimeur, donna sous son nom le Parnasse des Muses satyriques. Le P. Garasse dénonça ce recueil, d’ailleurs peu recommandable, et pendant que l’autorité royale laissait fuir Théophile, il s’acharnait, avec le P. Voisin ei le lieutenant Le Blanc, contre l’imprudent poète. Théophile fut pris ; le procès dura deux ans, et se termina par un arrêt de bannissement. Mais l’exécution, grâce à de puissantes protections, en fut poursuivie assez mollement et Théophile trouva à Chantilly, puis au château de Selles, en Berry, chez le duc de Béthune, un asile inviolable.

Quelle est sa part dans le Parnasse satirique ? On n’en sait rien, ni s’il y collabora volontairement. En tout cas, le livre sortait du milieu libertin où fréquentait Théophile. Cela n’a d’ailleurs aucune importance ; la plupart des poètes connus du xviie siècle ont fait des vers obscènes ; c’est un passetemps comme un autre, qui n’a pas nui à leur gloire, qui ne doit point nuire non plus à celle de Théophile.

On lui reprocherait plutôt Pyrame et Thisbé, tragédie déclamatoire et peu digne, vraiment, du chantre délicat de Sylvie. Disons pourtant qu’elle contient une jolie scène, quelques vers délicieux et que le rôle de Thisbé est une esquisse assez curieuse.

Théophile a fait lui-même sa psychologie littéraire :

La règle me déplaît, j’écris confusément :
Jamais un bon esprit ne fait rien qu’aisément.

On lui tiendra compte de ce qu’il est mort à l’âge même où Malherbe commençait d’écrire. Théophile, avec les défauts d’un tempérament trop ardent, d’une imagination insoumise, d’une verve déclamatoire, était, comme en jugèrent ses contemporains, un beau génie.

Il a un autre mérite, et qui n’est pas médiocre, ajouté aux autres. Théophile fut un libre esprit, de la lignée des indisciplinés et des incrédules. Elle remonte loin, dans la littérature française, jusqu’au treizième siècle, et peut-être plus haut. L’auteur d’Aucassin et Nicolette raille le paradis où ne vont que nonnes et vieux prêtres et toutes vilaines gens qui passent leur temps accroupis devant les autels ; il veut aller en enfer, où vont les beaux clercs et les cavaliers, les belles dames courtoises avec leurs barons. C’est sans doute ce que répondit Théophile au curé de Saint-Nicolas, qui s’en courrouça. Il était païen de ce paganisme admirable qui exige que l’on vive sa vie, avant tout. Bientôt va commencer la grande littérature soumise au clergé, pendant laquelle Molière presque seul représente l’intelligence affranchie. C’est dans Théophile et dans Cyrano, plus que dans l’équivoque Gassendi, que Molière avait puisé sa philosophie. On n’est pas un esprit secondaire, quand on prépare la venue de plus grands esprits que soi. Théophile est un de ceux qui ont maintenu le flambeau allumé. Des gouttes de cire brûlante sont tombées sur sa main ; c’est pour cela qu’elle tremble un peu.


THÉOPHILE ET LES JÉSUITES


Il n’y a pas très longtemps que le nom de Théophile de Viau, poète, l’émule et peut-être l’égal de Malherbe, a été réintégré dans l’histoire de la littérature française. Le procès stupide sous lequel il succomba, à l’âge de 36 ans, pesait toujours sur sa mémoire. Pendant plus de deux siècles, on le jugea comme ses ennemis, les Jésuites, voulaient qu’il fût jugé, comme un libertin grotesque et sale, comme un écrivain où le mauvais goût le disputait à l’impudence, comme le type, enfin, du poète ridicule. Boileau l’accabla de son mépris. Un instant, Voltaire, en quête des victimes du fanatisme religieux, sentit quelque pitié pour Théophile, mais cela fut bref, et le silence recommença. Théophile Gautier fut le premier qui lui rendit justice ; on réimprima ses œuvres, on étudia son procès, et l’on commença à comprendre qu’une double réparation était due à ce poète imprudent et brillant, à ce jeune homme hardi et sans hypocrisie. Elle vient de lui être accordée, enfin, sous la forme d’un petit volume de poésies et de contes choisis que l’on publie dans la collection des plus belles pages de la littérature française. Le texte est dégagé de l’orthographe compliquée qui avait cours au commencement du dix-septième siècle, et voilà un charmant poète de plus, à la portée de tous les amateurs de poésie. Le volume porte comme épigraphe ce vers délicieux et qui contient en même temps toute une philosophie de la vie :

Il faut un peu d’adresse à bien cueillir des roses.

Théophile était fou de la nature, des femmes, des fleurs, des fleuves, des forêts. Né à Glairac, sur les bords du Lot, il fut élevé sur les bords de la Garonne, qu’il chanta dans ses vers avec amour. C’est de là, en passant par la Flèche, où il fit ses études, qu’il vint à Paris chercher la gloire. Protestant, il dut abjurer, pour ne pas mourir de faim, les emplois et les faveurs étant refusés aux tenants de la religion « prétendue réformée ». D’ailleurs, Théophile ne tenait pas plus à une secte qu’à une autre secte : il était parfaitement incrédule et quand, par hasard, il voulait croire à un Dieu, il choisissait celui de Platon. Sa vie à Paris fut celle d’un jeune homme ardent et un peu fou ; il se laissa aller à des fréquentations assez risquées, à des curiosités fâcheuses, et surtout à des propos imprudents. Ses premiers vers avaient eu beaucoup de succès à la fois à la cour et près de la jeunesse. En peu d’années, il fut populaire : on ne parlait que de lui ; il donnait le ton ; il éclipsait le vieux Malherbe à la veine prudente et un peu avare. C’est dire qu’il se créait par cela même beaucoup d’ennemis. Une cabale se forma contre lui, dont les origines sont demeurées fort obscures. Pourquoi les Jésuites se mirent-ils tout à coup à le persécuter ? On n’en sait rien, mais on connaît le prétexte qu’ils invoquèrent. En 1622, un libraire avide et sans scrupules réimprima, sous le titre de Parnasse des Muses satyriques, un recueil fort connu de vers licencieux ; l’année suivante, pour corser le succès, il ajouta au titre : « Par le sieur Théophile. » Le prétexte était trouvé. Bien que Théophile eût fait aussitôt saisir les exemplaires, bien qu’il eût intenté un procès au libraire, il fut poursuivi, bientôt arrêté, jeté en prison malgré de puissants protecteurs, et peut-être malgré le roi lui-même. Les poursuites étaient à peine commencées qu’un jésuite, le P. Garasse, publiait contre Théophile un gros volume plein d’injures et de mensonges. Un tel ouvrage ne s’improvise pas ; il y avait donc longtemps, peut-être plusieurs années, que les Jésuites organisaient la guerre contre Théophile. A vrai dire, quand on parcourt ce livre, la Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, on est encore plus étonné de la bêtise que de la méchanceté du jésuite Garasse ; ses injures sont sans esprit et ses diffamations sont stupides. Il s’ébat lourdement parmi les mots de luxure : fornication, sodomie, bestialité, Gomorrhe et d’autres encore un peu moins honnêtes. Puis, c’est la grande accusation d’athéisme, de paganisme, d’idolâtrie. On se demande comment un magistrat tel que Mathieu Molé eut le courage d’accepter toutes les sottises de Garasse et de les rééditer dans son acte d’accusation. De notre temps, nous avons eu le réquisitoire du procureur général Pinard contre Madame Bovary et contre Flaubert ; le réquisitoire du procureur général Molé contre Théophile est plus bête encore. Vraiment, de tels défenseurs de la morale vous inclinent à une certame immoralité ; un honnête homme rougirait de ne pas mériter un peu, à son tour, les accusations de ces avocats de la vertu, de la religion et de l’hypocrisie.

Théophile écrit, en des vers adressés à sa maîtresse : « Je vous adore, je ne veux désormais avoir d’autre divinité que vous. » Ce n’est qu’une banalité d’amant passionné. Le procureur, soufflé par le jésuite, s’écrie : « Voyez, il renie Jésus-Christ, il ne reconnaît d’autre Dieu que « sa garce » ! Tout l’acte d’accusation de Molé est de cette force. C’est un monument honteux de partialité, de bêtise et de mauvaise foi. Et que dire du procès même, avec le défilé de ces témoins auxquels les jésuites Garasse et Voisin ont fait apprendre par cœur leurs dépositions ? C’était si scandaleux que le tribunal hésita, malgré les passions dont il était l’objet. Il ordonna un supplément d’enquête. Théophile, réintégré en prison, put écrire une requête au roi. Louis XIII, fort indolent, avait un certain esprit de justice. Théophile, enfin relaxé, mais non jugé ni acquitté, put aller se reposer à Chantilly, puis en Berry. L’année suivante, il revenait mourir à Paris, épuisé par les rigueurs de sa prison, mais mourir fièrement, en souriant avec ironie aux exhortations du prêtre. Théophile, écrivait ce curé, est mort sans aucun sentiment de religion ni de repentir. Le repentir de quoi, le malheureux ! C’est à ses bourreaux, aux Jésuites et au procureur Molé, qu’il aurait fallu conseiller le repentir.

Les Jésuites n’ont jamais fait profession d’une morale très rigide. Au contraire, il n’est guère de volupté qu’ils n’aient permise, à de certaines conditions. Leur maxime était, au temps de leur splendeur : « Faites ce qu’il vous plaira, mais allez à la messe. » La foi, qui purifie tout, excuse tout. Il est donc probable qu’ils n’auraient point poursuivi Théophile pour quelques couplets salés, pour quelques randonnées nocturnes ; ils le poursuivirent parce qu’il n’allait pas à la messe ; parce que, un jour, il ne s’était pas découvert devant le Saint-Sacrement. Ils sentaient en lui un amant de la nature, donc un ennemi du christianisme. Pour un chrétien, la beauté et la vérité ne peuvent se trouver que dans le surnaturel ; quiconque fait profession de vivre selon la nature est considéré comme un panthéiste, comme un négateur du Christ. Que deviendrait la religion, que deviendraient les prêtres qui vivent d’exploiter le surnaturel, si les hommes se mettaient à suivre cette belle maxime de Théophile : « J’approuve qu’un chacun suive en tout la nature ? »

Mais il était bien difficile, en 1628, période d’un grand bouillonnement intellectuel, de faire brûler un homme pour avoir trop aimé « notre mère Nature ». La méthode de Bacon et sa physique commençaient d’être connues en France ; Descartes méditait déjà son système ; Gassendi allait bientôt glorifier Epicure. Pour perdre Théophile, qui était l’âme d’un groupe très ardent de libertins, c’est-à-dire de libres-penseurs, les jésuites l’accusèrent, non seulement d’athéisme, mais de sodomie. Cela fut leur tactique constante. Il n’est guère de libre esprit dont les gens pieux n’aient tenté de salir les mœurs. Si l’on ajoute que l’imprudence et l’étourderie de Théophile rendaient vraisemblables les accusations les plus folles, on reconnaîtra que la machination des jésuites était assez bien montée. Elle ne réussit qu’à demi, cependant, et ce n’est qu’en effigie que le poète libertin fut brûlé en place de grève. En lisant Théophile, on se souviendra de es malheurs et on lui pardonnera quelques défaillances, en songeant aux tourments qut lui firent subir les bons pères pour la plus grande gloire de leur ordre.


SAINT-AMANT


Saint-Amant a tous les dons d’un grand poète, et pourtant il serait peut-être excessif de l’appeler ainsi. C’est qu’il lui a manqué tout de même je ne sais quelle sérénité supérieure, je ne sais quels dons spirituels. Notre sensibilité ne protestera plus si l’on ajoute un mot au jugement : Saint-Amant fut un grand poète verbal. Il n’est, à ce point de vue tout philologique, ni Ronsard ni Victor Hugo, mais de Ronsard à Victor Hugo, aucun porte-lyre ne mania son instrument avec autant d’aisance, de fougue, n’en tira des musiques plus riches ni plus sonores. Cette allusion musicale est à sa place : Saint-Amant était un musicien passionné ; conscient de son talent sur le luth, il vante naïvement, en plus d’une page, la douceur des accents qu’il en tire et il a loué les rossignols quand il a dit :

… Faisant retentir leur douce violence,
Ils rendent le bruit même agréable au silence
Et d’accents gracieux lui forment un salut
Qui se peut égaler aux charmes de mon luth.

Il a un vif sentiment du rythme. Son vers marche d’un pas sûr, porté par d’harmonieux mouvements, et, encore aujourd’hui, se prête à merveille à la diction poétique. Une de ses pièces les plus nombreuses, le Melon, a passé récemment par cette épreuve ; ce fut, paraît-il, un enchantement.

San vocabulaire est riche, presque autant que celui de Du Bartas, et il le manie avec beaucoup plus d’adresse, quoique pas toujours avec un goût très sûr. Mais le goût varie avec les milieux, avec les générations, et nous ne pouvons, en équité, reprocher à Saint-Amant de choquer parfois certaines délicatesses décadentes. Sainte-Beuve, souvent timoré, recule devant la limace et le crapaud de la Solitude. Il admet le pendu. Le pendu est romantique. En 1853, Victor Hugo n’avait pas encore réhabilité le crapaud et le crapaud était encore à la porte du temple du goût. Disons plutôt qu’avec son crapaud et sa limace Saint-Amant, comme Théophile Gautier l’a bien vu, devance le goût moderne pour toutes les formes de la vie animale.

Saint-Amant connaît la nature entière, les champs, les bois, la mer. Il a navigué, il a vu les deux mondes, des Antilles à la Méditerranée, de Londres à Varsovie, de Stockholm à Rome et au Maroc. C’est un hardi compagnon que rien n’étonne. Comment aurait-il été compris par Boileau, petit bourgeois malicieux et borné dont les grandes expéditions lurent le voyage de Marly ? Saint-Amant a aimé la mer, ce qui semble, au dix-septième siècle français, un paradoxe. Il a joué comme nous sur les plages, dans les rochers, il a « ramassé mainte coquille », il a gravi et dévalée les falaises, il a contemplé le mouvement des vagues, leur fureur et leur douceur :

Que c’est une chose agréable
D’être sur le bord de la mer !

Se peut-il des vers plus ingénus ? Ceux-ci ne le sont guère moins :

Tantôt l’onde, brouillant l’arène.
Murmure et frémit de courroux,
Se roulant dessus les cailloux
Qu’elle apporte et qu’elle rentraîne…

Mais c’est la campagne qui l’a le mieux inspiré. Il était né près de Rouen, dans un des plus beaux sites du monde, à la limite de la belle forêt de Rouvray, qui comblait sans doute, en ce temps-là, presque toute la boucle de la Seine. N’est-ce pas cette forêt qu’il a chantée dans plusieurs couplets de la Solitude ? On y reconnaît encore la plupart des paysages des environs de Rouen avec leurs « vallons verts et sauvages ». Il faudrait le secours de l’érudition locale, mais je devine l’état ancien de la rive gauche de Rouen dans ces deux strophes :

Que j’aime ce marais paisible !
Il est tout bordé d’aliziers,
D’aulnes, de saules et d’osiers,
A qui le fer n’est point nuisible.
Les Nymphes, y cherchant le frais,
S’y viennent fournir de quenouilles,
De pipeaux, de joncs et de glais ;
Où l’on voit sauler les grenoujlles,
Qui de frayeur s’y vont cacher
Sitôt qu’on veut s’en approcher.

Là cent mille oiseaux aquatiques…

Saint-Amant jette sur le vaste monde un regard pénétrant. Ses tableaux sont exacts et pittoresques De plus, il saisit fort bien le trait dominant d’un paysage, d’un climat et, à ce point de vue, on peut considérer comme des chefs-d’œuvre, ses quatre sonnets des saisons : le Printemps des environs de Paris, l’Été de Rome, l’Automne des Canaries et l’Hiver des Alpes. C’est dans le premier de ces sonnets qu’on trouve ce vers qui j)ourrait très bien être d’Albert Samain ou de Francis Jammes :

L’herbe sourit à l’air d’un air voluptueux

Cette poésie de la nature était fort appréciée des contemporains de Saint-Amant : Nicolas Faret le loue « d’imprimer dans l’âme, lorsqu’il décrit, des images plus parfaites que ne le font les objets mêmes ». Il ajoute : « Lorsqu’il veut être sérieux, il semble qu’il n’ait jamais hanté que les philosophes, et quand il veut relâcher son style dans la liberté d’une honnête raillerie, il n’est point d’humeur si stupide qu’il ne réveille, ni si sévère dont il ne dissipe le chagrin et à qui il n’inspire de subtils sentiments de joie. Son esprit paraît sous toutes les formes, et c’est une chose admirable, et qui ne s’est peut-être jamais vue, qu’une même personne ait pu, en un éminent degré, réussir également en deux façons d’écrire qui sont d’une nature si différente et qui semblent être opposées. » Il y a en effet un singulier contraste entre la Solitude et le Melon, entre le Contemplateur et les Cabarets, encore que, dans ces deux morceaux de poésie pittoresque et satirique, on retrouve quelque nostalgie de la nature, quelque désir ou ressouvenir champêtre. Il y a des pièces plus crues et tout en appels à la goinfrerie, tout en soupirs en l’honneur du broc. Là encore, et quoi que pense Faret, je découvre bien de la mélancolie, bien de l’ironie. Qui chanta si fort le los de la vigne ne fut peut-être qu’un médiocre buveur, Saint-Amant, s’il ne fut point pareil à cet énigmatique Chaudière, qui ne but jamais que de l’eau, fit s’entrechoquer plus souvent, peut-être, les rimes que les coupes. Il a vanté très haut sa capacité d’ivrogne, mais n’a-t-il point délivré un pareil certificat à son ami Faret, à l’honnête, sobre et timide Faret, qui, malgré la rime, ne mit peut-être jamais les pieds en un cabaret, ni au Cormier ni à la Pomme de pin ?

On sent bien, cependant, que Saint-Amant fréquentait volontiers les mauvaises compagnies, mais c’était surtout par amour du pittoresque, et pour en revenir avec ces sonnets qui sont, comme les Goinfres, le Paresseux, Assis sur un fagot, et plusieurs autres, des eaux-fortes qui valent celles de Callot. On disait, de son temps, les « caprices » de Saint-Amant, comme les caprices de Callot. Ils vont de pair : l’un nous fait comprendre l’autre ; ils s’illustrent réciproquement.

Oui ne le connaît, ce sonnet du Paresseux, dont le premier quatrain amuse l’imagination ?

Accablé de paresse et de mélancolie,
Je rêve dans un lit où je suis fagoté
Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté,
Ou comme un don Quichotte en sa morne folie.

Huysmans admirait fort les Goinfres. La langue française ne possède rien dans le genre « grotesque » de buriné d’une main aussi sûre ; j’appellerais les sonnets de Saint-Amant des pièces de vitrine, des pièces de musée.

Les poèmes spécialement appelés Caprices ont le défaut de verser trop net dans le burlesque ; mais c’est un burlesque encore presque digne et, çà et là, franchement lyrique, comme dans le Passage de Gibraltar, où l’énumération symbolique des vaisseaux de l’escadre se déroule en harmonieuses strophes d’une beauté à la fois spirituelle et éloquente : c’est un des morceaux les plus curieux de Saint-Amant et tel qu’on n’en revit point de pareil avant les essais symbolistes. A vrai dire, c’est du symbolisme à rebours, tout verbal : au lieu que les symbolistes décrivaient l’effet des choses pour les suggérer, Saint-Amant s’arrête au nom et oublie la chose. Exemples :

Un Cygne entre nos combattants
Quitte Méandre pour Neptune
Et pour mieux suivre la Fortune
Nage et vole d’un même temps…

Un jeune Aigle qui depuis peu
Hors de l’aire a fait sa sortie…

Comptez, pour comprendre, que ce Cygne et cet Aigle auxquels se joignent bientôt un Griffon, un Lion, une Licorne, une Levrette, sont des bêtes à la fois et de puissantes ou d’agiles frégates. Le Passage de Gibraltar est un poème des plus instructifs, un de ceux qui font volontiers réfléchir le poète inquiet de son métier : le métier est supérieur. Saint-Amant disparu, on ne reverra plus cela : la poésie va devenir raisonnable, ce qui est sa manière de perdre toute raison d’être.

Rome ridicule et l’Albion sont des satires, que le mauvais goût dépare. La première se ressent de Scarron, qui contaminait tout. La seconde est curieuse par la description bouffonne qu’on y trouve des mœurs anglaises. On y découvrirait, en lisant sous les mots, une allusion certaine aux drames de Shakespeare qui se jouaient à la date de l’Albion. A ce titre, c’est un petit document, plus ethnique que littéraire, à mettre à côté de la lettre de René Le Pays sur le même sujet : « Les poètes anglois, pour flatter l’inclination de leurs spectateurs, font toujours couler du sang sur leur théâtre, et ne manquent jamais d’orner leur scène des catastrophes du monde les plus cruelles. Il ne se joue pas une pièce qu’on n’y pende, qu’on n’y déchire, ou qu’on n’y assassine quelqu’un. Et c’est à pareils endroits de leurs comédies que les femmes battent des mains et éclatent de rire… » Le parallélisme avec l’Albion est des plus curieux et en confirme l’exactitude, car le poème de Saint-Amant est resté inédit jusqu’en 1855, cependant que le poète était mort avant la publication d’Amitiés, Amours et Amourettes (1664), où se trouve cette jolie lettre. Il n’est pas jusqu’à la strophe de Saint-Amant,

Au sortir de leurs théâtres…

qui ne semble commentée et expliquée par la prose de Le Pays, où il est question des cabarets à la mode fréquentés par les élégants et leurs belles, mais Le Pays les qualifie d’un nom plus honnête que Saint-Amant.

Reste le Moïse sauvé. Loin de parfaire la réputation de Saint-Amant, ce poème l’a détruite. Il y avait là un petit problème que M. Émile Faguet a élucidé assez bien. « Saint-Amant, dit-il, n’eut qu’un malheur, celui, après avoir réussi trop tôt par des ouvrages secondaires, de faire attendre trop longtemps et de donner trop tard sa grande œuvre. Le Moïse parut en 1653, et c’était un poème dans le goût de 1630 ; et l’école de 1660 était déjà là toute prête à rejeter dans l’ombre les productions de la génération précédente… » Quand Saint-Amant se rendit à Varsovie par les Flandres, il fut arrêté par un parti d’ennemis et enfermé à Saint-Omer. Il emportait le manuscrit du Moïse, qui fut saisi et, sans le nom de la Reine de Pologne, que, dit-il, il invoqua, le Moïse sauvé devenait le Moïse perdu. — Et, du coup, Saint-Amant demeurait aussi célèbre, peut-être, que Mathurin Régnier. Les grandes œuvres sont le piège des poètes qui ne sont pas des génies de premier ordre : Ronsard y a échoué, comme Malherbe, comme La Fontaine. Il s’en est fallu de peu que la Franciade n’accablât Ronsard ; Sainl-Amant, moins heureux, a fléchi sous le poids du Moïse pourtant bien moins mauvais, et même rempli de beaux vers et de beaux couplets. Un verre ne doit pas contenir plus de vin que le buveur n’en peut boire d’une haleine ; un poème ne doit pas être si long qu’on ne le puisse lire en une séance. Il en est ainsi, du moins, à notre goût, depuis le xvie siècle, depuis la Jérusalem, et si Goethe a rompu la règle, cela ne fait rien. Victor Hugo, lui-même, n’a plus osé le grand poème, et pourtant, s’il l’eût osé, il l’eût accompli avec un bonheur homérique.

Il faut cependant reconnaître que, de tous les grands poèmes français modernes, le Moïse sauvé est le seul qui ait gardé quelque fraîcheur, quelque apparence de vie. Il vit gauchement, mais il vit encore. Il n’y a plus dans la Semaine de Du Bartas que des vers isolés, souvent d’une puissante beauté, que des détails curieux ; il y a dans le Moïse des épisodes complets qui se lisent avec plaisir. Sainte-Beuve a dit :

« L’écueil du Moïse est d’être ennuyeux. »

C’est tout le contraire. Par une sorte de miracle, dont Saint-Amant, tout de même, doit bénéficier, le Moïse n’est pas ennuyeux. M. Faguet l’a reconnu sans honte ; je l’ai éprouvé moi-même. Quand on a l’habitude des lectures littéraires, on peut lire le Moïse sauvé ; s’il contient des passages ardus, il en contient beaucoup d’autres ou gracieux, ou pittoresques, ou brillants, ou même tout à fait beaux. C’est, en somme, le plus grand effort poétique, de Ronsard à Victor Hugo, et qui n’a pas été tout à fait vain. Le Moïse a surtout une valeur de poésie picturale : c’est une curieuse fresque ; plusieurs parties en sont embues, sans doute, mais cela tient plutôt à l’humidité des murs qu’à l’inhabileté de l’artiste.

Le Moïse a-t-il été connu des premiers romantiques ? Théophile Gautier a l’air de l’insinuer. Nodier, Vigny, Musset n’auraient pas dédaigné d’y prendre quelques thèmes, mais ceci exigerait des enquêtes attentives. On peut du moins lire parallèlement l’épisode du Bain de la princesse et le Bain de Suzanne, de Vigny. L’avantage reste au vieux poète pour l’imagination, la grâce du détail, la délicatesse et surtout la couleur. Est-ce que le romantisme verbal ne serait pas sorti de la Bibliothèque de l’Arsenal où Nodier, qui avait tout lu, bavardait sur toute chose ?

Très différent de Théophile, Saint-Amant est tout extérieur, artiste bien plus que poète sensible. Théophile annonce le lyrisme personnel des romantiques : Saint-Amant préfigure le lyrisme impersonnel des parnassiens : il y a en lui du Banville et du Leconte de Lisle. Mais que n’a-t-il préfiguré, ce poète protée ?

Les Visions ne sont-elles pas du genre le plus fiinèhre et le plus fantastique ? Et sa Rome ridicule, hélas ! ne sont-ce point déjà les spirituels blasphèmes d’Orphée aux Enfers ?

Quand on est entré dans la voie des comparaisons littéraires, on irait loin, si le bon sens ou le goût ne vous arrêtaient. Pourquoi n’avouerais-je pas, cependant, que la trente et unième strophe du Contemplateur me rend moins obscure la célèbre énigme de Stéphane Mallarmé : Tonnerre et rubis aux moyeux. M. Faguet a commenté cette strophe dans un sens qui ne contredit pas mon sentiment. Saint-Amant ne peut donc plus, je pense, après ce que l’on vient de lire, nous apparaître comme « tout à fait caduc », selon l’expression malheureuse de Sainte-Beuve.

Il me semble, au contraire, singulièrement remuant et très propre encore à donner à ceux qui écrivent en vers des leçons de netteté, de pittoresque et de force. La force est ce qui domine en lui. Son vers est robuste. On ne trouvera de mièvrerie dans Saint-Amant qu’au poème de Lydian et Sylvie, qu’il faut tout de même lire comme exemple d’une des phases de son talent. Partout ailleurs, il est l’homme qui affirme. Son poing, plus d’une fois, dut faire tressauter les bouteilles sur la table du Cormier, et il étonna bien ses compagnons un jour que, pour justifier je ne sais quel caprice, il s’écria : « Messieurs, j’ai cinquante ans de liberté sur la tête. » C’était un représentant de la race individualiste qui, en même temps, nous donnait Corneille. Avec Saint-Amant, le seizième siècle achève de mourir et meurent avec lui, pour bien des années, les influences de Ronsard, de Rabelais, de Mathurin Régnier, de Du Bartas. Le règne va commencer de ceux qui furent des psychologues plus que des artistes et des moralistes plus que des poètes. Ces nouveaux venus manquèrent singulièrement d’indulgence pour leurs prédécesseurs ; ils se crurent de force à rejeter dans l’ombre toute la littérature qui les précédait. Ils prétendirent renouer directement avec l’antiquité, et ce qu’ils reprochaient le plus à Saint-Amant et à tels de ses contemporains, c’était de l’avoir méconnue. On peut voir, en effet, en parcourant les curieuses préfaces que le poète rédigea pour ses œuvres, que l’antiquité était le moindre de ses soucis. Alors que l’imitation des anciens allait devenir la grande règle littéraire, Saint-Amant avouait bonnement qu’il ne savait que peu de latin et moins encore de grec : c’est ce que le pédantisme de Boileau peut-être lui pardonnera le moins.


LE VRAI CYRANO DE BERGERAC


Sans doute les amis de la littérature française en voudront longtemps à M. Rostand d’avoir façonné un Cyrano de Bergerac aussi éloig-né de la vérité que celui qu’il mit à la scène ; cependant, ils lui sauront gré, d’autre part, d’avoir rendu populaire un nom qui est un des beaux noms de l’histoire littéraire. Le nom désormais connu de tous, il s’agit de figurer le personnage réel qui le porta. Pour cela, il faut d’abord effacer à peu près tous les traits dessinés par la main vraiment trop romanesque de l’auteur dramatique. Premièrement, Cyrano de Bergerac n’était point originaire de la Gascogne, mais bien parisien et d’une vieille famille parisienne ; ensuite, il ne fut ni bretteur, ni matamore, ni particulièrement ami des jeux d’épée. Il eut des duels, mais n’en chercha jamais aucun ; il n’en eut pas davantage que les autres gentilshommes de son temps. Enfin, jamais personne ne fut moins que lui un homme de plaisir. Il ne buvait guère que de l’eau et se souciait assez peu des femmes. On ne lui a jamais attribué ni une aventure sentimentale ni une aventure galante. Les deux graves blessures qu’il avait reçues au siège de Mouzon et au siège d’Arras lui imposaient une existence calme et réglée. Dernière observation : cet homme, que M. Rostand donne comme un poète improvisateur, n’a presque jamais fait de vers lyriques. On ne connaît guère de lui, outre sa grave tragédie d’Agrippine, qu’un médiocre sonnet de circonstance adressé à Mlle d’Arpajon. Son talent est celui du plus alerte prosateur, se montrant doué tantôt de la verve comique ou pittoresque, tantôt de cette vivacité d’esprit qui a permis à plusieurs écrivains français, de Montaigne et de Rabelais à Renan, à Taine, à M. Anatole France, de rendre amusantes les questions les plus sévères de la science et de la philosophie.

Il y a loin, vraiment, du Cyrano de la légende au vrai Cyrano, au créateur en France de la comédie en prose, au disciple de Gassendi et de Descartes, à l’inventeur du voyage imaginaire et philosophique, au savant physicien ! Car Cyrano termina sa courte vie de trente-cinq ans dans l’étude de la physique. A partir de 1671, toute la jeunesse française, durant trois quarts de siècle, prit les éléments de la science dans la Physique de Rohault. Or, cette physique est rédigée, au moins pour les premiers livres, sur un plan ordonné et déjà détaillé par Cyrano de Bergerac. Tel est le bouffon que l’on joue sur le théâtre avec un faux nez !

La hardiesse philosophique de Cyrano a quelque chose d’incroyable. Ses idées, en l’an 1650, sont exactement au niveau des plus libres que l’on puisse professer de nos jours. On peut les résumer en quelques mots : il ne croit à Dieu, ni à l’immortalité de l’âme, ni à la morale conventionnelle. Les pages inédites de l’Autre Monde, que j’ai trouvées à la Bibliothèque Nationale, ne laissent aucun doute à cet égard. C’est peut-être l’esprit de son temps le plus complètement dégagé de l’enseignement chrétien. Voltaire n’a pas tourné en ridicule avec plus d’esprit les dogmes grossiers de la Bible sur le paradis terrestre, le serpent, la pomme. Il prend ces histoires, sur lesquelles des pauvres d’esprit disputent encore, pour ce qu’elles sont, pour des contes curieux, mais qui deviennent de monstrueuses niaiseries, si l’on prétend en faire des vérités éternelles. Son interprétation du mythe du serpent, dont la femme peut, à son gré, faire lever ou baisser la tête, est assurément un peu risquée, mais tout de même d’une bonne qualité d’esprit gaulois. Le publicateur des États et Empires de la Lune, le bon chanoine Lebret, quoique bien fidèle ami de Cyrano, supprima naturellement de tels passages. On ne peut lui en vouloir d’avoir peu goûté la perspective de l’échafaud ou même de la prison. Il préférait sa prébende de Montauban, et non sans d’excellentes raisons. Il ne pouvait guère, non plus, laisser passer un discours où Cyrano démontre que, séparée du corps, l’âme, en supposant son existence, ne serait plus rien qu’un peintre sans pinceaux, un orateur sans organes de la voix, un artisan sans outils. Puisqu’elle pense avec, le cerveau, et pense de travers si le cerveau est malade, comment pensera-t-elle quand elle n’aura plus de cerveau du tout ? Je donne textuellement l’idée de Cyrano. Elle est d’une certaine logique. Je ne crois pas qu’il l’ait tout à fait inventée, mais il lui donne une forme nouvelle et amusante.

Sur les miracles, les guérisons miraculeuses, en particulier, Cyrano de Bergerac expose nettement la théorie toute moderne de l’auto-suggestion. Et il ajoute cette remarque : si le malade demande au ciel sa guérison et qu’il soit guéri, les prêtres diront qu’il a reçu la récompense de sa foi ; s’il ne guérit pas, ils diront qu’il n’a pas prié avec assez de ferveur. Sa manière de traiter la question de Dieu est encore plus irrespectueuse. S’il existe, dit il, qu’il se fasse voir, qu’il se fasse reconnaître, du moins, qu’il se prouve de manière irrécusable. Quel est donc ce Dieu qui se manifeste aux uns et pas aux autres, aux coquins d’une religion et pas aux honnêtes gens de l’autre ? Quel est donc ce Dieu qui joue avec l’humanité « à cligne-musette et à coucou-le-voilà » ? Il se fait dire ces belles choses par un habitant de la Lune, qu’il a soin, pour ne pas finir comme Vanini, d’accuser de lui tenir « d’impertinents raisonnements », mais le coup est porté et il imagine aussitôt une diversion qui le dispense de réfuter un adversaire qui pense justement tout comme lui. Nous qui jouissons, et il n’y a pourtant pas bien long-temps, de la pleine liberté de parler et d’écrire, nous sommes quelquefois étonnés des précautions que prenait autrefois, pour s’exprimer, une pensée libre. Voltaire encore y a recours. Il met en présence le pour et le contre ; au bon sens du lecteur de décider. Cyrano est un des écrivains anciens qui parlent le plus franchement ; le manuscrit original du États et Empires de la Lune est peut-être le traité de philosophie le plus hardi, sous sa forme divertissante, qui fut jamais publié jusqu’à ces dernières années.

Que l’on joigne à cela la République du Soleil, d’un esprit si curieux, si dégagé, si imaginatif, les lettres sur les sorciers, où la pénétration philosophique est soutenue par une langue admirable, d’une verdeur presque unique, le Pédant joué, comédie qui, un peu allégée de certaines longueurs, n’est pas indigne d’être lue après du Molière[133], des fragments d’Agrippine, où il y a de nobles vers pleins de pensée, et l’on se trouvera en présence d’une œuvre qui vraiment honore un homme, surtout si l’on songe que cet homme est mort à l’âge où bien des écrivains de génie cherchent encore leur voie.

Cyrano de Bergerac est un esprit de premier ordre, auquel il n’a manqué que dix ans de vie et de labeur pour devenir une des grandes figures littéraires et philosophiques du dix-septième siècle.


TALLEMANT DES RÉAUX


Quand parurent pour la première fois les Historiettes, en 1834, on accusa les éditeurs de les avoir fabriquées par spéculation de librairie, et M. Cousin ne se put jamais convaincre de leur parfaite authenticité. C’était faire à trois honnêtes érudits bien de l’honneur, mais le dix-septième siècle était encore sous clef. On n’en avait laissé échapper que les beaux exemples en tout genre, en style et en mœurs : on se figurait une société noble, dévote, éloquente, obéissante, et pompeuse jusqu’en ses rares dérèglements. On déplorait les gaillardises de Molière ; on rougissait de celles de La Fontaine ; Port-Royal rachetait la Champmeslé.

Que ce siècle, surtout en ses deux ou trois premières périodes, eût été l’un des plus vifs, l’un des plus divers, l’un des plus libres, l’un des plus émouvants par la hardiesse des passions, on ne voulait pas s’en douter. Toute ouverture sur les mœurs de ce monde inconnu était bouchée aussitôt par des mains pudiques. Boileau avait cru que la littérature française commençait à Malherbe ; les professeurs, qui narguaient le romantisme, croyaient que la société française n’avait perdu sa virginité qu’à la mort du grand roi.

Saint-Simon, cependant, avait renfoncé beaucoup d’illusions. Tallemant des Réaux, qu’il fallut bien accepter enfin, acheva la déroute des moralistes. D’aucuns imaginèrent d’accorder aussi quelque créance à Brantôme, et l’on découvrit alors, non sans surprise : que les mœurs ne changent jamais ; que les hommes — et les femmes donc ! — sont toujours les mêmes ; que les époques soupçonnées de vertu sont celles dont on ignore provisoirement l’histoire secrète.

