Promenades Littéraires (Gourmont)/Un congrès de moralistes chrétiens


II

UN CONGRÈS DE MORALISTES CHRÉTIENS


C’est une excellenle idée de réprouver ce que l’on appelle vulgairement la pornographie. Outre que cela ne demande pas un grand effort d’imagination, cela peut être fructueux, la vertu étant, comme on le sait, toujours récompensée. Quelques personnes mûres se sont donc réunies sous la présidence de M. le sénateur Bérenger, dans le but de vilipender la pornographie au nom de la morale chrétienne. Il y avait M. Barboux, avocat éminent, académicien éminent, chrétien éminent, M. de Lamarzelle, sénateur éminent, royaliste éminent, catholique éminent, et plusieurs autres représentants de la pensée française, encore éminents, mais d’une éminence moindre, d’une éminence future, probable, certes, mais, hélas ! peut-être incertaine. Il y eut aussi le président de la Société des gens de lettres, dont on ne voit pas bien ce qu’il est allé faire en cette pieuse galère ; mais cela ne me regarde pas, ne faisant point partie de ce groupe, ce qui me laisse une liberté qui a son prix.

Donc, la séance étant ouverte, la séance de ce petit congrès intitulé bleu vilainement antipornographique, M. l’éminent Barboux, vieillard d’une vénérabilité extrême, prit la parole et, je copie dans un journal de grand format et de grande piété, se mit à « retracer les progrès de l’immoralité chez les peuples qui ignorèrent ou méconnurent les vérités chrétiennes ». Ainsi, dès l’abord, le caractère de la réunion fut nettement fixé. Il s’agissait, et bien naïf qui en eût douté, de faire, une fois de plus, sous prétexte de salubrité publique, triompher le moralisme chrétien, la vertu chrétienne, la « vérité chrétienne ». Si nous donnions tout de suite, comme sous la Restauration, le droit de censure préalable à messieurs les ecclésiastiques ? La question se trouverait résolue et la « vérité chrétienne » pourrait, tout à son aise, prendre ses ébats. On réimprimerait, enfin ! les œuvres de Fénelon, qui sont édifiantes, encore que Télémaque paraisse, à l’éminent académicien, un peu vif. La grotte de Calypso lui est suspecte. Hélas ! il se passe fréquemment, dans les grottes tapissées de vigne, quand une jeune femme s’y égare suivie d’un soupirant, des choses que la morale chrétienne réprouve, des choses auxquelles M. Barboux, qui est octogénaire, ne pense pas sans une secrète terreur. Plein de vertu, comme il sied à son âge respectable, M. Barboux est plein d’ignorance, ce qui n’est pas indispensable, même à un vieillard, même, oserai-je dire, à un académicien. Oui, il n’est pas défendu de concevoir un académicien qui parlerait de l’histoire de l’art sans vanter la réserve de Titien, la pudeur de Rembrandt, la chasteté de Bernin, la frigidité du Corrège, la vertu de Raphaël. Pour M. Barboux, tous les grands artistes modernes eurent le pinceau modeste, le crayon grave ou le ciseau pudique. Ah ! le beau discours ! Et puis il était ponctué par les cris d’irrévérencieux rapins qui jetaient de temps à autre, en manière de preuve, les noms des artistes que je viens de citer. C’était très amusant. Du moins, je le crois, et je crois aussi que cela a dû se passer comme cela, car je n’y étais pas, ce qui me permet d’être plus vrai que la vérité même. J’imite d’ailleurs ces messieurs, lesquels annonçaient un débat sur la pornographie et accouchaient d’un discours sur l’histoire de l’art.

