Promenades Littéraires (Gourmont)/Bibliographie de Rabelais

Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 351-356).


BIBLIOGRAPHIE DE RABELAIS


Quelques-uns de nos écrivains classique ont été l’objet, tels Molière, Corneille, de bons travaux bibliographiques. Sur Rabelais, il n’y avait encore queles Recherches de Brunet, publiées en 1852, travail toujours estimable, mais incomplet et parfois inexact. L’ouvrage que vient de donner M. Plan[1], déjà connu par une publication rabelaisienne (le Pantagruel de Dresde), semble à peu près définitif. Sans doute, quelques corrections devront intervenir dans les éditions futures, mais, en son ensemble aussi bien qu’en ses moindres détails, c’est un livre sûr et qui fera foi.

Comme on le voit à l’énoncé du titre, M. Plan s’est arrêté à l’année 1711. Cette date, qui ne dit rien aux profanes, a une grande importance pour les fervents de Rabelais. C’est, en effet, en 1711 que Le Duchat, avec la collaboration de La Monnoye, publia à Amsterdam, chez Henri Bordesius, la première édition critique de Rabelais. Le Duchat clôt une ère, ou plutôt en ouvre une nouvelle. La période moderne de l’histoire bibliographique de Rabelais a son intérêt, étant données l’incorrection des meilleures éditions contemporaines de l’auteur et leurs incroyables fantaisies orthographiques. Il s’agit de fixer un texte ; on y a travaillé, sans résultat bien appréciable. M. Plan abordera plus tard cette seconde partie de sa tâche, en se servant des notes qu’avait, pour un travail analogue, rassemblées M. Marty-Laveaux.

L’œuvre de Rabelais se subdivise en plusieurs chapitres d’inégale importance : les Chroniques de Gargantua, Gargantua, Pantagruel, les Almanachs, les Ouvrages d’érudition, les Œuvres apocryphes, parmi lesquelles il faut délibérément ranger et les Navigations de Panurge, et le cinquième livre, également connu sous le non de l’Isle sonante. Il faut également traiter à part des Œuvres collectives. De plus, chaque livre du Pantagruel, le deuxième excepté, qui a toujours été joint au premier, s’examinera séparément.

Il semble bien que le second livre de l’ouvrage de Rabelais, tel qu’on le connaît aujourd’hui, c’est-à-dire le premier livre de Pantagruel, ait paru avant le Gargantua, qui ouvre toutes les éditions. Du moins, si la première édition connue de Pantagruel est de 1532, la première édition de Gargantua n’est pas antérieure à 1533 ou même 1534. A cette dernière date, le premier livre de Pantagruel a déjà été imprimé six fois.

Mais aucun de ces deux livres ne présente la première œuvre de Rabelais. Il y a une esquisse du chef-d’œuvre. C’est l’opuscule publié en 1532 sous ce titre : Les grandes et inestimables Cronicques du grant et énorme géant Gargantua : contenant sa généalogie, la grandeur et force de son corps. Aussi les merveilleux faicts d’armes qu’il fist pour le roy Artus, comme verrez cy après. Imprimé nouvellement. 1532. Ce livret a eu une fortune populaire que n’a pas connue la rédaction définitive, familière aux seuls lettrés. Il a été réimprimé constamment depuis sa date jusqu’à la mort du colportage, jusque vers la fin du second Empire. Dérogeant à son programme, M. Plan en a poussé jusqu’à la fin du dix-huitième siècle la bibliographie. Il ne cite du dix-neuvième qu’une seule édition, celle donnée par Dekher, à Montbéliard, en 1823. Il y en a beaucoup d’autres, parues à Lille, à Épinal, à Orléans, partout où florissait la littérature de colportage. On pourrait également signaler les grandes images d’Épinal qui ont tant popularisé la figure du géant. Aucune, ni des images, ni des éditions des Chroniques, ne porte le nom de Rabelais. Il est à peu près certain, cependant, qu’il en publia lui-même les premières versions ; plus tard, il s’en désintéressa.

On connaît, de 1532 à 1543, quarante-quatre éditions, soit de Pantagruel, soit de Gargantua. Le succès fut donc immédiat. Il augmenta encore à mesure que de nouveaux livres voyaient le jour. Outre les éditions avouées par Rabelais, il y a de très nombreuses contrefaçons. C’est vers 1548 que parut le Rabelais complet, sous la forme que nous connaissons. Après la mort de l’auteur, un imitateur habile rédigea un cinquième livre que l’on a l’habitude de joindre aux quatre premiers. M. Plan, partisan résolu de l’inauthenticité, se réserve de donner ses preuves dans un travail ultérieur. S’il fallait croire ce livre de Rabelais, ce serait d’un Rabelais en décadence et radotant : la valeur littéraire du cinquième livre est des plus médiocres. Il parut, près de dix ans après la mort de Rabelais, sous le titre de l’Isle sonante. Les contemporains éclairés ne semblent pas avoir été dupes de la supercherie, si l’on s’en rapporte au témoignage de Guyon, lequel écrit dans ses Diverses Leçons (1604), qu’il était à Paris quand ce livre fut publié et qu’il en connaît bien l’auteur, lequel n’était pas médecin. On peut noter aussi que la première édition du cinquième livre contient des passages empruntés au quatrième. Dès la seconde édition, le faussaire, sentant que cela pourrait le trahir, les supprime. Néanmoins l’imitation est partout flagrante ; c’est un pastiche.

Rabelais semble avoir donné régulièrement tous les ans un almanach de 1533 à 1550. Ant. Le Roy, Huet, Nicéron en ont eu des exemplaires entre les mains. On n’en possède plus aujourd’hui que deux fragments, d’ailleurs identiques, où se lit : Almanach pour l’an M. D. Xlj, etc. (in-16 goth.).

Quelques ouvrages d’érudition, auxquels collabora sans doute Rabelais, contiennent de lui des lettres latines. Il a publié une édition des Aphorismes d’Hippocrate (1543 et 1545). On lui attribue généralement un opuscule en français paru avec son nom, de son temps : la Sciomachie et Festins faicts à Rome, etc. (1549).

Outre le cinquième livre de Pantagruel et les Navigations de Panurge, on a encore donné à Rabelais toutes sortes de livrets auxquels il n’eut jamais aucune part, notamment les Songes drolatiques de Pantagruel, qui se réimpriment toujours, recueil de figures, d’ailleurs très drôles, gravées d’après Pierre Breughel et d’autres. On peut donc, grâce à l’ouvrage si instructif de M. Plan, suivre, depuis les toutes premières origines, les vicissitudes des œuvres de Rabelais. Jusqu’au commencement du dix-septième siècle, les éditions se suivent à des dates très rapprochées, souvent d’année en année. Puis, vers 1613, la popularité du grand conteur commence à décroître. Les dates, à partir de ce moment, s’espacent : 1613, 1626, 1663, 1666, 1669, 1676, 1691, 1711 (Le Duchat) ; soit huit éditions seulement en un siècle, contre plus de trente dans la période précédente, de 1553 à 1613.

Toujours vivant, toujours un des grands personnages de la littérature française, Rabelais est assez peu lu, aujourd’hui. Cela tient peut-être à ce qu’il n’en existe aucune édition lisible. On a essayé récemmentde le traduire en français moderne ; cela a donné un résultat peu encourageant.

  1. P.-P. Plan. Les Éditions de Rabelais de 1532 à 1711 (1904).