On ne soupçonnera plus de vertu les contemporains de Louis XIII. Des Réaux y a mis bon ordre[134].

Né à la Rochelle vers 1619, Gédéon Tallemant, seigneur des Réaux, mourut à Paris le 10 novembre 1692. Il n’exerça aucune charge. D’une famille de financiers, allié à la robe et à l’épée, des Réaux fut du monde et de tous les mondes, ici et là très estimé et vanté. Il entrait partout, à la cour, à la ville, au palais, à l’église, au temple et au mauvais lieu, aisé partout, l’oreille aux aguets, comprenant tout, écrivant sur des registres tout ce qu’il avait compris et le reste encore, quitte à l’éclaircir plus tard par des notes qui contredisent le premier récit. Homme de belles-lettres aussi, mais secret, mieux fait d’ailleurs pour briller dans les cercles, que chez les libraires. « Il est glorieux, disait Maucroix, les louanges le rendraient fou. Il dit qu’il est en esprit ce que madame de Montbazon est en beauté. » De cet esprit, resté si longtemps en cave, nous pouvons juger aujourd’hui : il est d’une belle saveur.

Des Réaux ne s’étonne de rien. Il raconte de la même humeur un trait d’héroïsme et un trait de débauche. C’est qu’il est conteur et qu’il est peintre. Mais, sans imagination, il demande à la réalité les contes et les tableaux qu’il veut établir. Point de rhétorique. Les adjectifs dans sa phrase sont des actes, comme les verbes. Aucune tentative pour construire un récit. Il les dit comme ils lui reviennent et le principal sera souvent un mot ajouté à la fin. La curiosité, très répandue alors dans tous les genres (Mersenne, Monconnys, Peiresc), est le trait vif de son caractère.

Le meilleur ami de des Réaux, Maucroix, a donné de lui un portrait qui rend tous les autres presque inutiles :

« Le dix novembre 1692, mourut à Paris, dans sa maison, près la porte de Richelieu, mon cher ami M. des Réaux. G’étoit un des plus hommes d’honneur et de la plus grande probité que j’aye à jamais connu. Outre les grandes qualités de son esprit, il avoit la mémoire admirable, écrivoit bien en vers et en prose, et avec une merveilleuse facilité. Si la composition lui eût donné plus de peine, elle auroit pu être plus correcte. Il se contentoit peut-être un peu trop de ses premières pensées, car du reste il avoit l’esprit beau et fécond, et peu de gens en ont eu autant que lui. Jamais homme ne fut plus exact ; il parloit en bons termes et facilement, et racontoitaussi bien qu’homme de France. »

Quelques bons esprits ont longtemps tenu rancune à des Réaux de la liberté de son langage. On peut répondre d’abord, et on l’a fait, que notre pudeur s’est singulièrement aggravée depuis l’an 1657, où des Réaux commençait de rédiger. De son temps même la pruderie du langage menaçait les anciennes libertés et il se vit forcé, dans l’historiette sur la marquise de Rambouillet, de reprendre sa bonne amie sur ce travers :

« Elle est un peu trop délicate, et le mot de teigneux, dans une satire ou dans une épigramme, lui donne, dit-elle, une vilaine idée. On n’oseroit prononcer le mot de cul. Cela va dans l’excès, surtout quand on est en liberté. »

Mais c’est moins le mot que l’image qui a choqué certaines sensibilités dans les récits de Tallemant. Avec ou sans mots orduriers, plusieurs de ses anecdotes dépassent le ton des lectures ordinaires, sans pourtant aller beaucoup plus loin que la gauloiserie traditionnelle. On lui saura gré, du moins, de n’avoir pas enfermé la crudité des faits sous des phrases trop spirituelles. Des Réaux raconte ; il ne fait pas de littérature. C’est pourquoi d’autres esprits, qui me plaisent davantage que les bons esprits, prennent plaisir à cette simplicité. Et puis, il n’est pas sans intérêt de savoir quel degré d’ordure pouvait, sans trop faire crier, se permettre un Roquelaure ou un Bassompierre, pouvait, sans se boucher les oreilles, entendre une Rohan, « cette femme qui, en un pays où l’adultère etit été permis, eût été une femme fort raisonnable[135] »

Laissons cela. Aussi bien les Historiettes pourraient être le prétexte de plus profitables études. On croit, par exemple, que la société du dix-septième siècle était exactement hiérarchisée et qu’on ne montait aux premières places qu’échelon par échelon, génération par génération. M. Paul Bourget a développé cette créance dans un de ses derniers romans, l’Étape, voulant prouver que l’un des torts de la démocratie est de rendre possible au fils du peuple l’accession immédiate à de hauts emplois pour lesquels une longue préparation familiale serait nécessaire. M. Bourget a vu les familles de jadis s’élevant lentement, le fils un peu plus haut que le père, jusque vers le sommet. Ce spectacle, en somme, se peut découvrir encore ; il est même des plus communs. Le spectacle contraire était non moins fréquent au dix-septième siècle.

Il serait fort paradoxal de dire que la société du temps de Louis XIII fût, en grande partie, une société de parvenus, ou, si l’on veut, d’arrivés. Rien, cependant, ne serait plus facile à démontrer, pour un généalogiste expert à dépister les fraudes. Il montrerait comment le fils d’un pâtissier traiteur devint, pour dix mille écus, le chevalier de Bellegarde ; comment Puget, fils d’apothicaire, devint riche et seigneur de Pommeuse ; comment Aubry, président de la Chambre des comptes, sortait de la boutique d’un vinaigrier de la rue Montmartre ; comment le sieur Rocher, de valet d’un marchand de toiles à voile, à Saint-Malo, devint seigneur de Portail et baron de Tressan, et maria l’une de ses filles à François de Cossé, duc de Brissac ; comment Leclerc, tanneur à Meulan, puis marchand de bestiaux, acquit pour gendres deux premiers présidents de cour ; comment Marie Vignon, fille d’un fourreur et veuve d’un drapier, devint la connétable de Lesdiguières : Des Réaux fournirait ces exemples et bien d’autres, sans parler de la fortune d’un Luynes, bâtard d’un chanoine, sans dénombrer tous ces abbés, chanoines, évêques, partis de rien.

On trouverait encore dans Tallemant la preuve qu’au dix-septième siècle, comme aujourd’hui même, les écrivains se recrutaient dans toutes classes de la société. Voiture « étoit fils d’un marchand de vin suivant la cour », ce qui ne l’empêcha pas, malgré une éducation fort médiocre, d’être, pour son esprit, recherché des plus qualifiés. « Si Voiture étoit de notre condition, disait le duc d’Enghien, il n’y auroit pas moyen de le souffrir. » Pierre Costar, qui tient sa place dans la société polie, « étoit fils d’un chapelier de Paris, qui demeuroit sur le pont Notre-Dame, à l’Ane rayé ». Sarasin, qui, à la vérité, ne fit pas une grande fortune, était de très humble origine. Bois-Robert est fils d’un procureur ; Ménage, d’un avocat ; Chapelain, d’un notaire. M. de Montausier disait que Balzac venait d’un valet de chambre de M. d’Épernon, mais cela ne l’empêchait point d’être son ami. Toutes les origines, toutes les conditions, tous les rangs sont mêlés dans les premiers choix des Académiciens.

La frontière entre les diverses conditions sociales est assez mal gardée ; les habiles en profitent et se faufilent. Il arrive aussi que l’homme de mérite est considéré par la classe supérieure, qui le tire à soi. Les rangs sont stricts, et pourtant ils se mêlent à l’occasion. Madame Pilou, bourgeoise du Marais, était bien vue à la cour, et Louis XIV, passant au faubourg Saint-Antoine, faisait arrêter pour prendre de ses nouvelles. M. de Bellelièvre, garde des sceaux, invita un jour à souper, sur sa réputation d’homme d’esprit, un savetier, son voisin, qui vint, apportant son écot, un chapon rôti. Il y avait à Paris, un peu comme maintenant, un « tout Paris » et, comme maintenant aussi, il était fort mêlé. A l’arsenal, je crois, une duchesse s’attira une verte réponse, d’une simple bourgeoise reçue là, une Loiseau. « Mademoiselle, connaissez-vous des oiseaux qui soient cocus ? » — « Oui, Madame, il y a les ducs. »

La société du dix-septième siècle était, en somme, empreinte d’une grande bonhomie. Point de morgue, les rangs sont connus, inutile de les garder avec trop de soin : la partie finie, chacun se retrouvera à sa place.

Il faut dire aussi un mot de l’argent, qui, en ce temps-là comme en tous les temps, joue un grand rôle. Le noble qui est pauvre n’est pas méprisé, mais du moment qu’il ne peut tenir son rang, il est contraint de disparaître : sa place est prise aussitôt par le financier qui achète une terre féodale, une charge anoblissante, par l’homme d’esprit, s’il ne recule pas, en guettant l’occasion, devant l’état de parasite. Beaucoup de grands seigneurs sont très riches, mais leur fortune est à la curée. Les avares sont connus, notés et raillés. L’état ecclésiastique ne confère aucun droit à l’estime ; beaucoup d’abbés et même d’évêques mènent la vie du siècle ; quelques-uns sont mariés secrètement. Le mariage secret, appelé mariage de conscience, est un des usages curieux du dix-septième siècle. Plus d’un couple, reçu partout, est irrégulier ; mais on fait courir que c’est un mariage de conscience : la mort découvre la vérité, alors que l’on n’y pense plus. Marion de L’Orme avait été traitée avec un certain respect. On voit le président de Mesmes la reconduisant à son carrosse en cérémonie. Ninon ne bénéficie pas de la même indulgence ; mais les dévotes seules élèvent la voix contre elle. Les femmes d’esprit sourient sans mépris, si on parle d’elle. Telle prude, au moins d’apparence, ayant fait par hasard la connaissance de mademoiselle de l’Enclos, continue de la voir volontiers. Ainsi en arriva-t-il à madame Paget, il est vrai secrètement galante : on avait bavardé au sermon.

Il est un point sur lequel M. Pilonmerqué a fait quelques remarques qui ne sont point toutes exactes : ce sont les jugements littéraires de Tallemant des Réaux. En général, ils sont assez conformes à ceux que la tradition nous a légués. Pourtant, comme il juge cavalièrement La Fontaine et qu’il apprécie Pascal sans marquer d’enthousiasme, M. Monmerqué a relevé qu’au moment où rédigeait des Réaux, La Fontaine n’avait pas publié ses Fables et que les Provinciales n’étaient point encore données à Pascal. C’est une erreur en ce qui concerne Pascal, car Tallemant écrit : « C’est lui qui a fait ces belles lettres au Provincial que toute l’Europe admire et qie M, Nicole a mises en latin. Longtemps on a ignoré qu’il en fût l’auteur ; pour moi, je ne l’en eusse jamais soupçonné, car les mathématiques et les belles-lettres ne vont guère ensemble. Ces messieurs du Port-Royal lui donnoient la matière, et il la disposoit à sa fantaisie. » M. Monmerqué n’a pas trouvé l’éloge assez vif. C’est qu’il était lui-même un janséniste frénétique. Tallemant des Réaux, cependant, était protestant.

Il était protestant, et on s’étonnerait, après cela, sans soulever de surprises, de la verdeur de ses écrits ; mais au dix-septième siècle l’esprit protestant n’existait pas en France. D’Aubigné l’avait déjà démontré, car chez lui la haine du papisme s’alliait fort bien aux goûts les plus rabelaisiens. Les protestants, au temps heureux de des Réaux, n’avaient pas encore imaginé de feindre une austérité de mœurs, de paroles et d’écrits, destinée à prouver la vérité de la Réforme. Ils paillardaient ouvertement, Tallemant, très bien placé pour observer les mœurs de ses coreligionnaires, ne nous en a rien caché : il nous a montré, par exemple, telle qu’elle fut, la vie de madame de Rohan.

Il semble d’ailleurs avoir été, à la belle époque de sa vie, sinon libertin, du moins fort tiède en dévotion. Les deux religions lui avaient fourni trop d’anecdotes scandaleuses pour qu’il lui restât beaucoup d’illusions sur leur valeur sociale. Il se convertit, quand tout l’y engageait, pour avoir la paix. Une note de Maucroix nous apprend qu’il abjura le 17 juillet 1685, entre les mains du père Rapin. Il avait eu, à ce moment-là, comme il le dit lui-même dans une épître adressée à ce même père Rapin, des afflictions, des pertes, des disgrâces », et l’on conçoit qu’il ait cédé au mouvement général qui faisait renoncer les protestants de qualité à une religion déconsidérée. On sait aussi qu’il vivait séparé de madame des Réaux, retirée au couvent de Bellechasse.

De temps à autre il ajoutait une note à ses Historiettes ; il collectionnait toutes sortes de petits poèmes et de bons mots qu’on a retrouvés dans ses portefeuilles. Il était homme aussi à méditer sur la vanité des passions humaines et à considérer combien, depuis sa galante jeunesse, était devenu triste le train du monde.


MOLIÈRE ET L’ÉGLISE


M. Abel Lefranc poursuit au Collège de France un cours qui, sur certains points, renouvelle notre connaissance de la vie, des succès et surtout des déboires de Molière. On se rend clairement compte, maintenant, non sans un certain étonnement, que la carrière du grand comique se déroula pendant les années du xviie siècle où l’Église mena la plus vive campagne contre les plaisirs mondains, les spectacles et, en particulier, la comédie. Louis XIV avait, quoique l’on ait dit, une certaine intelligence. Sans doute, il se laissa aller, sur le tard, à persécuter les protestants ; mais il avait de même persécuté les jansénistes. Il n’aimait pas les sectes religieuses ; il considérait la religion comme une chose d’État et il estimait que c’est bien assez d’en avoir une. C’est un point de vue. C’était celui des empereurs romains, qui, pour rester maîtres chez eux, molestèrent un peu les chrétiens, mais si mollement que l’empire, à la fin, fut submergé. Je veux dire que Louis XIV, qui n’aimait pas les innovations ou les précisions religieuses, ne persécuta jamais les libres penseurs, que, de son temps, on appelait les libertins. Connaît-on cette anecdote rapportée par Chamfort dans le Mercure de France de 1789 ? « Le duc d’Orléans, allant, en 1706, commander l’armée d’Italie, voulut emmener avec lui Augrand de Fontpertuis, homme de plaisir et qui n’était pas dans le service. Le roi, l’ayant su, demanda à son neveu pourquoi il emmenait avec lui un janséniste. Lui, janséniste ? dit le prince. N’est ce pas, reprit le roi, le fils de cette folle qui courait après Arnaud ? J’ignore, répondit le prince, ce qu’était sa mère, mais, pour le fils, je ne sais s’il croit en Dieu. On m’avait donc trompé, dit le roi, qui laissa partir Fontpertuis. » Cette anecdote, qui a été recueiliie par divers auteurs, notamment par Saint-Simon, fait comprendre pourquoi Louis XIV fut toujours le protecteur déclaré de Molière. Il aimait les libertins, parce qu’il savait qu’il ne trouverait pas en eux des censeurs de sa vie privée, et il écartait les gens d’Église, qu’il avait toujours peur de voir s’interposer entre lui et ses maîtresses. Ils étaient pourtant bien complaisants et Bossuet, tout le premier, faisait assidûment sa cour à madame de Montespan. N’importe ; cette complaisance même était grosse de reproches muets, et elle pouvait cacher des pièges. Cela dura jusqu’au règne de la veuve Scarron, qui, du haut de son trône d’antichambre, promenait sur la cour et la ville son regard froid d’ennemie des hommes — et d’amie des femmes, disait la Palatine.

Quand Molière arriva à Paris, les dévots, depuis pmsieurs années déjà, se démenaient contre le théâtre. Le rituel du diocèse les excommuniait et les mettait sur le même pied que les usuriers, les femmes de mauvaise vie, les magiciens et les sorciers. Malgré la libérale Déclaration de 1641, les curés fanatiques, les Olier, les Vincent de Paul, les du Ferrier, avaient obtenu, dans la pratique, qu’ils seraient exclus de toutes dignités et charges publiques. Du Ferrier, dans son ardeur, ordonnait aux fidèles de brûler ces livres infâmes qu’on appelle comédies, romans, chansons. Surtout il défend de les vendre, « car, dit-il, iln’est pas permis de débiter des poisons ou des choses infectées ». Sous ces noms gracieux il englobe sans aucune distinction les plus grossières parades et le Cid ou Polyeucte. Tout ce qui est divertissement profane est infâme. Chaque curé, en même temps qu’il surveille les lectures de ses paroissiens, doit tenir un registre de tous ceux qui fréquentent la comédie, afin de pouvoir, au bon moment, les traiter comme ils le méritent, c’est-à-dire en excommuniés, ce qui correspondait, à peu de choses près, à la mort civile. Ce mouvement, où se distinguait une société secrète, la compagnie du Saint-Sacrement, n’était pas particulier aux dévots catholiques. Les dévots protestant, en France ou en Hollande, n’étaient pas moins ardents. Le pasteur André Rivet publia même à La Haye un traité contre le théâtre où il reproche au clerg-é français sa mansuétude, et un sieur Philippe Vincent, non moins pasteur du saint évangile, fulminait, à la Rochelle, « contre les comédiens, bateleurs, farceurs et toutes sortes de gens qui ne servent qu’à donner du plaisir et à corrompre les mœurs ». Mais, parmi les ennemis de la comédie, les plus échauffés étaient encore les jansénistes. Ils entrent en scène précisément au moment des premiers succès de Molière, qu’ils poursuivront d’outrages jusqu’à sa mort, et encore au delà. Ils lancèrent contre lui un de leurs scribes, Barbier d’Aucour, lequel, stylé par l’élégant Nicole, le présenta au public dévot tel qu’un cynique prêcheur de tous les vices. « Le dessein de Molière, dit-il, est de perdre les hommes en les faisant rire, de même que ces serpents dont les piqûres mortelles répandent une fausse joie sur les visages de ceux qui sont atteints. La naïveté malicieuse de son Agnès a plus corrompu de vierges que les écrits les plus licencieux ; son Cocu imaginaire est une invention pour en faire de véritables. » Ces aménités nous font rire. Elles avaient une grande portée à un moment où la religion dominait les esprits, surtout quand le janséniste accuse formellement Molière d’impiété et de sacrilège. Aussi toutes les fureurs dévotes, dit M. Abel Lefranc, vont-elles, dès ce moment, se tourner contre lui. A partir de l’École des femmes, il devient un danger public, et l’Église, qui croit représenter le public, le poursuivra jusqu’au tombeau. Le curé de Saint-Eustache refusa la sépulture à Molière et, dans le même temps, il l’accordera à Scaramouche. C’est beaucoup moins comme comédien que le clergé a honni Molière que comme philosophe. Ce qu’elle a détesté et cherché, vainement, à faire mépriser en lui, ce n’est pas l’acteur du Malade imaginaire, c’est l’apologiste de la nature, l’amant de la liberté, le défenseur de la vie contre les préjugés chrétiens. Ils ont persécuté en lui un des libérateurs de l’humanité, et peut-être l’un des plus efficaces, étant le plus amusant, le plus populaire, celui qui s’insinue avec le plus d’adresse dans les consciences malades et qui, le plus sûrement, les guérit. Reconnaissons que les chrétiens éminents du dix-septième siècle, les Nicole et les Bossuet, discernèrent immédiatement la valeur de Molière. Ils comprirent fort bien qu’un grand ennemi leur était né. Ils ont cherché à le terrasser. Je considère cela comme légitime. Cette lutte entre curés et un comédien est, sans qu’il y paraisse tout d’abord, une des curieuses tragédies de l’histoire. Molière vaincu, Paris devenait Genève, avec un conseil de curés, au lieu de pasteurs, ce qui s’équivaut ; ou Copenhague, où les danses au théâtre n’étaient permises qu’à des danseuses munies de pantalons à sous-pieds !

Reconnaissons aussi que Molière s’est bien vengé. Il a écrit Tartufe. Longtemps, on s’est plu à croire que cette terrible satire ne vilipendait que les faux dévots. Pour un peu, on eût ajouté qu’elle faisait l’éloge des vrais dévots et qu’elle engageait les hommes à entrer dans les voies de la piété la plus pure. Sainte-Beuve, lui-même, s’est fait cette illusion, lorsqu’il dit dans son Port-Royal que Tartufe est dirigé contre les casuistes. D’abord, Molière n’avait aucun motif d’en vouloir aux casuistes, c’est-à-dire aux jésuites. Aucun jésuite ne figure parmi les ennemis de Molière. Adversaires décidés des jansénistes, ils résolurent, ne pouvant défendre ouvertement la comédie et les comédiens, de garder la neutralité. Leur attitude, vis-à-vis de Molière, fut très convenable, plutôt sympathique, et le grand comédien, harcelé par tous les démons de la dévotion, se garda bien d’aller augmenter encore, par des attaques inconsidérées, le nombre de ses ennemis. Et puis, Molière se moquait fort des casuistes ; il n’était pas théologien, comme Pascal ; il était philosophe, et il voyait les choses plus largement. Non, ce que Molière attaque, c’est la religion elle-même. Brunetière l’a très bien vu, et c’est très justement qu’il appelle Tartufe un pamphlet antichrétien. L’École des Femmes, Tartufe, Don Juan, autant de protestations en faveur de la liberté de la nature contre la morale de la contrainte. Aussi peut-on souscrire à ce jugement du janséniste Baillet : « M. Molière est un des plus dangereux ennemis que le siècle ou le monde ait suscités à l’Église. » On ne dira pas de Molière que ses contemporains ont méconnu sa valeur. Ils s’en rendaient compte, et peut-être mieux que nous, qui sommes plus habitués à chercher dans son théâtre un divertissement qu’une leçon de philosophie. Il contient les deux.


IV
PROPOS VARIÉS


LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE


Chaque fois que les œuvres d’un écrivain célèbre entrent dans le domaine public, la propriété littéraire redevient un sujet de conversation entre gens du métier. Puis un journal ne tarde pas à s’emparer de la question, et il organise une enquête. C’est le Siècle, cette fois, qui a lancé cette circulaire et récolté les opinions. Alfred de Musset, dont les droits d’auteur expiraient le 3 mai 1907, fut le prétexte. On est censé connaître la loi ; cependant, pour plus de prudence, la voici : « La durée des droits accordés par les lois antérieures (1793, 10 ans ; 1810, 20 ans ; 1824, 30 ans) aux héritiers, successeurs irréguliers, donataires ou légataires des auteurs, compositeurs ou artistes, est portée à 50 ans à partir du décès de l’auteur. » Ce délai, demande notre confrère, est-il suffisant ? Doit-on l’augmenter ? L’opinion commune, parmi les hommes de lettres, est que le délai est insuffisant. Plusieurs d’entre eux pensent même que la propriété littéraire devrait être perpétuelle. Comme je ne suis ni du premier avis, ni surtout du second, je demande à présenter quelques observations à ces « propriétaristes » trop convaincus.

Supposez, a dit un homme ingénieux, qu’en 1835 Alfred de Musset, au lieu de publier ses Premières poésies, ait bâti une maison ? Dans ce cas, au lieu de se créer une propriété temporaire, il se créait une propriété perpétuelle. Celui qui pose le problème en ces termes croit, sans doute, évoquer une image claire et saisissante ; il n’est en rien : c’est la confusion même. On peut, à la rigueur, comparer la publication d’un poème ou d’un roman à l’édification d’une maison ; mais ce qui est impossible, c’est de comparer le poète ou le romancier au propriétaire constructeur. Le poète n’est pas le constructeur matériel de l’œuvre ; il en est le constructeur intellectuel. Pour suivre la comparaison, il a dans l’œuvre de librairie exactement le rôle de l’architecte dans l’œuvre de maçonnerie. Racine est l’auteur d’Iphigénie dans les conditions même où Claude Perrault est l’auteur de la colonnade du Louvre. Sans Racine, pas de tragédie ; mais sans Perrault, pas de colonnade. Qu’il s’agisse d’une maison moderne, et d’un poème moderne, les positions du poète et celle de l’architecte resteront les mêmes, et, cependant, ils sont traités bien différemment : l’un est payé de son œuvre une fois pour toutes, l’autre en a gardé la jouissance non seulement pendant sa vie, mais encore cinquante ans après sa mort, en la personne de ses héritiers. Bien plus, l’architecte, qui peut très bien, lui aussi, avoir produit un chef-d’œuvre, le verra peut-être détruit sous ses yeux par caprice ou par nécessité[136].

Mais les comparaisons sont toujours mauvaises ; je n’ai analysé celle-ci que pour montrer combien il peut être absurde de vouloir résoudre un problème analogue. Musset n’a pas construit de maisons à cinq étages, voilà ce qui est certain : il a écrit des poèmes, des comédies et des contes, ce qui est assez différent. Les maisons qu’il aurait pu construire auraient été des œuvres caduques, soumises aux réparations, aux impôts, à l’expropriation ; les œuvres littéraires, au contraire, toute valeur d’art réservée, apparaissent indestructibles. Et voilà déjà un motif pour que cette propriété d’un genre si spécial, ne puisse être comparée à la propriété purement matérielle, laquelle est éminemment périssable. Combien reste-t-il à Paris de maisons construites sous Louis XIV ? Bien peu, et la plupart sont devenues des masures que l’on s’occupe d’abattre, et de reconstruire. Les œuvres littéraires de ce temps-là sont au contraire restées intactes. Accorder aux auteurs la propriété perpétuelle de leurs œuvres, quel privilège ! Et non seulement pour eux, mais pour leurs héritiers, pour leurs acquéreurs surtout !

Essayons, par un exemple hypothétique, de reconstruire l’histoire des Fables de La Fontaine, en supposant qu’à la mort du poète la propriété littéraire fût déjà perpétuelle. Elles auraient eu le sort de tous les morceaux d’héritages. On en aurait fait un lot, les contes faisant un autre lot équivalent, et on aurait tiré au sort. Les voilà aux mains de quelque bourgeois de Château-Thierry, qui les traite comme une ferme et qui les loue à quelque libraire. C’est ce qui arrive de notre temps : plus de la moitié des œuvres littéraires productives de droits appartiennent à des gens qui n’y voient qu’un titre de rente. C’est une société financière qui possède et exploite les livres de Lamartine ; c’est l’ancienne femme de chambre d’une de ses amies des derniers jours qui détient l’œuvre de Mérimée : voilà à quoi sert souvent la propriété littéraire. Mais revenons à La Fontaine. Le premier héritier des Fables étant mort à son tour, elles sont mises en vente ; c’est un libraire qui les achète, naturellement, parce qu’un libraire seul est capable d’en apprécier la valeur commerciale. Cependant, la réputation de ces Fables a grandi avec les années. On les fait apprendre par cœur à tous les enfants. Le libraire, qui les a acquises pour un modeste sac d’écus, fait une fortune, se retire des affaires et avise son notaire qu’il désire pour ces précieuses Fables un solide acquéreur. Le morceau est devenu gros, en effet. Nous sommes aux environs de 1750. La langue française rayonne dans toute l’Europe et c’est par ballots que les Fables quotidiennement s’en vont dans toutes les directions. Nous supposons que l’Europe entière est déjà, et plus que maintenant, soumise aux lois draconiennes de la propriété littéraire. La contre-façon s’exerce, sans doute, mais discrètement, car la répression est devenue rigoureuse. Le notaire, cependant, cherche un acquéreur global et n’en trouve pas. L’affaire est énorme. On décide de mettre successivement en vente chacun des douze livres qui composent la totalité des Fables. L’opération ainsi devient aisée : douze libraires différents possèdent désormais chacun une partie des Fables. C’est le premier livre qui est monté le plus haut. Le dernier, quoiqu’on lui ait adjoint Philémon et Baucis, a eu un succès moindre. Aussi son acquéreur se flatte-t-il d’avoir fait une excellente affaire.

Les Fables de La Fontaine restèrent en cet état pendant une vingtaine d’années et leur vogue était devenue telle que chacun des livres séparés rapportait autant, aux libraires qui les exploitaient, que l’ensemble trente ans plus tôt. Vers 1770, la librairie Delalain, qui possédait le douzième livre, parvint à acquérir aussi la propriété des neuvième, dixième et onzième. Un peu plus tard, le libraire Panckoucke, disposant de capitaux considérables, réussit à mettre la main sur tous les autres livres, moins les trois premiers. On sait que Delalain et Panckoucke firent des fortunes énormes : telle en fut l’origine. Le sort des trois premiers livres de ces Fables, de plus en plus populaires dans le monde entier, fut très différent : ils furent encore morcelés ! Des poèmes tels que la Cigale et la Fourmi, le Corbeau et le Renard, et beaucoup d’autres, tombèrent, par suite de partage, entre les mains de gens avisés qui en tirèrent de gros revenus. En 1780, le Meunier, son fils et l’âne rapporta plus de cent mille livres à un petit libraire de la rue Saint-Jacques. Vint la Révolution…

Mais je ne pousserai pas plus loin cette paradoxale histoire. Il me suffit d’avoir donné, sous une forme plus vivante qu’un raisonnement abstrait, l’exemple de ce qui pourrait arriver avec la propriété littéraire perpétuelle. Cette propriété, au lieu de tomber dans le domaine public, tomberait dans le domaine privé et servirait à enrichir quelques habiles au détriment du public. Qui profiterait aujourd’hui de l’œuvre de Balzac ? Un éditeur. De l’œuvre de Stendhal ? Le même éditeur. De celle de Gérard de Nerval ? Encore le même éditeur. Va-t-on faire une loi pour augmenter la fortune, déjà respectable, de telle grosse maison d’édition ?

À un autre point de vue, c’est honorer bien peu, il semble, les plus belles productions de l’esprit humain que de les considérer sous l’aspect purement commercial. Loin de se plaindre, si l’on admire Musset, que les éditions de ses œuvres vont se multipliant, ne devrait-on pas s’en réjouir ? Appartenir à tous, devenir le pain quotidien de tous, n’est-ce point le rêve de tous les écrivains dignes de ce nom ? Pensons un peu moins au coffre-fort des propriétaires littéraires et un peu plus à la gloire des grands hommes qui ont vécu, écrit et souffert pour nous.


PANTHÉON


La France voudrait se créer un Panthéon ; elle voudrait, comme l’Angleterre, réunir en un même lieu les restes de ses grands hommes ; elle s’y prend un peu tard. Non pas que je pense que les grands hommes feront défaut dans l’avenir ; mais quelle que soit la fécondité de notre race, elle ne reproduira pas deux fois les génies qu’elle a déjà produits. C’est très bien qu’un Hugo et un Berthelot soient inhumés au Panthéon, mais pourquoi pas un Corneille et un Buffon ? Sans même remonter dans le passé, pourquoi pas un Lamartine et un Pasteur ? Exhumer tous nos morts illustres et les ranger dans ces caves, ce serait d’ailleurs une entreprise un peu macabre. Les morts, après tout, sont bien là où la destinée les a couchés, et leur gloire ou notre orgueil ne valent peut-être pas qu’on trouble leur sommeil éternel. Et puis, le Panthéon ? Sait-on ce qu’il y a dans cet immense mausolée ? On croit le savoir : Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Victor Hugo… Sans doute, mais les autres ?

Napoléon Ier, qui ne doutait de rien, avait résolu d’avoir deux Panthéons, l’un destiné aux gloires militaires, l’autre aux gloires civiles. La Madeleine, dont la construction s’achevait, fut destinée à l’armée ; le Panthéon actuel fut réservé aux autres gloires. Mais après les militaires, Napoléon n’estimait guère qu’une sorte d’hommes, les administrateurs, si bien que son Panthéon civil devint, par ses ordres, le refuge des anciens préfets et des sénateurs défunts. La liste des grands hommes que Napoléon fit inhumer au Panthéon est comique : Choiseul-Pralin, Resnier, Petiet, Béguinot, Saint-Christau, Durazzo, Malher, Cabanis, Winther, Sers, Champmol, Galles, Songis, Hain, Jean Rousseau, Le Paigne, Viry, Demenier, etc., presque tous sénateurs. Ajoutons y trois cardinaux, Mareri, Ferskine, Caprara, et un ancien notaire, le sieur Bévière. Le gouvernement de la Restauration, qui usa aussi de ce Panthéon grotesque, y enfourna les nommés Walther, Legrand et Thévenard. Ces bonshommes sont toujours au Panthéon, à côté de Voltaire, qui doit bien ricaner, et de Victor Hugo, fort indigné. A part Cabanis, qui est un esprit supérieur, mais qui n’est là qu’à titre de sénateur de l’empire, tous ces défunts devraient être intégrés au Père-Lachaise ou au champ des navets. Ils rendent ridicules un Panthéon, en même temps qu’ils sont une épigramme contre le génie critique de Napoléon Ier. « Si Corneille avait vécu de mon temps, je l’aurais fait prince. » Soit, mais en attendant un Corneille, il faisait entrer Chanipmol et Béguinot dans le temple au fronton duquel il y avait écrit : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante. »

Il faut nettoyer le Panthéon. Mais je suis conciliant. Si l’on ne veut pas faire affront à ces braves gens, dont quelques-uns furent sans doute des coquins, du moins qu’on les mure à jamais dans un coin écarté des caves, et faisons le silence. Ensuite on pourrait aviser à ce que pourrait être le Panthéon, pour être un vrai Panthéon. Ce mot grec veut dire un temple consacré à tous les dieux ; il ne contient nullement l’idée de sépulture. Si nous avons encore besoin de dieux, que les grands hommes soient nos dieux ! Ce n’est pas une idée déraisonnable. On ne respectera jamais trop le génie, l’intelligence et les hautes manifestations de la sensibilité humaine. On n’enseignera jamais trop au peuple que, sans les grands hommes, sans les esprits supérieurs dans tous les genres, la civilisation n’existerait pas. Aucune découverte ne s’est faite toute seule ; à la source de toutes les manifestations de notre activité, il y a un génie qui médite et dont les méditations furent souvent douloureuses. L’idée d’un Panthéon où tous ces génies seraient glorifiés est donc une idée très heureuse. Il reste à la réaliser. De quoi s’agit-il ? Garder des souvenirs, honorer des mémoires. Il semble donc bien inutile de collectionner des cercueils. C’est une forme trop matérialiste du culte. N’imitons pas ces dévots superstitieux pour qui des ossements sont des talismans. La matière, quand la vie l’a quittée, abolissant la pensée, n’est plus rien qu’un amas de choses qu’il faut rendre au creuset d’où sortiront de nouvelles formes. Ce qui reste d’un mort, quel qu’il soit, c’est l’idée que nous en avons, c’est un souvenir plus ou moins vivant dans nos esprits. Pour fixer ce souvenir, une image de pierre ou de bronze, un nom, deux dates, quelques mots ; un Panthéon devrait être cela, une galerie de bustes ou de statues.

Qu’est-ce qu’un Panthéon français sans Descartes, qui nous a appris à douter méthodiquement, à ne céder qu’à l’évidence ? Mais Descartes est à Stockholm. Qu’est-ce qu’un Panthéon français sans Rabelais, le grand railleur devant qui comparurent en égaux Calvin et le pape ? Mais on ne sait même pas où Rabelais fut enterré. Alors la figure de Descartes et la figure de Rabelais ne remplaceront-elles pas avec avantage cette poussière sans nom qui repose au fond d’un coffre ? Cependant, dira-t-on, les Anglais ont suivi une autre méthode et leur Panthéon, l’ancienne abbaye de Westminster, est un cimetière véritable. Sans doute, mais les Anglais s’y sont pris à temps. Il y a plus de cinq siècles qu’ils inhument à Westminster, côte à côte avec leurs rois, leurs hommes illustres. Le plus ancien poète entré à Westminster est Chaucer, mort en l’an 1400. Shakespeare, qui mourut dans l’obscurité, n’entra pas tout d’abord dans la nécropole déjà glorieuse ; mais dès que sa gloire commença à rayonner, on lui éleva là un monument. Ou n’y trouve pas, et cela serait difficile, Shelley, qui mourut en Italie et qui voulut que son corps fût brûlé sur un bûcher, à la manière antique ; je ne crois pas que Byron, mort en Grèce, y ait été ramené : il doit y avoir quelques autres exceptions, mais en général, tous les hommes illustres de l’Angleterre sont à Westminster. Il n’y a qu’à continuer, jusqu’à ce que le mausolée, trop plein, refuse de nouvelles gloires. La situation, en France, est toute différente et nous n’aurons jamais que les murs d’un Panthéon, si nous ne consentons pas à faire du nôtre une galerie de monuments commémoratifs.