Cependant M. Bérenger, qui sait ce qu’il veut, parla à son tour et demanda des poursuites. Tout le monde en prison. Ceux qui écrivent de vilaines choses ou dessinent des petites femmes, ceux qui détiennent ces productions, ceux qui les lisent ou qui les regardent, ceux qui ne les dénoncent pas à l’autorité, tout le monde enfin, excepté les sénateurs et les démocrates chrétiens, tout le monde en prison ! Ainsi, sans doute, on aura la paix et le règne de la « vertu chrétienne », car l’administration pénitentiaire suit la sage coutume de séparer les sexes, ce qui est bien chrétien aussi, comme l’ont prouvé jadis les mœurs romaines, et, de nos jours, les mœurs prussiennes. J’augure que Flamidien et Eulenhourg sont nettement antipornographiques et qu’ils déplorent, avec tous les honnêtes gens, la publicité que des méchants donnent aux scènes de mœurs intimes.

Je ne suis pas sérieux ? Détrompez-vous. Je sais prendre au sérieux ce qui est sérieux, et je vais le prouver en citant un aveu fort curieux de M. Bérenger lui-même. « En résumé, a-t-il dit, la plupart des pays possèdent des moyens légaux d’endiguer la pornographie, mais les difficultés d’application des lois sont multipliées par l’indifférence du public et la trop grande réserve du parquet. » Voilà la morale de ce congrès de moralistes intrépides. Ils luttent, malgré la réserve des magistrats, soucieux de l’opinion contre la profonde indifférence du public. Cette indifférence, qui est réelle, est très facile à expliquer. Le public n’a jamais eu l’idée de protester contre la pornographie, parce qu’elle lui est inconnue. On vend fort peu de livres en France. Hormis pour tel ouvrage qui aura un succès exceptionnel, il semble qu’il n’y ait pas plus, pour la littérature d’imagination, de deux ou trois mille acheteurs, toujours les mêmes. Ces gens, blasés sur tout, cherchent dans un roman, non pas la solution d’une question de morale, mais un simple intérêt de lecture. Si le livre est pornographique, à peine s’en aperçoivent-ils ; ils en ont lu bien d’autres. J’ai, pour ma part, entr’ouvert bien des publications réprouvées par M. Bérenger et je n’y ai jamais trouvé que des platitudes. Quant aux images dénoncées sous les mêmes prétextes, les collégiens ne les regardent même plus. La liberté, ici comme en tout, a fait son œuvre. M. Bérenger retarde. Il se croit en pleine crise pornographique, et c’est au contraire une période d’apaisement. Les petites curiosités vicieuses sont découragées par la multiplicité même des occasions. Une femme facile peut mettre le feu dans une petite ville endormie : la cohue des femelles du boulevard des Italiens, à neuf heures du soir, incite plutôt à la vertu.

Et puis, mais la question est plus aisée à poser qu’à résoudre, la pornographie, où cela commencet-il ? Il faut prendre bien garde de ne pas se tromper. La magistrature, qui se souvient de Flaubert, de Baudelaire, de Barbey d’Aurevilly, des Goncourt, demande à réfléchir quand on lui dénonce une œuvre qui paraît aujourd’hui licencieuse. Le paraîtrat-elle encore demain ? On répond que le pornographe se reconnaît à ce qu’il n’a pas de talent. Soit, mais vous reconnaissez donc à l’écrivain de talent le droit d’être licencieux ? Si c’est un crime social de ne pas avoir de talent, ce pourrait aussi être un crime d’être sans beauté. Reconnaîtrons-nous aux jolies femmes le droit aux mauvaises mœurs ?

Posons donc le principe qu’en ces matières le seul juge loyal, non suspect, c’est le public. A lui de déserter les théâtres où le spectacle est indécent. A lui de mener à la misère les auteurs et les libraires pornographiques. Les procès, les congrès et les discussions que cela entraîne dans la presse ne servent, au contraire, qu’à leur faire gagner de l’argent. Cela éveille des curiosités qui ne demandaient qu’à sommeiller. Les innocents moralistes chrétiens, en se réunissant pour dauber la pornographie, ont fait à cette industrie une réclame gratuite immense. Pour mieux combattre ce qu’ils appellent une calamité, ils commencent par en multiplier les effets. Ils donnent au collégien qui l’ignorait l’adresse de la mauvaise maison en lui recommandant bien de n’y jamais entrer.