Promenades Littéraires (Gourmont)/La mort de Sigalion

Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 377-381).


LA MORT DE SIGALION


« Il y a deux sortes d’écrivains, disait Sigalion : ceux qui écrivent et ceux qui n’écrivent pas. »

Cet aphorisme, bu par un auditoire attentif à secouer sa chevelure, évoqua un murmure heureux, le bruit de la vague qui se gonfle et se brise ; puis, ce fut le silence des ruisselets qui redescendent sur le sable, de la pensée qui s’en va rejoindre la pensée montante et mourir en elle.

« Il y a deux sortes d’écrivains qui n’écrivent pas, dit encore Sigalion : les impuissants et les dédaigneux. »

Le jeune océan résonna sous une tempête de joie ; les flots, fous d’ironie, sautaient comme des chèvres et crevaient comme des nuages. Les dédaigneux manifestaient leur contentement quotidien d’avoir entendu, une fois encore, le verbe définitif.

Dans sa jeunesse, à l’heure des fleurs, Sigalion avait vécu de longues et tristes nuits à lutter contre la rébellion de son génie muet ; il avait douté de sa destinée, songé à d’autres métiers. Enfin, fuyant vers les pays où la vie est douce, où l’air est pur, où la pensée s’enivre de l’exaltation de la nature, il avait entendu, un soir de paix solitaire et grave, la voix malicieuse de la Parole intérieure :

« Dédain ! Dédain ! »

Quand il revint vers ses amis, il leur montra ses mains vides, avec simplicité.

Jadis, que de fois il avait dû expliquer au doute anxieux d’une jeunesse ardente les mystères de son œuvre future ! Que de soirs passés doucement au commentaire du vers suprême :

Demain marche dans l’ombre avec des roses plein les mains !…

flamme de gloire érigée à la cime hypothétique de la Tour ! Soirs d’enfance, soirs d’illusion : maintenant, il se taisait et souriait. Parfois, on l’entendait murmurer :

« Rien ! Rien ! »

Un jour, il se dévoila :

« Rien ? Non ! J’admets le distique, mais ciselé par le poète lui-même sur les lames d’or d’un coffret royal. »

Plus tard, il compléta sa confession oraculaire.

« L’art véritable, c’est la vie ! »

La troisième de ses paroles, proférée après un nouveau silence de plusieurs semaines, acheva de livrer au monde la pensée de Sigalion :

« Les sens sont les vrais et les seuls outils de l’artiste. »

Il ajouta :

« Vous possédez dorénavant mon évangile. Je me tais. Je me consacre tout entier à l’art, c’est-à-dire à la vie ! »

La gloire de Sigalion franchit la porte étroite des cénacles. Il était beau. Les femmes le voulurent ; elles aimèrent le poète de la vie ; l’art leur parut très facile à comprendre.

Cependant, il resta fidèle à ses disciples, et pas un jour ne s’écoulait qu’il ne les eût assemblés et fortifiés dans le noble dédain du détestable labeur de l’écriture, « par lequel les plus neuves et les plus audacieuses pensées sont toujours trahies ».

Quoiqu’il parlât peu, il permettait la parole. Trop légère pour déterminer des contours précis, elle n’enserre pas l’idée dans une prison ; elle trace un vaste cercle où l’imagination joue avec plaisir, sans être dominée par la peur des gestes définitifs, irrévocables. Les dédaigneux parlaient. En moins d’une soirée, des poèmes, petits germes soufflés par le vent, prenaient racine, grandissaient à la taille des plus beaux arbres ; alors, à coups de hache, on en faisait des tronçons et chacun en emportait un morceau chez soi. Forts des livres qu’ils auraient pu faire, les dédaigneux acquéraient les droits du critique absolu et négateur. Ils haïssaient tout, enfouissaient tout dans les catacombes d’une nécropole grandiose ; ils avaient une manière de refaire un livre en quelques phrases méprisantes, qui abolissait à jamais l’œuvre échouée sous leurs pieds. Avant tout, ils se montraient impitoyables pour celui de leurs frères qui rompait le pacte du silence. Pour un petit « jeu allitératif » en prose limitée, Sigalion, terrible et dur, chassa de l’Église un des Dédaigneux les plus abstraits et les plus hautains.

Des années s’écoulèrent. Le Maître vieillissait. Selon un mot si heureux — mot d’un soir de fête et d’abandon : « L’alcôve est le cabinet de travail du poète de la vie », Sigalion avait beaucoup travaillé. Le poème de sa vie se fanait. Il commença d’avoir des soirées moins diaprées ; ses aphorismes, sortis trop vite des lèvres indécises, tombaient sur leur queue immédiatement, couleuvres endormies. Ses galanteries se faisaient discrètes ; piquées au vif, elles défaillaient. Il cessa d’être désiré ; on finit par le craindre. Un jour, il fut évident que Sigalion vivait sa dernière strophe.

Sa mort fut belle.

Il dit, sur le ton de dignité triste qui convient aux aveux suprêmes :

« Étant tout jeune, avant de connaître ma vocation. … un livre… un tout petit livre… oh ! sous un pseudonyme… quelques vers… trente, quarante peut-être… pardonnez-moi ! »

Cette confession émouvante troubla tous les cœurs présents ; des femmes pleuraient : des jeunes gens se serraient les mains fiévreusement.

Sigalion répéta :

« Pardonnez-moi !… Mais surtout vivez ! Vivez le poème de la vie ! »

On l’entendit encore murmurer dans le frisson de la dernière minute :

— « Je meurs étouffé par les idées ! »