L’objection la plus forte, c’est que cela serait très laid. L’aspect intérieur de Westminster, avec toutes ces sculptures, la plupart fort médiocres, est des moins engageants. Il faudrait peut-être, en ce cas comme en plusieurs autres, suivre l’exemple des Chinois, qui avaient érigé en plein air, dans une vaste plaine, les tombeaux de leurs anciens empereurs. Je verrais fort bien une de nos forêts transformée en Panthéon. Parmi les arbres, au bord des ruisseaux, dans les hautes herbes, de partout, au hasard, surgirait la figure d’un des hommes qui ont été, pendant leur vie, les représentants du génie de la France. Rien de funèbre : une assemblée glorieuse, des fronts souriants et méditatifs. On renoncerait à l’habitude de représenter les hommes qui moururent vieux dans l’état le plus avancé de leur âge. Aucun ne devrait être figuré sous les traits d’uu homme âgé de plus de quarante ans, et quant aux femmes on les montrerait toutes dans la fleur de leur jeunesse et de leur beauté, même quand la beauté n’aurait pas été leur qualité dominante. J’y voudrais aussi quelques images symboliques des Poésie, des Rêve, des Sagesse et même des Folie, marbres élégants qui charmeraient les promeneurs las de méditer et sur l’œuvre et sur la destinée des grands hommes. La vigne grimperait à la stèle de Rabelais et le lierre mélancolique à celle de Lamartine. Hugo méditerait à l’ombre d’un chêne et Musset, sous un saule. Michelet se sentirait revivre parmi la nature dont il a chanté les luttes et les ivresses. Pasteur ne serait-il pas à l’aise parmi le houblon fleuri, qu’il sauva en guérissant la bière de ses maladies mortelles ? Et Berthelot, qui goûtait la campagne, n’aimerait-il pas à voir reverdir toutes ces plantes où il se plaisait à chercher l’un des secrets de la vie ? On trouverait même pour les hommes politiques, dont beaucoup eurent des goûts champêtres, des coins qui leur agréeraient : Waldeck-Rousseau souriait énigmatiquement à l’eau qui fuit, traversée par l’éclair des truites.

Je pourrais continuer longtemps, mais je sais bien que mon idée n’aura d’autre réalisation que celle que je lui donne, que celles que lui conférera pour un moment l’imagination de lecteurs indulgents. Mon Panthéon forestier n’aura duré que l’espace d’un matin : je le regretterais, si j’étais candidat à l’immortalité du marbre.


HISTOIRE DE L’ADULTÈRE


I

L’adultère est un acte d’une nature si spéciale qu’il a toujours dépendu du tribunal de l’opinion, en même temps que des tribunaux juridiques. D’autre part, l’opinion sur l’adultère est assez nettement déterminée par l’importance que les mœurs donnent à la constitution de la famille. A mesure que les liens de famille devenaient moins stricts, moins certaine l’autorité maritale, l’adultère a vu diminuer son apparence criminelle. L’échelle est vaste. De la peine de mort, la pénalité contre l’adultère est tombée à vingt-cinq francs d’amende. Tel est le chemin parcouru depuis les temps du vieux Caton jusqu’à ceux de M. Séré de Rivières, juge bénin et un peu ironique. Mais il ne faudrait pas se récrier sur la cruauté de la loi romaine. Elle fut rarement appliquée. Si on l’avait laissée fonctionner régulièrement, Rome eût été bientôt dépeuplée. Juvénal, qui protégeait la morale, s’indignait de cette indifférence. II interpellait la loi, qui s’appelait la loi Julia : « Dors-tu ? Ou’attends-tu pour sévir ? » La loi dormait si profondément qu’elle ne se réveilla jamais plus avant le règne du christianisme. Elle avait d’ailleurs plusieurs mérites, cette loi Julia, outre celui de n’être pas appliquée. Elle défendait au mari outragé de se faire justice lui-même. S’il tuait sa femme, surprise en flagrant délit, il était assimilé à un meurtrier ordinaire. On ne tolérait sa violence, et encore jusqu’à un certain point, que contre le complice. S’il lui était défendu de tuer sa femme, il lui était également défendu de lui pardonner ; il devait divorcer incontinent, ce qui mettait fin à l’aventure par la solution la plus logique. Sa mansuétude l’aurait fait accuser de complaisance coupable ; il eût été traité comme un ruffian, comme un leno. Tout cela, d’ailleurs, je le répète, était théorique. Il ne faut point juger des mœurs d’après les lois. Les lois ne témoignent souvent que d’intentions passagères ; elles ne reflètent souvent que l’opinion d’un groupe qui a réussi pour un moment à dominer les volontés générales. Il faut aussi, dans l’étude du passé, s’en référer à ce principe que, plus une loi est rude, moins elle est appliquée. Cependant, les sévérités du christianisme vont venir le contredire pour une période assez longue. C’est que le christianisme, comme toutes les réformes, comme celles qu’il suscita lui-même, ne pouvait vivre que de l’exploitation de la vertu. Il se montra si dur, dans les premiers temps de son règne, que les instincts durent plier, au moins en apparence. L’épisode de la femme adultère, dans l’évangile, d’ailleurs apocryphe, de saint Jean, n’est qu’une anecdote sentimentale. Le christianisme n’apportait aucunement dans le monde l’indulgence pour les faiblesses charnelles. En aucun temps, dit M. Nast, qui vient de publier un livre sur l’histoire de l’adultère, l’Église ne frappa le coupable de la peine de mort. Sans doute, mais elle imagina une pénalité plus terrible : devenu chrétien, le droit romain condamna la femme adultère à la réclusion perpétuelle dans un couvent.

La peine était rarement prononcée d’office, mais elle était obligatoire sur la simple demande du mari. L’histoire du moyen âge a gardé le souvenir de ces recluses qui expiaient par de longues années de claustration un moment d’oubli passionné. Ce droit des maris chrétiens fut reconnu par les lois civiles ou les coutumes jusqu’à la veille de la Révolution française. De plus, le meurtre de la femme adultère par le mari trompé fut, pendant tout le moyen âge, tacitement autorisé par l’Église, comme en fait foi une lettre du pape Étienne. Il blâme vivement Astolphe, roi des Lombards, d’avoir tué sa femme, attendu qu’il ne l’a pas surprise sur le fait, qu’il ne l’a pas vue « commettant avec un autre homme l’acte scélérat ». L’Église essaya cependant de mettre quelque justice dans la répression de l’adultère, en considérant comme des fautes égales celle de l’homme et celle de la femme. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point, l’adultère étant, il me semble, fort différent dans chacun des deux sexes, à la fois par ses mobiles et par ses conséquences. Il est cependant logique de ne pas réserver toutes les sévérités pour un seul des deux conjoints. Si le dommage est moindre dans un des deux cas, il n’en existe pas moins, et si l’on punit ici, il faut punir là, également. Forte de ce principe, l’Église du moyen âge, toute puissante en ces matières, jetait au couvent, en théorie, aussi bien l’homme que la femme, après les avoir préalablement excommuniés. Mais il ne faut pas se fier au droit canon plus qu’au droit civil : en fait, l’homme, sous quelque prétexte, était toujours exempté de la réclusion monastique. De plus, le mari, qui avait le pouvoir de faire enfermer sa femme coupable, avait également celui de la faire sortir à son gré et de la reprendre. Aucun droit de ce genre, est-il besoin de le dire, ne fut jamais concédé à la femme, ni au moyen âge, ni en aucun temps, ni en aucun pays, chrétien ou païen.

Quand la séparation s’accomplit entre le droit canonique et le droit civil, quand les péchés contre les commandements de l’Église cessèrent d’être considérés comme des crimes, l’adultère fut déféré aux parlements et aux tribunaux ordinaires, et la vieille indulgence romaine ne tarda pas à régner à nouveau. Au seizième siècle, les lamentations des juristes ressemblent à celle de Juvénal, dont ils redirent les paroles mêmes. La loi dort-elle donc que l’on ne voit que femmes émancipées et maris débonnaires ? Oui, la loi dormait, parce que l’opinion publique ne s’émouvait plus. Le même phénomène se reproduisait, qui avait énervé jadis la loi Julia. Le droit germanique avait importé en France le principe de la peine de mort contre la femme adultère, mais on n’avait jamais osé l’appliquer. Bien plus, c’était la femme qui, en même temps qu’elle trompait son mari, le rendait coupable. S’avisait-il de déposer une plainte contre sa femme, le peuple, dès qu’il en était informé, le plantait sur un âne, le visage tourné vers la queue, et le promenait par la ville, au milieu des quolibets. « Aussi, dit un vieux jurisconsulte, qui rapporte cette coutume, le parti le plus sage qu’on puisse conseiller à un mari, en pareille occasion, c’est de dévorer ses chagrins et de ne point faire part de son secret au public malicieux, qui paie presque toujours d’ingratitude la confidence de l’imprudent époux. » Cette idée de punir le mari trompé par sa femme est cruelle, sans doute, mais non absurde, car l’infidélité de la femme vient presque toujours de l’incapacité du mari. De là aussi le ridicule des époux trompés, c’est-à-dire, en somme, de ceux qui n’ont pas su se faire aimer, qui ont été au-dessous de leur tâche, soit dans l’ordre physique, soit dans l’ordre sentimental. La malignité publique est en cela fort clairvoyante.

Un des plus anciens textes civils de l’ancien droit français touchant l’adultère est un capitulaire du bon roi Dagobert, permettant au mari, soit d’occire son rival, soit de le faire condamner à son profit à une fructueuse amende. On reconnaît là le système Franc des compensations, lequel est d’une rare immoralité. Dagobert ne fut pas longtemps pris au sérieux, mais le droit au meurtre demeura reconnu au mari, et ce droit, en fait, existe toujours, toujours sanctionné par les jurys. Le seul progrès est que ce droit est également reconnu à la femme trompée ; il est même reconnu entre amant et maîtresse. Progrès dans l’égalité des droits, si l’on veut, mais aussi persistante barbarie ! « Tue-la ! — Tue-le ! » Le second cri ne rend pas le premier moins sauvage.


II

Ni en Angleterre, ni en quelques cantons de Suisse ou États de TAmérique du Nord, l’adultère ne relève du Code pénal. Il donne seulement lieu, en de certaines circonstances, à des dommages et intérêts infiniment variables, parfois très élevés, parfois presque nuls, si le conjoint trompé peut être lui-même convaincu d’infidélité conjugale. Ce système, qui représente le droit anglais, est loin d’avoir conquis le monde, dans la pratique, mais il a fait en théorie des progrès immenses pendent ces dernières années.

L’Angleterre est le pays où jadis, sous l’influence de l’Église, la répression de l’adultère s’exerça avec le plus de sévérité, de cruauté, de sauvagerie peut-on dire. Certes, il y eut à la même époque, en France, quelques exécutions capitales pour adultère, mais nous avons vu que l’internement dans un couvent était la peine de beaucoup la plus ordinaire. On ne trouverait pas sans doute, dans toute notre histoire criminelle, le récit de cruautés pareilles aux tortures qui furent infligées à Roger de Mortimer, convaincu, en 1329, d’adultère avec Isabelle de France, reine d’Angleterre. Il est vrai qu’il y avait là, en même temps qu’une question d’adultère, une question de lèse-majesté. Dans les mêmes circonstances, Philippe et Gautier de Lannoi, accusés de relations coupables avec les brus de Philippe le Bel, avaient été, dit-on, quinze ans plus tôt, fort proprement écorchés vifs. Mais cela n’approche pas du supplice de Mortimer, tel que nous le rapporte le vieux Froissart : « Fut donc traîné parmi la cité de Londres sur un coffre, et puis placé sur une échelle et puis coupés le… et les… (ici un détail horrifique de mutilation), et lesdites choses jetées en un feu qui là était[137]. Et puis lui fut le ventre ouvert et le cœur tiré hors, pour ce qu’il avait fait et pensé trahison, et jeté audit feu et ensuite toute sa coraille (tripaille). Et puis fut écartelé et chaque pièce envoyée à quatre maîtresses cités d’Angleterre, et la tête demeura à Londres. Ainsi finit le dit messire Roger de Mortimer. Dieu lui pardonne tous ses forfaits. » Voilà ce qu’il en coûtait, dans l’Angleterre du quatorzième siècle, pour coucher avec sa bonne amie. Croyez seulement qu’on prenait un peu moins de soins pour les manants et que leurs débris étaient tout bonnement jetés au ruisseau ou « en la Thamise », L’Angleterre, sous la secousse de sa précoce réforme, évolua plus vite que le reste de l’Europe, dont elle devait faire l’éducation philosophique.

Cependant, je crois que son indifférence légale pour l’adultère est assez récente. Du moins est-elle complète. Et ici se voit encore bien nettement le désaccord entre les lois et les mœurs, car ce même adultère que le code anglais traite comme une simple rupture de contrat, l’opinion anglaise lui est extrêmement sévère. Le mot lui-même inspire une sorte de dégoût physique et les allusions au fait sont toujours voilées. En France, au contraire, où l’adultère est une des bases de notre littérature, la raison d’être de notre théâtre, le piment obligé des conversations mondaines, le chapitre favori des histoires nationales, l’auréole enfin de nos familières héroïnes, en France, l’adultère, s’il n’est plus un crime, est encore un délit. De trois mois à deux ans de prison, dit le Code. Le juge s’en tire par le jeu des circonstances atténuantes et prononce une médiocre amende. C’est encore trop. Il semble bien que c’est l’Angleterre qui a provisoirement raison. On peut aller encore plus loin et dire que la loi ne devrait connaître l’adultère que pour le retenir comme motif de divorce, à la requête de la partie lésée. Les dommages et intérêts nous sembleront toujours une réparation un peu matérielle, une compensation trop positive et même quelque chose comme un bénéfice honteux. Je connais peu de Français honorables qui consentiraient à recevoir dix ou cent mille francs de la main elle-même qui vient de les trahir. Et puis quel encouragement au chantage, sous les formes les plus retorses, les plus perverses ! Laissons donc ce point pour examiner quelle est l’opinion des jurisconsultes et des sociologues sur l’abolition des articles 336 à 339, qui sont ceux par lesquels le Code pénal continue de réprimer l’adultère. Les uns, dit M. Nast, dans sa Répression de l’Aadultère, et c’est également son opinion personnelle, désirent conserver ces célèbres articles. Pour un peu, ils demanderaient qu’ils fussent renforcés. « L’adultère constitue une atteinte très profonde à la famille, molécule primordiale de la société. Il importe donc d’ériger ce fait en délit et de le sanctionner sévèrement. » Ils ajoutent que l’adultère de la femme, étant beaucoup plus dangereux, au point de vue social, que celui du mari, doit être puni d’une manière plus rigoureuse et dans tous les cas. Le mari, selon eux, doit rester indemne tant qu’il respecte le toit conjugal. Franchi le seuil de la maison, il est libre. C’est la thèse du Code. Elle n’enchante pas les femmes. J’ajouterai qu’elle est rédigée de la manière la plus absurde, car enfin combien y a-t-il donc de maris qui soient en situation « d’entretenir une concubine au domicile conjugal » ? On dirait que cet ariicle ne vise que les femmes de chambre. Il serait parfaitement inepte, s’il n’avait pour but secret d’excuser l’homme dans tous les cas, sauf dans le cas même où l’adultère lui est à peu près impossible. A Paris, du moins, l’exiguité de nos logis s’oppose à la fantaisie visée par le Code. La loi, prise à la lettre, permettrait même au mari de recevoir chez lui, dans sa chambre même, la visite de sa maîtresse. C’est ridicule. Passons.

La seconde opinion ne voit à l’adultère de l’un ou l’autre conjoint indifféremment qu’une seule sanction logique, le divorce. On peut considérer l’adultère comme une faute morale ; ce n’est pas un fait antisocial. L’infidélité conjugale lèse un des époux ; elle ne lèse pas la société tout entière. Ce sont des affaires privées. Il ne faut pas confondre les actes immoraux et les délits. Les uns relèvent du Code ; les autres, de la conscience ou de l’opinion. Dès 1895, M. Viviani a déposé à la Chambre un projet de loi qui abolit ces articles du Code. En 1906, M. Paul Meunier est revenu à la charge, disant excellemment en son exposé des motifs : « L’adultère du mari comme de la femme ne peut avoir d’autre sanction que le divorce, la séparation de corps ou le pardon. » Il y a une troisième opinion, qui n’est pas ennemie de la répression pénale, mais qui voudrait assurer l’égalité, en ces matières, de l’homme et de la femme. Cette opinion, plus religieuse que sociale, considérant le péché plutôt que le fait dans toutes ses conséquences physiques et familiales, n’a aucune chance d’être prise au sérieux. La quatrième et dernière opinion réclame, dans les cas d’adultère, quels qu’ils soient, des dommages et intérêts. C’est le système anglais, tel que je l’ai exposé et réfuté.

En somme, la question est très simple. Il s’agit ou de conserver ou de supprimer, purement et simplement, les articles du Code qui punissent dans tous les cas l’adultère de la femme et, dans un cas très rare, l’adultère du mari. Ce dernier parti, je l’avoue, est celui que je prends. Je n’y ai aucun mérite. Ce sera, dans un délai très bref, le parti de tous ceux que l’esprit religieux n’aveugle pas. Et l’on verra, chez nous aussi, ce fait qui eût paru impossible à nos aïeux : un acte jadis puni de mort devenir indifférent à la loi. Ce sera un gain pour la liberté, la dignité humaine et la civilisation.


UN ENNEMI DE PARIS


C’est en 1862, après son retour de Sibérie, où ses idées politiques l’avaient fait reléguer par un gouvernement féroce, que le grand romancier russe, Théodore Dostoievski, entreprit quelques voyages à l’étranger. La Sibérie l’avait beaucoup éprouvé. De plus, marié à une jeune femme d’une santé débile, il voulait chercher pour elle des climats plus doux. On le voit, de 1862 à 1871, à Berlin, à Dresde, à Genève, en Italie, à Paris, et ses lettres, que l’on vient de traduire, nous le montrent inquiet, malade, nerveux, mélancolique, déséquilibré. Atteint d’épilepsie et encore d’une autre maladie pénible, il fait de constantes allusions à ces infirmités qui empoisonnaient sa vie et gâtaient son caractère. Il se trouve mal partout ; presque tout lui déplaît. Ce qui le frappe, c’est la laideur ou le désagrément des choses. Russe fervent, patriote exagéré, il trouve ridicules, bètes ou méchants les autres peuples. Profondément dégoûté de ceux qu’il appelle les ennuyeux Allemands, il vient à Genève, et on dirait qu’il est tombé en plein enfer, mais dans un enfer grotesque, un enfer à la fois comique et douloureux. D’abord, pourquoi est-il venu à Genève ? Il n’en sait rien. Mais ce qu’il sait, c’est que ce fut une bien mauvaise inspiration, car Genève est une horreur, une médiocre ville triste et noire. Ce n’est pas l’impression, certes, que Genève donne à ses visiteurs ordinaires, mais Dostoïevski est malade : il a des crises presque chaque semaine et de continuelles palpitations de cœur. Alors il voit en malade, il sent en malade, et Genève devient pour lui la « cité maudite ». Quant aux Genevois, il affirme qu’ils sont atteints d’une bêtise particulière, la bêtise de l’homme toujours content de tout et de lui-même. Cela irritait Dostoïevski, qui était atteint, non pas de cette sorte de bêtise, mais de la maladie contraire. Ici, dit-il, tout est vilain, tous est pourri, tout est cher, tout est absurde. Dégoûté de Genève, il va à Vevey, mais Vevey, qui est pour tout le monde une charmante station d’automne, lui semble pire encore que Genève. Là encore, il ne rencontre que laideur, malhonnêteté, bassesse, bêtise et saleté. Après la Suisse, l’Italie. Milan lui paraît sombre et ennuyeux, et Florence ne le satisfait pas davantage. C’est une ville assez belle, mais trop humide. II faisait trop froid à Genève ; à Florence, il fait trop chaud. Nulle pari il ne trouve son équilihre. Mais c’est Paris qui lui donne encore les plus fâcheuses impressions.

Le jugement de Dostoïevski sur Paris et les Parisiens est vraiment incroyable. Paris, dit-il, est la ville du monde la plus ennuyeuse et ses habitants forment un peuple dégoûtant d’effrontés et de vauriens. Le Français semble d’abord doux, honnête, poli, mais il est faux, et pour lui l’argent est tout. Aucun idéal, pas de convictions ; pas même de réflexion. Le niveau de l’instruction est très bas, et ce qu’on appelle la science, en Russie, y est à peu près inconnu. Ceci est extrait d’une lettre écrite de Paris au mois de juillet 1862. L’année suivante, il publia dans la revue russe, Vrémia, un récit assez étendu de ses séjours à l’étranger, et principalement à Paris. Le ton est moins brutal que dans ses lettres ; il est ironique et quelquefois assez spirituel. Mais on sent que beaucoup de ces observations sont prises dans les livres bien plutôt que dans la réalité. La méthode de Dostoïevski semble être de se renseigner d’abord, puis d’essayer de vérifier en confrontant les renseignements avec la vie. Un étranger ne peut guère en employer d’autres, quand il ne fait dans un pays qu’un bref séjour. Elle est dangereuse, parce qu’elle détermine d’avance le sens dans lequel se feront les observations. II est rare que l’on découvre ainsi autre chose que des vérités très particulières, tellement particulières que le contraire est également vrai et tout aussi facile à démontrer. Le Parisien, nous dit Dostoïevski, aime passionnément la vertu et l’argent ; mais ce qu’il appelle la vertu, c’est encore l’argent. Assurément, il y a de tels Parisiens ; mais il y en a d’autres aussi. Le goût de l’argent est d’ailleurs loin d’être la caractéristique de n’importe quel groupe d’hommes dans n’importe qu’elle nation. Dire qu’un homme aime l’argent, c’est montrer qu’il évolue dans un milieu où l’argent est une conquête possible, c’est-à-dire dans un milieu riche. Le Français, l’Anglais, l’Américain aiment l’argent, parce que l’argent est chez eux un gibier que l’on peut atteindre. Le paysan russe est beaucoup plus désintéressé, parce que l’argent n’est pour lui qu’une chimère, un rêve de conte de fées. Ceci posé, trouvera-t-on bien exact que le Parisien aime beaucoup le commerce et qu’il vous écorche dans sa boutique, non seulement pour avoir des bénéfices, mais par vertu, par devoir sacré ? Il y a là une âpreté qui n’a, je crois, jamais été dans notre caractère. Autrefois, continue-t-il, on reconnaissait quelque chose en dehors de l’argent et l’homme qui n’en possédait pas, mais qui avait d’autres qualités, pouvait compter sur quelque estime ; à présent, plus du tout. Sans argent, pas d’estime. C’est au point que le Parisien pauvre se méprise lui-même, s’il a conscience que sa poche est vide, et cela avec une conviction parfaite. Il ne recommence à s’attribuer quelque valeur qu’à mesure que l’argent rentre dans sa caisse. Cependant, il est encore un endroit où le désintéressement est admiré, le théâtre. En effet, le bourgeois, homme étrange, proclame que l’argent est une vertu supérieure et le devoir de l’homme, mais il aime à jouer aux sentiments élevés. Tous les Français ont l’air extraordinairement noble. Le plus vil, celui qui vous vendrait son propre père pour une pièce de vingt sous et vous donnerait même quelque chose par-dessus le marché, conserve une tenue si imposante qu’il vous inspire encore un vague respect. Au théâtre, il lui faut absolument du désintéressement ; rien, à son avis, ne cadre mieux avec sa tenue extérieure. Tel est le ton de la satire de Dostoievski. On voit combien il manque de finesse et de légèreté, à quel point il est paysan du Danube, il est paysan russe !

Je l’aime beaucoup mieux dans certaines remarques humouristiques sur les goûts champêtres du bourgeois de Paris. Le Parisien, tel que l’a connu Dostoïevski, en 1863, avait, outre sa passion pour l’argent, pour l’amour et pour l’éloquence, deux autres besoins : celui de voir la mer et celui de se rouler sur l’herbe. Pourquoi, se demande Dostoïevski, lui faut-il voir la mer ? Il ne le sait pas lui-même, mais il le désire violemment. Après avoir remis son voyage d’année en année, parce que les affaires lui prennent tout son temps, il se décide enfin, et à son retour, fier et ravi, il raconte en termes pompeux ses impressions ; toute sa vie, il se rappellera avec douceur qu’il a vu la mer. Depuis cette époque, le bourgeois parisien est devenu plus exigeant. Ce n’est pas une fois dans son existence qu’il veut voir la mer, c’est tous les ans. Et il ne raconte plus son voyage. Il continue à aimer à se rouler sur l’herbe, et surtout sur de l’herbe qui lui appartienne. Alors, tout comme en 1863, il achète une petite maison à la campagne, avec un petit jardin, une petite pelouse, et il accomplit son rêve traditionnel de dîner sur l’herbe, sur la bonne herbe dont il est propriétaire, et il est un peu ému, comme l’a dit François Coppée, « quand la lune se lève au mourant du café ». En somme Dostoïevski n’a vu que ces tout petits côtés de Paris, et il les a peints, tantôt avec âpreté, tantôt avec esprit, parfois avec exactitude, plus souvent avec exagération. Il n’aimait pas Paris, ni la France, ni l’Allemagne, ni la Suisse, ni l’Italie, n’aimait que la Russie. Son patriotisme est trop étroit. Dès qu’il n’entend plus parler russe, il se sent perdu. Dès qu’il ne voit plus de figures russes, il est mal à l’aise. C’est un homme de génie, mais c’est aussi un malade et, de plus, un grand naïf. Veut-on, en effet, connaître la conclusion de ses voyages ? La voici dans toute sa candeur : « L’idéal de la beauté humaine se trouve dans le peuple russe. » C’est à peu près ce que M. Barrès pense de la Lorraine, et tout cela fait bien rire ceux que Nietzsche appelle les « vieux Européens ».


LES NOMS ÉTRANGERS


Le pape d’aujourd’hui est fréquemment appela pir son nom de famille, au cours des polémiques sur la question religieuse. Des journaux pieux s’en montrent scandalisés, mais c’est faire preuve d’ignorance plus encore que de piété. Il est presque toujours arrivé, en effet, que, lorsqu’un pape devient, pour une cause ou l’autre, célèbre, c’est le nom de famille qui l’emporte sur le nom ecclésiastique. Les historiens les plus dévots disent aussi volontiers Hildebrand que Grégoire VII, et Silvestre II, est beaucoup moins connu que Gerbert. Trois papes emplissent le dix-huitième siècle : les contemporains leur donnaient presque toujours leurs noms de famille, Lambertini, Rezzonico, Ganganelli. Tout le monde enfin connaît le pape Borgia. On ne fait aucune injure à Pie X en le traitant comme ses plus illustres prédécesseurs. Il est et il restera le pape Sarto. Tous les dons du Saint-Esprit ne peuvent effacer ce nom à la fois des plus humbles et des plus honorables. Sarto veut dire, en Italien, tailleur.

Du temps qu’il était un bon curé de campagne, on l’appelait donc signore Sarto, ce qui se traduit exactement en français par M. Letailleur. Que d’aristocratiques dévotes seraient froissées d’apprendre cela ! La bénédiction apostolique de Pie X, cela est touchant, mais celle de M. Letailleur, fi ! Comment prendre au sérieux un homme dont le nom s’enveloppe de si peu de mystère ? Passe encore pour Sarto, mais Letailleur ! C’est que les noms étrangers ont presque toujours pour nous un charme qui vient de leur absence de signification. Leur rareté leur donne je ne sais quel air de beauté et, pour les noms italiens, il s’y joint je ne sais quelle musique. Que d’illusions tomberaient si on nous les servait tout traduits, ces beaux noms de poésie et de légende ! Béatrice Portinari, celle de Dante, nous donnerait quelque chose comme Béatrice Portier ; Béatrice Cenci deviendrait Béatrice Chiffon. Boccace, cela répond à Bouchard ; Le Tasse, à Blaireau. Manzoni, l’auteur attendrissant des Fiancés, c’est à peu près M. Grosbœuf. M. d’Aununzio deviendrait en français M. de la Nouvelle. On sait que le nom de la célèbre famille des Médicis répond tout bonnement au mot médecin. Le vieux mot français pour dire médecin était mire, de sorte que Catherine de Médicis ne donne pas, mis en langage clair, quelque chose de plus brillant ni de plus mystérieux que Catherine Lemire. L’abbé Lemire peut se mirer dans cette fontaine. Casanova était tout bonnement M. Maisonneuve et le prince Borghese, cela veut dire simplement le prince Bourgeois, alliance de mots plutôt illogique.

Les noms anglais ont également presque tous une signification, mais qu’il n’est pas toujours facile de rendre par un équivalent français. Littéralement, Gladstone veut dire pierre joyeuse et Livingstone, pierre vivante. Aucun de nos noms ne correspond à cela. D’autres se traduisent fort bien. Voici, empruntés à la politique et à la littérature, une douzaine de noms anglais dont je ne donne que la traduction française : Lafosse, Renard, Labruyère, Cochon, Lagneau, Léger, Lefèvre, Lepape, Lejeune, Chambellan, Dupuis, Sauvage. Ce sera un amusement, pour ceux qui savent un peu d’anglais, de restituer les noms réels de Lafosse (ou encore Dupuy), qui joua un si grand rôle pendant la révolution française, de Léger, le plus profond des humouristes anglais, de Lepape, ce Boileau britannique, de Chambellan, hier encore si populaire, de l’équivoque Sauvage, des autres, un peu moins illustres. Toutes les langues prêteraient aux mêmes jeux : Schiller deviendrait Leclair et Calderon, Chaudron, mais il est inutile de pousser plus loin l’expérience. Tous les noms modernes ont la même origine : tous furentd’abord des surnoms empruntés au métier, au caractère, à quelque particularité physique de l’individu. Jadis, on portait bien plus gaillardement que maintenant des noms singuliers et même grossiers. Les anciens Romains ne rougissaient nullement de s’appeler Porc, Truie, Veau, Glouton, Ane, Cheval, Bouc, Taureau, Voleur, Louche, Cagneux, Tortu, et de beaucoup d’autres noms aussi peu agréables. Au moyen-âge, et encore jusqu’à la fin de l’ancien régime, les noms grossiers abondaient également en France : il en est un certain nombre que l’on ne pourrait plus guère écrire aujourd’hui. Ils ont presque tous disparu, après requête au garde des sceaux et jugement conforme. Le Bottin, cependant, en recèle encore quelques-uns que je ne me charge pas de transcrire.

Il y aurait un avantage à traduire les noms étrangers, c’est que du moins on ne les écorcherait plus. Le nom de Carducci a souvent été prononcé ces temps derniers, mais combien lui ont donné sa véritable forme, quelque chose comme Cardoutche ? La Convention, voulant honorer Schiller, le proclame citoven français sous le nom de M. Gilles. Quand nous prononçons Schiller à la française, nous sommes aussi ridicules et pas plus près de la vérité que la Convention et son Gilles. Au dix-septième siècle, on les écorchait terriblement, les pauvres noms étrangers, si bien que Buckingham devenait Bouquaincant. D’autres fois, on adoptait le système dont nous avons donné, par jeu, quelques exemples ; on traduisait. Un auteur italien, un sieur dell’ Orto devint M. du Jardin ; Campanella était travesti en M. Clochette ; Bossuet lui-même appelle Fontaine le général espagnol Fuentes, qui fut tué à la bataille de Rocroy. Ce système, nous l’avons conservé pour certains peintres et certains écrivains italiens, probablement à cause de la grande familiarité que nous avons toujours eue avec l’Italie : c’est une ancienne amie que nous admettons dans notre intimité.

C’est à l’Italie, et aussi à l’Angleterre, que les Romantiques empruntèrent les pseudonymes dont ils aimaient à se masquer. Stello ou Stella, Trick ou Nick, Marcello, Stenio. De nos jours encore, voici des Angelo et des Bruno, des Mario ; Stello, Stella et Marcello fonctionnent toujours ; ce sont des pseudonymes immortels ; on se les repasse de génération en génération. Jadis, on se travestissait en latin. Ce genre de masque devient rare et je n’en connais aujourd’hui guère qu’un seul, Carmen Sylva. Quelques-uns des écrivains contemporains les plus connus signent d’un pseudonyme, et le public ne s’en doute pas. La littérature française est d’ailleurs pleine de pareils déguisements, depuis Voltaire jusqu’à Anatole France. Ajoutons, pour en revenir aux papes, prétextes de cette causerie, que l’exemple des supercheries littéraires, supercheries fort innocentes, nous fut donné, il y a bien longtemps, cinq siècles, par le Pape Pie II, Piccolomini, lequel publia, sous le nom de Sylvius, un charmant petit roman, Euryale et Lucrèce.


LE SENS DES MOTS


L’autre jour, un de nos confrères, satiriste original, styliste raffiné, spirituel observateur, était, dans un journal du soir, qualifié de « très grand écrivain ». On lit quotidiennement de telles appréciations sans y attacher aucune importance. Grâce à un tas de critiques, plus pressés de plaire que de juger, les épithètes monumentales foisonnent dans la presse. Les génies en tous les genres abondent ; il n’est pas une coterie qui ne détienne plusieurs Michelet, quelques Sainte-Beuve, deux ou trois Lamartine. Les Renan sont plus rares, mais j’en connais, et qui s’étonnent amèrement que leurs livres se vendentun peu moins que la Vie de Jésus. Tout cela n’a aucune importance ; c’est de la courtoisie, de la flatterie, de la vanité. Cependant, ce soir-là, le « très g’rand écrivain » ne put m’entrer dans la tête. J’étais peut-être de mauvaise humeur ; je regimbais. « Grand », me disais-je, ne serait-ce pas déjà, beaucoup ? Être un « grand écrivain », prendre place sur les sommets, parmi les plus beaux représentants de l’humanité, quelle charge et comment l’accepter sans frémir ? Il faut être prêt à donner la réplique à Platon, à Dante, à Rabelais, à Voltaire, à Goethe ; cela demande réflexion. Et je relisais le paragraphe, l’œil invinciblement attiré par ces mots magiques : « Très grand écrivain. » Diable ! Mais nous avons donc parmi nous, sans nous en douter, certes, quelque dieu ? Il y a donc encore des dieux ? « Très grand ! « La maison Hachette a formé une collection des « Grands écrivains », il va donc falloir qu’elle se décide à inaugurer celle des « Très Grands Écrivains » ? Pourvu que l’on ne m’en demande pas la préface ! J’en étais ! à de mes réflexions, quand elles prirent tout à coup une direction inattendue : je me mis à songer au sens des mots et à ses variations.

L’auteur, me dis-je, est un homme d’esprit ; il n’a pu proférer une absurdité et je ne pense pas qu’il ait voulu écraser sous un énorme pavé de l’ours son écrivain préféré. Il y a là quelque mystère philologique ; or, la philologie ne m’étant pas tout à fait inconnue, je crois que je vais le pénétrer. Il suffit de s’entendre sur les mots C’est bien cela. Définissons d’abord. Que veut dire grand ? Après quelques minutes de profonde méditation, je dus me résoudre à cette réponse : Grand ne veut rien dire du tout. Ce mot n’a du moins qu’un sens relatif. Il est impossible de le mesurer une fois pour toutes. Sa taille varie de celle d’un nain à celle d’un géant, de celle d’une fourmi à celle d’un éléphant. On peut donc être à la fois un très grand personnage chez les fourmis et, chez les éléphants, un fort médiocre sire. « Tout est relatif, disait le philosophe Senancour, en nous et hors de nous. » Mais cela ne tranchait pas encore la question, car nous ne sommes ni des fourmis ni des éléphants, nous sommes des hommes, c’est-à-dire des animaux moyens. D’ailleurs, il s’agit d’une évaluation intellectuelle, et les grandeurs intellectuelles ne se mesurent pas, comme une vigne ou un pré, avec la chaîne d’arpenteur. Une fourmi de génie, cela est incontestable, peut être aussi grande qu’un éléphant de génie. Je commençais à désespérer de jamais comprendre ce qu’avait voulu dire mon journal. Cela m’ennuyait. Je remis la chose au lendemain.

L’esprit, plus souvent que la fortune, nous vient en dormant. A six heures du matin, j’avais la clef du problème ; les mots, vêtements de nos idées, s’usent comme les habits, vêtements de nos corps : les mots s’usent comme tout ce qui remue, comme tout ce qui subit dans la vie des heurts, des chocs ou des frottements, comme les cailloux du chemin ou les galets de la plage. Il y a là un phénomène très curieux. Les mots subissent constamment une dégradation de sens. Ils ne conservent l’intégralité de leur signification que s’ils servent à désigner des objets immuables dans leur composition ou leur usage. Les autres, et en particulier ceux qui servent à exprimer nos sensations de grandeur, de couleur, de saveur, de sonorité et toutes les nuances que le sentiment leur impose, s’usent, s’effritent, tombent en poussière. Presque toujours, avant de disparaître, ils se soutiennent pendant un temps plus ou moins long, à l’aide d’étais, de béquilles. On les voit, appuyés sur un modeste très, sur un péremptoire énormément, sur un prodigieusement autoritaire ; mais cela ne dure pas, et ils tombent, écrasant leurs étais, brisant leurs béquilles. Parfois, ils, essaient de se grimer à l’italienne, mais cela fait rire : grandissime s’évanouit dans le comique. Nous en sommes pour le moment à « très grand » ; mais d’ici quelques années nous posséderons sans doute cinquante ou soixante « très grands écrivains », et quand on voudra louer avec fruit, flatter délicatement, il faudra trouver autre chose. Les Italiens sont de beaux maîtres en ce genre, mais ils n’ont jamais pu se faire prendre au sérieux par les autres peuples, précisément à cause de cette manie courtisanesque qui leur fait amplifier démesurément toutes les épithètes. Ce sont eux qui ont inventé les sérénissime, les éminentissime, les Votre Seigneurie, Votre Béatitude, Votre Sainteté. Les prélats romains s’affublent encore de ces défroques de la vanité et de la servitude, mais, à mon avis, « très grand écrivain » est une formule presque aussi ridicule. Les mots s’usent, mais il dépend de nous qu’ils ne s’usent pas. Nous en jouons, nous nous laissons aller à prodiguer des épithètes qui devraient garder quelque chose d’un caractère sacré. C’est précisément à l’esprit français, si ami de la mesure, de l’ordre et de la netteté, qu’il appartient de réagir contre ces habitudes, réellement vicieuses. Sinon, nous tomberons dans ce genre de grotesque dont les Italiens nous donnent le spectacle et malheureusement l’exemple.

