Promenades Littéraires (Gourmont)/Le livre français en Amérique


III

LE LIVRE FRANÇAIS EN AMÉRIQUE


On ignore généralement en France à quel point les États-Unis sont une nation soumise à l’esprit religieux. La multiplicité des sectes chrétiennes qui se partagent ce vaste empire n’a pas diminué leur crédit. Aucune n’est reconnue officiellement, mais toutes sont respectées, non seulement par leurs propres fidèles, mais les fidèles des autres sectes. Il n’y a pas longtemps, retenu à déjeuner par M. Roosevelt, un personnage français s’y trouva en compagnie de trois évêques, un protestant et deux catholiques. Les protestants, de beaucoup plus nombreux, sont fort divisés : aux vieilles sectes, luthériens, calvinistes, méthodistes, baptistes, quakers, mormons, cent autres sont venues se joindre, quelques-unes aussi bouffonnes que nos obscurs monodistes[1], mais aucune ne faisant rire, parce que, là-bas, tout ce qui s’intitule religieux devient sacré, devient « tabou ». Au nombre d’environ quinze millions seulement, les catholiques sont très puissants à cause de leur cohérence remarquable, de leur solidarité sociale. Le jour n’est pas loin, sans doute, où ils mèneront l’État, à peu près comme le fait, en Allemagne, le centre catholique. La plus puissante organisation ouvrière des États-Unis, les Chevaliers du Travail, est, comme disent les Américains, « sous le contrôle » des évêques catholiques. Ces catholiques, enfin, et ces protestants variés, ennemis sur beaucoup de points, s’entendent à merveille sur celui-ci : qu’il faut faire régner aux États-Unis la morale chrétienne. De là cette croisade contre l’immorale France que, de Neu-York à San Francisco, prêchent à peu près tous les journaux populaires. Le clergé tonsuré et le clergé à tous cheveux, le clergé à barbe et le clergé glabre, le clergé à soutane et le clergé à redingote, tous les ecclésiastiques, enfin, de ce pays, qui en regorge, se sont unis pour déclarer la guerre au livre français. C’est une rage, c’est une folie, c’est, je le dis bien, une croisade.

Cependant, il faut un prétexte à une guerre. On l’a trouvé dans le livre « pornographique ». Ce livre, presque inconnu en France, comme le constatait récemment M. Jules Claretie, est généralement fabriqué à Paris par des industriels allemands qui ont leur maison d’exploitation à Leipzig, à Hambourg ou à Berlin. On le reconnaît à sa couverture grossièrement illustrée, dont le dessin, où la patte allemande se révèle, est censé représenter une petite Parisienne en goguette. A l’intérieur, parmi un texte sans génie, on voit nager d’aguichantes vignettes : des couples qui s’embrassent, des femmes qui mettent leurs bas ou qui changent de chemise, des effets de coup de vent bouleversant les jupes, des scènes de bains de mer, poitrails et croupes bombant dans un maillot rayé comme un zèbre. C’est cette humble luxure germanique que les Américains appellent la « pornographie française ». Mais puisqu’elle est rédigée en une sorte de français, puisqu’elle porte le nom d’une librairie installée à Paris (avec un nom en ach, en adt ou en risch), acceptons-en provisoirement la responsabilité. Aussi bien ne sera-t-elle pas très lourde.

Que prouve, en effet, la diffusion de ces livres en Amérique ? Que la France est corrompue ? Qu’elle n’a plus ni sens moral, ni sens esthétique ? Nullement. Elle prouve que les Américains sont de fervents amateurs de pornographie, voilà tout. Ils en demandent, on leur en donne. C’est de l’économie politique la plus classique. Si Chicago fabrique du porc salé, c’est qu’il y a de par le monde une demande de porc salé. Si Paris fabrique de la pornographie, c’est qu’il y a un marché international pour la pornographie, le marché intérieur étant fort restreint. Si l’on demandait des « Paul et Virginie », les mêmes auteurs fabriqueraient le roman sentimental illustré de touchantes images. Le prétexte est donc très mauvais. Si les Américains réprouvent ce genre de livres, qu’ils lui ferment leurs portes. S’ils aiment les livres sérieux, qu’ils nous le disent ; nous n’en manquons pas, nous leur en enverrons des flottes entières. Mais c’est probablement nos livres sérieux qu’ils craignent le plus. Ce qui leur fait peur, c’est la liberté de notre esprit, c’est la hardiesse de notre philosophie, c’est notre critique religieuse franchement négative, c’est notre parti-pris de ranger parmi les choses futiles la dispute théologique qui, là bas, constitue le fond de la littérature, avec quelques livres de voyages et quelques romans anodins.

Mais il y a une autre Amérique que celle qui diffame la France ; il y a l’Amérique qui aime la pensée française, qui l’étudié et qui sait, en de belles pages, la glorifier. Il y a, aux États-Unis, une élite intellectuelle pour qui la littérature française est une inépuisable source. Au-dessus des journaux qui propagent l’ignorance et la haine du livre français, il y a ceux qui ne perdent nulle occasion de nous faire mieux connaître : on ne peut pas ouvrir le Sun, par exemple, un des grands journaux de là-bas, sans y rencontrer une étude sur quelque nouveau livre de France. Plus haut encore, dans une région plus désintéressée, il y a les revues et les magazines : or, en quel numéro de la North American review, du Scribner’s, du Harper’s, du Bookman, ne trouve-t-on pas des pages de littérature française ? Le Mercure de France traduisait l’autre jour, du Scribners, une des meilleures études que l’on ait depuis long-temps écrites sur Stendhal et où rien n’était dissimulé de son immoralisme. L’auteur de cet article, James Huneker, est, parmi les critiques étrangers, l’un des mieux renseignés sur les lettres françaises, l’un de ceux qui nous jugent avec le plus de sympathie et aussi avec le plus de liberté. Il a protesté avec force, dans plusieurs journaux américains, contre la campagne de diffamation antifrançaise et il a aisément prouvé que ceux qui la mènent ne sont que des ignorants et des fanatiques. Il n’y a donc pas lieu de nous en troubler beaucoup. Les Américains qui aiment la pornographie continueront de s’en approvisionner chez les industriels qui la fabriquent le mieux et dans les meilleures conditions commerciales. Et ceux qui aiment les beaux livres d’art ou de pensée continueront aussi à rechercher nos poètes, nos philosophes, nos savants et à leur demander de nobles émotions ou des prétextes aux salutaires méditations. Parler de la décadence morale de la France, prétendre que ses écrivains ne sont que des pornographes, c’est bête. C’est si bête que l’on se demande si le peuple auquel on a pu faire croire de telles sottises est bien un peuple civilisé, comme l’Angleterre, l’Allemagne ou l’Italie. Haussons les épaules, et laissons aux Amércains éclairés le soin de faire l’éducation de leurs compatriotes.

  1. Fidèles de Guillaume Monod, qui se croyait Dieu. Voyes les Promenades philosophiques, 2e série.