Promenades Littéraires (Gourmont)/Oribase

Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 409-415).


ORIBASE

CONTE ATHÉNIEN


Oribase était un poète comme il y en a. Tantôt il avait du talent et tantôt il n’en avait pas. Sa sensibilité était désordonnée et ses idées étaient menues. Il aimait la nature avec fougue et quelquefois cette exaltation se traduisait en beaux accents. Moins heureux quand il voulait raisonner, il allait tout d’un coup aux extrêmes, criant : « Vive l’anarchie ! » avec une conviction désespérante. Comme il avait le verbe pittoresque, il affirmait ses idées sur la religion par ce mot spirituel : « Les prêtres, il faudrait les piler dans un mortier avec du capsicon ! » Le capsicon est une sorte de poivre. Oribase n’expliquait pas ce qu’il entendait faire de cette pâtée ecclésiastique, et l’on n’a jamais su s’il la destinait aux cochons ou à lui-même. Ayant le gosier naturellement salé, de tels condiments lui étaient inutiles, et je pense qu’il ne tenait ces propos que pour attirer sur lui l’attention du peuple. Mais le peuple était distrait par d’autres discours, d’autres spectacles et aussi par des poèmes qui n’étaient pas ceux d’Oribase. Les gazettes athéniennes mentionnaient rarement son nom et, quoiqu’il eût des amis fidèles et même des admirateurs, il considérait avec effroi que les années, en prenant congé de lui, l’une après l’autre, lui laissaient sur la tête moins de lauriers que de poils blancs. Un jour que l’ironie de sa maîtresse avait été plus cruelle que de coutume, il entra en colère et, prenant le parti de quitter le monde, alla se réfugier dans une petite maison qui lui venait de son père et qui mirait son toit de tuiles vertes dans les eaux bleues du Céphise.

La solitude d’abord l’enchanta et lui rendit l’àme plus poétique que jamais. C’est à ce moment qu’il composa ses meilleurs vers, ceux où il décrit avec un enthousiasme souvent mélodieux les charmes du fleuve, de la forêt et de la montagne. Un éditeur d’Athènes consentit à publier cet agréable volume, et les jeunes revues de ce temps-là, le Permesse, l’Hélicon, la Fontaine d’Hippocrène, en dirent le plus grand bien, ce qui n’était pas leur coutume. Oribase revint à la ville, pensant que le moment était enfin venu pour lui de « cueillir le vert laurier » !

Hélas ! il était trop tard. L’astucieux Moréas l’avait devancé et promenait déjà dans Athènes, non sans impertinence, le trophée Delphique. Oribase apprit en même temps que sa maîtresse, Clélie, qu’il croyait désolée, mais toujours fidèle, venait de s’embarquer pour les Îles avec un marchand syrien dont elle avait fait la conquête. Ce fut un moment douloureux. Tout lui échappait à la fois, la gloire et l’amour. Dans ce désarroi, Oribase se mit à fréquenter les tavernes. Il était devenu un buveur enragé de vin de Chios, lorsqu’un nouveau breuvage, fort vanté par les élégants qui avaient pu y goûter, fit son apparition sur les tables. C’était une liqueur verte qui se préparait avec de l’eau fraîche et qui alors devenait opaline ou laiteuse. Son goût, un peu acre, décelait des sucs d’anis, d’hysope, de mélisse et surtout d’armoise, plante consacrée à Artémis. On l’appelait vin amer, par opposition aux vins naturels de ce temps-là, qui étaient tous très sucrés. Oribase goûta au vin amer et y trouva des charmes. Son génie, obscurci par le chagrin, reprenait, lui semblait-il, des couleurs nouvelles. De taciturne, son caractère redevenait exubérant. Après deux ou trois coupes de vin amer, il se levait tout à coup, déclamait des poèmes, entonnait des chansons. Il est vrai que l’instant d’après, retombé sur son escabelle, il ne tardait pas à s’endormir, la tête sur la table. Les moments d’exaltation devinrent, par la suite, de plus en plus brefs et souvent il ne sortait plus des lèvres convulsées d’Oribase que des cris rauques ou des invectives obscures à l’adresse de Moréas et de Clélie, qu’il confondait dans une même haine. Le poète Achillardos, qui l’a vu plusieurs fois dans ces moments de délire, a tracé un tableau saisissant de la déchéance d’Oribase. Elle était d’autant plus navrante que, la crise passée, on retrouvait un Oribase, certes très abruti, mais assez docile, pas encore dénué de toute intelligence et ayant gardé intacte une sensibilité des plus vives. Achillardos, né avec un cœur généreux, avait été un des premiers amis d’Oribase. Il résolut de le sauver.