Ils possèdent là-bas, de l’autre côté des Alpes, deux ou trois cents écrivains qui sont de « prodigieux génies », car, en ce pays de flatterie, le mot génie ne signifie déjà presque plus rien. Tout poètereau qui rédigea un quatrain est par cela même un génie. S’il va jusqu’au sonnet, il devient un « génie prodigieux ». Au delà, il n’y a plus de mots traduisibles en français ; c’est la génuflexion, la prosternation. Cela n’empêche pas, car ils sont gens d’esprit, qu’ils se jugent fort bien les uns les autres, dans le particulier. Ils ont, et voilà tout, de mauvaises habitudes de langage. A force de répéter mal à propos les épithètes louangeuses, ils les ont usées les unes après les autres et maintenant, pour exprimer qu’un écrivain n’est pas sans un certain talent, ils sont forcés de recourir à une longue périphrase que, traduite en français, nous aurions quelque scrupule à appliquer à un Dante, à un Boccace ou à un Arioste. La première fois que l’on reçoit d’Italie une lettre où le mot signore est précédé d’un magnifique illustrissimo, on est flatté. Mais on apprend vite que ce n’est là qu’une marque de politesse banale, que cela signifie seulement que votre correspondant à un service à vous demander. Nous n’en sommes pas encore là ; nous respectons encore les enveloppes des lettres, mais le ton général de l’admiration tend à s’exprimer selon des formules, qui sont de la pure courtisanerie.

Maintenir aux mots leur sens, ne céder à la force des choses qu’à la dernière extrémité, tel doit être le rôle de ceux qui écrivent. Et puisqu’il s’agit du mot grand, j’espère qu’il est assez significatif encore par lui-même pour qu’on ne gâte pas sa démarche par de maladroites béquilles. Il n’en a pas encore besoin. Quant à l’écrivain que l’on qualifiait de « très grand », je lui souhaite seulement de mériter un jour une modeste place parmi les grands ou seulement les bons. Qu’il m’en croie, c’est encore beaucoup.


LA LEÇON DE SAINT ANTOINE


Comme on narrait dans la presse l’histoire, qui me passionnait peu, du congrès eucharistique à Londres, j’étais en train de relire, goutte à goutte, comme on boit d’une très vieille et très savoureuse liqueur, la Tentation de saint Antoine. J’aime l’effarement de ce bonhomme d’ermite qui voit dans ses hallucinations défiler les fanatiques de toutes les philosophies, les prêtres de tous les cultes, les nécromans de toutes les magies, les fous de tous les systèmes, de tous les ascétismes et de toutes les luxures. Tout le tente, ce pauvre diable. Il voudrait tant être n’importe quoi, excepté lui-même. Il halète aux voluptés que lui offre la Reine de Saba, mais il admire les Valésiens mutilés qui ont renoncé à tout espoir charnel. Les idées, les croyances et les délires se battent dans sa tête vide. Il n’est pas une aberration humaine où il n’entrevoie une lueur de vérité, mais quand le spectacle est fini, quand le monde entier a passé devant ses yeux avec tout ce qui fut, tout ce qui est et tout ce qui sera, il retombe dans l’humble sérénité de son existence solitaire, et il sait que tout est inutile, hormis de vivre sa vie. Il se fit ermite, un jour, il sera donc ermite, sans plus se soucier des rêves, des désirs et des folies des hommes. Le sentiment de la vanité universelle sera sa consolation et il restera enfin lui-même, le pauvre homme nu ou neutre qui mourra de faim ou de vieillesse sous l’œil des chacals et sous le vol des vautours.

Tous les livres de Flaubert finissent ainsi, dans la morne résignation d’un scepticisme triste. Ils seraient une école de découragement, si l’homme pouvait se décourager de la vie avant d’en avoir épuisé tous les espoirs. Il ne faudrait pas, cependant, en les faisant lire aux jeunes gens, leur en expliquer trop clairement le sens véritable. Je pense qu’il vaut mieux les présenter comme des œuvres comiques ; et c’est ainsi que les prennent naturellement les intelligences saines et les sensibilités normales. On doit y voir surtout un tableau symbolique des ambitions de l’humanité, qui ont toujours été supérieures aux possibilités réelles, mais en se disant que le possible n’est accessible qu’à travers l’impossible et que pour réaliser une chaumière au bord d’un ruisseau, il faut peut-être rêver du vaste domaine dont les terrasses dominent au loin les tournants du fleuve. S’il n’avait point subi les attraits douloureux de ses tumultueuses visions, Antoine n’eût jamais retrouvé la paix où s’écouleront ses derniers jours. C’est une excellente condition d’avoir désiré tout pour se contenter de presque rien. Avoir vu passer le long des rêves le cortège de toutes les curiosités et de toutes les beautés de la vie, cela incline assez facilement vers la résignation aux réalités les plus simples. Quand Antoine se retrouve, il doit éprouver le sentiment d’avoir échappé au bonheur, avec la même reconnaissance que le commun des hommes ressent envers le destin, quand il a échappé au péril. Le bonheur d’être aimé par la reine de Saba eût été si lourd qu’Antoine eût été incapable de s’y conformer, et il n’était point fait davantage pour être le chef spirituel du peuple, malgré ce qu’Hilarion tente d’insinuer à son naïf orgueil d’un moment. Et qu’eût apporté de joies la science à sa faible intelligence ? Après un éclair d’extase, elle eût faibli, incapable de concilier les contradictions de la connaissance, de démêler les subtilités de l’esprit, de considérer, de la hauteur qu’il faut, le choc futile des croyances, la vanité des luttes dont un mot est l’enjeu.

Aussi, lorsqu’il a vaincu ses tentations, c’est comme s’il avait vaincu la vie. Il l’a domptée, et il se couche dessus comme sur une peau de lion. Cela lui fera un tapis pour s’agenouiller devant son idole, devant la croix pour l’amour de laquelle il a renoncé à tout, renié tout, méprisé tout, même la tendresse d’Ammonaria ; et les aiçuillons d’une manie, l’érotisme d’une fièvre religieuse, seront les seules causes qui agiteront encore un peu, dans un corps exténué, son intelligence apaisée.

Si Antoine n’était point, par définition, un saint homme et un croyant naïf, en quel scepticisme d’une extravagante profondeur ne le verrions-nous pas tomber ! Flaubert est bien obligé, à la fin de la dernière page, de le prostrer au pied de la croix, mais nous, ayant fait le même voyage à travers les possibilités humaines, quelle serait donc notre attitude ? Je pense que ce serait celle du sourire mélancolique et un peu dédaigneux. Avoir tout vu, tout senti, même en rêve, et tout compris, cela ne peut guère prédisposer à la joie. L’Antoine moderne, et ce serait une version curieuse, tout au moins, du personnage, aurait commencé d’abord par céder aux tentations, car tel est notre état d’esprit qu’il ne nous est guère plus possible de résister à nos désirs. Nous savons, ce qu’ignorait saint Antoine, qu’une seule vie nous est dévolue, celle-ci, la vie présente, et que le premier de nos soins doit être d’en tirer toutes les satisfactions qu’elle peut contenir, dans les limites des grandes nécessités sociales. Cet Antoine moderne serait donc une sorte de Faust, mais moins solennel, nullement métaphysicien, très peu tenté par les philosophies, dont il aurait sondé le néant, tourné surtout vers la curiosité scientifique et aussi vers les mille plaisirs somptuaires de la vie, vers l’ambition, vers la domination intellectuelle.

Rien ne lui aurait été épargné de toutes les jouissances de la sensualité, de la vanité, de l’intelligence. Il serait tombé dans tous les pièges éludés par le bonhomme, et de son vaste voyage rapporterait nécessairement une lassitude infinie. Le sourire de ses yeux, ce serait pour dire aux hommes qu’il a pénétré tous les mystères et que leurs curiosités lui semblent bien puériles. Sa mélancolie, ce serait le signe du regret qu’il garde malgré tout des féeries dont il fut le héros. Quant au dédain, il serait le signe du peu d’intérêt que la vie du commun des hommes peut lui offrir. Mais peut-être faudrait-il lui assigner encore un autre sentiment, à son retour de la fastueuse exploration au pays des jouissances humaines. Peut-être serait-il juste de lui donner, comme à saint Antoine, une certaine joie d’être revenu, d’avoir échappé à trop de plaisirs, d’avoir retrouvé, lui aussi, la simplicité de sa vie première. Finalement, la différence entre les deux héros ne serait pas aussi grande que je le croyais tout d’abord, car avoir tout rêvé équivaut peut-être à avoir tout éprouvé. Qui ne se souvient de moments très agréables ou même très heureux et dont pourtant tous les détails ont fui de la mémoire ? Il reste en nous, non pas le souvenir d’un fait, mais le souvenir d’un état, le souvenir, non pas d’une sensation, mais d’un sentiment, el cela s’embrume dans les lointains de la vie. Je voudrais cependant que cet Antoine, si c’était moi qui écrivais son histoire, ne laissât point dans l’esprit une impression aussi pessimiste que celui de Flaubert. Je voudrais qu’il s’en dégageât, en même temps qu’une admiration pour les tumultueuses chimères, une tendresse pour la vie elle-même, en ses états les plus ordinaires. Il y a peut-être un sentiment nouveau à créer, celui de l’amour de la vie pour la vie elle-même, abstraction faite des grandes joies qu’elle ne donne pas à tous, et qu’elle ne donne peut-être à personne, si l’on réfléchit bien. Ce sentiment est à peu près absent des œuvres de Flaubert. Les personnages vivent tous dans la chimère ou dans le futur. Le présent existe très peu pour eux, parce qu’il est toujours inférieur à leurs désirs et à leurs imaginations. Ce n’est pas ainsi que la vie doit être prise. Il faut, au contraire, savoir vivre dans le présent, dans la minute même. Ne pas craindre l’avenir, mais ne pas lui accorder non plus une excessive confiance, car son existence même est incertaine. C’est le christianisme qui, avec sa manie de la vie future, nous a appris à toujours remettre tout au lendemain, et surtout le bonheur de vivre. Nulle pratique n’est plus funeste. N’imitons pas le bon saint Antoine qui vécut quarante ans de pain et d’eau en vue de conquérir le paradis à la fin de ses jours. Notre paradis, c’est la journée qui passe, la minute qui s’envole, le moment qui n’est déjà plus. Telle est la leçon de saint Antoine.


V

LA LIBERTÉ D’ÉCRIRE



I

UNE NOUVELLE CENSURE


La liberté d’écrire est très grande en ce moment. C’est un des bienfaits du présent régime et on pourrait croire que les écrivains lui en sont reconnaissants. Quelques-uns, sans doute, apprécient beaucoup le droit de tout dire, et ils en usent. D’autres jugent ce droit malséant et ne sont pas loin d’accuser le gouvernement de complicité dans ce qu’ils appellent le débordement de toutes les licences. M. de Choiseul, impatienté par une serrure qui lui résistait, laissa échapper devant des dames un gros mot :

« F…… », dit-il. La serrure, raconte Chamfort, obéit aussitôt et Choiseul expliqua, sans se déconcerter : « J’ai eu bien des difficultés dans ma vie, il n’y a que ce mot-là qui m’ait jamais servi. » Il n’y a, pareillement, qu’un seul mot qui serve aux ennemis de la liberté d’écrire, c’est le mot Pornographie. Quand ils ont dit cela, ils croient avoir tout dit. Ils se trompent. Un mot n’a de valeur dans un raisonaement que lorsqu’il a été bien défini. Or le mot de pornographie ne l’a jamais été. Il veut dire en grec discours sur les femmes de mauvaise vie, et c’est le sens que lui a donné Rétif de la Bretonne, qui l’employa le premier. Pour les moralistes d’aujourd’hui, tout écrit est pornographique, qui choque les bonnes mœurs, ou plutôt l’idée qu’il est convenu que nous devons nous faire des bonnes mœurs. Le champ est très vaste. Il y a des contes de Maupassant qui nous paraissent presque édifiants et dont la hardiesse consterne un Anglais. Les Américains, qui font tout en grand, se sont confectionnés une pudeur colossale, une pudeur à trente étages, comme leurs maisons, et ils se demandent à l’heure présente, s’il ne conviendrait pas de proscrire tous les « livres jaunes », c’est-à-dire toute la littérature française, la seule qui se présente au monde sous cette fière couleur.

On taxe les Anglo-Saxons d’hypocrisie. C’est peut-être inexact. Ils sont ainsi. Pour eux, les gestes de l’amour doivent rester absolument secrets ; jamais dans leurs romans les choses ne vont plus loin que le baiser, et le reste n’est même pas sous-entendu ; on ne doit pas, on ne peut pas y penser : ce serait grossièreté. La nudité féminine fait horreur à un Anglais, et son premier soin, aux minutes tendres, est d’éteindre les lumières de peur d’apercevoir une épaule nue. J’ai relevé ce trait dans un roman récent et je le crois exact, quoi qu’il y ait certainement beaucoup d’Anglais émancipés. Dans un tel monde, nos livres d’imagination, où on trouvera toujours quelque page légère ou passionnée, feront nécessairement scandale. M. Bourget, aujourd’hui de si haute réputation morale parmi nos voisins, a longtemps passé, chez eux, pour une sorte de Pigault-Lebrun, et Zola ne s’y vend encore que sous le manteau. Pour nous, l’expression de roman réaliste n’a qu’un sens purement littéraire ; pour les Anglais, cela correspond assez, avec un sens atténué peut-être, à notre mot pornographie. Comme le notait si bien l’autre jour M. Gustave Geffroy, dans les vitrines affriolantes du Palais-Royal, on voit les romans de Flaubert et de Zola affublés de la qualification realistic novels, à côté des Nocturnal Paris et autres livres d’une obscénité réelle ou supposée.

Mais, ce qu’il y a de curieux, c’est que les romans de Zola, de Huysmans, de Descaves et de quelques autres furent vraiment considérés chez nous, par des critiques, heureusement défunts, comme des livres pornographiques. Ce mot a peut-être été écrit quinze cents fois à propos de Zola. Il y avait jadis à l’Événement, je crois, un chroniqueur, nommé Léon Chapron, qui n’appelait jamais Huysmans que : Orduremans. Par ce seul mot il exprimait sa haine du naturalisme et son amour de la vertu. Qui donc, à l’heure actuelle, aurait l’idée d’aller demander aux Sœurs Vatard ou même à Nana des sensations pornographiques ? Ce qui a paru hardi est, vingt ans après, devenu anodin. La pornographie d’aujourd’hui est la berquinade de demain. Je citais, quelques lignes plus haut, Pigault-Lebrun. Ce nom, bien oublié, est celui d’un romancier qui scandalisa plusieurs générations de moralistes. Son succès était très vif près des amateurs de littérature pimentée. Le temps a fait son œuvre : le piment est devenu de la guimauve. C’est d’ailleurs ce qui attend la prétendue littérature pornographique d’aujourd’hui. Elle ne l’est que sur la couverture, dans quelques vilaines images et dans l’intention des auteurs. Ouvrez ces volumes, vous n’y trouverez rien que les coutumières rengaines. Qu’on laisse donc en paix ces pauvres gens qui passent leur vie à déshabiller devant les badauds des filles dont la vue est plutôt décourageante. Les étrangers qui se laissent prendre à cela ne sont guère intéressants. Ne sont-ce pas les mêmes qui se régalent de champagne allemand et de bordeaux australien ? Il faut des ordures pour les goûts orduriers. Ni les bons vins français, ni la bonne littérature française ne reçoivent un vrai dommage de l’existence de ces marchandises avariées ; la clientèle qui s’en délecte mourrait d’inanition devant des produits trop fins pour sa grossièreté. Supprimez la pornographie et vous ne vendrez pas un exemplaire de plus du Mannequin d’osier.

Mais il y a un autre point de vue, celui de l’extension que pourrait prendre une guerre commencée contre la seule pornographie. On voit bien à qui seraient portés les premiers coups, mais il est difficile de prévoir qui recevrait les derniers. C’est une question assez délicate de savoir où doit s’arrêter, pour respecter la pudeur, la description d’une scène d’amour, par exempte. Et en fait de langage, quels sont les mots permis et les mots défendus ? Établira-t-on un tribunal où devront comparaître les livres nouveaux ? Si on l’établit, ne faudra-t-il pas aussi qu’il entreprenne une révision générale ? Lui soumettra-t-on Rabelais, La Fontaine, Voltaire ? Jugera-t-il de la valeur littéraire des œuvres en même temps que de leur valeur morale ? Mais j’ai l’air de faire de l’ironie et j’expose tout simplement une idée que vient de lancer le Bulletin des libraires. Cette excellente publication ne demande rien moins que le rétablissement de la censure préalable pour les livres, telle, à peu près, qu’elle fonctionna de François Ier à la Révolution. La seule différence entre les deux censures, c’est que la nouvelle serait dirigée par les libraires eux-mêmes, tandis que l’ancienne était régie par l’État et destinée à mater l’audace de ces mêmes libraires. Curieuse, l’idée de cette corporation qui demande à restreindre son commerce ! Voici le projet : « Comme il n’est pas loisible à un libraire d’étudier tout ce qui paraît, je termine par un vœu que je soumets à l’expérience de mes collègues. Ne peut-on arriver à fonder une sorte de comité de lecteurs chargé de nous indiquer, par une liste consciencieusement établie et paraissant périodiquement, les ouvrages qui conviennent à notre clientèle sérieuse, en éliminant les productions douteuses tant au point de vue du style qu’à celui de la morale la plus élémentaire ? » Ce comité de censeurs aura donc des attributions bien plus étendues que les censeurs de l’ancien régime. Il décidera de la beauté du style en même temps que de la pureté de la morale. Bureau redoutable où peut-être il faudra aller plaider, exposer ses intentions, solliciter une approbation de faveur en promettant d’être bien sage à l’avenir ! Je conseille à ces messieurs, pour éviter des frais inutiles aux éditeurs et aux auteurs, d’exiger la communication préventive des manuscrits. Aucun ne pourrait être imprimé sans avoir été revêtu de la formule chère aux anciens censeurs, légèrement modifiée pour la circonstance : « Par ordre de messieurs les libraires, j’ai lu le livre intitulé… et je n’ai rien vu qui puisse en empêcher l’impression… » Les hommes sont drôles : quand on ne vient pas assez vite leur voler leur liberté, ils se la volent eux-mêmes.


II

UN CONGRÈS DE MORALISTES CHRÉTIENS


C’est une excellenle idée de réprouver ce que l’on appelle vulgairement la pornographie. Outre que cela ne demande pas un grand effort d’imagination, cela peut être fructueux, la vertu étant, comme on le sait, toujours récompensée. Quelques personnes mûres se sont donc réunies sous la présidence de M. le sénateur Bérenger, dans le but de vilipender la pornographie au nom de la morale chrétienne. Il y avait M. Barboux, avocat éminent, académicien éminent, chrétien éminent, M. de Lamarzelle, sénateur éminent, royaliste éminent, catholique éminent, et plusieurs autres représentants de la pensée française, encore éminents, mais d’une éminence moindre, d’une éminence future, probable, certes, mais, hélas ! peut-être incertaine. Il y eut aussi le président de la Société des gens de lettres, dont on ne voit pas bien ce qu’il est allé faire en cette pieuse galère ; mais cela ne me regarde pas, ne faisant point partie de ce groupe, ce qui me laisse une liberté qui a son prix.

Donc, la séance étant ouverte, la séance de ce petit congrès intitulé bleu vilainement antipornographique, M. l’éminent Barboux, vieillard d’une vénérabilité extrême, prit la parole et, je copie dans un journal de grand format et de grande piété, se mit à « retracer les progrès de l’immoralité chez les peuples qui ignorèrent ou méconnurent les vérités chrétiennes ». Ainsi, dès l’abord, le caractère de la réunion fut nettement fixé. Il s’agissait, et bien naïf qui en eût douté, de faire, une fois de plus, sous prétexte de salubrité publique, triompher le moralisme chrétien, la vertu chrétienne, la « vérité chrétienne ». Si nous donnions tout de suite, comme sous la Restauration, le droit de censure préalable à messieurs les ecclésiastiques ? La question se trouverait résolue et la « vérité chrétienne » pourrait, tout à son aise, prendre ses ébats. On réimprimerait, enfin ! les œuvres de Fénelon, qui sont édifiantes, encore que Télémaque paraisse, à l’éminent académicien, un peu vif. La grotte de Calypso lui est suspecte. Hélas ! il se passe fréquemment, dans les grottes tapissées de vigne, quand une jeune femme s’y égare suivie d’un soupirant, des choses que la morale chrétienne réprouve, des choses auxquelles M. Barboux, qui est octogénaire, ne pense pas sans une secrète terreur. Plein de vertu, comme il sied à son âge respectable, M. Barboux est plein d’ignorance, ce qui n’est pas indispensable, même à un vieillard, même, oserai-je dire, à un académicien. Oui, il n’est pas défendu de concevoir un académicien qui parlerait de l’histoire de l’art sans vanter la réserve de Titien, la pudeur de Rembrandt, la chasteté de Bernin, la frigidité du Corrège, la vertu de Raphaël. Pour M. Barboux, tous les grands artistes modernes eurent le pinceau modeste, le crayon grave ou le ciseau pudique. Ah ! le beau discours ! Et puis il était ponctué par les cris d’irrévérencieux rapins qui jetaient de temps à autre, en manière de preuve, les noms des artistes que je viens de citer. C’était très amusant. Du moins, je le crois, et je crois aussi que cela a dû se passer comme cela, car je n’y étais pas, ce qui me permet d’être plus vrai que la vérité même. J’imite d’ailleurs ces messieurs, lesquels annonçaient un débat sur la pornographie et accouchaient d’un discours sur l’histoire de l’art.

Cependant M. Bérenger, qui sait ce qu’il veut, parla à son tour et demanda des poursuites. Tout le monde en prison. Ceux qui écrivent de vilaines choses ou dessinent des petites femmes, ceux qui détiennent ces productions, ceux qui les lisent ou qui les regardent, ceux qui ne les dénoncent pas à l’autorité, tout le monde enfin, excepté les sénateurs et les démocrates chrétiens, tout le monde en prison ! Ainsi, sans doute, on aura la paix et le règne de la « vertu chrétienne », car l’administration pénitentiaire suit la sage coutume de séparer les sexes, ce qui est bien chrétien aussi, comme l’ont prouvé jadis les mœurs romaines, et, de nos jours, les mœurs prussiennes. J’augure que Flamidien et Eulenhourg sont nettement antipornographiques et qu’ils déplorent, avec tous les honnêtes gens, la publicité que des méchants donnent aux scènes de mœurs intimes.

Je ne suis pas sérieux ? Détrompez-vous. Je sais prendre au sérieux ce qui est sérieux, et je vais le prouver en citant un aveu fort curieux de M. Bérenger lui-même. « En résumé, a-t-il dit, la plupart des pays possèdent des moyens légaux d’endiguer la pornographie, mais les difficultés d’application des lois sont multipliées par l’indifférence du public et la trop grande réserve du parquet. » Voilà la morale de ce congrès de moralistes intrépides. Ils luttent, malgré la réserve des magistrats, soucieux de l’opinion contre la profonde indifférence du public. Cette indifférence, qui est réelle, est très facile à expliquer. Le public n’a jamais eu l’idée de protester contre la pornographie, parce qu’elle lui est inconnue. On vend fort peu de livres en France. Hormis pour tel ouvrage qui aura un succès exceptionnel, il semble qu’il n’y ait pas plus, pour la littérature d’imagination, de deux ou trois mille acheteurs, toujours les mêmes. Ces gens, blasés sur tout, cherchent dans un roman, non pas la solution d’une question de morale, mais un simple intérêt de lecture. Si le livre est pornographique, à peine s’en aperçoivent-ils ; ils en ont lu bien d’autres. J’ai, pour ma part, entr’ouvert bien des publications réprouvées par M. Bérenger et je n’y ai jamais trouvé que des platitudes. Quant aux images dénoncées sous les mêmes prétextes, les collégiens ne les regardent même plus. La liberté, ici comme en tout, a fait son œuvre. M. Bérenger retarde. Il se croit en pleine crise pornographique, et c’est au contraire une période d’apaisement. Les petites curiosités vicieuses sont découragées par la multiplicité même des occasions. Une femme facile peut mettre le feu dans une petite ville endormie : la cohue des femelles du boulevard des Italiens, à neuf heures du soir, incite plutôt à la vertu.

Et puis, mais la question est plus aisée à poser qu’à résoudre, la pornographie, où cela commencet-il ? Il faut prendre bien garde de ne pas se tromper. La magistrature, qui se souvient de Flaubert, de Baudelaire, de Barbey d’Aurevilly, des Goncourt, demande à réfléchir quand on lui dénonce une œuvre qui paraît aujourd’hui licencieuse. Le paraîtrat-elle encore demain ? On répond que le pornographe se reconnaît à ce qu’il n’a pas de talent. Soit, mais vous reconnaissez donc à l’écrivain de talent le droit d’être licencieux ? Si c’est un crime social de ne pas avoir de talent, ce pourrait aussi être un crime d’être sans beauté. Reconnaîtrons-nous aux jolies femmes le droit aux mauvaises mœurs ?

Posons donc le principe qu’en ces matières le seul juge loyal, non suspect, c’est le public. A lui de déserter les théâtres où le spectacle est indécent. A lui de mener à la misère les auteurs et les libraires pornographiques. Les procès, les congrès et les discussions que cela entraîne dans la presse ne servent, au contraire, qu’à leur faire gagner de l’argent. Cela éveille des curiosités qui ne demandaient qu’à sommeiller. Les innocents moralistes chrétiens, en se réunissant pour dauber la pornographie, ont fait à cette industrie une réclame gratuite immense. Pour mieux combattre ce qu’ils appellent une calamité, ils commencent par en multiplier les effets. Ils donnent au collégien qui l’ignorait l’adresse de la mauvaise maison en lui recommandant bien de n’y jamais entrer.


III

LE LIVRE FRANÇAIS EN AMÉRIQUE


On ignore généralement en France à quel point les États-Unis sont une nation soumise à l’esprit religieux. La multiplicité des sectes chrétiennes qui se partagent ce vaste empire n’a pas diminué leur crédit. Aucune n’est reconnue officiellement, mais toutes sont respectées, non seulement par leurs propres fidèles, mais les fidèles des autres sectes. Il n’y a pas longtemps, retenu à déjeuner par M. Roosevelt, un personnage français s’y trouva en compagnie de trois évêques, un protestant et deux catholiques. Les protestants, de beaucoup plus nombreux, sont fort divisés : aux vieilles sectes, luthériens, calvinistes, méthodistes, baptistes, quakers, mormons, cent autres sont venues se joindre, quelques-unes aussi bouffonnes que nos obscurs monodistes[138], mais aucune ne faisant rire, parce que, là-bas, tout ce qui s’intitule religieux devient sacré, devient « tabou ». Au nombre d’environ quinze millions seulement, les catholiques sont très puissants à cause de leur cohérence remarquable, de leur solidarité sociale. Le jour n’est pas loin, sans doute, où ils mèneront l’État, à peu près comme le fait, en Allemagne, le centre catholique. La plus puissante organisation ouvrière des États-Unis, les Chevaliers du Travail, est, comme disent les Américains, « sous le contrôle » des évêques catholiques. Ces catholiques, enfin, et ces protestants variés, ennemis sur beaucoup de points, s’entendent à merveille sur celui-ci : qu’il faut faire régner aux États-Unis la morale chrétienne. De là cette croisade contre l’immorale France que, de Neu-York à San Francisco, prêchent à peu près tous les journaux populaires. Le clergé tonsuré et le clergé à tous cheveux, le clergé à barbe et le clergé glabre, le clergé à soutane et le clergé à redingote, tous les ecclésiastiques, enfin, de ce pays, qui en regorge, se sont unis pour déclarer la guerre au livre français. C’est une rage, c’est une folie, c’est, je le dis bien, une croisade.

Cependant, il faut un prétexte à une guerre. On l’a trouvé dans le livre « pornographique ». Ce livre, presque inconnu en France, comme le constatait récemment M. Jules Claretie, est généralement fabriqué à Paris par des industriels allemands qui ont leur maison d’exploitation à Leipzig, à Hambourg ou à Berlin. On le reconnaît à sa couverture grossièrement illustrée, dont le dessin, où la patte allemande se révèle, est censé représenter une petite Parisienne en goguette. A l’intérieur, parmi un texte sans génie, on voit nager d’aguichantes vignettes : des couples qui s’embrassent, des femmes qui mettent leurs bas ou qui changent de chemise, des effets de coup de vent bouleversant les jupes, des scènes de bains de mer, poitrails et croupes bombant dans un maillot rayé comme un zèbre. C’est cette humble luxure germanique que les Américains appellent la « pornographie française ». Mais puisqu’elle est rédigée en une sorte de français, puisqu’elle porte le nom d’une librairie installée à Paris (avec un nom en ach, en adt ou en risch), acceptons-en provisoirement la responsabilité. Aussi bien ne sera-t-elle pas très lourde.

Que prouve, en effet, la diffusion de ces livres en Amérique ? Que la France est corrompue ? Qu’elle n’a plus ni sens moral, ni sens esthétique ? Nullement. Elle prouve que les Américains sont de fervents amateurs de pornographie, voilà tout. Ils en demandent, on leur en donne. C’est de l’économie politique la plus classique. Si Chicago fabrique du porc salé, c’est qu’il y a de par le monde une demande de porc salé. Si Paris fabrique de la pornographie, c’est qu’il y a un marché international pour la pornographie, le marché intérieur étant fort restreint. Si l’on demandait des « Paul et Virginie », les mêmes auteurs fabriqueraient le roman sentimental illustré de touchantes images. Le prétexte est donc très mauvais. Si les Américains réprouvent ce genre de livres, qu’ils lui ferment leurs portes. S’ils aiment les livres sérieux, qu’ils nous le disent ; nous n’en manquons pas, nous leur en enverrons des flottes entières. Mais c’est probablement nos livres sérieux qu’ils craignent le plus. Ce qui leur fait peur, c’est la liberté de notre esprit, c’est la hardiesse de notre philosophie, c’est notre critique religieuse franchement négative, c’est notre parti-pris de ranger parmi les choses futiles la dispute théologique qui, là bas, constitue le fond de la littérature, avec quelques livres de voyages et quelques romans anodins.

Mais il y a une autre Amérique que celle qui diffame la France ; il y a l’Amérique qui aime la pensée française, qui l’étudié et qui sait, en de belles pages, la glorifier. Il y a, aux États-Unis, une élite intellectuelle pour qui la littérature française est une inépuisable source. Au-dessus des journaux qui propagent l’ignorance et la haine du livre français, il y a ceux qui ne perdent nulle occasion de nous faire mieux connaître : on ne peut pas ouvrir le Sun, par exemple, un des grands journaux de là-bas, sans y rencontrer une étude sur quelque nouveau livre de France. Plus haut encore, dans une région plus désintéressée, il y a les revues et les magazines : or, en quel numéro de la North American review, du Scribner’s, du Harper’s, du Bookman, ne trouve-t-on pas des pages de littérature française ? Le Mercure de France traduisait l’autre jour, du Scribners, une des meilleures études que l’on ait depuis long-temps écrites sur Stendhal et où rien n’était dissimulé de son immoralisme. L’auteur de cet article, James Huneker, est, parmi les critiques étrangers, l’un des mieux renseignés sur les lettres françaises, l’un de ceux qui nous jugent avec le plus de sympathie et aussi avec le plus de liberté. Il a protesté avec force, dans plusieurs journaux américains, contre la campagne de diffamation antifrançaise et il a aisément prouvé que ceux qui la mènent ne sont que des ignorants et des fanatiques. Il n’y a donc pas lieu de nous en troubler beaucoup. Les Américains qui aiment la pornographie continueront de s’en approvisionner chez les industriels qui la fabriquent le mieux et dans les meilleures conditions commerciales. Et ceux qui aiment les beaux livres d’art ou de pensée continueront aussi à rechercher nos poètes, nos philosophes, nos savants et à leur demander de nobles émotions ou des prétextes aux salutaires méditations. Parler de la décadence morale de la France, prétendre que ses écrivains ne sont que des pornographes, c’est bête. C’est si bête que l’on se demande si le peuple auquel on a pu faire croire de telles sottises est bien un peuple civilisé, comme l’Angleterre, l’Allemagne ou l’Italie. Haussons les épaules, et laissons aux Amércains éclairés le soin de faire l’éducation de leurs compatriotes.


IV

L’INDEX


Des catholiques allemands, un peu moins dociles que le commun du troupeau, ont fini par se rebiffer contre la sottise de la congrégation de l’Index. C’est un des tribunaux ecclésiastiques institués près la cour papale. Son rôle est de lire les livres et les divers écrits qui paraissent dans le monde entier et de dresser la liste de ceux dont la lecture est défendue aux fidèles peu soucieux d’encourir la damnation éternelle. Que faire ? se demandait avec mélancolie Stéphane Mallarmé : « La chair est triste et j’ai lu tous les livres. » Je pense que, pas plus que Mallarmé, qui se vantait, la congrégation de l’Index n’a lu tous les livres. Elle se borne à en lire quelques-uns, ceux qu’on lui dénonce, agissant comme le parquet, lequel ne s’émeut des outrages aux célèbres autant que vieilles bonnes mœurs, qu’à l’appel indiscret de M. le sénateur Bérenger. Composé de moines paresseux et ignorants, l’Index condamne généralement ce que les évêques ou certains théologiens lui conseillent de condamner. Les décisions parviennent rarement à la connaissance du public français, qui s’en est toujours fort peu soucié, jadis par gallicanisme et dédain des décisions romaines, maintenant par impiété, ou plutôt par indifférence. L’Index a quelque crédit dans les autres contrées catholiques, dans l’Allemagne papiste, en Belgique, en Espagne, en Italie, et surtout au Canada, pauvre pays complètement sous la main des prêtres.

Si l’Index avait été pris au sérieux en France, il n’y aurait pas de littérature française, car elle est quasi tout entière à l’index, depuis Rabelais et Montaigne jusqu’à Michelet et Zola. Il n’y aurait pas davantage de philosophie française, puisque Descartes est à l’index aussi bien que l’inoffensif Victor Cousin. Descartes fut condamné à corrections, donec corrigatur, selon la formule de ces bonzes. Mais que c’est donc curieux, un comité de capucins jugeant le Discours de la Méthode !

L’Index poursuit beaucoup moins le livre licencieux que les écrits philosophiques ou théologiques contenant des erreurs de doctrine. Ce n’est pas une machine à régir les mœurs, c’est une machine à régir la pensée. Mais il faut croire qu’elle est bien médiocre, puisqu’en somme elle n’a servi presque à rien. Par une extraordinaire rencontre, c’est précisément sur les œuvres mises à l’index que s’est arrêtée l’admiration des hommes ; et les catholiques eux mêmes, pour participer à la civilisation, doivent étudier et s’assimiler ces livres, que d’audacieux imbéciles qualifièrent de néfastes. Et puis, quoi de plus dangereux que déjouer avec l’esprit de contradiction, d’éveiller, par des défenses malhabiles, la curiosité ? L’Église a constamment imité Barbe-Bleue. « Servez-vous de toutes les clefs, excepté de celle-ci. Allez partout, ouvrez tout, excepté ce cabinet. » Elle a été obéie comme Barbe Bleue : certains livres auraient passé inaperçus qui, condamnés par elle, ont eu un moment de célébrité.

C’est d’ailleurs le droit de l’Église, de signaler à ses fidèles les ouvrages qu’elle juge mauvais. De tels jugements étant dénués de sanction, il n’y a qu’à les considérer comme une forme, seulement un peu orgueilleuse, de la critique philosophique. Cela ne fut grave que dans les temps et les pays où elle eut jadis le crédit de faire brûler à la fois et le livre et l’auteur, comme il advint de Giordano Bruno, excellent philosophe, comme il advint, dans une Église rivale, de Michel Servet, cette torche qui éclaire les premiers pas du calvinisme. On dirait que tout théologien contient un bourreau. Hélas ! les magistrats civils ne furent, durant de longs siècles, ni plus cléments, ni plus intelligents. L’Index romain était sans influence en France, mais nous eûmes, pour le remplacer, pendant trois ou quatre siècles, un Index national, le Parlement. On ne saurait compter tous les livres que le Parlement fit brûler par la main du bourreau, depuis les Colloques, d’Erasme, jusqu’à la Pucelle, de Voltaire. Maintes fois le Parlement fit passer au bûcher, non seulement le livre, mais l’auteur du livre. Je raconte ici même comment Théophile échappa au feu[139]. Un de ses disciples, un autre poète, Claude Le Petit, fut, pour quelques vers légers, rôti en place de Grève. Il avait vingt-quatre ans. Son livre, dont le titre est difficile à citer[140], a été entièrement détruit, en partie par le bourreau, en partie sans doute par les inquisiteurs bénévoles, qui l’ont poursuivi jusque dans les bibliothèques publiques. On brûla aussi, en ce temps-là, quelques libraires, avec leurs marchandises. Oui, il fut un moment où il fallait, pour imprimer ou débiter des livres dont l’immoralité nous paraît aujourd’hui soporifique, un héroïsme véritable. Les Parlements de province n’étaient pas moins féroces : celui de Toulouse fit flamber sur le même bûcher Vanini et son Amphitheatrum ! Au dix-huitième siècle, le bûcher fut, pour les auteurs, remplacé par la Bastille ; c’était tout de même une amélioration, Mais les livres suspects flambèrent toujours. Les mœurs, cependant, ont bien changé. L’opinion pubhque, dans tous les milieux, se dresse contre le pouvoir. Le Parlement croyait détruire un livre ; il ne détruisait qu’un monceau de papier : le lendemain, le livre renaissait de ces cendres inutiles.

Il n’y eut vraiment qu’un moment où régna, dans toute sa plénitude, la liberlé de la presse, c’est pendant la Révolution. Ce n’est pas seulement la maigre liberté, c’est là plantureuse licence. Aussi, en un temps où beaucoup d’industries périclitent, la librairie est-elle assez prospère. Je ne connais pas de documents précis sur ce sujet et seul peut-être M. Aulard, qui sait tout sur cette période, pourrait-il nous renseigner, mais je crois que la librairie française de l’époque révolutionnaire exporta immensément. Aujourd’hui, dans une situation analogue et grâce à un libéralisme presque aussi vaste, c’est également l’exportation qui soutient la librairie française ; tels sont les fruits de la liberté.

L’Index national renaquit avec le premier Empire, mais la persécution fut surtout politique. Il faut arriver à 1814, à la Restauration, pour voir le commencement d’un régime d’oppression universelle qui devait durer jusqu’à nos jours ; jusqu’aux derniers temps de l’Ordre moral et même de la République opportuniste. L’ancien régime avait été plus cruel, il n’avait jamais été ni aussi méticuleux ni aussi absurde, dans sa haine de la liberté d’écrire sous toutes ses formes. Les trois premiers quarts du dix-neuvième siècle, quand on les examinera de près, apparaîtront, par bien des côtés, comme une période assez peu glorieuse. La réaction y est bête. Les classes dirigeantes, et qui le sont vraiment, montrent un esprit étroit, bassement moral, ignorant et frivole. On voit la magistrature de la Restauration ou celle de la Monarchie de Juillet ordonner la destruction de l’Origine de tous les cultes de Dupuis, ouvrage d’une curieuse érudition et même d’une belle science, des Divinités génératrices de Dulaure, livre unique en son genre et dont on a donné récemment une édition scientifique. Motif : outrage aux bonnes mœurs et à la religion ! Ils copient l’Index de Rome, mais en le dépassant ; ils y ajoutent le servilisme politique ; ils condamnent non plus au feu, sans doute, mais au pilon, les Lettres de la princesse palatine, mère du Régent, aïeule de Louis-Philippe ! Les propos sont un peu salés, la bonne princesse dit tout ce qu’elle sait et tout ce qu’elle pense, mais jamais on ne vit plus honnête personne. Quoique mère du maître de la France, elle redoutait fort le cabinet noir ; mais imagina-t-elle jamais que les magistrats de son arrière-petit-fils l’accuseraient d’outrager la morale publique et religieuse ? Là, nous sommes en pleine bêtise et en pleine courtisanerie. Comment qualifier le jugement qui condamne à la destruction un des chefs-d’œuvre du roman français, les Liaisons dangereuses ? C’est du pur vandalisme. La cour royale, rendons-lui cette légère justice, n’osa pas condamner l’éditeur : elle apaisa sur le livre sa frénésie morale. On vit des choses peut-être plus inconcevables encore : un éditeur, nommé Deshayes, condamné en 1845 à huit mois de prison pour avoir publié une édition illustrée de la Pucelle, de Voltaire, conforme à l’édition originale. Nous sortons à peine de la barbarie. Je voudrais continuer l’examen de ces mœurs singulières, mais je manque de documents sur les méfaits littéraires de la magistrature du second Empire et de l’Ordre moral. Tout le monde se souvient de la condamnation de Baudelaire et de Barbey d’Aurevilly, des poursuites contre Flaubert et, tout près de nous, contre Richepin, contre Descaves, Maizeroy et plusieurs autres. Malgré les tentatives de M. Bérenger pour le faire revivre, notre Index national semble mort. C’est, à mon avis du moins, un grand honneur pour le régime actuel d’avoir compris que l’écrivain et l’artiste doivent être libres et qu’ils ne relèvent que d’un juge, le public. M. Bérenger a écrit cette chose affreuse ; qu’on devrait poursuivre non seulement le sens apparent des mots, mais encore leur sens caché. Je crois que peu d’honnêtes gens admettront cela. Y en a-t-il un seul qui regrette le temps où la magistrature se livrait précisément à cet exercice et condamnait un poème de Baudelaire sur une métaphore équivoque ? Ah ! que nous sommes heureux de vivre en des temps libres, et que Diderot s’amuserait ! Il verrait sa Religieuse vendue cinq sous, lui qui avait à peine osé en confier le manuscrit à quelques fidèles amis !


VI

NOTES D’HISTOIRE LITTÉRAIRE


LES MIRACLES DE SAINTE FOY


La légende attribue à cette sainte problématique un précoce martyre. Elle aurait été condamnée à mort l’an 303, en la ville d’Agen, où elle était née quelque douze ans auparavant. On suppose encore que le corps de la pieuse enfant fut transporté au ve siècle dans une basilique construite en son honneur, par l’évêque d’Agen, Dulcidius. De nombreux miracles s’opérèrent sur son tombeau, la sainte acquit une grande réputation et des pays les plus lointains on accourut en pèlerinage. Or, le monastère de Conques, en Rouergue, commençait à être important et célèbre. « Les moines, désireux d’y attirer des fidèles, cherchèrent à se procurer quelque corps saint » ; ayant échoué à dérober les reliques de saint Vincent de Saragosse, orgueil et richesse de Cahors, ils songèrent à sainte Foy. Après dix ans de ruse, un moine de Conques réussit dans son entreprise ; chargé de garder les reliques, il les vola et les emporta à Conques, « où elles furent reçues avec allégresse ». Une telle histoire ne se différencie en rien de centaines de récits ; les reliques, tant vénérées pendant tout le moyen âge, attiraient les malades, comme aujourd’hui les sources ; les malades et les pèlerins enrichissaient l’église et le pays qu’ils venaient visiter ; d’où, l’importance matérielle des reliques ; d’où encore, les vols des reliques si fréquents et si curieux. Avec les sources miraculeuses, le sanctuaire est à l’abri de ce genre de déprédation ; d’ailleurs le culte des ossements, sans avoir disparu, est en déclin, hors des pays purement latins, grecs ou slaves. Cette translation hardie eut lieu vers l’an 880 ; l’histoire en a été conservée dans un poèm « Jes premières années du xie siècle et dans une narration en prose que les Bollandistes jugent antérieure à 1060 ; si donc rien n’en certifie l’authenticité, rien ne la contredit absolument, car elle est bien en accord avec les mœurs religieuses de cette époque. Installée à Conques, sainte Foy redoubla de miracles ; sa renommée s’étendit ; de France et de l’Europe entière les pèlerins accoururent et le monastère acquit une grande prospérité et beaucoup de richesses : on en a une idée précise par le trésor de Conques, aujourd’hui encore « un des plus riches de France en pièces de premier ordre » ; on y garde la fameuse statue d’or, la « Majesté de sainte Foy », toujours vêtue et diadémée d’émaux, de pierreries, de cabochons, d’intailles, de bijoux de toute sorte et de toute époque, — véritable résumé de l’histoire de l’orfèvrerie. Or, un jeune clerc nommé Bernard, venu d’Angers à Chartres pour jouir des leçons de Fulbert, entendit son maître conter et vanter les extraordinaires miracles de sainte Foy. Il fut troublé et résolut d’aller voir de ses yeux de telles merveilles. Il accomplit son pèlerinage vers 1013, accompagné d’un écolâtre nommé Bernier, et rédigea le premier livre du Liber miraculorum ; un second, puis un troisième voyage (1020) lui fournirent la matière de deux autres livres (fondus depuis en un seul) ; les deux derniers sont de la main d’un moine de Conques qui, un peu plus tard, copiant le travail de Bernard d’Angers, voulut le compléter. Il le déclare loyalement dans un prologue où sa modestie apparaît touchante et un peu singulière : « Nous n’y apposons pas notre nom, par respect pour la sainte. » C’est cet ouvrage, bientôt répandu dans l’Europe entière, que publie M. l’abbé A. Bouillet, d’après le manuscrit le plus complet[141]. Les miracles rapportés sont au nombre d’une centaine ; ils sont, en même temps qu’un document d’hagiog-raphie, une source historique importante, puisque nul chroniqueur ne fait connaître à cette époque l’histoire du Rouergue, du Quercy, de l’Auvergne ou du Languedoc, pays d’origine de la plupart des personnages mentionnés par Bernard ou par le moine de Conques. Quant aux miracles, ils ressemblent à tous les miracles de ces siècles heureux ; ils ne sont pas plus audacieux que ceux que Grégoire de Tours nous a contés avec une certitude si déconcertante — et dont nous avons peut-être tort d’être déconcertés, car tout est possible. En voici un où se trouve, par surcroît, la description de la « Majesté » ; il est ingénu :

« Du miracle des Colombes d’or. — Si donc vous avez le loisir de m’écouter et si vous voulez ouvrir à ia vérité le sanctuaire d’un cœur doux, je vous parlerai de l’ordonnance de la mémorable image que les habitants du pays appellent la Majesté de sainte Foy. Elle est faite d’un or très pur et ses vêtements sont tout décorés de gemmes, très habilement serties le long des bords par l’art diligent des artisans. Elle porte également autour de la tête un bandeau en or, magnifique et orné de pierreries. Elle a des bracelets d’or à ses bras d’or, un escabeau d’or sous ses pieds d’or ; et elle est assise dans une chaire dont l’or disparaît sous les pierres précieuses et dont les colonnes sont surmontées de deux colombes d’or et de gemmes qui en augmentent singulièrement la beauté. C’est à ce propos que je veux vous conter une chose merveilleuse. Bernard, alors allé de Beaulieu et depuis évêque de Cahors, possédait autrefois ces colombes. Sainte Foy vint les lui demander pendant son sommeil. Bernard différa d’obéir ; encore et encore la sainte les demanda et Bernard différait toujours. Enfin, ayant connu l’origine divine de ces avertissements, il prit avec lui un poids d’or égal au poids des colombes d’or et se mit en route pour Conques. Ayant fait pour l’amour de Dieu cette offrande à la sainte, il revint, persuadé d’avoir apaisé son désir, puisqu’il donnait, poids pour poids, la même quantité d’or. Mais il arriva qu’une nuit, pendant qu’il dormait, la vision lui apparut encore, réclamant les colombes, disant que tout l’or du monde ne pouvait remplacer les colombes. Alors il obéit et alla lui-même déposer sur les colonnes de la chaire, ornement mémorable, les deux colombes d’or. »


LA LÉGENDE DORÉE[142]


Jacques de Voragine fut moine dominicain et évêque de Gênes de 1292 à 1298, année de sa mort. C’était un homme très bon et très savant ; il mit fin à la guerre civile qui ensanglantait Gênes, écrivit des Sermons, une Chronique de Gênes et la Légende dorée. Il était né en 1228, à Varage, entre Savone et Voltri, sur la côte, et s’appelait Jacopo, ce qui donne en latin Jacobus de Varagine. On ignore comment ce mot s’est déformé en Voragine. La Legenda aurea est parmi les livres les plus anciennement imprimés (Berthold, à Bâle, 1470). Dès 1476, on en donna une traduction française : Cy commence la legende doree et traicte premierement de ladvent nostreseigneur. — Cy finist la legende doree, dicte la vie des saints en françois, veue et diligemment corrigee auprès du latin… par Maistre Iean Bataillier… Imprimée en la dicte ville de Lyon, par Barthélémy Buyer, le dix et huitième jour d’apuril mil quatre cens septante et six. Une autre traduction ancienne (Paris, Anthoyne Verard, 1488) a pour auteur un certain Jean de Vigny. Un autre ouvrage de Voragine a gardé la faveur des théologiens : c’est la partie des Sermones aurei appelée Mariale aureum. Ces louanges de la Vierge Marie, qui ont encore été réimprimées à Toulouse en 1876, sont un commentaire mystique sur les Litanies ; mais Voragine y ajoute des qualifications nouvelles, compare Marie à un amandier, à une abeille, à une poule, à la lune. On y apprend que la future mère de Dieu, vivant recluse dans son oratoire, l’ange Gabriel fut obligé de passer à travers la porte, « ce qui ne lui fut pas difficile, à cause de la subtilité de sa nature ». On y apprend aussi que le ventre de Marie « contenait sept merveilles », à savoir : un feu éternel, une splendeur divine, un trésor de sagesse, une source de miséricorde, une blancheur de neige, une odeur divine, une suave douceur. En somme, comme le résume le bienheureux évêque, ce ventre adorable fut une véritable apotheca carismatum, un réservoir de grâces.

La Légende dorée n’appartient plus à ce genre de mysticisme sensuel, surtout dans les traductions modernes. Brunet dit en signalant l’ancienne traduction dont nous avons donné le titre : « édition très rare dans laquelle se trouvent tous les passages singuliers qui font rechercher les premières éditions de cette légende. » Il n’y a aucun passage singulier dans la traduction de M. de Wyzewa. Je ne l’ai pas trouvée supérieure, je ne dis pas aux anciennes, qui demeurent les seules, mais à celles de Gustave Brunet. Soit qu’ils aient suivi des versions un peu différentes, soit que Brunet se soit conformé avec plus de docilité à la marche de la phrase latine, l’avant-dernière traduction avait un charme que je n’ai pas retrouvé dans la dernière. Dans la Legenda comme dans les Sermones, Voragine use et abuse des conjonctions. Ce ne sont que igitur, nam, et, autem, enim. Brunet les rend ; M. de Wyzewa les supprime. Sa version est plus nette, plus moderne. Dans un passage de dix lignes de la Légende de saint Jérôme, Brunet emploie dix fois la particule et : M. de Wyzewa, trois fois seulement. Il écrit donc mieux. J’aimerais peut-être qu’il écrivît moins bien, en tout cas pas mieux que le bienheureux Jacques de Voragine, homme simple, sans mystères de style et d’un talent baroque.

Le travail de M. de Wyzewa est cependant recommandable. Cette critique, un peu sentimentale, peut-être, ne doit pas faire redouter une interprétation erronée du texte. Il s’agit d’une manière de sentir et non d’une manière de comprendre. En un mot, la traduction est fidèle. Elle est, d’ailleurs, la seule que l’on puisse se procurer facilement en librairie[143].

Depuis longtemps épuisée, celle de Gustave Brunet atteignait des prix énormes. Quant aux anciennes, elles sont très rares et souvent très chères.

Le volume dépasse sept cents pages. Il est donc impossible de songer à joindre à la traduction française le texte latin. Cela est fâcheux, car ce latin ecclésiastique et familier, à syntaxe analytique, est des plus agréables à lire.

Il est difficile de déterminer la part d’invention de Voragine dans sa Légende. Elle est fort minime au fond des récits ; pas très grande sans doute, s’il s’agit de la forme et des ornements. Les sources où il a puisé sont nombreuses. Il y a d’abord les Actes des Martyrs, toutes les vies de saints qui se rédigèrent depuis saint Jérôme jusqu’au xiiie siècle. Voragine avait presque autant de documents sous la main qu’en peut avoir un compilateur pieux d’aujourd’hui. Mais sa critique est nulle ; tout ce qui est édifiant lui semble exact. Cet état d’esprit tient moins au moment qu’au milieu. On a vu récemment M. Huysmans écrire la vie de Sainte Lidwine avec la crédulité, à peu près, d’un Césaire d’Heisterbach ou d’un Jacques de Voragine.

Les plus anciennes légendes chrétiennes sont les évangiles que l’on distingue, pour plaire à l’Église, en authentiques et en apocryphes. Mais un récit miraculeux n’est jamais ni authentique, ni apocryphe. Témoignage des mœurs, des croyances, des rêves d’un groupe d’hommes à un moment donné, il a une valeur psychologique dès que l’on connaît sa date, et jamais aucune valeur historique. Dom Ruinart, savant bénédictin, imagina de choisir parmi les actes des martyrs et de mettre à part ceux qu’il croyait pouvoir, appeler après examen, acta sincera. Son choix est sensé et son recueil intéressant, mais les mérites qui feraient la valeur d’un recueil de morceaux historiques ne sont pas ceux que l’on demande à un recueil de légendes. Quand Eusèbe fixe la date de l’élection d’un pape, on peut le croire, mais non pas quand il rapporte un miracle — raisonnable. Le miracle n’est jamais raisonnable ; plus il est absurde, plus il est caractéristique. Il n’y a pas de critique dans le domaine du possible.

Après la période des Actes, ce fut la période des vies édifiantes. Saint Jérôme conte la visite qu’il fît aux pères du désert, à la Thébaïde, récit délicieux par un des plus grands écrivains qui aient jamais existé. Plus tard, Sulpice Sévère, Grégoire de Tours fondent la véritable hagiographie qui va fleurir dans tous les cloîtres jusqu’à Voragine, qui semble en clore le cycle. Pour les Grecs, le grand hagiographe est Métaphraste, dont le recueil contient à peu près toute la tradition religieuse de l’Orient chrétien. A partir du xvie siècle, des écrivains ecclésiastiques firent des recueils, plus ou moins critiques, de légendes et de vies de saints, Surius, Baronius, Mabillon, Bollandus, Ribadeneira. Dans cette immense littérature, la Légende dorée n’a pas une grande importance. C’est une compilation faite avec un certain goût, mais trop abrégée ; plutôt, malgré le titre, un livre de piété qu’un livre de légendes.

Il y avait peut-être mieux à faire qu’à retraduire ce livre trop vanté : feuilleter les vieux recueils et en extraire les plus beaux récits. Césaire d’Heisterbach, qui est bien supérieur à Jacques de Voragine, et qui représente un mysticisme bien plus rude, eût fourni la Légende de sœur Béatrix ; Métaphraste eût cédé plusieurs de ses Menées ; on aurait interrogé tous les siècles et tous les milieux. Il y a des recueils ainsi compris, mais fort médiocres. On voudrait, non pas un livre de piété, mais un livre de contes, et qui prendrait place, au premier rang, parmi les recueils de contes populaires. Il faudrait arracher ces belles histoires à la piété maladroite du clergé catholique et les venger du dédain stupide que professent pour toute légende, toute poésie, les féroces pasteurs protestants. Cette littérature chrétienne contient tant de paganisme ingénu !


LE ROMAN DE TRISTAN ET ISEUT


Avec ce qui a été conservé des anciens poèmes français relatifs à Tristan[144], M. Joseph Bédier a entrepris de reconstituer la célèbre légende[145]. Il a traduit, il a adapté, il a abrégé, il a arrangé, il n’a jamais inventé. Sa part est dans le ton général de la langue simple, claire et sonore, qu’il a choisie, ou que lui imposaient certains fragments français et la connaissance approfondie qu’il possède de notre ancienne poésie. Cette œuvre d’érudition est une œuvre de goût, aussi de bonne littérature : elle mérite de rester, et le nom de M. Bédier d’être dorénavant uni au titre d’un des beaux romans du cycle breton.

L’histoire de Tristan (on dit aussi Tristran et aussi Iseult) appartient, comme on le sait, à la matière de Bretagne, au cycle d’Arthur ou de la Table-Ronde. Vers le milieu du xiie siècle, il se produisit en Angleterre d’abord, puis en France, un mouvement celtique, assez analogue à ceux qu’on a vus de nos jours, mais plus profond et plus fructueux. Des savants et des poètes, qui en latin, qui en langue vulgaire, entreprirent de faire pénétrer dans la littérature générale les légendes particulières de la race celtique. Gaufrey de Monmouth publie son Historia Britonum (1138) et sa Vita Merlini (1158), ce dernier ouvrage en hexamètres latins ; en même temps, des vies de Saints bretons font leur apparition, toutes surchargées d’un merveilleux particulier ; et en même temps aussi des jongleurs bretons courent la France et l’Angleterre en contant, aux sons de la rote ou de la harpe, les aventures de Tristan. Ces lais celtiques, traduits en français, quelques-uns par Marie de France, semblent l’origine littéraire des grands romans qui chantent Tristan. Mais l’origine réelle de cette légende et de toutes celles du même cycle remonte sans doute aux temps obscurs d’un civilisation bretonne autonome.

Tristan a délivré le roi Marc de Cornouailles d’un monstre qui le menaçait. Marc l’envoie chercher sa fiancée, Iseut. Tristan boit par erreur un philtre destiné au roi et qui doit l’attacher éternellement à la femme qu’il a choisie. De là les fatales amour de Tristan et Iseut.

Tel est le thème sur lequel se brodèrent plusieurs romans dont aucun ne nous est venu en entier. Le meilleur était assurément celui de Thomas de Bretagne ; ce qui nous en reste représente l’œuvre d’un poète véritable. C’est d’après Thomas, traduit par Gotfrid de Strasbourg, que Wagner a composé son poème. Le Tristan de Chrestien de Troyes a complètement disparu ; il ne reste qu’un long fragment de celui de Béroul, plus ancien.

M. Bédier a parfois un peu trop abrégé. Quand Tristan paraît devant Iseut travesti en fou, la figure volontairement souillée, la voie contrefaite, Iseut ne veut, ne peut le reconnaître. Dans le roman de M. Bédier, il suffit pour la vaincre que Tristan montre certain anneau de jaspe vert. Dans le fragment qui semble imité, à la vue de l’anneau, Iseut croit que son ami a été tué, car, sans cela, jamais cet anneau n’eût été aux mains d’un autre homme. C’est plus vrai. L’anneau ne prouve rien de plus que tous les détails sur leurs amours que Tristan vient de lui conter. Selon le vieux poète, Tristan renonce à sa ruse, reprend sa voix naturelle et voilà Iseut troublée. Elle croit enfin, et, lui jetant les bras autour du cou, elle le baise sur les yeux,

Ses bras entur sua col jetat,
Le vis et les oilz li baisat.

Tristan fait apporter de l’eau par la fidèle Brengien,

De l’ewe, bèle, me baillez ;
Lavrai inun vis ki est sullez.

Voilà Iseut tout à fait rassurée ; et telle joie elle a de son ami qu’elle ne sait tenir en place,

Nel lerat anuil mes partir.

M. Bédier continue (on entend sonner sous sa prose le vieux français) : « Il entre avec elle sous la courtine. Entre ses bras il tient la reine. »

§

Cette critique touchant la reconnaissance par l’anneau m’a valu une heureuse réplique. J’eusse préféré la voix, meilleur témoin. Mais la version suivie par M. Bédier est impérative. C’est l’anneau qui détermine la reconnaissance d’Iseut. Est-ce logique ? M. Bédier le croit et il donne à l’appui de fort bonnes raisons. Je crois devoir les transcrire, me faisant scrupule de garder pour moi seul cette excellente page de critique.

« Paris, 52, avenue Bosquet.
« 17 janvier 1901.
« Monsieur,

« Je viens de lire le charmant article par vous consacré à Tristan. Voué tout entier à l’étude de notre veille poésie et des littératures populaires, il m’est infiniment précieux d’être jugé avec tant de bienveillance par un critique si expert aux choses de la Romania et du folk-lore. De plus, si mon petit livre a la bonne fortune d’une réimpression, je vous devrai, pour l’épisode de Tristan Fou, un remaniement nécessaire. J’y songerai plus avant, l’heure venue. Pour l’instant, il ne me semble pas qu’il doive être exactement celui que vous me suggérez et je prends la liberté de vous soumettre mes doutes.

« Pour aucun chapitre du livre je ne me suis plus étroitement restreint à l’office de traducteur. Je n’ai eu (sauf quelques contaminations de détail) qu’à translater pieusement un petit poème publié au tome premier de l’édition F. Michel, et qui se termine, en effet, par ces jolis vers :

Entre Tristan soz la cortine ;
Entre ses braz tient la reine,

« Je l’ai préféré, pour sa plus grande beauté, à l’autre Folie Tristan, publiée au t. II de l’édition Michel, qui est celle dont vous transcrivez quelques vers. Or, dans le poème que j’ai suivi, la reconnaissance s’opère bien par l’anneau. La voix prouve plus, dites-vous. Il est bien vrai, mais comme Yseut est en garde contre une ruse possible, ni l’anneau ne prouve, ni la voix. L’anneau peut avoir été volé, mais la voix peut être imitée par sortilège. Pourtant, il faut bien que l’épisode se dénoue, qu’Iseut se rende enfin, et, à y bien réfléchir, la reconnaissance par la voix me semble d’une invention malheureuse. Iseut peut reprocher à Tristan de n’avoir pas repris sa voix naturelle avant de la soumettre à l’humiliation de se faire reconnaître d’abord par son chien. Est-ce sa faute si le chien a des sens plus subtils, l’odorat plus fin, l’ouïe plus délicate ? — Le tragique de la scène est ici : Tristan se présente méconnaissable devant la reine. Il sait bien qu’il n’est pas emprisonné dans son déguisement, qu’il peut à sa volonté reprendre sa forme, montrer l’anneau. Mais il doute d’Iseut, se croit abandonné, trahi. Il veut qu’elle le reconnaisse à des signes moins matériels, au seul rappel de leur amours passées, au son de son âme plutôt qu’au son de sa voix. L’épreuve ne réussit pas : il se désole, s’indigne, oppose à son amie oublieuse la fidélité de son chien. Enfin il montre à Iseut l’anneau de jaspe vert. Iseut avoue alors qu’il est Tristan et peut lui expliquer ainsi ses longues résistances : « Que m’opposiez-vous la fidélité de votre chien ? Il a suivi son instinct, au risque de vous faire pendre et tuer. Moi, je vous ai connu aussi vite que lui peut-être, mais je n’ai pas voulu en croire mon instinct. Nous sommes épiés, enveloppés de ruses. Je me gardais et je vous gardais. Ni les rappels de la vie passée ne me prouvaient rien : quelqu’un pouvait avoir surpris nos secrets ; ni le son de votre voix : un enchanteur pouvait la contrefaire ; ni votre anneau : on pouvait vous l’avoir pris par ruse. Je me suis rendue pourtant à la vue de l’anneau : n’avais-je pas juré que, le jour où je le verrais, je ferais aussitôt tout ce que vous me manderiez, que ce fût sagesse ou folie ? Tant que je ne l’ai pas vu, j’ai persisté à me défendre, à nous défendre ; quand je l’ai vu, au risque de nous perdre, mais l’ayant promis, j’ai cédé… » Tel est, à mon sens, la forme première de l’épisode, bien qu’aucun texte ne la conserve ; seule elle satisfait l’esprit. Par elle seule Iseut n’est pas humiliée, ni Tristan suspect d’avoir joué son amie… Seulement, si cela est — et c’est ici que votre critique porte — il est très sot que, dans le vieux poème comme dans mon livre, Iseut, à la vue de l’anneau s’écrie

Lasse ! fait el, tant sui fole !
Ha ! mauvais cuers, por quei ne fonx
Quant ne conois la rien el mont
Qui por moi a plus de formant ?
Sire, merci ! Je m’en repant…

« Il faudra donc remanier la fin de cette scène.

« Joseph Bédier. »

N’importe, nous avons désormais un Tristan et Iseut. La littérature française s’est enrichie d’un beau roman à la fois ancien et nouveau.


BIBLIOGRAPHIE DE RABELAIS


Quelques-uns de nos écrivains classique ont été l’objet, tels Molière, Corneille, de bons travaux bibliographiques. Sur Rabelais, il n’y avait encore queles Recherches de Brunet, publiées en 1852, travail toujours estimable, mais incomplet et parfois inexact. L’ouvrage que vient de donner M. Plan[146], déjà connu par une publication rabelaisienne (le Pantagruel de Dresde), semble à peu près définitif. Sans doute, quelques corrections devront intervenir dans les éditions futures, mais, en son ensemble aussi bien qu’en ses moindres détails, c’est un livre sûr et qui fera foi.

Comme on le voit à l’énoncé du titre, M. Plan s’est arrêté à l’année 1711. Cette date, qui ne dit rien aux profanes, a une grande importance pour les fervents de Rabelais. C’est, en effet, en 1711 que Le Duchat, avec la collaboration de La Monnoye, publia à Amsterdam, chez Henri Bordesius, la première édition critique de Rabelais. Le Duchat clôt une ère, ou plutôt en ouvre une nouvelle. La période moderne de l’histoire bibliographique de Rabelais a son intérêt, étant données l’incorrection des meilleures éditions contemporaines de l’auteur et leurs incroyables fantaisies orthographiques. Il s’agit de fixer un texte ; on y a travaillé, sans résultat bien appréciable. M. Plan abordera plus tard cette seconde partie de sa tâche, en se servant des notes qu’avait, pour un travail analogue, rassemblées M. Marty-Laveaux.

L’œuvre de Rabelais se subdivise en plusieurs chapitres d’inégale importance : les Chroniques de Gargantua, Gargantua, Pantagruel, les Almanachs, les Ouvrages d’érudition, les Œuvres apocryphes, parmi lesquelles il faut délibérément ranger et les Navigations de Panurge, et le cinquième livre, également connu sous le non de l’Isle sonante. Il faut également traiter à part des Œuvres collectives. De plus, chaque livre du Pantagruel, le deuxième excepté, qui a toujours été joint au premier, s’examinera séparément.

Il semble bien que le second livre de l’ouvrage de Rabelais, tel qu’on le connaît aujourd’hui, c’est-à-dire le premier livre de Pantagruel, ait paru avant le Gargantua, qui ouvre toutes les éditions. Du moins, si la première édition connue de Pantagruel est de 1532, la première édition de Gargantua n’est pas antérieure à 1533 ou même 1534. A cette dernière date, le premier livre de Pantagruel a déjà été imprimé six fois.

Mais aucun de ces deux livres ne présente la première œuvre de Rabelais. Il y a une esquisse du chef-d’œuvre. C’est l’opuscule publié en 1532 sous ce titre : Les grandes et inestimables Cronicques du grant et énorme géant Gargantua : contenant sa généalogie, la grandeur et force de son corps. Aussi les merveilleux faicts d’armes qu’il fist pour le roy Artus, comme verrez cy après. Imprimé nouvellement. 1532. Ce livret a eu une fortune populaire que n’a pas connue la rédaction définitive, familière aux seuls lettrés. Il a été réimprimé constamment depuis sa date jusqu’à la mort du colportage, jusque vers la fin du second Empire. Dérogeant à son programme, M. Plan en a poussé jusqu’à la fin du dix-huitième siècle la bibliographie. Il ne cite du dix-neuvième qu’une seule édition, celle donnée par Dekher, à Montbéliard, en 1823. Il y en a beaucoup d’autres, parues à Lille, à Épinal, à Orléans, partout où florissait la littérature de colportage. On pourrait également signaler les grandes images d’Épinal qui ont tant popularisé la figure du géant. Aucune, ni des images, ni des éditions des Chroniques, ne porte le nom de Rabelais. Il est à peu près certain, cependant, qu’il en publia lui-même les premières versions ; plus tard, il s’en désintéressa.

On connaît, de 1532 à 1543, quarante-quatre éditions, soit de Pantagruel, soit de Gargantua. Le succès fut donc immédiat. Il augmenta encore à mesure que de nouveaux livres voyaient le jour. Outre les éditions avouées par Rabelais, il y a de très nombreuses contrefaçons. C’est vers 1548 que parut le Rabelais complet, sous la forme que nous connaissons. Après la mort de l’auteur, un imitateur habile rédigea un cinquième livre que l’on a l’habitude de joindre aux quatre premiers. M. Plan, partisan résolu de l’inauthenticité, se réserve de donner ses preuves dans un travail ultérieur. S’il fallait croire ce livre de Rabelais, ce serait d’un Rabelais en décadence et radotant : la valeur littéraire du cinquième livre est des plus médiocres. Il parut, près de dix ans après la mort de Rabelais, sous le titre de l’Isle sonante. Les contemporains éclairés ne semblent pas avoir été dupes de la supercherie, si l’on s’en rapporte au témoignage de Guyon, lequel écrit dans ses Diverses Leçons (1604), qu’il était à Paris quand ce livre fut publié et qu’il en connaît bien l’auteur, lequel n’était pas médecin. On peut noter aussi que la première édition du cinquième livre contient des passages empruntés au quatrième. Dès la seconde édition, le faussaire, sentant que cela pourrait le trahir, les supprime. Néanmoins l’imitation est partout flagrante ; c’est un pastiche.

Rabelais semble avoir donné régulièrement tous les ans un almanach de 1533 à 1550. Ant. Le Roy, Huet, Nicéron en ont eu des exemplaires entre les mains. On n’en possède plus aujourd’hui que deux fragments, d’ailleurs identiques, où se lit : Almanach pour l’an M. D. Xlj, etc. (in-16 goth.).

Quelques ouvrages d’érudition, auxquels collabora sans doute Rabelais, contiennent de lui des lettres latines. Il a publié une édition des Aphorismes d’Hippocrate (1543 et 1545). On lui attribue généralement un opuscule en français paru avec son nom, de son temps : la Sciomachie et Festins faicts à Rome, etc. (1549).

Outre le cinquième livre de Pantagruel et les Navigations de Panurge, on a encore donné à Rabelais toutes sortes de livrets auxquels il n’eut jamais aucune part, notamment les Songes drolatiques de Pantagruel, qui se réimpriment toujours, recueil de figures, d’ailleurs très drôles, gravées d’après Pierre Breughel et d’autres. On peut donc, grâce à l’ouvrage si instructif de M. Plan, suivre, depuis les toutes premières origines, les vicissitudes des œuvres de Rabelais. Jusqu’au commencement du dix-septième siècle, les éditions se suivent à des dates très rapprochées, souvent d’année en année. Puis, vers 1613, la popularité du grand conteur commence à décroître. Les dates, à partir de ce moment, s’espacent : 1613, 1626, 1663, 1666, 1669, 1676, 1691, 1711 (Le Duchat) ; soit huit éditions seulement en un siècle, contre plus de trente dans la période précédente, de 1553 à 1613.

Toujours vivant, toujours un des grands personnages de la littérature française, Rabelais est assez peu lu, aujourd’hui. Cela tient peut-être à ce qu’il n’en existe aucune édition lisible. On a essayé récemmentde le traduire en français moderne ; cela a donné un résultat peu encourageant.