— « Oribase, lui dit-il, un jour qu’il était presque lucide, si tu étais raisonnable, si tu consentais à ne plus boire le vin amer, ou à ne le boire qu’avec la modération d’un sage épicurien, je te présenterais à Gallias, qui est, comme tu le sais, mon illustre ami. Gallias est tout puissant dans les éphémérides démocratiques. Tu as écrit un beau poème sur Socrate, victime des prêtres ; c’est tout à fait dans ses idées. Il peut beaucoup pour toi et je réponds de sa bonté fraternelle.

— Merci, dit Oribase, qui décidément était ce jour-là lucide, mais la place est prise. Tu n’étais pas le seul à penser à moi, on me surveillait. Il paraît qu’en devenant une ordure je devenais une valeur. Alors on m’a fait des offres.

— Je ne comprends pas, dit Achiliardcs

— Attends un peu. Tu es un peu trop bon pour me trahir ; alors, je vais le parler avec franchise, et je crois que cela t’amusera.

— Cela m’intrigue, du moins.

— Je l’ai déjà dit que l’on me surveillait, reprit Oribase, et tu voudrais bien savoir qui, n’est-ce pas ? Eh bien, c’étaient les prêtres même d’Artémis, ceux que j’ai violemment traînés dans la boue. Tu sais comme ils sont aux aguets de toutes les forces sociales, grandes ou petites, qu’ils espèrent pouvoir détourner à leur profit. Or, considérant l’état dans lequel j’étais tombé, ils se sont dit que, s’ils venaient à mon secours, je leur marquerais sans doute de la reconnaissance. L’aventure qu’ils ont eue avec Taxilos ne les a pas découragés. Ils savent d’ailleurs que je ne suis pas un Taxilos et que je n’ai qu’une avidité, celle de la gloire. Mon désintéressement leur a suggéré des procédés délicats et, en vérité, je suis déjà reconnaissant.

— Toi, l’ennemi des dieux ! Toi, le disciple d’Epicure !


— Que veux-tu, ils ont su me prendre. Tiens !

Et Oribase sortit de son sein un morceau de parchemin.

— Voici un traité, signé par Esmourgos et contresigné par le chef du collège des prêtres.

— Tu as vendu un nouveau livre ?

— Oui et non. J’ai surtout vendu ma conversion.

— Malheureux !

— Oh ! ne crie pas si vite. Depuis longtemps déjà mes blasphèmes me pesaient. Je sentais mon front écrasé par la colère des dieux, que j’avais insultés et qui se vengeaient.

— N’était-ce pas plutôt le vin amer qui t’alourdissait la cervelle ?

— Ne raille pas, le sujet est trop grave.

— Moi, je suis incrédule, et le sujet que tu appelles grave est pour moi frivole.

— Je te plains, reprit Oribase, en poussant un grand soupir. Tout transformé par la foi, je ne puis penser sans attendrissement au bonheur qui m’attend dans ce monde et dans l’autre. Pour être lucrative, ma conversion n’en est pas moins sincère. Les dieux sont riches et il est tout naturel qu’ils enrichissent leurs amis. Regarde Colophos, le poète des intimités du gynécée, depuis qu’il est dévot, il a doublé sa fortune. C’est un vrai miracle, car c’est vers ce temps-là qu’il a commencé à n’avoir plus aucun talent, et sans la protection des dieux, il serait fort oublié. Je veux être un second Colophos.

— Je te plains, dit Achillardos.

— Bientôt tu m’envieras. Adieu, je te quitte pour aller écrire mon histoire. Le monde entier sera informé de son apparition ; c’est Coloplios lui-même qui embouchera la trompette. Mais tu n’a pas remarqué que je ne bois plus. Ma coupe devin amer est encore moitié pleine.

— C’est cela, dit Archillardos, qui est le vrai miracle. Si tu persévères, je suis prêt moi-même à louer les dieux.

Oribase publia l’histoire de sa vie. Elle eut un grand succès, et ses poèmes, rendus édifiants par des corrections habiles, furent bientôt sur toutes les lèvres pieuses. Cela fit dire à Esmourgos, qui avait de l’esprit :

— La conversion, il n’y a plus que cela qui donne de la renommée.