LES PREMIERS IMPRIMEURS PARISIENS


Le titre du livre de M. Renouard, tel que le voici consigné tout au long-, en dit l’importance : « Imprimeurs parisiens, libraires, fondeurs de caractères et correcteurs d’imprimerie, depuis l’introduction de l’imprimerie à Paris (1470) jusqu’à la fin du xvie siècle ; leurs adresses, marques, enseignes, dates d’exercice. Notes sur leurs familles, leurs alliances et leur descendance, d’après les renseignements bibliographiques et des documents inédits. Avec un plan des quartiers de l’Université et de la Cité[147]. » Son mérite est dans l’exactitude, et surtout, car on y relèverait encore des points controversables, dans l’abondance des notes qui renvoient à des pièces d’archives. C’est un manuel qui sera immédiateraent utile et qui, de plus, servira de plan au patient historien qui voudra tenter un tableau complet du premier siècle de l’imprimerie et de la librairie à Paris. Il suffirait déjà de joindre aux notices biographiques qu’il contient la nomenclature des livres sortis de diverses officines pour avoir le livre idéal et qui manque sur cette période de notre histoire littéraire. Car c’est de l’histoire littéraire, puisque c’est l’histoire des livres et puisque beaucoup de ces imprimeurs et de ces libraires, les du Pré, les Marnef, les Vérard, les Vostre, les Gourmont, les Kerver, les Estienne, étaient parfois des érudits, toujours les hommes d’étude et de goût. On est frappé, en parcourant la table chronologique, de la prodigieuse activité de l’imprimerie parisienne à ses débuts, dans les trente premières années. Depuis l’établissement de Martin Crantz à la Sorbonnejusqu’à l’avènement d’Henri Ier Estienne (1502), on relève les noms de cent cinquante imprimeurs et libraires, tous groupés autour de l’Université, entre Notre-Dame et le collège de Lisieux, des deux côtés de la rue Saint-Jacques. Le premier imprimeur français semble être Pasquier Bonhomme ; il imprima qs Chroniques de Saint-Denys, premier livre français sorti des presses françaises. Les plus ancien ouvriers imprimeurs français dont les noms sont mentionnés sont Louis Symonel, ou Symonet, Louis Blandin et Jean Symon ; ils travaillaient à l’enseigne du Soufflet-Vert, rue Saint-Jacques. C’était un atelier coopératif (il n’y a rien de nouveau), et les noms de tous les ouvriers figurent au colophon (achevé d’imprimer), dans leur Vocabularius de 1476. La direction de cet atelier était confiée à Gaspar et à Russangis ; celui-ci, d’une famille d’orfèvres, semble avoir été le graveur de caractères de l’association. Les officines d’imprimeurs et de libraires étaient serrées les unes contre les autres, présentant l’aspect d’un vaste bazar du livre ; rue du Mont-Saint-Hilaire, il y en avait au moins une, souvent deux par maison. Il semble que tous ces libraires s’entendaient entre eux, sans aucunement chercher à se faire concurrence ; les alliances étaient très fréquentes entre ces familles vivant du livre et pour le livre. Les trois professions, maintenant séparées, d’imprimeur, de libraire, d’éditeur et même de fondeur étaient assez souvent réunies ; cependant, il ne paraît pas que tel libraire-éditeur comme Antoine Vérard, célèbre pour la beauté et l’originalité des livres qui portent son nom, ait jamais imprimé lui-même. Il confiait ses travaux à Jean du Pré, à Pierre Le Rouge, à Pierre Levet, à Trepperel, et à d’autres ; mais il commanditait à l’occasion tel atelier qu’il chargeait d’un travail important. Quoique excellent imprimeur lui-même, Geoffroy Tory fit imprimer par Gilles de Gourmont, chez qui il avait été correcteur, son célèbre Champ fleury, et il fallut six ans pour mettre sur pied ce livre admirable et compliqué. De même Gilles de Gourmont fit imprimer par Pierre Vidoue son Aristophane, dont le frontispice avait été gravé par Tory.

II y avait déjà les auteurs-éditeurs : Jean Chéradame, professeur de grec, qui faisait imprimer ses livres par les Gourmont, Robert et Gilles, et les vendait « en la rue Saint-Jean de Lateran, en la maison Chéradame » ; ses imprimeurs semblent d’ailleurs avoir été ses locataires « à l’enseigne des Trois-Couronnes » ; Jean Dorat, qui vendait lui-même ses vers « in œdibus Ioannis Aurati, poetœ regii, extra portam divi Victoris, sub signo Fontis » ; Pierre Gringoire, qui vendait pareillement ses œuvres à l’enseigne de « Mère sotte » et à « l’enseigne de l’Eléphant, sur le pont de Notre-Dame, à Paris » ; Guillaume Postel, voyageur, savant et illuminé, qui débita au collège des Lombards (in scholiis Italorum) son fameux Liber Jezirah, que les récents occultistes ont remis en lumière. Enfin, un bourgeois de Paris, Antoine Regnault, ayant fait un pèlerinage aux lieux saints, le raconta sous le titre de Voyage de Hiérusalem, le dit voyage pompeusement mis en vente au domicile dudit bourgeois « aux faulx bourgs sainct Iaques, à l’enseigne de la croix de Hiésuralem ».

Un tel livre est un répertoire d’enseignes. M. Renouard en a d’ailleurs dressé une table particulière, bien curieuse à parcourir. A côté des écus, des couronnes, des étoiles, de tous les animaux en or et en argent, il y en eut de belles et de bizazres : le Bellérophon couronné, le Chevalier-au-Cygne (maison de Jean Caesaris), l’Homme-Sauvage, les Porcelets, la Hure-de-Sanglier, la Limace, la Marjolaine, l’Oie-qui-ne-court-plus, le Cheval-Volant et Pégase (les Wechel), la Petite pomme rouge, le Pot à moineaux, le Pot cassé (Geoffroy Tory), la Poule-grasse (Guillaume Cavellat, mais aucun de ses trois fils n’en voulut après lui et ils se choisirent l’Écu de Florence, la Salamandre, le Griffon d’argent), le Prêtre-Jean (Guyot Marchant), le Renard-qui-ferre (maison où demeurèrent Josse Bade, Vascosan et les Morel). Pour être très précis, il faudrait distinguer entre les enseignes personnelles et les enseignes attachées à des maisons, entre les marques et les enseignes ; cela serait facile avec le présent livre, mais sans lui tout le monde sait, par exemple, que Josse Bade, s’il demeura dans l’hôtel du Renard-qui-ferre, ne publia aucun livre sous ce signe, dont la bizarrerie ne l’eût pas choqué, car il édita, de 1506 à 1511, « à l’enseigne des Trois-Brochets, proche la maison du Gril, sub tribus Luciis, regione Craticulœ. »


LA TRAGIQUE HISTOIRE
DU DOCTEUR FAUST


Vers 1687, parut en Allemagne une légende intitulée : Histoire du Docteur Faust, le fameux magicien, et maître en l’art ténébreux ; comment il se vendit au diable pour un temps marqué, quelles furent, pendant ce temps-là, les étranges aventures dont il fut témoin ou qu’il réalisa et pratiqua lui-même, jusqu’à ce qu’enfin il reçut sa récompense bien méritée. Recueillie surtout de ses propres écrits qu’il a laissés comme un terrible exemple et une utile leçon à tous les hommes arrogants, insolents et athées. — « Soumettez-vous à Dieu, résistez au Diable et il fuira loin de vous. » (Saint Jacques, IV, 7.) Cette légende[148], œuvre, en son essence, de l’imagination populaire, était rédigée selon l’esprit d’un pamphlétaire luthérien ; c’était une manière de tract, du genre de ceux dont sont encore affligés, maintenant, les pays protestants ; — mais si le rédacteur n’y vit qu’un sujet d’édification, un poète pouvait bien y voir un formidable drame : c’est ce qui arriva, lorsque, traduit en anglais, le pamphlet tomba entre les mains de Marlowe. En ce temps-là, la scène anglaise était libre et fréquentée par un public (au rebours de celui d’aujourd’hui) assoiffé de nouveau. Après les pastorales euphuistes de Peele et de Greene, après le Tamerlan et l’Edward II de Marlowe, pièces déjà innovatrices, il accueillit fort bien le Faust (1589) : « De toutes les pièces de Marlowe, le Docteur Faust, dit Phillips[149], est celle qui a fait le plus grand tapage avec ses diables et tout son tragique appareil. » Le côté féerie est très utile dans un drame, en corrigeant ce que l’action a fatalement de trop logique et de trop prévu : il n’est donc pas étonnant que la diablerie ait contribué au succès du Faust, qui se maintint de longues années à la scène, nous nous y serions intéressés encore, s’il nous avait été permis de mieux l’apprécier[150]. Cela est d’autant plus regrettable que le Faust de Marlowe, tout nu, est d’un assez médiocre intérêt dramatique.

Ce docteur (un peu de Cambridge, comme Kit, lui-même) est travaillé par un louable désir de savoir ; il avoue, et ce trait se retrouvera dans Gœthe, un amour de la science poussé jusqu’au consentement à l’abandon, pour une connaissance actuelle et bornée, de la future possibilité de la connaissance absolue ; mais cette science qu’il lui faut, c’est moins celle des Normes que celle du plaisir ; son idéal ne va pas très haut : s’amuser pendant vingt-quatre ans, même à des gamineries, — après on verra ! C’est un Faust tout jeune et, on dirait, encore étudiant ; il a des désirs d’enfant gâté ou de femme malade. Que fera-t-il des démons commis à ses ordres ? Il les enverra à la recherche de l’or, des perles d’Orient, des fruits du Nouveau-Monde, les plus suaves et princièrement délicats :

I’ll have them fly to India for gold
Ransack the ocean for Orient pearl,
And search all corners of the new-found world
For pleasant fruits and princely delicates.

Comme tous les hommes profondément sensuels, il est mélancolique et s’imagine que des plaisirs nouveaux et rares le guériront. Jadis (et maintenant encore on en citerait des exemples), ces sortes d’inquiets se tournaient volontiers vers la magie, comme l’a noté Wierus, lequel est d’ailleurs assez sceptique sur la valeur même des conjurations démoniaques. Au neuvième chapitre de son traité De Lamiis, il caractérise le naturel de ceux qui ont des tendances diaboliques : « Ejusmodi sunt melancholici et ob jacturam vel qualemcumque aliam causam tristes ; item Deo diffidentes impii, illicite curiosi,… malitiosi, vix mentis compotes… » Ces traits conviennent assez bien au docteur Faust : il a vraiment l’esprit un peu aliéné, vix mentis compos ; il conclut un réel marché de dupe ; en ses rodomontades avec Méphistophélès, c’est le démon (il nous apparut sous la forme d’un troublant moinillon) qui est le sage ; et quand, après une longue succession de parades, Faust tombe dans les enfers[151], on éprouve plus de pitié que de peur et on plaint le pauvre fol qui n’en eut pas pour son argent.

Le « formidable drame » que Marlowe a certainement entrevu, nous n’en retrouvons pas l’impression. A la dernière scène, c’est un conte qui finit. Comme l’écrivit l’auteur en épilogue :

Terminat hora diem, terminat author opus.

Et c’est tout.

C’est que, hormis en littérature anglaise, texte classique, date et point de départ ou de comparaison, le Faust de Marlowe n’existe plus : Gœthe, de la première à la dernière lettre, l’effaça, de même que, antérieurs ou postérieurs au sien, tous les autres « Fausts » anglais ou allemands, de Soane, de Klingeman ou de Lenau ; — il les effaça par un « Faust » qui est le Faust, l’œuvre qui rénova l’art idéaliste, restaura la foi en l’idée, remit à leurs places logiques le Monde, qui est l’apparence, et l’Idée, qui est l’être,

…… Quella fede
Ch’è principio alla via di salvazione[152].

C’est Gœthe qui libéra les sept esprits que Pierre d’Apone (croyance italienne du xive siècle) tenait enfermés dans une fiole de cristal ; — et d’un sujet que Marlowe laissa à l’état de légende dialoguée, il façonna le symbole même de cette Église militante dont nous sommes tous, et qui est l’humanité.


DESSINS DE HOLBEIN


Cette édition nouvelle de l’Éloge de la folie[153], d’Érasme, offre le plus heureux assemblage de l’érudition et de l’art ; les quatre-vingts petites compositions de Hans Holbein sont fidèlement reproduites d’après les originaux dessinés à la plume sur les marges du Froben de 1514 conservé à la Bibliothèque de Bâle ; le texte est d’une remarquable correction et commenté discrètement par des notes précises. Tout d’abord, on se laisse séduire par les Holbein, par ces bonshommes qui, après bientôt quatre siècles, parlent et gesticulent aussi clairement que le premier jour. Cet art d’illustrer, c’est-à-dire d’expliquer un livre par des images, est arrivé à la perfection du premier coup, comme l’imprimerie elle même ; il est même antérieur à Gutenberg, et déjà très remarquable dans les xylographies, où la lettre ne figure que par surcroît[154].

L’illustration des livres redeviendra peut-être tolérable dans quelques années, quand les dessins d’un artiste, même très compliqués et nuancés, pourront se reproduire directement, comme on fait aujourd’hui pour les dessins au trait. Cela ne remplacera pas absolument la gravure sur bois, qui est par excellence l’art compagnon de la typographie, mais cela nous épargnera du moins les horreurs de la simili-gravure, procédé rapide et barbare dont il n’est permis de se servir qu’en des publications dénuées de tout souci artistique. Mais pour obtenir de bonnes images, gravure sur bois ou procédé direct, il faut de bons originaux ; il faut des artistes qui sachent dessiner, et cela devient rare. Ni Holbein, ni Durer, ni Burgmair n’ont gravé eux-mêmes la plupart de leurs estampes ; ils livraient aux « tailleurs de bois « des planches où le dessin, fait à la plume, était entièrement fini et le graveur n’avait qu’à enlever avec dextérité toute la superficie du bois qui était restée blanche. En réalité, au point de vue non technique, mais artistique, les belles gravures sur bois du xvie siècle sont des dessins à la plume. S’il y avait aujourd’hui des artistes capables de dessiner les planches de la « Grande Passion », il ne serait plus utile de les faire graver sur bois ; la photogravure les reproduirait directement sans aucun dommage. Ainsi, tandis que l’ancienne gravure sur bois ne pouvait s’exercer que sur des dessins nets et finis, celle d’aujourd’hui n’est nécessaire que s’il faut reporter sur bois des photographies ou des dessins vagues, estompés ou maladroits. D’art manuel, elle est devenue art d’interprétation, et, dans ce dernier rôle, rien ne la remplace.

Les petits Holbein de l’Erasme de M. I. B. Kan sont des reproductions directes des dessins. Peut-être, avec leur extraordinaire habileté, les anciens tailleurs de bois auraient-ils pu ménager sans nulle cassure les traits si fins et si capricieux de l’artiste, mais le tirage eût promptement écrasé quelques-unes des fragilités de la planche, car on se servait de poirier, non même debout, mais de fil. Puisque Holbein a dessiné sur le papier, et non sur le bois même, la reproduction par la photogravure est nécessairement plus exacte que n’auraient été d’anciennes gravures exécutées d’après des calques. Les images de Hans Holbein ne furent gravées pour la première fois, par Stettler de Berne, « perita Holbenio non indigna manu », qu’en 1676 : Desideri Erasmi Encomium Moriae, cum Gerardi Listrii commentariis et figuris Ioannis Holbenii ; Basileae, typis Genathianis, in-8°.


LE DICTIONNAIRE DE L’ACADÉMIE


Pour se venger de l’Académie qui ne veut réformer ni la syntaxe, ni l’orthographe de la langue française, M. P. Clairin, qui fit partie d’une des Commissions nommées à cette fin par divers ministres, s’est amusé à relever les bévues, les obscurités, les contradictions ou les inadvertances que l’on trouve dans le Dictionnaire publié par la compagnie.

Il l’a fait sous une forme assez spirituelle en proposant ces erreurs comme des règles, en donnant pour devoirs à d’imaginaires élèves le soin de justifier des incohérences évidentes. Sans doute, il est fâcheux que l’Académie ne fasse pas mieux surveiller les épreuves de son Dictionnaire ; mais quel est l’ouvrage en plusieurs tomes in-4, plein d’exemples, de citations, de distinctions, de définitions, où l’on ne relèverait quelques centaines de fautes ?

On sait que, lorsque l’Académie révise son dictionnaire, elle désigne un spécialiste pour lui préparer la besogne, ensuite, pour assurer la rédaction définitive des résolutions prises en commun. C’est à ce philologue, bien plus qu’à l’Académie elle-même, qu’en bonne justice devraient s’adresser les critiques de M. Clairin. Dans le cas présent la victime serait, croyons-nous, feu M. Marly-Lavaux, c’est-à-dire un des savants qui ont le mieux connu l’histoire de la langue française.

Voici quelques spécimens des plaisanteries de M. Clairin :

« Cette homme a l’air bon. — Expliquer et justifier l’accord de l’adjectif démonstratif. »

« Cela est amère comme chicotin. — Expliquer, etc. »

Qui ne voit que ces fautes ne sont que de vulgaires coquilles ? Il n’y a vraiment pas de quoi prendre un ton de doctorale ironie.

L’article Adverse est ainsi rédigé dans le Dictionnaire de l’Académie :

« Adverse, — adverbe des deux genres. » Ici la coquille n’est pas vulgaire ; elle est du genre de celles que nous faisons si souvent en parlant et qui consiste à modifier un son en le modelant sur le son précédemment émis. C’est un phénomène qui a donné lieu à la formation de certains mots français : comparaître, fusion de comparoir et de paraître. Le rédacteur, ou le compositeur d’imprimerie, a cru mettre adjectif et il a mis adverbe, parce qu’il avait dans l’oreille adverse.

Dans les cas où il ne s’agit plus de coquilles, ni d’erreurs matérielles, les critiques de M. Clairin sont quelquefois fausses et presque toujours justes.

« On appelle caractéristique, dit l’Académie, la lettre qui se conserve dans les dérivés d’un mot, comme le p dans les dérivés de corps. » Là-dessus M. Clairin propose cet « exercice » : « Retrouver le p caractéristique dans corsage, corset, corser, dérivés de corps. » La critique est fausse, parce que les mots qu’il cite ne sont pas dérivés de la forme moderne corps, mais de la forme ancienne cors. Mais elle est juste parce que la forme corps n’a donné en français aucun dérivé. Tous les mots tels que corporel, corporation, corpuscule, etc. viennent directement du latin.

Où M. Clairin est tout à fait dans son tort, c’est à propos de l’article suivant :

« Chrysalide. — État d’un insecte qui s’est renfermé dans une coque, où il est sous forme d’une espèce de fève. »

La définition n’est guère scientifique, mais la critique qu’en fait M. Clairin, et que voici, l’est moins encore : « Montrer, dit-il, la ressemblance qui existe entre une chenille et une fève. »

La chenille n’est pas une chrysalide, mais bien une larve, ce qui est fort différent. La larve a une vie extérieure, elle a toute l’apparence d’un être complet et définitif, si bien que certaines larves ont longtemps passé pour des espèces particulières d’insectes. La chrysalide, qui est une nymphe, paraît au contraire inerte ; sa vie est tout interne.

Plus souvent, les torts sont du côté de l’Académie. Il est impossible d’admettre des articles tels que :

« Confesse. — Substantif. II n’a point de genre. »

Ce mot, qui se disait jadis pour confession, a parfaitement un genre, le féminin.

« Dromadaire. — Espèce de chameau qui a une seule bosse sur le dos. — Bosse : les deux bosses d’un dromadaire.

« Chameau. — Quadrupède qui a deux bosses sur le dos. — Bosse : la bosse d’un chameau. »

C’est de la pure démence, ainsi que ces autres articles : « Acajou. — Arbre d’Amérique dont le bois est blanc » ; et, quelques lignes plus loin : « Acajou, sorte de bois rougeâtre. »

« On appelle barbes de poisson les cartilages qui servent de nageoires au turbot, à la barbue et à quelques autres espèces de poissons plats : Servir les barbes d’un turbot. »

« Frère est le titre que tout religieux prend dans les actes publics. »

Plus loin, il est question de « parallèles qui s’entrecoupent », on appelle la cimaise, la moulure qui forme la partie supérieure d’une corniche ; on appelle corniche, un ornement saillant qui règne au-dessus d’un plafond.

A l’article huître, l’Académie spécifie qu’on doit dire « l’écaille, et non la coquille d’une huître » ; mais, préalablement, elle a défini l’huître un « mollusque de mer à coquille bivalve » ; à l’article butter : « Butter des artichauts signifie les entourer de terre, pour les faire blanchir. »

Quoique rédigé dans un esprit hostile, ce livret ne saurait laisser l’Académie indifférente. Il est la preuve que son Dictionnaire a besoin d’une révision très sérieuse, et qu’il faudrait y mettre non pas seulement des philologues, mais aussi des savants et surtout peut-être des hommes attentifs et qui ne laisseraient point passer des articles qui ne peuvent provoquer, si on y attire l’attention, que le rire ou la stupeur.


CONTES CRITIQUES



LA MORT DE SIGALION


« Il y a deux sortes d’écrivains, disait Sigalion : ceux qui écrivent et ceux qui n’écrivent pas. »

Cet aphorisme, bu par un auditoire attentif à secouer sa chevelure, évoqua un murmure heureux, le bruit de la vague qui se gonfle et se brise ; puis, ce fut le silence des ruisselets qui redescendent sur le sable, de la pensée qui s’en va rejoindre la pensée montante et mourir en elle.

« Il y a deux sortes d’écrivains qui n’écrivent pas, dit encore Sigalion : les impuissants et les dédaigneux. »

Le jeune océan résonna sous une tempête de joie ; les flots, fous d’ironie, sautaient comme des chèvres et crevaient comme des nuages. Les dédaigneux manifestaient leur contentement quotidien d’avoir entendu, une fois encore, le verbe définitif.

Dans sa jeunesse, à l’heure des fleurs, Sigalion avait vécu de longues et tristes nuits à lutter contre la rébellion de son génie muet ; il avait douté de sa destinée, songé à d’autres métiers. Enfin, fuyant vers les pays où la vie est douce, où l’air est pur, où la pensée s’enivre de l’exaltation de la nature, il avait entendu, un soir de paix solitaire et grave, la voix malicieuse de la Parole intérieure :

« Dédain ! Dédain ! »

Quand il revint vers ses amis, il leur montra ses mains vides, avec simplicité.

Jadis, que de fois il avait dû expliquer au doute anxieux d’une jeunesse ardente les mystères de son œuvre future ! Que de soirs passés doucement au commentaire du vers suprême :

Demain marche dans l’ombre avec des roses plein les mains !…

flamme de gloire érigée à la cime hypothétique de la Tour ! Soirs d’enfance, soirs d’illusion : maintenant, il se taisait et souriait. Parfois, on l’entendait murmurer :

« Rien ! Rien ! »

Un jour, il se dévoila :

« Rien ? Non ! J’admets le distique, mais ciselé par le poète lui-même sur les lames d’or d’un coffret royal. »

Plus tard, il compléta sa confession oraculaire.

« L’art véritable, c’est la vie ! »

La troisième de ses paroles, proférée après un nouveau silence de plusieurs semaines, acheva de livrer au monde la pensée de Sigalion :

« Les sens sont les vrais et les seuls outils de l’artiste. »

Il ajouta :

« Vous possédez dorénavant mon évangile. Je me tais. Je me consacre tout entier à l’art, c’est-à-dire à la vie ! »

La gloire de Sigalion franchit la porte étroite des cénacles. Il était beau. Les femmes le voulurent ; elles aimèrent le poète de la vie ; l’art leur parut très facile à comprendre.

Cependant, il resta fidèle à ses disciples, et pas un jour ne s’écoulait qu’il ne les eût assemblés et fortifiés dans le noble dédain du détestable labeur de l’écriture, « par lequel les plus neuves et les plus audacieuses pensées sont toujours trahies ».

Quoiqu’il parlât peu, il permettait la parole. Trop légère pour déterminer des contours précis, elle n’enserre pas l’idée dans une prison ; elle trace un vaste cercle où l’imagination joue avec plaisir, sans être dominée par la peur des gestes définitifs, irrévocables. Les dédaigneux parlaient. En moins d’une soirée, des poèmes, petits germes soufflés par le vent, prenaient racine, grandissaient à la taille des plus beaux arbres ; alors, à coups de hache, on en faisait des tronçons et chacun en emportait un morceau chez soi. Forts des livres qu’ils auraient pu faire, les dédaigneux acquéraient les droits du critique absolu et négateur. Ils haïssaient tout, enfouissaient tout dans les catacombes d’une nécropole grandiose ; ils avaient une manière de refaire un livre en quelques phrases méprisantes, qui abolissait à jamais l’œuvre échouée sous leurs pieds. Avant tout, ils se montraient impitoyables pour celui de leurs frères qui rompait le pacte du silence. Pour un petit « jeu allitératif » en prose limitée, Sigalion, terrible et dur, chassa de l’Église un des Dédaigneux les plus abstraits et les plus hautains.

Des années s’écoulèrent. Le Maître vieillissait. Selon un mot si heureux — mot d’un soir de fête et d’abandon : « L’alcôve est le cabinet de travail du poète de la vie », Sigalion avait beaucoup travaillé. Le poème de sa vie se fanait. Il commença d’avoir des soirées moins diaprées ; ses aphorismes, sortis trop vite des lèvres indécises, tombaient sur leur queue immédiatement, couleuvres endormies. Ses galanteries se faisaient discrètes ; piquées au vif, elles défaillaient. Il cessa d’être désiré ; on finit par le craindre. Un jour, il fut évident que Sigalion vivait sa dernière strophe.

Sa mort fut belle.

Il dit, sur le ton de dignité triste qui convient aux aveux suprêmes :

« Étant tout jeune, avant de connaître ma vocation. … un livre… un tout petit livre… oh ! sous un pseudonyme… quelques vers… trente, quarante peut-être… pardonnez-moi ! »

Cette confession émouvante troubla tous les cœurs présents ; des femmes pleuraient : des jeunes gens se serraient les mains fiévreusement.

Sigalion répéta :

« Pardonnez-moi !… Mais surtout vivez ! Vivez le poème de la vie ! »

On l’entendit encore murmurer dans le frisson de la dernière minute :

— « Je meurs étouffé par les idées ! »


CORINNA

ou
LETTRE D’UNE ANCIENNE JEUNE FILLE


A Monsieur
Monsieur Francis Jammes
à Orthez


Je m’appelle Corinna et je vous écris de Rome où j’ai rejoint mes parents bien-aimés, après des aventures qui ne sont, hélas ! que trop connues. Les journaux ont parlé de moi, m’a-t-on dit sur le bateau qui me ramenait dans ma patrie ; peut-être avez-vous déjà rêvé de la malheureuse Corinna, vous qui aimez les anciennes jeunes filles ? Plus que toute autre j’ai droit à ce titre touchant, car seule une vraie ancienne jeune fille pouvait, en l’an 1899, être enlevée par des bandits et vendue à un Turc. Cela nous reporte à quelque cent ans en arrière, et davantage, alors que des moines appelés Mathurins s’embarquaient sur des brigantins pour aller à Tunis racheter aux Infidèles les anciennes jeunes filles enfermées dans les maisons des pachas et des beys. Mon histoire est tant vieille que j’en aurais honte si vous n’existiez pas. La voici.

Je me promenais donc aux environs de Brousse avec Vittoria, ma chère nourrice, qui me contait les contes de son pays natal, et me disait les vers d’amour que l’on chante, quand vient le joli mois de mai :

Maju maju beni venga
Cun tutu su sole e amore,
Cun s’arma e cun su fiore
Et cun su margaritina…

et moi, qui suis Pérugine, je lui répondais :

Or è di maggio, el fiorita è il limone,
Ora è di maggio, e gli è fiorito i rami,
Ora è di maggio che fiorito è i fiori,
Noi salutiamo di casa il padrone,
Salutiam le ragazze co’suoi dami,
Salutiam le ragazze co’suoi smori…

Elle m’embrassait, toute gaie et rajeunie, et nous nous amusions beaucoup, quand trois hommes fort vilains, avec de grandes moustaches et des yeux terribles, surgirent comme de terre ; nous n’eûmes pas le temps de crier : des mains, puis un mouchoir nous bâillonnèrent ; on nous banda aussi les yeux.

Je m’évanouis au moment de me sentir jetée comme un sac de farine sur les épaules d’un homme. Quand je me réveillai, j’étais couchée au fond d’une grande barque, dont la voile gonflée rasait ainsi qu’un oiseau de mer la crête des vagues. On m’avait ôté le bandeau et le bâillon ; des hommes, différents de ceux qui m’avaient prise, me regardaient avec un sérieux qui m’épouvanta et je me mis à pleurer. Alors, ils me laissèrent seule. En voulant faire un mouvement, je m’aperçus que j’avais les pieds liés par une corde. Je pus cependant me dresser sur mon séant et, appuyée à un banc, je versai toutes les larmes de mon cœur. Quand j’eus bien pleuré, je me mis à réfléchir : Évidemment j’étais enlevée ! Cette idée m’épouvantait, en me rassurant un peu. On ne voulait pas me tuer pour me voler mes bijoux, comme je l’avais cru d’abord, c’était moi-même que l’on volait, soit que les voleurs fussent les esclaves de quelque pacha, soit qu’ils prétendissent me vendre à un riche marchand qui leur donnât de ma beauté un bon prix. J’avais lu un vieux roman français où les choses se passaient à peu près ainsi : « Gusman et Zéamire, ou les Corsaires des îles Baléares. » Ce Gusman était un jeune seigneur, général d’une galère espagnole, qui ravissait aux corsaires leur proie, au moment même où le capitaine des Turcs allait faire subir à Zéamire les derniers outrages. Je priai Dieu de m’épargner ces derniers et mystérieux outrages (sur lesquels, hélas ! je suis bien fixée maintenant !) et, vaincue par la fatigue, je m’endormis en rêvant à Gusman, dont j’étais la Zéamire.

Une sensation singulière me réveilla. J’étais toute nue. Plus tard, j’appris que j’avais été enveloppée par une vague au moment où l’on me débarquait le long de la terrasse du palais, et le premier soin des femmes parmi lesquelles je me trouvais maintenant avait été de me déshabiller, de me réchauffer, de me changer de vêtements. J’entendais un gazouillis dont quelques mots m’étaient familiers. Je regardai la jeune femme qui semblait les prononcer ; elle était blonde et ses yeux étaient tendres. Elle sourit sous mon regard et prononça tout doucement ces paroles dont j’aurais ri quelques heures plus tôt, mais qui alors me firent délicieusement pleurer : « Se parle française ? » Trop émue pour répondre, je tendis les bras vers le charmant visage et nous nous embrassâmes longuement, comme deux sœurs, comme deux amies qui se retrouvent. Je lui dis mon histoire ; elle me conta la sienne, qui n’en différait guère. Elle s’appelait Caroline ; elle était Viennoise et elle avait appris le français d’une nourrice italienne qui avait servi plusieurs années à Marseille. Ainsi son français était à moitié italien ; cela facilita nos causeries.

Le soir même, dès que je fus un peu remise de mes éraotions par uxi bon repas et la tendresse inespérée de mon amie, Caroline m’apprit où j’étais et me fixa sur mon sort. J’avais été enlevée par les affidés de Soliman-Pacha, qui avait sans doute remarqué ma beauté aux bains de Brousse ; j’étais dans son harem et l’une de ses femmes. Quand il apprendrait mon arrivée, il me ferait demander, et je n’avais qu’à lui obéir.

« Il est assez doux, continua Caroline, mais il ne souffre pas qu’on résiste à ses caprices. Je lui ai plu par mes complaisances ; je suis toujours sa favorite, bien qu’il aime les figures nouvelles et les corps vierges. Fais comme moi, mon amie ; sois soumise, et les plaisirs que tu donneras, même si ton cœur ne peut les partager, feront tes chagrins moins amers. »

Je sentis bien que je ne pouvais parfaitement comprendre ce que me disait Caroline ; mais à voir ses yeux vifs, son teint clair, son embonpoint, je me trouvai presque consolée : ce que mon maître allait exiger de moi ne me conduirait ni à la mort ni au désespoir.

Cependant une autre inquiétude me vint, et voilà que, songeant à mes parents, à mes frères, à mes amis, à toute ma vie, j’éclatai en sanglots. Je pleurai longtemps, malgré les tendres caresses de Caroline, qui me pressait contre son sein, baisait doucement mes yeux mouillés. Quand je fus plus calme, elle ne m’abandonna pas, me disant de ces mots qui feraient fondre les cœurs les plus durs. Nos lèvres se joignirent en un long baiser qui me laissa comme étourdie. Quand je rouvris les yeux et que je regardai Caroline, il me sembla que j’étais liée à elle par un lien plus fort que toutes les amitiés que j’avais connues jusqu’ici.

Ce n’est que le lendemain soir que Soliman me fit demander. On s’y attendait. Une esclave noire avait fait ma toilette. Je mangeai peu. Je me serais évanouie de peur sans la tendresse de Caroline, dont les caresses me faisaient délicieusement frissonner. Elle voulut me conduire elle-même jusqu’au seuil de l’appartement que gardait un nègre très grand, mais gras et si lourd que je me mis à trembler ; je songeais au More de Venise !

« Soliman est un jeune homme très beau, me dit Caroline, qui devina mon impression. Va, donne au maître ce qui est dû au maître ; mais souviens-toi que je t’aime ! »

Elle me baisa sur les yeux et disparut.

Je ne vous conterai pas cette triste nuit de noces. Elle ressemble sans doute à toutes les autres ; mais au lieu que les autres ouvrent aux jeunes filles les portes de la vie, celle-ci m’ôtait du cœur, à chaque baiser qui accablait ma poitrine, l’espérance d’être jamais aimée par quelqu’un de ma race et de mon rang. J’étais une esclave ; je fus obéissante comme une esclave. Soliman obtint de moi, cette nuit et dans les entrevues qu’il m’accorda ensuite, tous les plaisirs dont dispose une femme, et j’appris même à devancer ses désirs ou à les réveiller.

Ma faveur durait depuis trois mois, lorsque deux femmes nouvelles nous furent amenées par les mêmes gens auxquels je devais ma captivité, une Grecque des Îles nommée Syra, et Louma la Géorgienne, qui devait devenir ma grande amie et mon sauveur. Le lendemain, des trois femmes qui se trouvaient au harem à mon arrivée, deux disparurent. C’étaient deux Arabes chrétiennes d’Algérie. Soliman les avait vendues ensemble, car la tendresse qu’elles avaient l’une pour l’autre n’aurait pas permis de les séparer sans danger, et d’ailleurs Soliman était généreux. « Dans les harems bien ordonnés, me dit Caroline, les femmes sont toujours par nombre pair. » Qui m’eût dit, au temps de ma liberté, qu’un jour je comprendrais tout ce qu’il y a d’ingénieux dans cet arrangement ! Hélas ! je ne le comprenais que trop, car j’y participais avec une passion dont je rougirai le reste de ma vie. J’étais soumise à Soliman, je ne l’aimais pas ; je n’ai même jamais senti pour lui cette sorte de reconnaissance sensuelle que Caroline, à mon grand dépit, avouait avoir souvent éprouvée en sortant de ses bras. Cet homme, que je n’avais pas choisi, m’était aussi indifférent que les coussins sur lesquels il ruminait sa volupté. La douceur de son accueil, la liberté du harem, des contacts multipliés, les révélations de la salle de bain, je ne sais quelle odeur de perversité que l’on respire là, et le spectacle d’une impudeur innocente que me donnaient les Algériennes, tout cela fit que Caroline devint mon maître ; Soliman n’était que mon tyran.

« Ma famille, pensais-je, doit me croire morte ; et je suis en effet dans un tombeau. C’est à moi d’en sortir puisque nul n’y peut descendre pour me tendre la main. »

J’en parlai à Caroline.

« Fuir ? répondit-elle. A quoi bon ? Sais-tu ce que nous sommes ? Mieux vaut être ici les esclaves d’un seul qu’en Europe les esclaves de tous. Quand j’aurai assez d’argent, je tâcherai de déplaire à Soliman, je m’enlaidirai, je me vieillirai et je m’en irai. Mais pas avant. Va, cette vie en vaut une autre. Ne m’aimes-tu pas, Corinna ? »

— Je l’aime, puisque nous fuirons ensemble.

— Non, dit Caroline, en haussant les épaules, tu ne m’aimes pas puisque lu peux risquer de me perdre. Mais fuir, est-ce possible ? Fuir ? Non. Je suis bien ici. J’ai seulement peur d’engraisser, parce qu’on ne fait pas assez d’exercice. Je demanderai à Soliman de nous installer un trapèze et une corde à nœuds. »

Cette réponse grossière me blessa et diminua beaucoup mon affection pour Caroline. Je ne répondis rien. Cependant je songeai que si Soliman avait la bonté de nous donner une échelle de corde, cela pourrait peut-être servir mes projets.

Cette conversation s’achevait quand la négresse introduisit Syra et Louma. Aussitôt Caroline, pour me punir et sans doute exciter ma jalousie, s’approcha de Syra, qui était délicieusement belle, et lui fit les mêmes caresses qui m’avaient accueillie, nouvelle venue. J’imitai la méchanceté de mon amie et j’attirai à moi Louma, qui tomba dans mes bras en pleurant. C’était une petite créature toute frêle, qui aurait été prise pour un enfant sans la richesse précoce de sa poitrine et la beauté accentuée de son visage aux lignes nettes. Elle avait des veux grands comme des lacs, pleins de candeur et d’intelligence.

Son geste de se donner à moi fit que je me donnai à elle de tout mon cœur.

Louma fut demandée le soir même ; j’en pleurai.

Tout le lendemain elle fut sombre, répondant à peine à mes regards, au frôlement de mes doigts. Il n’y avait plus que de la colère dans ses grands yeux, qui devenaient effrayants. Je ne savais que faire pour la reconquérir, ni en quelle langue lui parler, quand je l’entendis qui criait en frappant du pied :

« Oh ! je me revengerai des Tourcs et de houmes ! »

Alors je m’approchai et je lui dis doucement :

« Parle-moi, Louma, je te comprendrai, car je t’aime.

— O Dieu ! J’ai donc une amie ! »

Louma me pressait les mains avec violence. Encore une fois elle tomba dans mes bras. Au milieu de ses sanglots elle me couvrait de baisers le cou et la joue. Je la couchai sur moi comme un petit enfant et je la berçai en lui disant de douces paroles. Ce fut le premier moment de joie pure que j’épouvais depuis mon enlèvement.

J’oubliai avec Louma l’habitude des tendresses équivoques. Toutes deux serves d’un tyran voluptueux, nous fûmes deux sœurs aux yeux limpides et aux mains chastes. S’il n’y avait pas Louma dans mon aventure, je n’aurais pas osé vous parler de Caroline. Mais Louma m’a rendu mon cœur de jeune fille. Elle est toujours mon amie ; elle vit près de moi et ne me quittera jamais, l’une pour l’autre témoin cruel et bien-aimé d’une honteuse captivité ! Que de fois n’avons-nous pas entendu, quand nous passons rapidement, à la tombée du jour, pour aller faire nos prières à Saint-Jean-de-Latran : « Voilà les deux Turquines ! » Alors nous nous serrons plus étroitement l’une contre l’autre et nous songeons que nous avons bien doucement pleuré dans la maison du Turc. Ceci va vous toucher et vous expliquer aussi pourquoi je vous écris : nous pleurions sur notre destinée et nous pleurions sur la mort de votre Clara. Louma avait ce petit livre dans sa poche, quand elle fut enlevée comme moi, pendant une promenade. Nous l’avons lu ensemble bien souvent, et que de joies il nous a données et que d’angoisses, à nous qui ne devions pas mourir !

Il faut donc vous parler de notre délivrance. Elle arriva, selon ce que les journaux ont rapporté, par l’entremise de nos ambassadeurs. Nous étions tout près de Constantinople. Louma le savait, qui ne s’était pas évanouie. C’est elle qui eut l’idée d’un message pour lequel nous gagnâmes une vieille marchande de bijoux qui venait parfois à la maison. Nous ne parlions jamais avec elle que par signes, mais Louma découvrit qu’elle savait quelques mots de géorgien.

Le moment le plus cruel de mon histoire fut celui où je retrouvai ma mère. Elle lut dans mes yeux tous mes jours et toutes mes nuits. Quant à mon fiancé Gino, je ne l’ai jamais revu, je n’ai pas prononcé son nom et nul ne l’a’prononcé devant moi. Que ferais-je d’un fiancé ? Et que ferais-je d’un mari ? La pauvre ancienne jeune fille a épuisé, c’est le cas de le dire, « la coupe de toutes les voluptés ». Elle n’a plus rien à apprendre ; elle pourrait être un maître accompli dans l’art dont le nom seul me donne des frissons.

Je songe parfois que Caroline fut la plus raisonnable. Une prostituée qui aime son état sert mieux la vie qu’une échappée des harems qui pleure ses péchés. Les prières sont vaines. J’entends le bruit des chapelets sur les dalles quand les vieilles femmes se baissent pour baiser le pavé ; on dirait un bruit d’osselets, un bruit de mort. Si je dois jamais revivre, ce sera dans la souillure dont j’ai gardé l’odeur. Mais il vaut peut-être mieux que je ne revive pas.

Adieu. Écrivez mon histoire, ami des Anciennes Jeunes filles. Il en fut de toute sorte. Plus d’une vécut ma vie ; plus d’une encore vécut celle de Caroline. Écrivez notre histoire. Elle plaira aux hommes, qui sont tous libertins, et aux femmes, qui sont curieuses de connaître les aventures extraordinaires où nous sommes exposées.

J’aime peut-être encore mieux être Corinna que d’avoir été Clara, même la vôtre. J'ai appris quelque chose. Je sais de quoi on peut mourir et de quoi on ne meurt pas. On ne meurt pas de l’amour — même à la turque, — et j’en suis la preuve. Nos filles, dans cent ans, entreprendront elles comme une expérience l’aventure que j’ai subie comme un supplice ? Je l’espère, quoique j'aie de la religion et que je mette des cierges à la madone ; car si je n’avais pas eu de religion, je n’aurais pas eu de remords. Le christianisme (j’ai senti cela à vivre dans un autre air) n’est peut-être qu’une machine à donner des remords. Est-ce bien utile ? Je vous le demande. Moi je ne sais rien, je ne suis qu’une Ancienne Jeune Fille, — pour vous servir.

corinna.

P. S. — On n’a jamais pu savoir ce qu’était devenue ma bonne nourrice. Je crois qu’ils l’auront noyée, car elle était peu faite pour donner du plaisir à un Turc.


LA RÉPUBLIQUE AVENTURINE


Quelques milliers de lieues à travers le Brésil et, las, fiévreux, empoisonné par les morsures du carapate et du mosquite, j’allai m’échouer à Concepcion du Paraguay. En cette ville nonchalante et silencieuse, parmi les indolentes métisses vêtues de blanc, molles et douces, je repris un peu de santé, comme si les yeux bruns de ces brunes canéphores et leurs cruches de terre empaillées de roseaux m’avaient versé des élixirs et l’eau du Gange au lieu de l’eau du Parana. Me trouvant de force et ne voulant revenir ni par le Brésil, ni par Buenos-Aires, que je connaissais, je me décidai à traverser le continent vers le Chili.

Pour faire en chemin de fer à peu près la moitié du trajet, il fallait descendre le fleuve jusqu’à Rosario. Là j’eus le choix entre la voie de Tucuman et la ligne qui s’arrêtait alors à San Luis. Je pris, un peu au hasard, cette dernière route et, à San Luis, je me joignis à une caravane qui allait jusqu’à San Juan, au pied des Andes. C’est à partir de ce moment que le voyage allait devenir vraiment pénible et hasardeux. Mais, grâce à un nombre raisonnable de piastres, une troupe de contrebandiers me prit sous sa protection, et nous partîmes en suivant les méandres du Rio Castano.

Comme mes cartes, avec d’autres bagages, m’avaient été volées à Mendoza et que je n’avais pu me procurer à San Juan que des indications verbales, je ne pouvais relever ma route et, en vérité, surtout en pareille compagnie, c’était marcher à l’aventure.

Le chef de la bande était un ancien colonel de l’armée fédérale que les malheurs de la paix avaient réduit à ce métier équivoque. Il ne se plaignait pas, ses hommes, vieux miliciens, étant assez disciplinés, et les autorités de San Juan ne demandant pas mieux que de partager les bénéfices de la contrebande, sans en courir les risques.

— Don José, lui demandai-je un jour, voyons, franchement, vous ne mettez que huit jours pour gagner la frontière du Chili ? On compte, il me semble, à cause des détours, près de cent cinquante lieues de San Juan au Portillo de Vento ?

Il me laissa dire, puis répondit tranquillement :

— Nous n’allons pas au Chili. Ce n’est pas avec le Chili que nous faisons la contrebande.

Comme, sur sept cent cinquante lieues de frontière, la République Argentine n’a d’autres voisins que le Chili, je me demandai si don José se moquait, ou si quelque fantastique expédition m’entraînait à travers les montagnes vers la Bolivie, dont nous étions bien à quarante ou cinquante jours de marche.

Don José, voyant mon étonnement, ajouta :

— Le but de notre course est Santa Maria, à un mille et demi de la République Aventurine.

— La République Aventurine ? Je n’entendis jamais parler d’un tel pays.

— C’est qu’il n’est guère connu non plus, reprit Don José.

Comme les Aventurins ne s’occupent pas de leurs voisins, on les laisse en paix, et ils ne demandent que cela. Ils ne reçoivent pas les étrangers…

— Mais alors ?

— Oui, vous vous demandez comment vous pourrez passer, n’est-ce pas ? Voici. Arrivé au poste frontière, vous ferez simplement connaître votre désir d’atteindre le Chili en traversant le territoire aventurin. Alors, sans autre enquête, une escorte vous prendra et, par une excellente route coupée de relais, y compris une heure de repos sur quatre et sept heures de sommeil chaque nuit, en trois jours vous serez au delà du Portillo de Vento au poteau chilien. J’ai fait le trajet aller et retour, les chevaux sont bons, la fatigue supportable.

— Voit-on le pays, au moins ? interrogea la curiosité de l’explorateur.

— On en voit, continua Don José, ce qu’on en peut voir le long d’une grande route, sur un cheval à belle allure.

« On rencontre des maisons qui ressemblent à nos haciendas, une sorte de ville, à ce qu’il m’a semblé, sur la gauche, vers le milieu du trajet, ou un assemblage de jardins plantés de grands arbres. Si c’est une ville, elle peut avoir la population de San Juan, avec trois ou quatre fois plus d’étendue. Le pays est fertile, bien cultivé ; l’habitant blanc sans mélange apparent. Les hommes de l’escorte causent assez volontiers ; pourtant, il y a des questions auxquelles ils ne répondent pas. Je dois vous dire qu’il n’est pas absolument sûr que vous passiez. Quatre fois par an, ils ont des fêtes qui durent quinze jours et pendant lesquelles le pays est fermé. Comme elles sont mobiles et qu’elles suivent l’état de la culture et que le climat de cette petite vallée est très capricieux, elles varient souvent de trois et quatre semaines. Ne vous désolez point. Vous n’êtes ni un marchand ni un chercheur de trésors. Vous êtes un curieux, à qui je dirai tout ce que je sais et vous en apprendrez peut-être davantage par ma bouche que par vos yeux et par vos oreilles, si vous ignorez leur langue. Nous aurons le temps, en redescendant vers San Juan. Mais si vous y tenez, la semaine d’après, je vous conduirai au Chili par le sud, en suivant le rio de los Patos. C’est un territoire de chasse ; nous irons chercher des marchandises, au lieu d’en porter, et on pourra divaguer un peu à droite et à gauche de la piste…

— Quelle langue parlent-ils donc ?

— Une sorte de français.

— Mais je suis Français !

— Ah ! fit don José, c’est comme moi. D’origine s’entend ; car je suis né à Buenos-Aires. Mon père était basque et faisait le commerce.

Nous étions au sixième jour de marche ; la nuit venait, nous dressâmes les tentes, car les heures d’après le coucher du soleil devenaient déjà froides, ainsi que les matins.

Le lendemain, un parti d’Indiens nous inquiéta, mais le soir même, après quelques coups de fusil, nous étions à Santa Maria.

Notre conversation interrompue ne devait reprendre qu’au retour, hélas ! car les Aventurins s’amusaient. Les fêtes de l’automne venaient d’ouvrir ; le passage me fut refusé.

De toute la République Aventurine je ne vis qu’un poste de soldats. Armés d’arquebuses, coiffés de morions, la barbe pointue, je les pris d’abord pour des figurants de théâtre ou les héros factices de quelque cavalcade.

Un guichet s’ouvrit, je fis ma demande, à quoi un officier sans casque, mais le col orné d’une large fraise en toile ajourée répondit, l’air indifférent :

« A ceste heure se vendangent les clos. Commission est baillée aulcuns ne passent oultre le pays, pour ce que sont commencées les festes de la Purée Septembrale. Pantagruel te garde. »

Ce fut tout, mais j’écoutais toujours, surpris d’entendre au pied de la Cordillière un Ligueur me parler la langue de Rabelais.

Dès que nous eûmes repris la route de San Juan, Don José continua ses explications. Je les attendais avec impatience. Son ignorance me garantissait sa bonne foi. Il appelait la langue de Rabelais « une sorte de français » ; c’est là le meilleur témoignage que je puisse apporter encore aujourd’hui de la véracité de ce récit.

— Voilà, commença-t-il, ce que j’ai entendu de la bouche même des Aventurins ou conté par les gens qui furent en rapport avec eux. Vers le temps du roi Henri IV (qui était de chez nous, comme vous savez), des Français, où il y avait sans doute plus d’un Basque et plus d’un Béarnais, vinrent fonder un établissement dans la baie de Rio de Janeiro. Ils eurent des démêlés avecles Portugais, qui leur enlevèrent par surprise un fortin construit sur un îlot voisin de la pointe du Croissant qu’on appelle à cette heure Nictheroy. La garnison, ayant vu s’éloigner le navire qui les avait inutilement bombardés, était sortie en masse pour aller se ravitailler, c’est-à-dire à la chasse. Quand elle revint, tout brûlait, le fort et les cabanes ; les canots avaient disparu : la petite troupe se trouvait à la merci des Indiens, très nombreux tout autour de la baie. Le commandant, un aventurier fini, eut vite fait de prendre un parti : avec les soixante hommes qui lui restaient il s’enfonça dans le pays, se rêvant déjà les destinées d’un nouveau Pizarre, en quête d’un Pérou ou d’un Eldorado. Il faut vous dire qu’ils avaient, avec eux, une femme jeune et belle. Maîtresse du commandant, elle était le véritable chef des hommes, qui obéissaient comme des enfants à ses gestes, à ses regards. Tous, une fois, une seule fois, avaient eu ses faveurs, et tous attendaient le sourire qui leur annoncerait la seconde nuit. Il paraît qu’ils ont conservé ce moyen de gouvernement. Les actions de courage ou de vertu sont récompensées par la possession d’une belle fille, fière d’avoir été choisie comme la plus belle. C’est une manière de décoration. Elle a son charme insinua don José. Quant aux femmes, ils n’ont pas occasion de les récûmnenser, car ils ne leur deuiandent rien que d’être jolies (elles le sont toutes) et de faire de beaux enfants.

Ils s’enfoncèrent donc dans la forêt et Dieu sait comment ils s’en tirèrent ! je suppose qu’ils gagnèrent le Parana par le Rio Grande et descendirent le fleuve en canot…

— C’est la route que je viens de faire…

— C’est la seule. Ils vinrent donc, comme nous avant-hier, se buter contre la montagne. Il n’y avait pas de soldats au Portillo, mais c’est qu’il n’existait pas. L’ouverture de la vallée aventurine du côté de la pampa a été faite de main d’homme. J’ai oublié de vous montrer cela. Du côté du Chili, on n’en peut sortir que par un col d’un accès dangereux, impraticable à la moindre neige. Donc ils s’établirent là. Plus tard, leur femme étant morte, ils réussirent à enlever quelques Indiennes, dans les environs de Jachal, je suppose, où il y a encore quelques milliers de ces brigands qui ne sont point nomades. Elle était espagnole, leur femme. Du moins elle s’appelait Maria de las Aventuras. Nom ou surnom, il est certain qu’il y a à La Corogne une madone qu’on appelle ainsi et que les matelots chérissent. Ma mère lui offrit un cierge avant de s’embarquer pour l’Amérique. Vous voyez donc l’origine du mot. République Aventurine, il semble qu’on aperçoive dans le lointain, marchant fièrement en tête de sa troupe, la belle femme hardie qui fut la mère et la créatrice d’une race !

— On dirait que vous l’aimez, don José, cette Aventuras !

— Je l’avoue, j’aurais voulu être un de ses hommes. Elle a eu une noble destinée. Ses enfants forment un joli peuple, riche et dispos. Si toute la vallée est cultivée comme les parties qui longent la route, la population doit être assez nombreuse. Mais, d’après ce que j’ai compris, ils ont depuis quelques années une loi qui limite les naissances à la proportion des morts ; chaque ménage qui a plus de deux ou de trois enfants, selon les règlements, est taxé d’un impôt supplémentaire et le père imprévoyant est exclu pendant des années, ou toute sa vie, des emplois publics. Ce n’est pas qu’ils se privent des plaisirs de l’amour. Nulles gens ne sont plus libres sur ce chapitre. Ils connaissent le mariage, mais non pas la fidélité, non plus que la jalousie grossière et brutale. « J’ai eu bien du chagrin, quand ma femme a pris un amant, me disait un officier, mais j’ai trouvé d’autres amours de mon côté, et nous faisons un bon ménage. Je crois que nous changerons encore plus d’un fois, d’ici nos vieux ans, si Dieu le permet. Bien entendu qu’on ne se prive jamais d’un plaisir, quand on le rencontre à portée de sa main. A cela, personne n’a jamais trouvé à redire, ni un mari, ni une femme, ni aucun magistrat. Les filles qui se marient vierges sont rares. Elles ne sont guère courues, d’autant que ce ne sont pas les plus jolies, comme vous pensez. Il est vrai que, dans le mariage, on recherche surtout l’accord des caractères, des tempéraments, des fortunes. Le mariage est une chose et l’amour en est une autre. Dans les premiers temps de la République, il y eut un parti qui voulait restreindre la liberté des mœurs. Ils s’appelaient les Chrétiens. Mais ils ne pouvaient produire que des opinions. Les autres n’avaient qu’à ouvrir le Livre pour les confondre. » J’ai retenu ce discours, à cause de son extravagance. Quant au Livre, son nom m’échappe.

— C’est une Bible, sans aucun doute. On trouve ce que l’on veut dans ce recueil de contes populaires.

Don José me regarda avec inquiétude. Je n’osai insister. Satisfait de mon silence, il reprit :

— Je ne sais pas ce qu’il y a dans la Bible. C’est un livre que je n’ai jamais vu. Mais je sais qu’il contient la loi de Dieu. Les Aventurins sont honnêtes, bons, aimables, intelligents ; mais ils ne suivent pas la loi de Dieu.

— Cependant, dis-je, ils sont chrétiens, protestants, sans doute ?

— Nullement. Leur dieu n’est pas le nôtre. Ils le nomment Pantagruel et sa vie terrestre est contée dans le Livre dont j’ai oublié le titre. Ce livre est peut-être une manière de Bible contrefaite ; mais ce n’est pas la Bible.

« Pantagruel était un géant qui n’eut pas une naissance ordinaire ; il vint au monde par l’oreille de sa mère, Gargamelle.

« Avant lui, le monde était agité par de terribles guerres.

« Il établit la paix, qui n’a plus été jamais troublée. Il était très fort, très grand, mangeait un bœuf, comme on mange une grive, vidait d’une lampée un fût de cent arobes ; et probablement qu’il avait, comme l’Ogre, des bottes de sept lieues pour traverser la Cordillière. Ce Pantagruel est pour eux, à part sa goinfrerie, un modèle de vertu et d’obéissance qu’ils donnent à leurs enfants.

« Modèle facile à suivre d’ailleurs puisque la première maxime de sa morale est (selon leur langage) ; Fay ce que vouldras. Après avoir enseigné ce beau précepte aux Aventurins, Pantagruel se dirigea vers la mer, avec un de ses disciples nommé Panurge, monta sur un navire mystérieux qui attendait et disparut sur la mer Orientale. Il avait annoncé à son peuple qu’il s’en allait retrouver son père Gargantua et consulter l’oracle de la Dive Bouteille. Par ces mots sing-uliers, ils entendent la Sagesse éternelle, infinie et incréée ; ils la représentent aussi sous l’apparence de l’amiante qu’ils nomment pantagruelion. C’est une herbe qui ne brûle pas. Pantagruel reviendra à la fin des temps sur son bateau et il emmènera dans le royaume de l’Orient tous les Aventurins, les vivants et les morts, qui auront vécu selon le véritable pantagruélisme. Quel dommage, ajouta don José, qu’un peuple si honnête ait une religion si ridicule ! »

J’avais compris, dès que le nom de Pantagruel avait été prononcé. J’expliquai donc de mon mieux à don José l’origine de cette religion inconnue. Quelqu’un des aventuriers ou Aventurins primitifs avait dans sa poche un tome de Rabelais, qui se trouva le seul livre de la communauté et par conséquent devint le Livre. Il est probable, puisque la vie de Pantagruel se clôt, dans leurs traditions, sur son départ pour le pays de la Dive Bouteille, que c’était une des éditions de vers 1550, qui s’arrêtent au Tiers Livre, lequel est le second de Pantagruel.

Je promis à don José de lui faire parvenir à San Juan une bible aventurine complète. Mais après réflexion, je m’en suis gardé. Il aurait été capable de la montrer au poste de Santa-Maria, de la donner même, par gouaillerie, à un soldat aventurin, de faire ainsi pénétrer l’exégèse, le doute, le rationalisme chez ce petit peuple qui adore Pantagruel : quel dommage !

A force d’interroger don José, j’obtins encore quelques renseignements intéressants sur la constitution politique et l’organisation judiciaire de la République Aventurine. Don José m’assura que la foi en Dieu, c’est-à-dire en Pantagruel, est si ardente chez les Aventurins qu’ils tirent au sort la solution de presque toutes les questions importantes. Cela ne m’étonna point, pensant à l’excellent juge Brid’oye, « lequel sententioit les procès au sort des dez ».

— C’est bien de cette manière qu’ils rendent la justice, reprit don José. Ils s’en remettent uniquement au jugement d’en haut. Si les dés ne sont pas pipés…

— Vous disiez ?

— J’ai perdu à San Juan un procès que j’aurais peut-être gagné en Aventurine. Je l’ai perdu, faute d’argent pour suivre. Avec les dés, j’aurais eu meilleure chance.

— Oui, dis-je, d’avoir une chance sur deux, c’est beaucoup pour l’innocent et pour le bon droit. Les Aventurins sont privilégiés.

— Ils poussent à l’extrême ce goût du hasard, continua don José. Mais je les comprends, j’ai été joueur. Chez eux, toutes les fonctions publiques, sans aucune exception, sont tirées au sort……

— C’est la vraie démocratie, cela. Les Athéniens…

— Et ce n’est pas si bête. Je vois de près les élections populaires ; j’ai mis la main à plus d’une depuis dix ans, j’ai conduit au vote des troupes de gauchos comme ils conduisent au pâturage des troupes de bœufs. On se donne bien du mal pour faire le travail d’une de ces roues que j’ai vues à Rosario tirer une loterie. Chez nous, le suffrage populaire ne se totalise jamais sur le plus capable. La multitude choisit un homme à son image, un peu intelligent et un peu bête, un peu honnête et un peu coquin, un homme comme on en ferait un avec des morceaux pris à chacun des électeurs…

— Tandis que chez les Aventurins le Sort, qui ne choisit pas, peut élire l’Intelligence, quelquefois. Sans doute. On pourrait espérer de vivre sous une série heureuse…

Nous arrivions à San Juan. J’y trouvai des nouvelles qui me rappelaient. Je n’ai pas vu la République Aventurine.


ORIBASE

CONTE ATHÉNIEN


Oribase était un poète comme il y en a. Tantôt il avait du talent et tantôt il n’en avait pas. Sa sensibilité était désordonnée et ses idées étaient menues. Il aimait la nature avec fougue et quelquefois cette exaltation se traduisait en beaux accents. Moins heureux quand il voulait raisonner, il allait tout d’un coup aux extrêmes, criant : « Vive l’anarchie ! » avec une conviction désespérante. Comme il avait le verbe pittoresque, il affirmait ses idées sur la religion par ce mot spirituel : « Les prêtres, il faudrait les piler dans un mortier avec du capsicon ! » Le capsicon est une sorte de poivre. Oribase n’expliquait pas ce qu’il entendait faire de cette pâtée ecclésiastique, et l’on n’a jamais su s’il la destinait aux cochons ou à lui-même. Ayant le gosier naturellement salé, de tels condiments lui étaient inutiles, et je pense qu’il ne tenait ces propos que pour attirer sur lui l’attention du peuple. Mais le peuple était distrait par d’autres discours, d’autres spectacles et aussi par des poèmes qui n’étaient pas ceux d’Oribase. Les gazettes athéniennes mentionnaient rarement son nom et, quoiqu’il eût des amis fidèles et même des admirateurs, il considérait avec effroi que les années, en prenant congé de lui, l’une après l’autre, lui laissaient sur la tête moins de lauriers que de poils blancs. Un jour que l’ironie de sa maîtresse avait été plus cruelle que de coutume, il entra en colère et, prenant le parti de quitter le monde, alla se réfugier dans une petite maison qui lui venait de son père et qui mirait son toit de tuiles vertes dans les eaux bleues du Céphise.

La solitude d’abord l’enchanta et lui rendit l’àme plus poétique que jamais. C’est à ce moment qu’il composa ses meilleurs vers, ceux où il décrit avec un enthousiasme souvent mélodieux les charmes du fleuve, de la forêt et de la montagne. Un éditeur d’Athènes consentit à publier cet agréable volume, et les jeunes revues de ce temps-là, le Permesse, l’Hélicon, la Fontaine d’Hippocrène, en dirent le plus grand bien, ce qui n’était pas leur coutume. Oribase revint à la ville, pensant que le moment était enfin venu pour lui de « cueillir le vert laurier » !

Hélas ! il était trop tard. L’astucieux Moréas l’avait devancé et promenait déjà dans Athènes, non sans impertinence, le trophée Delphique. Oribase apprit en même temps que sa maîtresse, Clélie, qu’il croyait désolée, mais toujours fidèle, venait de s’embarquer pour les Îles avec un marchand syrien dont elle avait fait la conquête. Ce fut un moment douloureux. Tout lui échappait à la fois, la gloire et l’amour. Dans ce désarroi, Oribase se mit à fréquenter les tavernes. Il était devenu un buveur enragé de vin de Chios, lorsqu’un nouveau breuvage, fort vanté par les élégants qui avaient pu y goûter, fit son apparition sur les tables. C’était une liqueur verte qui se préparait avec de l’eau fraîche et qui alors devenait opaline ou laiteuse. Son goût, un peu acre, décelait des sucs d’anis, d’hysope, de mélisse et surtout d’armoise, plante consacrée à Artémis. On l’appelait vin amer, par opposition aux vins naturels de ce temps-là, qui étaient tous très sucrés. Oribase goûta au vin amer et y trouva des charmes. Son génie, obscurci par le chagrin, reprenait, lui semblait-il, des couleurs nouvelles. De taciturne, son caractère redevenait exubérant. Après deux ou trois coupes de vin amer, il se levait tout à coup, déclamait des poèmes, entonnait des chansons. Il est vrai que l’instant d’après, retombé sur son escabelle, il ne tardait pas à s’endormir, la tête sur la table. Les moments d’exaltation devinrent, par la suite, de plus en plus brefs et souvent il ne sortait plus des lèvres convulsées d’Oribase que des cris rauques ou des invectives obscures à l’adresse de Moréas et de Clélie, qu’il confondait dans une même haine. Le poète Achillardos, qui l’a vu plusieurs fois dans ces moments de délire, a tracé un tableau saisissant de la déchéance d’Oribase. Elle était d’autant plus navrante que, la crise passée, on retrouvait un Oribase, certes très abruti, mais assez docile, pas encore dénué de toute intelligence et ayant gardé intacte une sensibilité des plus vives. Achillardos, né avec un cœur généreux, avait été un des premiers amis d’Oribase. Il résolut de le sauver.

— « Oribase, lui dit-il, un jour qu’il était presque lucide, si tu étais raisonnable, si tu consentais à ne plus boire le vin amer, ou à ne le boire qu’avec la modération d’un sage épicurien, je te présenterais à Gallias, qui est, comme tu le sais, mon illustre ami. Gallias est tout puissant dans les éphémérides démocratiques. Tu as écrit un beau poème sur Socrate, victime des prêtres ; c’est tout à fait dans ses idées. Il peut beaucoup pour toi et je réponds de sa bonté fraternelle.

— Merci, dit Oribase, qui décidément était ce jour-là lucide, mais la place est prise. Tu n’étais pas le seul à penser à moi, on me surveillait. Il paraît qu’en devenant une ordure je devenais une valeur. Alors on m’a fait des offres.

— Je ne comprends pas, dit Achiliardcs

— Attends un peu. Tu es un peu trop bon pour me trahir ; alors, je vais le parler avec franchise, et je crois que cela t’amusera.

— Cela m’intrigue, du moins.

— Je l’ai déjà dit que l’on me surveillait, reprit Oribase, et tu voudrais bien savoir qui, n’est-ce pas ? Eh bien, c’étaient les prêtres même d’Artémis, ceux que j’ai violemment traînés dans la boue. Tu sais comme ils sont aux aguets de toutes les forces sociales, grandes ou petites, qu’ils espèrent pouvoir détourner à leur profit. Or, considérant l’état dans lequel j’étais tombé, ils se sont dit que, s’ils venaient à mon secours, je leur marquerais sans doute de la reconnaissance. L’aventure qu’ils ont eue avec Taxilos ne les a pas découragés. Ils savent d’ailleurs que je ne suis pas un Taxilos et que je n’ai qu’une avidité, celle de la gloire. Mon désintéressement leur a suggéré des procédés délicats et, en vérité, je suis déjà reconnaissant.

— Toi, l’ennemi des dieux ! Toi, le disciple d’Epicure !


— Que veux-tu, ils ont su me prendre. Tiens !

Et Oribase sortit de son sein un morceau de parchemin.

— Voici un traité, signé par Esmourgos et contresigné par le chef du collège des prêtres.

— Tu as vendu un nouveau livre ?

— Oui et non. J’ai surtout vendu ma conversion.

— Malheureux !

— Oh ! ne crie pas si vite. Depuis longtemps déjà mes blasphèmes me pesaient. Je sentais mon front écrasé par la colère des dieux, que j’avais insultés et qui se vengeaient.

— N’était-ce pas plutôt le vin amer qui t’alourdissait la cervelle ?

— Ne raille pas, le sujet est trop grave.

— Moi, je suis incrédule, et le sujet que tu appelles grave est pour moi frivole.

— Je te plains, reprit Oribase, en poussant un grand soupir. Tout transformé par la foi, je ne puis penser sans attendrissement au bonheur qui m’attend dans ce monde et dans l’autre. Pour être lucrative, ma conversion n’en est pas moins sincère. Les dieux sont riches et il est tout naturel qu’ils enrichissent leurs amis. Regarde Colophos, le poète des intimités du gynécée, depuis qu’il est dévot, il a doublé sa fortune. C’est un vrai miracle, car c’est vers ce temps-là qu’il a commencé à n’avoir plus aucun talent, et sans la protection des dieux, il serait fort oublié. Je veux être un second Colophos.

— Je te plains, dit Achillardos.

— Bientôt tu m’envieras. Adieu, je te quitte pour aller écrire mon histoire. Le monde entier sera informé de son apparition ; c’est Coloplios lui-même qui embouchera la trompette. Mais tu n’a pas remarqué que je ne bois plus. Ma coupe devin amer est encore moitié pleine.

— C’est cela, dit Archillardos, qui est le vrai miracle. Si tu persévères, je suis prêt moi-même à louer les dieux.

Oribase publia l’histoire de sa vie. Elle eut un grand succès, et ses poèmes, rendus édifiants par des corrections habiles, furent bientôt sur toutes les lèvres pieuses. Cela fit dire à Esmourgos, qui avait de l’esprit :

— La conversion, il n’y a plus que cela qui donne de la renommée.


M. LECAMUS A LOURDES


La Vierge a fait d’une pierre deux coups.
J.-K. Huysmans, les Foules de Lourdes, p. 93.


M. Lecamus était un homme d’une piété éclairée. Il savait concilier les exigences de la foi avec celles : de la science et ne dédaignait ni les nobles manifestations de l’art, ni les produits de la littérature honnête et bien écrite.

Sa foi était la foi ; il croyait tout ce que l’Église enseigne, et qu’elle ne peut enseigner que la vérité. Mais il savait aussi qu’au delà des dogmes il y a toutes sortes de notions pieuses que l’autorité ecclésiastique livre au libre examen des fidèles jusqu’au jour où, prenant une décision, elle les incorpore à ses usages ou les rejette de ses pratiques. Généralement, elle les incorpore, parce que l’on n’est jamais trop riche, et aussi parce que telles âmes, tièdes aux dévotions traditionnelles, se laissent prendre souvent aux charmes d’une heureuse nouveauté.

Les miracles, hors ceux de l’évangile, ne sont pas articles de foi, mais quel fils de l’Église oserait cependant rejeter ceux qui font l’orgueil de Lourdes et que tant d’éminents esprits attestèrent ? M. Lecamus croyait aux miracles de Lourdes. Il manifestait la liberté de son esprit en considérant ceux de la Salette avec un certain scepticisme. Il avait étudié les deux histoires et tandis que l’une le laissait froid et inquiet, l’autre enchantait son cœur en même temps qu’elle satisfaisait sa raison, M. Lecamus était un homme d’une piété éclairée

Ancien professeur de physique, il avait conservé le goût de la science et l’usage de ces instruments élémentaires au moyen desquels on dévoile aux enfants les arcanes de la nature et le dogme de la providence. Il voyait dans les lois qui régissent la matière les arrêts d’un Dieu très bon et tout puissant. « Pourquoi, disait-il, n’en suspendrait-il pas les effets, si tel est son bon plaisir ? » M. Lecamus distinguait soigneusement le naturel du surnaturel, tout en avouant qu’il y faut une grande prudence, car la volonté de Dieu est partout et sa puissance éclate aussi bien dans les faits les plus ronimuns que dans les plus rares.

Il connaissait les objections d’une certaine science et s’en souciait peu. La science chrétienne était là pour répondre à la science sans Dieu. Ne pouvait-elle pas se vanter d’un Newton et d’un Pasteur ? La foi de Pasteur était une garantie de sa science, en même temps que sa science était une garantie de sa foi. Un grand savant est toujours un grand croyant et Pasteur le prouva bien, lorsqu’il entreprit ces mémorables expériences qui devaient anéantir la néfaste croyance à la génération spontanée.

Le raisonnement qu’il faisait pour la science, M. Lecamus le faisait pour les lettres, et il était persuadé que le véritable talent est toujours uni à la foi. Si tel écrivain, par hasard, gênait sa théorie : « Attendez, disait-il, Dieu sait choisir son heure », et les événements souvent lui donnaient raison. Avec quelle joie M, Lecamus avait-il salué les conversions célèbres de notre temps ! « Tous les grands esprits nous reviennent tôt ou tard. » Il ouvrait déjà les bras à M. Edouard Rod. Un jour il dit à un libre penseur, qui le pressait : « Vous avez Marcel Prévost et Lucien Descaves, soit ; nous avons J.-K. Huysmans et René Bazin. » L’autre ne trouva rien à répondre.

La conversion de M. Huysmans lui avait causé une véritable allégresse, car il estimait en secret cet écrivain naturaliste auquel les plaisirs du monde inspiraient tant de dégoût. Il avait toujours cru que M. Folantin entrerait quelque jour dans une église et qu’il y trouverait la paix. « Il est fait pour cela, songeait-il. C’est un chrétien sans le savoir. Il possède mêmee déjà la résignation. A quand le pas décisif ? Quand franchira-t-il notre seuil ? » Et voilà que M. Folanlin venait se joindre au pieux troupeau ! Les actions de grâce de M. Lecamus furent vives et sincères. Il éprouva même un peu d’orgueil, car sa théorie s’affirmait de plus en plus : les hommes de talent viennent tous, un jour ou l’autre, s’agenouiller au pied de la croix.

M. Lecamus possédait, enfermés sous clef dans une armoire, la plupart des écrits de M. Huysmans et, avec l’assentiment de son confesseur, il en lisait parfois quelques pages. C’était son péché, mais pardonné avant d’être commis, puisqu’il était avoué d’avance. Cependant, quand il avait pris à cette lecture une trop vive délectation, il ne manquait pas de s’en accuser au tribunal de la pénitence. A dater des Foules de Lourdes, il prit un parti dont l’auteur lui-même lui donnait l’exemple. De même que M. Huysmans reniait, chassées de la couverture de ses livres catholiques, ses premières œuvres, M. Lecamus les expulsa de son cabinet. Sa conscience, de ce jour, fut plus tranquille. Les Foules de Lourdes lui causèrent une satisfaction presque sans mélange. Il y avait bien encore, çà et là, quelques pages un peu montées de ton, quelques autres pas assez révérencieuses, mais l’ensemble était pieux à souhait. On aurait pu encore, au point de vue de l’orthodoxie, relever dans ce livre excellent une pointe de manichéisme : le diable y montrait un peu trop ses cornes. Mais quelle est la dévotion qui ne tombe pas dans quelque petit travers ?

Ayant lu pour son plaisir, M. Lecamus relut pour son édification. Le premier chapitre lui agréait ; il admirait la subtilité de l’auteur à débrouiller la psychologie, jusqu’ici fort confuse, de la Vierge. M. Huysmans, éclairé sans doute d’une particulière grâce, en parlait comme d’une personne de sa famille, comme d’une pieuse tante, comme d’une vénérable grand’mère. Il la suivait dans ses voyages, de Paris aux Pyrénées, ey passant par les Alpes, dans ses moindres déplacements. On la voyait évoluer à Paris, s’installer à Saint-Séverin, puis, rue du Bac, de là « franchir les ponts » et « fixer son domicile dans l’endroit le plus contaminé de la ville, près de la Bourse ». M. Lecamus envia un instant cette familiarité avec les puissances surnaturelles, puis il continua sa lecture.

A ce moment, Céleste Lecamus, qui lisait la Croix, releva la tête, considéra le crâne de son mari et dit :

— Lecamus, j’espère que cette lecture le décidera ?

M. Lecamus crut comprendre l’allusion, et rougit. Puis il porta la main à sa tête et haussa les épaules.

— Mais ce n’est pas à cela que je pense, se hâta de reprendre Mme Lecamus, en mentant pieusement. Tu sais combien j’ai envie de voir Lourdes, dis ?

— Et moi donc !

— Eh bien ?

M. Lecamus chercha en vain des objections. Depuis qu’il avait lu les Foules de Lourdes, il n’en trouvait plus. Ils avaient le temps, n’ayant rien à faire, et l’argent ne leur manquait plus, Mme Lecamus venant de trouver, dans un héritage inattendu, une petite somme d’argent.

II dit enfin :

— Nous irons.

Mme Lecamus se leva pour embrasser son mari et, en lui mettant sur la joue un tendre baiser, elle se disait :

« Qui sait ? La Sainte Vierge doit l’aimer, il est si bon !… »

M. Lecamus, qui était entièrement chauve, avait, au sommet du crâne, une petite loupe de la grosseur d’une noisette, d’une noix, disait Mme Lecamus mais elle exagérait. Grain de blé d’abord, c’était devenu un pois ; d’année en année, lentement, la rhose s’était arrondie. Nul topique n’y avait mordu. Les médecins conseillaient une opération, bénigne disaient-ils, mais le mot suffisait à frapper d’une égale terreur les deux époux timorés.

Habitué à cette excroissance, qui ne le faisait point souffrir, M. Lecamus avait été longtemps sans y prendre garde. Depuis quelques mois, seulement, il éprouvait un peu d’inquiétude. Plusieurs fois, alors que la chaleur lui faisait ôter un instant son chapeau dans la rue ou en omnibus, il avait surpris sur les faces voisines un sourire ou un air d’étonnement, tellement cette bille rouge était drôlement située au milieu de la pâleur luisante de ce cône arrondi.

Mme Lecamus avait fait à ce sujet de ferventes prières, avec la douleur de les voir inexaucées. Elle continuait, néanmoins, et même, en cachette de son mari, visitait à cette intention les églises et les chapelles. Sans doute elle ne demandait pas un miracle, Mme Lecamus était trop timide pour se juger digne d’une telle grâce, mais elle s’en remettait à la Providence, espérant un peu, implorant beaucoup.

Son confesseur, cependant, homme, si c’est possible, d’une piété encore plus éclairée que M. Lecamus lui-même, ne la détournait pas de tenter le suprême remède. Il se passait à Lourdes des choses si extraordinaires ! Les bienfaits y étaient distribués d’une manière si inattendue ! « Est-ce le mérite que la Vierge récompense, est-ce la foi ? On n’en sait rien. On y voit d’insignifiants maux guéris soudain aussi bien que les plus affreux supplices. On y voit des incrédules s’en retourner soulagés et de pieuses personnes pleurer en vain. Nous sommes dans le mystère. Allez à Lourdes et espérez. »

Ayant retrouvé ces saines idées dans le livre de M. Huysmans, elle n’hésita plus, persuadée d’ailleurs que son mari, autant qu’elle, et pour les mêmes motifs, souhaitait d’accomplir le pèlerinage.

Elle se trompait. M. Lecamus désirait beaucoup d’aller à Lourdes, mais s’il avait hésité jusqu’alors, c’était précisément dans la crainte que Mme Lecamus ne voulût l’associer à un vœu dont il sentait toute l’absurdité. « Déranger la Vierge, se disait-il, pour une bêtise pareille, pour m’éviter un coup de bistouri ! » Et, devenu tout à coup très brave, il s’était enquis d’un chirurgien. Cependant, comme l’opération, si longtemps différée, n’était pas urgente, il avait cédé à sa femme. Il se promettait, au surplus, de ne faire qu’un pèlerinage de dévotion. Ayant lu les Foules de Lourdes avec un tout autre esprit que sa femme, il n’avait trouvé dans le récit des miracles et dans la description de tant d’effroyables plaies qu’un motif à remercier Dieu de sa clémence. Loin de demander un miracle, M. Lecamus se réjouissait de ne pouvoir devenir un miraculé !

Ils partirent. Mme Lecamus n’avait qu’une pensée : « Comment obtenir qu’il consente à se laver le crâne dans l’eau merveilleuse ? » Elle consulta le livre de M. Huysmans, qu’ils avaient emporté ainsi qu’un guide. On entrait sans cérémonie, semblait-il, dans cette salle où « la Vierge, devenue servante de bains, travaille ». Une fois là, elle userait de subterfuge, elle tremperait son mouchoir dans le jus béni, et, vite, en coifferait M. Lecamus. On verrait bien. Elle se représenta, d’après M. Huysmans, la sainte beauté de cette eau pareille à de « l’eau de vaisselle grise », à un « étain liquide » où nagent « des ampoules rouges et des cloques blanchâtres ». Quelle triomphe pour la foi, car on lave dans ce bouillon des plaies vives, qui « ne s’en portent pas plus mal » ! Cette saumure pieuse exaltait sa faible imagination ; elle se représentait avec componction le divin cloaque ; elle aurait voulu avoir, pour mériter de s’y plonger, quelque mal secret !

A son tour, M. Lecamus réclama le livre du dévotieux écrivain et il parcourut encore une fois, non sans terreur, les chapitres où, avec une précision médicale et pourtant pittoresque, d’inexprimables maux sont décrits. Quel enfer ! Et, de nouveau, il songeait, pour en sourire, à sa petite difformité, ridicule ; pas même ridicule, plaisante.

Sans se communiquer leurs pensées, les deux époux s’enfoncèrent dans leurs prières, puis s’endormirent.

Tout se passa à peu près comme Mme Lecamus l’avait souhaité. Les premiers jours cependant, l’accès de la piscine leur fut impossible. Pour passer le temps, ils firent brûler des cierges, ils récitèrent des chapelets, se mêlèrent aux processions, risquèrent leur partie dans les cantiques. Un prêtre enfin, moyennant une aumône, leur facilita l’entrée dans la salle des bains.

Alors, en murmurant une prière et pendant que M. Lecamus, agenouillé, baissait la tête, elle trempa son mouchoir dans l’eau sale et, vivement, en coiffa son mari.

Le saisissement fit que M. Lecamus se renversa évanoui, et peu s’en fallut qu’il n’allât tomber sur une pauvre femme qu’on retirait putride de la sainte baignoire.

On emporta M. Lecamus dans une pièce voisine. Mais une fois qu’on l’eut calé sur un banc, et comme le bruit se répandait que ce n’était pas un malade, mais un curieux, on le laissa là sans y faire attention. Ils restèrent seuls.

Le mouchoir mouillé coiffait toujours M. Lecamus, des gouttes d’eau sale coulaient dans son cou et le long de ses joues ; sa femme, le soutenant dans ses bras, lui tapotait le dos. Elle n’osait retirer le mouchoir, ni même lever les yeux.

— Que s’est-il passé ? demanda tout à coup M. Lecamus, en revenant à lui.

Et d’une main machinale, il dégageait son crâne :

— Je suis tout mouillé. Que cela sent mauvais !

Ce fut au tour de Mme Lecamus de tomber en faiblesse : la loupe de M. Lecamus avait disparu !

Mais elle se redressa bientôt et, à genoux, elle criait :

— Remercions-la ! Remercions notre bonne mère !

— Je veux bien, dit doucement M. Lecamus. Devant cette tiédeur, elle s’indigna :

— Comment, tu n’as pas plus de reconnaissance ?

Il la regardait, l’air étonné. Alors Mme Lecamus comprit qu’il ne savait pas. Elle murmura en pleurant :

— Eugène, Eugène, tu es guéri !

M. Lecamus passa la main sur son crâne et devint tout pâle. Au lien de la boule spongieuse qu’il avait l’habitude de sentir sous sa main, il n’avait touché qu’une peau flasque, un ballon crevé.

C’était le saisissement, sans doute, qui avait fait tomber M. Lecamus devant la piscine ; c’était aussi la vue de cette femme décharnée, et pourtant saignante, qu’on avait retirée de l’eau devant lui, de ce corps criblé de trous sanieux, de cette maigre pourriture, qui portait sur des épaules écorchées une douloureuse tête d’amour !

« Eh quoi ! se disait-il, agenouillé devant la grotte aux côtés de Mme Lecamus qui se répandait en actions de grâces, c’est de moi que la Vierge a eu pitié ! Mais je ne demandais rien ! A quoi pense-t-elle ? »

M. Lecamus, peu à peu, cessa de prier. Il essayait de réfléchir, mais la vision de la jeune femme au beau visage et au corps putréfié persistait devant ses yeux : « Moi ! C’est moi qu’elle a choisi ! Au lieu du miracle splendide qui émeut les hommes, même incrédules, elle a voulu guérir M. Lecamus d’un bobo puéril ? Non, je ne croirai jamais cela ! »

Et il passait la main sur son crâne, où il ne restait plus que les débris desséchés du champignon.

« Quel miracle ! reprenait-il. Je n’oserai jamais l’avouer… »

A ce moment, il eut honte de son ingratitude.

« J’ai l’esprit mal fait, j’ai le cœur mauvais. Voyez ma femme comme elle est contente ! Excellente créature, tu ne cherches pas à comprendre, toi, tu aimes, tu crois et tu pries ! »

Ne trouvant pas d’oraisons, incapable encore plus de rassembler ses idées, M. Lecamus se feignit souffrant, regagna son hôtel et compulsa encore une fois les Foules de Lourdes. Il lut au hasard :

« La Vierge ressusciterait, demain, un mort que le camp des libres penseurs crierait aussitôt, sur tous les toits, que cet homme était en léthargie, qu’il n’était pas trépassé… »

Et ils auraient raison, se surprit à dire tout haut M. Lecamus, car il faut que les mots aient un sens. On est mort ou on n’est pas mort…

M. Lecamus, épouvanté, laissa tomber le livre pieux. Il venait d’avoir pour la première fois de sa vie, peut-être, en dehors des menues questions de son élat, l’intuition d’une logique générale.

M. Lecamus relut la phrase qui avait motivé sa contradiction.

« La supposition de M. Huysmans est fâcheuse, se dit-il, car, enfin, si le cas se présentait, quelle preuve pourrait-on donner que la mort était réelle et pas seulement apparente ? M. Huysmans suppose évidemment une mort récente, puisqu’il suppose en même temps que les libres-penseurs pourraient en contester, avec succès, la validité ? »

Il continua sa lecture. De nombreux miracles étaient racontés avec soin et même avec une certaine impartialité. Mais pas un seul ne se présentait qui n’eût soulevé des objections. M. Lecamus se prit à dire : « Faire repousser un bourrelet de chair qui soude les lèvres d’une plaie, faire croître un os brisé afin que les deux bouts se rejoignent, c’est bien ; faire renaître un membre, un œil, un doigt… »

Il se tut.

« Objection de commis-voyageur, reprit-il, avec honte. Est-ce que j’en suis là ? Mais elle n’est pas si sotte, après tout. Les crustacés récupèrent des pattes entières, un peu plus minces et plus faibles, il est vrai. Eh bien ! rien qu’un doigt d’enfant à la main mutilée d’un géant ! Non, cela ne sera jamais. Les miracles de Lourdes sont de l’extraordinaire ; ils ne sont pas du merveilleux. Il n’y a pas de miracles. »

Il passa sa main sur sa tête.

« Ah ! cependant, en voilà un !… Quelle sottise ! Déranger l’ordre universel pour aplanir le crâne de M. Lecamus ! Voilà donc à quoi ils passent leur temps ! Ah ! M. Huysmans a bien raison d’affirmer que « la Vierge ne joue pas la difficulté, comme on dit au jeu de billard » ! C’est proprement fait… »

Le soir Mme Lecamus, d’une reconnaissance insatiable, voulut encore le traîner à la grotte. Il refusa et se mit au lit.

Une si émouvante journée l’inclina au sommeil, Il dormit longtemps, après quoi son premier geste fut d’explorer le terrain du miracle : il était net.

Alors M. Lecamus éclata de rire. Il se réveillait incrédule.

La Vierge, comme le dit Huysmans, avait fait « d’une pierre deux coups ».


TABLE DES MATIÈRES


I. — XIXe SIÈCLE
II. — RÉVOLUTION
III. — XVIIe SIÈCLE
IV. — PROPOS VARIÉS
V. — LA LIBERTE D’ÉCRIRE
VI. — NOTES D’HISTOIRE LITTÉRAIRE
VII. — CONTES CRITIQUES
  1. Dont le tome II même, a-t-il dit plus tard, était écrit.
  2. On sait que, pour Chateaubriand, le coup soudain fut la mort de sa mère. La raison, et sutout en de certaines natures, n’est guère que la servante de la sensibilité.
  3. Essai sur les Révolutions anciennes et modernes, p. 618. L’édition toujours citée de l’Essai est celle donnée par Sainte-Beuve chez Garnier, avec les « Notes de l’exemplaire confidentiel » si curieuses et si décisives, et dont nous reparlerons.
  4. Qu’on lise donc, à ce propos, soit le Golden Bough de Fraser, sont les Rites de passage de A. van Gennep.
  5. Essai, p. 18.
  6. Ils n’ont point paru. Le tome premier et unique ne traite que les questions I et II du Prospectus.
  7. Comparer cela avec la déclaration de l’abbé Noël, p. 105, en note.
  8. Voici la note explicative de Sainte-Beuve, qui possédait alors cet exemplaire : « avis spécial pour notre édition (1861). Sur un exemplaire de l’Essai sur les Révolutions (première édition, Londres, 1797), que nous avons sous les yeux, M. de Chateaubriand, qui était encore en Angleterre, avait fait de sa main des retranchements et corrections en vue d’une seconde édition, qu’il croyait prochaine. Mais bientôt, oubliant ce premier objet, il porta en marge, en plusieurs endroits de cet exemplaire, ses remarques personnelles et confidentielles, tant sur les hommes que sur les choses. Il y consigna le fond de ses croyances ou pluiôt de ses incrédulités à cette date de 1798, antérieure de quelques mois à peine à la conception du Génie du Christianisme. Nous donnerons ces notes copiées sur l’autographe, au bas des payes auxquelles elles se rapportent… »
  9. Essai, p. 537.
  10. Essai, p. 593.
  11. Essai, p. 587.
  12. Voyez, entre autres, Mathieu, ii, 17, 33 ; iv, 14, 15, 16 ; xxvi, 24. 54. 56 ; xxvii, 9, 35 ; etc.
  13. Ici, l’auteur, emporté par son sentiment, oublie son rôle de rapporteur, et avoue tout net son incrédulité.
  14. Selon les besoins de telle petite église ou congrégation nouvelle, dirait-on aujourd’hui, car il n’est pas dans le caractère juif de « broder » sans utilité. Il s’agissait pour chaque communauté d’avoir un évangile particulier : signe de noblesse.
  15. Essai, p. 593.
  16. Essai, p. 595. Noter qu’il parle du christianisme et des prêtres comme de choses abolies : Ils nous prenaient… ils ne nous quittaient…
  17. Essai, p. 596.
  18. Essai, p. 661.
  19. Essai, p. 610.
  20. Dans une note écrite en 1826, Chateaubriand s’élève avec une vraie prévoyance politique contre ceux qui vendraient des armes aux barbares et entreprendraient de discipliner leurs armées.
  21. 1898. Je réimprime cette vieille et trop longue note, parce que le même acharnement poursuit toujours Stéphane Mallarmé. Si la bêtise désarmait, elle deviendrait l’esprit, ce qui est impossible.
  22. Sic.
  23. Sic. — M. Fouquier n’a pas de chance avec les noms des poètes ou des artistes. On se rappelle son fameux : Lafargue, que j’ignore.
  24. La citation est habilement tronquée des premières lignes qui expliquent l’idée, ou l’à-propos du poème. Ces lignes diffèrent, là, du texte dernier, mais de forme seulement : elles sont si peu délirantes que je les retrouve, presque mot pour mot dans la Psychologie de l’Attention, de M. Th. Ribot : « Il est arrivé à tout le monde d’être poursuivi par un air musical ou une phrase insignifiante qui revient obstinément, sans raison valable. » (Ch. III, i.)
  25. Cf. Le Breton, Rivarol, p. 187.
  26. Hist. de la litt. fr., p.303.
  27. De qui peut-on être connu pour un ouvrage que l’on n’a pas fait ?
  28. Un morceau de 380 pages in-4°.
  29. Il n’y a pas cinquante lignes dans les 56 numéros du Journal politique national qui ne soient de Rivarol.
  30. Dans les 320 numéros, il n’y a pas 30 pages de Rivarol.
  31. Il n’en fréquentait presque aucun, et M. de Lescure, salonnie par excellence, en convient avec tristesse.
  32. C’est bien son moindre talent.
  33. Outre les études de Saint-Beuve, d’Arsène Houssaye, etc., les livres systématiques sur Rivarol sont assez nombreux ; Léonce Curnier, Rivarol, sa vie et ses œuvres (1853) ; Alègre, Rivarol, dans les Notices biographiques du Gard (1880) ; M. de Lescure, Rivarol et la société française pendant la Révolution et l’Émigration (1883) ; enfin : André le Breton, Rivarol, sa vie, ses idées, son talent, d’après des documents nouveaux (1895), de beaucoup le meilleur, et on peut dire le seul, car il efface tous les autres, les rendant inutiles, aux citations près des lettres inédites (Alègre, Lescure).
  34. Ou plutôt physiologie, mais seulement dans le sens de recherche des causes physiques.
  35. Petit Almanach. Supplément.
  36. L’Enfer. Avis de l’éditeur.
  37. Dont le travail est un excellent, et méritoire, et utile exercice de philologie comparée.
  38. Inf., xxi, 139.
  39. xxie chant, Note 8.
  40. Rivarol, p. 11.
  41. Ce Despois a écrit, avec la même bonne foi et la même sagacité, un ouvrage dont le titre voudrait être ironique, le Vandalisme révolutionnaire, où il prouve aisément que tout, eu France, et la France même, date de la Révolution. Dans un autre genre, le genre badin, M. Deschauel a rédigé une Histoire de la conversation en France, sans nommer Rivarol. Son raisonnement est excellent : Rivarol n’ayant été ni un acteur, ni un précurseur, ni un fils de la Révolution, ne peut avoir d’esprit. Uu peu moins fanatique, les moines du douzième siècle, pour avoir le droit d’admirer Virgile, en avaient fait un prophète. En général, tout le monde est de l’avis de l’abbé Noël, abbé révolutionnaire : a Je ne puis croire, disiait-il, qu’un homme qui ne pense pas comme moi soit un honnête homme. »
  42. C’est le mot que reprit Buffon, en disant que son Enfer « était une suite de créations ».
  43. Voyez la lettre de Rivarol « Aux auteurs du Journal de Paris ».
  44. Dans le Vrai Désaveu, les plaisanteries sont plus grosses : « J’ignorais jusqu’à ce moment qu’il y eût d’autre Garat que Je chanteur…, que M. Gaillard fût de l’Académie… Tout cela me paraît fort étrange, ainsi que M. Bexon, M. Ginguenaud de Montbéiiard, M. Maison-de-Molière, etc. ». Cela, c’est du pur Champcenetz. Que l’on cherche dans les Actes des Apôtres ses plaisanteries sur les députés aux noms ridicules, les Bouche et les Dutrou, les Poule et les Perdrix, les Pétion, les Fricot, les l’Asnon ; sur le citoyen Lanusse déclarant : Je resterai sur mon siège jusqu’à la mort. »
  45. Conversation de Rivarol notée par Chênedollé.
  46. Voyez le Petit Almanach.
  47. Il l’a prévu, du reste. Voyez l’article Roudier. Il a dit aussi dans un Avertissement : « Beaucoup de ces articles ne signifient rien. Ce sont les plus ressemblantes. »
  48. Et encore, à un autre article : « La postérité apprendra tous ces détails avec le plus vif intérêt… »
  49. Encore qu’il se borne à les renvoyer dos à dos, sans les juger.
  50. Ancien Jésuite, homme de toutes besognes, pas sans talent, au jugement même de Rivarol (Conversation notée par Chènedollé). Grimm a dit de lui : « Il n’y a point un homme de lettres célèbre qui n’ait reçu de lui un tribut d’hommages distingués. Tout cela n’est peut-être pas si loin d’un jésuite qu’on le dirait bien. » Rivarol a dit la même chose (Actes des Apôtres), no 182), mais en ces termes plus beaux : « Cérutti, avec ses phrases luisantes, s’attache à tous nos grands hommes ; c’est le limaçon de la littérature : il laisse partout une trace argentée, mais ce n’est que de la bave. »
  51. A. Le Breton, Rivarol, p. 105.
  52. Carnets, cités par A. Le Breton, Rivarol, p. 95, qui ajoute, et c’est mon sentiment : « J’ai souvent songé à l’ivresse que lui eussent causées les découvertes scientifiques du xixe siècle… »
  53. Discours préliminaire, § V. Des Nombres.
  54. Il y en a. L’Intermédiaire enregistre très souvent des notes de gens inquiets de savoir si les Romains n’ont point connu l’imprimerie. L’un d’eux a prouvé qu’ils avaient des voitures automobiles.
  55. Carnets.
  56. Tilly, Mémoires, t. V.
  57. Il y a un mot de Rivarol sur cette habile duplicité de Pauckouke. Il estimait beaucoup Mallet, et, quand il eut cessé le Journal politique national, c’est le Journal de Genève qu’il recommande à M. de Gaste.
  58. Il ne se mêla jamais d’aucune élection, dit Pelletier, Dernier tableau de Paris.
  59. Il déroba à Hambourg les manuscrits de Rivarol et les publia sous son nom, en les dénaturant, malheureusement : De la Souveraineté, Altona, 1807.
  60. Cette phrase même est pillée de Rivarol : « L’esprit qui trouve l’or en lingots, ajoute aux richesses du genre humain ; mais le talent façonne cet or en meubles et en statues qui ajoutent à nos jouissances, etc. » Discours préliminaire, § VI. Les facultés et opérations habituelles de l’esprit. »
  61. De la Souveraineté, p. 15.
  62. « Si la Révolution était arrivée sons Louis XIV, disait-il plus tard. Colin aurait fait guillotiner Boileau. En m’en allant, j’ai échappé à quelques jacobins de mon Petit Almanach. » Ils y foisonnent : Collot d’Herbois, Fréro fils, Pons de Verdun, etc.
  63. Mémoires d’un touriste, I, p. 165.
  64. Il sera plaisant de voir un jour les philosophes et les apostats suivre Bonaparte à la messe en grinçant des dents ; et les républicains se conrber devant lui. Ils avaient pourtant juré de tuer le premier qui ravirait le pouvoir. Il serait plaisant qu’il créât un jour des cordons et qu’il en décorât les Rois : qu’il fît des princes et qu’il s’alliât avec quelque ancienne dynastie… Malheur à lui s’il n’est pas toujours vainqueur ! » Rivarol est mort le 11 avril 1801.
  65. Journal politique national, Ire série, no 8, Résumé.
  66. Ibid., no 12. Avertissement.
  67. Journal politique national, première série, no 5, Seconde Lettre à l’auteur du Journal. Ces lettres sont de Rivarol.
  68. Taine redit cela, beaucoup moins bien : « La toute-puissance subite et ! a licence de tuer sont un vin trop fort…, etc. » Origines, III, ch. ii. § 6.
  69. Première série, no 9, Résumé.
  70. D’un mot, qui ne semble qu’un mot, il éclaire tout. « Les États-Généraux du Palais Royal. » Cela eût donné une figure au chapitre peu substantiel de Taine, Origines, III, ch. ii, § 4.
  71. Journal politique, 1re série, no 14, Résumé. — Le 5 octobre, quand l’émeute arrive à Versailles, le roi chassait a Meudon. Rivarol note avec soin ce détail si caractéristique. Taine, qui accumule tant de petits faits sans valeur, le dédaigne.
  72. Dans les Actes, il dit cela tout légèrement : « Ces gens de droite qui sont si gauches et ces gens de gauche qui sont si peu droits. ».
  73. Il connaît, comme nous l’avons dit, la réimpression partielle, sous le titre de Mémoires. Taine suit Mallet du Pan, comme Mallet suivait Rivarol. Il appelle Mallet « le plus compétent, le plus judicieux, le plus profond observateur de la révolution ».
  74. « Personne, pas même Michelet… » dit M. Le Breton, à propos du récit des journées d’octobre, et c’est peut-être vrai.
  75. Journal politique, IIIe série, no 4.
  76. Lettre de M. Burke sur les affaires de France et des Pays-Bas ; 1791. Burke en avait profité sans le savoir par ses correspondants de Paris, qui lui communiquaient les idées de Rivarol. C’est ainsi que les Réflexions sur la révolution de France ont tant de rapports avec le Journal politique national.
  77. N° 94.
  78. Ire série, no 10.
  79. «... Je quittai Paris le 10 juin 92 fort à propos ; car on vint, sept jours après, soit pour me massacrer, soit pour me mener à l’échafaud. Les brigands dirent en entrant chez moi : « Où est-il, ce grand homme ? Nous venons le raccourcir. » C’est un des cararactères de la Révolution que ce mélange de plaisanterie et de férocité… » (Lettre du 12 mai 1797.) M. Taine, toujours triste, n’a guère vu que la férocité.
  80. Ire série, no 13.
  81. Ire série no 16. « … Mirabeau, c’est un barbare effroyable en fait de style… » Conversation de Rivarol, notée par Chênedollé.
  82. IIe Série, no 1.
  83. IIe Série, no 11. L’italique est de Rivarol.
  84. C’était lui-même et non, comme le croit P. Malassis, l’abbé Sabatier, dont il était séparé depuis longtemps.
  85. Sur la manière historique de Taine, voyez l’ouvrage de M. Aulard : Taine et la Révolution française. Je n’ai pu en faire état, le présent écrit étant très antérieur, mais je me suis trouvé d’avance à peu près de l’opinion de M. Aulard.
  86. L’histoire est contée, non sans perfidie, par La Feuille du jour, 1er janvier 1791.
  87. Le Journal Français vécut jusqu’au 7 février, la Feuille du Matin jusqu’au 4 avril 1793, toujours royaliste et insolente, « énigme inexpliquée, inexplicable », disent les Goncourt.
  88. Origines, tome III, ch. ii, § VIII.
  89. 1790. Grimm annonce, en septembre, « ce modèle de persiflage et d’impertinence »
  90. Voir la Lanterne magique nationale, son chef-d’œuvre en ce genre.
  91. Voyez les Mémoires d’outre-tombe.
  92. Son expédition contre le couvent des Annonciades.
  93. Actes des Apôtres, no 1.
  94. Nos 5 et 7.
  95. Actes, no 7. « Ce M. Artaut est borgne, » ajoute Rivarol, en note. Il collaborait aux Apôtres.
  96. N° 94.
  97. N° 163.
  98. De la vie politique, de la fuite et de la capture de M. de la F*** (1792).
  99. Portrait du duc d’Orléans et de Madame G… (1794).
  100. N° 181. Lettre de M. Vilette à M. Riquet-à-l’Enchère.
  101. Que la plupart des historiens, politiques ou littéraires, se sont obstinés, ne connaissant sans doute ni l’un ni l’autre, à confondre avec le Petit Almanach de nos grands hommes. Je lis, par exemple, dans l’ouvrage de M. Herriot sur Madame Récamier (tome I, p. 75), à propos de Mathieu de Montmorency, ce renseignement véritablement un peu confus : « Le comte de Rivarol, qui s’était fait le flatteur de la haute société, lui avait réservé une place dans son célèbre Petit Almanach de nos grands hommes (1788). » C’est naturellement dans le Petit Dictionnaire (1790), ouvrage politique, et non dans le Petit Almanach (1788), ouvrage littéraire, qu’il est question de ce Mathieu, qui faisait alors le libéral et sous la Restauration fit le rétrograde. Quelle justification pour Rivarol, et comme il avait vu clair dans l’enthousiasme naïf ou factice de ces jacobins titrés !
  102. Elle est très bien dessinée, quoique au second plan, dans le même ouvrage de M. Herriot, qui est très bien documenté sur elle, aussi bien qu’il l’est mal sur Rivarol, d’ailleurs hors de son sujet.
  103. Lettre sur L’ouvrage de Mme de Staël intitulé « de l’Influence des Passions » ; 1797.
  104. Avant 1797, Rivarol n’a jamais sigué aucun de ses ouvrages.
  105. Où il donna peut-être cependant les trois Lettres du citoyen Bacon, no 230, 239, 264.
  106. Dampmartin, Mémoires, t. I.
  107. De la Souveraineté. Altona, 1806.
  108. De la philosophie moderne, 2e édition, page 74, note. Cet ouvrage, qui n’est qu’un extrait du Discours préliminaire, a été modifié dans les notes.
  109. Sthendhal, Mémoires d’un touriste, t. II, p. 22.
  110. Discours préliminaire, § viii, Récapitulation.
  111. Mémoires, t. I, ch. xii.
  112. Meister, dans la Correspondance de Grimm, dit que c’est M. de Champcenetz, le père, qui épousa la Pater : « M. le marquis de Champcenetz, le père, pour finir le roman de madame de Newkerque, vient de l’épouser. Cette beauté, si célèbre autrefois sous le nom de madame Pater, après avoir eu beaucoup d’aventures fort brillantes, entre autres une avec M. le duc de Choiseul, eut presque en même temps l’espérance d’épouser M. de Lambesc, qui aurait pu être son fils, et celle de jouer le rôle de madame de Maintenon sur la fin du règne de Louis XV. Il est sûr, au moins, que ce prince, les dernières années de sa vie, entretenait avec elle des relations très secrètes et très intimes, et la combla de bienfaits dont elle jouit encore. »
  113. A Bagatelle, 1788.
  114. Je suis heureux, disait un sot à Rivarol, de voir que vous vous rapprochez de mes idées. — Et moi, Monsieur, je vous félicite de vous rapprocher de mon genre.
  115. Les propos de Tilly, souvent assez âpres, y furent sans doute pour quelque chose : « Je ne suis pas loin d’avoir l’opinion que la médiocrité en tout genre ne soit un titre auprès d’elles. » Tilly, Mémoires, ch. ix.
  116. Grimm donne de ces portraits une clef qui est confirmée et complétée par des annotations sur l’exemplaire de la B. N. Le mien ne la contredit pas, au contraire. Voici le tout :

    Mme de Merville : du Bourg.
    Mme de Pleinval : d’Ailly.
    Mme de Follange : de Castellane (?)
    Mme de Valfort : de Matignon.
    Mme de Sainville : de Brancas.
    Mme de Nerfeuil : d’Audlau.
    Mme de Valcé : de la Châtre.
    Mme d’Armande : de Staël.

    La « Maîtresse d’un sot », page 36, serait Mme de Beauvilliers.

  117. Au Palais-Royal, 1788.
  118. Des XXIII Manières de Vilains, pièce du xiiie siècle, publiée par Achille Jubinal ; 1834.
  119. Cf. Rivarol, Petit Dictionnaire des Grands Hommes de la Révolution : De Croix, un des muets de l’Assemblée… Il est dévoué à la bonne cause, il se lève pour la bonne cause, il reste assis pour la bonne cause, il tape du pied pour la bonne cause… »
  120. Les Plus belles Pages de Chamfort, 8, 45, etc.
  121. Dialogue des morts imité de Lucien, dans les Plus belles Pages de Rivarol, livre II.
  122. Comparez les rapports si plats que publièrent les journaux, il n’y a pas très longtemps, avec les dossiers des Archives, si curieux qu’on en tire des livres.
  123. Bagatelle que vingt libraires ont refusé d’imprimer. Genève, 1789.
  124. Louise Fusil, Souvenirs d’une actrice.
  125. Voir l’Observateur, mars 1790, le Rôdeur Français, no 10, décembre 1789. Cf. Goncourt, Société française pendant La Révolution, page 242.
  126. Lettre de Rivarol à son père. Il prend bien l’anecdote et y voit « ce mélange de plaisanterie et de férocité qui fut un des caractères de la Révolution ». Voyez aussi l’histoire de la pendaison manquée de M. de la Salle. (Journal politique national, 1re série, no 10.)
  127. La vente en dura quinze jours dit Poulet-Malassis, les Ex-Libris français (1875).
  128. Champcenetz l’aurait avoué à Jourgniac de Saint-Méard, qui le rapporte. Ce qui n’est pas une légende, c’est son refus d’émigrer, motivé en partie par ses livres et ses estampes, en partie par son insouciance. Parisot lui avait promis de le sauver. Voyez les Mémoires de Tilly, ch. xii.
  129. Mémoires.
  130. L’innocent Parisau, homme fort modéré, fut confondu par la justice révolutionnaire avec Parisot, ancien capitaine de la garde constitutionnelle de Louis XVI, et condamné comme tel.
  131. Ces déductions étaient justes. En effet, quelque temps après la publication de cet article, M. Aulard écrivait dans la Révolution française (14 avril 1908) : « J’ai suivi la pisle indiquée par M. de Gourmont et voici ce que j’ai trouvé. Le 16 germinal au XIII (6 avril 1805) ; on représenta pour la première fois, au théâtre de l’Impératrice, l’Espoir de la faveur, comédie en cinq actes et en prose, par Etienne et Nanteuil, et au Vaudeville, Thomas Muller ou l’Effet de la faveur, comédie en trois actes et en prose, par Chazet, Gersain et Dieulafoi. Le Courrier des Spectacles du lendemain 17 terminal (Bibl. nat., Inv., Z, 5326, in 4) rendit compte de ces deux pièces en un seul et même article.
    Ce compte rendu débute ainsi
     « On faisait courir beaucoup de bruits malins avant la représentation de cette pièce. On parlait d’une comédie manuscrite de Fabre d’Églantine, intitulée l’Orange de Malte. On annonçait que cette Orange de Malte aurait beaucoup d’affinité avec la pièce nouvelle, et on insinuait avec quelque adresse que le manuscrit de Fabre d’Églantine ne s’était pas trouvé après sa mort. On s’arrêtait là, et on laissait à la malignité du public le soin d’interpréter le reste. D’un autre côté, les auteurs de l’Espoir de la faveur paraissaient se plaindre qu’on jouât dans le même temps au théâtre du Vaudeville une pièce sur le même sujet et presque avec le même titre. On parlait de quelques répétitions faites au théâtre de l’Impératrice, en présence de quelques personnes, et on laissait à penser que ces personnes avaient bien pu s’emparer de quelques idées des poètes leurs confrères.
     « La représentation des deux pièces mettra le public à même de prononcer sur ces bruits… »
    Suit une analyse des deux pièces, qui sont, en effet, semblables pour le fond.
     « … N’ous n’examinerons pas ici de quelles sources proviennent ces ressemblances, si les auteurs des deux pièces ont également pressé l’Orange de Malte, ou si les auteurs du Vaudeville ont écouté à la porte du Théàtre Louvois ; nous nous contenterons de remarquer que, si les deux ouvrages ont eu des ressemblances du côté de la composition, ils en ont eu aussi du côté du succès… »
  132. Ceci a été écrit avant que parût le Romantisme français, de Pierre Lasserre. Ce livre est remarquable, mais il n’a pas modifié mes idées.
  133. On trouvera ce texte « allégé » dans les Plus belles pages de Cyrano de Bergerac.
  134. On l’appela toujours ainsi, de son vivant « l’illustre M. des Réaux. », dit un contemporain.
  135. Historiettes. p. 158. (Collection des plus belles pages.)
  136. Comme cela arrive précisément (1909) pour la Galerie des Machines, dont plus d’un homme de goût, notamment Huysmans, loua la beauté et la hardiesse.
  137. « … et puis li vis copes a toutes les coulles et jettees en un euf qui la estoit. »
  138. Fidèles de Guillaume Monod, qui se croyait Dieu. Voyes les Promenades philosophiques, 2e série.
  139. Voyez plus haut, p. 207.
  140. C’est, pour tout dire, le Bordel des Muses. Au xviie siècle, le mot était plutôt vulgaire que grossier.
  141. Liber miraculorum sanctæ Fidis (1898).
  142. Traduction nouvelle de Théodore de Wyzewa (1902).
  143. Une autre traduction a paru naguère. C’est d’ailleurs une curiense contradiction économique que les livres de piété, comme les livres de poésie, se font plus nombreux à mesure que le monde se désintéresse et de la piété et de la poésie. C’est probablement qu’il demeure, invaincue et même grandissante, une élite sentimentale.
  144. Les fragments de ces anciens poèmes ont été pour la plupart publiés par Francisque Michel : Tristan, recueil de ce qui reste des poèmes relatifs à ses aventures. Paris, Téchener, 1835-1837.
  145. Le Roman da Tristan et Iseut, traduit et restauré (1901)
  146. P.-P. Plan. Les Éditions de Rabelais de 1532 à 1711 (1904).
  147. 1899.
  148. On la trourera entièrement traduite et très savamment commentée dans l’ouvrage de M. Faligan, Histoire de la légende de Faust (1887).
  149. Dans le Theatrum Poetarum (1675) — Cf. Shakespeare’s Predecessors in the English Drama, by John Addington Symonds.
  150. Il s’agit de la répresentation, au Théâtre d’Art, en 1872, du Faust de Marlowe, traduction nouvelle.
  151. Cet épisode serait bien illustré par le dessin de Martin Schongauer que l’on voit, au Louvre, des diables à ailes de chauves-souris, à mamelles inguinales, à œil au nombril, enlevant un Faust grotesque et récalcitrant.
  152. Dante, Inf., 11.
  153. Μωριας Εγκωμιον. Stultitiae Laus. Des. Erasmi. Rot. Declamatio. Recognivit et adnotavit. I. B. Kan. Erasm. Gymn. Rect. Emer. Insertae tant figurae holbeinianae Hagae-Com., apud Martinum Nijhoff, cicicicccxcviii.
  154. La préface du récent album de M. Rouveyre, Le Gynécée (1909), est entièrement gravée sur bois. Cette remarquable xylographie est due à M. Vibert, artiste digne des anciens maîtres.