Promenades Littéraires (Gourmont)/M. Lecamus à Lourdes

Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 416-430).
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M. LECAMUS A LOURDES


La Vierge a fait d’une pierre deux coups.
J.-K. Huysmans, les Foules de Lourdes, p. 93.


M. Lecamus était un homme d’une piété éclairée. Il savait concilier les exigences de la foi avec celles : de la science et ne dédaignait ni les nobles manifestations de l’art, ni les produits de la littérature honnête et bien écrite.

Sa foi était la foi ; il croyait tout ce que l’Église enseigne, et qu’elle ne peut enseigner que la vérité. Mais il savait aussi qu’au delà des dogmes il y a toutes sortes de notions pieuses que l’autorité ecclésiastique livre au libre examen des fidèles jusqu’au jour où, prenant une décision, elle les incorpore à ses usages ou les rejette de ses pratiques. Généralement, elle les incorpore, parce que l’on n’est jamais trop riche, et aussi parce que telles âmes, tièdes aux dévotions traditionnelles, se laissent prendre souvent aux charmes d’une heureuse nouveauté.

Les miracles, hors ceux de l’évangile, ne sont pas articles de foi, mais quel fils de l’Église oserait cependant rejeter ceux qui font l’orgueil de Lourdes et que tant d’éminents esprits attestèrent ? M. Lecamus croyait aux miracles de Lourdes. Il manifestait la liberté de son esprit en considérant ceux de la Salette avec un certain scepticisme. Il avait étudié les deux histoires et tandis que l’une le laissait froid et inquiet, l’autre enchantait son cœur en même temps qu’elle satisfaisait sa raison, M. Lecamus était un homme d’une piété éclairée

Ancien professeur de physique, il avait conservé le goût de la science et l’usage de ces instruments élémentaires au moyen desquels on dévoile aux enfants les arcanes de la nature et le dogme de la providence. Il voyait dans les lois qui régissent la matière les arrêts d’un Dieu très bon et tout puissant. « Pourquoi, disait-il, n’en suspendrait-il pas les effets, si tel est son bon plaisir ? » M. Lecamus distinguait soigneusement le naturel du surnaturel, tout en avouant qu’il y faut une grande prudence, car la volonté de Dieu est partout et sa puissance éclate aussi bien dans les faits les plus ronimuns que dans les plus rares.

Il connaissait les objections d’une certaine science et s’en souciait peu. La science chrétienne était là pour répondre à la science sans Dieu. Ne pouvait-elle pas se vanter d’un Newton et d’un Pasteur ? La foi de Pasteur était une garantie de sa science, en même temps que sa science était une garantie de sa foi. Un grand savant est toujours un grand croyant et Pasteur le prouva bien, lorsqu’il entreprit ces mémorables expériences qui devaient anéantir la néfaste croyance à la génération spontanée.

Le raisonnement qu’il faisait pour la science, M. Lecamus le faisait pour les lettres, et il était persuadé que le véritable talent est toujours uni à la foi. Si tel écrivain, par hasard, gênait sa théorie : « Attendez, disait-il, Dieu sait choisir son heure », et les événements souvent lui donnaient raison. Avec quelle joie M, Lecamus avait-il salué les conversions célèbres de notre temps ! « Tous les grands esprits nous reviennent tôt ou tard. » Il ouvrait déjà les bras à M. Edouard Rod. Un jour il dit à un libre penseur, qui le pressait : « Vous avez Marcel Prévost et Lucien Descaves, soit ; nous avons J.-K. Huysmans et René Bazin. » L’autre ne trouva rien à répondre.

La conversion de M. Huysmans lui avait causé une véritable allégresse, car il estimait en secret cet écrivain naturaliste auquel les plaisirs du monde inspiraient tant de dégoût. Il avait toujours cru que M. Folantin entrerait quelque jour dans une église et qu’il y trouverait la paix. « Il est fait pour cela, songeait-il. C’est un chrétien sans le savoir. Il possède mêmee déjà la résignation. A quand le pas décisif ? Quand franchira-t-il notre seuil ? » Et voilà que M. Folanlin venait se joindre au pieux troupeau ! Les actions de grâce de M. Lecamus furent vives et sincères. Il éprouva même un peu d’orgueil, car sa théorie s’affirmait de plus en plus : les hommes de talent viennent tous, un jour ou l’autre, s’agenouiller au pied de la croix.

M. Lecamus possédait, enfermés sous clef dans une armoire, la plupart des écrits de M. Huysmans et, avec l’assentiment de son confesseur, il en lisait parfois quelques pages. C’était son péché, mais pardonné avant d’être commis, puisqu’il était avoué d’avance. Cependant, quand il avait pris à cette lecture une trop vive délectation, il ne manquait pas de s’en accuser au tribunal de la pénitence. A dater des Foules de Lourdes, il prit un parti dont l’auteur lui-même lui donnait l’exemple. De même que M. Huysmans reniait, chassées de la couverture de ses livres catholiques, ses premières œuvres, M. Lecamus les expulsa de son cabinet. Sa conscience, de ce jour, fut plus tranquille. Les Foules de Lourdes lui causèrent une satisfaction presque sans mélange. Il y avait bien encore, çà et là, quelques pages un peu montées de ton, quelques autres pas assez révérencieuses, mais l’ensemble était pieux à souhait. On aurait pu encore, au point de vue de l’orthodoxie, relever dans ce livre excellent une pointe de manichéisme : le diable y montrait un peu trop ses cornes. Mais quelle est la dévotion qui ne tombe pas dans quelque petit travers ?

Ayant lu pour son plaisir, M. Lecamus relut pour son édification. Le premier chapitre lui agréait ; il admirait la subtilité de l’auteur à débrouiller la psychologie, jusqu’ici fort confuse, de la Vierge. M. Huysmans, éclairé sans doute d’une particulière grâce, en parlait comme d’une personne de sa famille, comme d’une pieuse tante, comme d’une vénérable grand’mère. Il la suivait dans ses voyages, de Paris aux Pyrénées, ey passant par les Alpes, dans ses moindres déplacements. On la voyait évoluer à Paris, s’installer à Saint-Séverin, puis, rue du Bac, de là « franchir les ponts » et « fixer son domicile dans l’endroit le plus contaminé de la ville, près de la Bourse ». M. Lecamus envia un instant cette familiarité avec les puissances surnaturelles, puis il continua sa lecture.

A ce moment, Céleste Lecamus, qui lisait la Croix, releva la tête, considéra le crâne de son mari et dit :

— Lecamus, j’espère que cette lecture le décidera ?

M. Lecamus crut comprendre l’allusion, et rougit. Puis il porta la main à sa tête et haussa les épaules.

— Mais ce n’est pas à cela que je pense, se hâta de reprendre Mme Lecamus, en mentant pieusement. Tu sais combien j’ai envie de voir Lourdes, dis ?

— Et moi donc !

— Eh bien ?

M. Lecamus chercha en vain des objections. Depuis qu’il avait lu les Foules de Lourdes, il n’en trouvait plus. Ils avaient le temps, n’ayant rien à faire, et l’argent ne leur manquait plus, Mme Lecamus venant de trouver, dans un héritage inattendu, une petite somme d’argent.

II dit enfin :

— Nous irons.

Mme Lecamus se leva pour embrasser son mari et, en lui mettant sur la joue un tendre baiser, elle se disait :

« Qui sait ? La Sainte Vierge doit l’aimer, il est si bon !… »

M. Lecamus, qui était entièrement chauve, avait, au sommet du crâne, une petite loupe de la grosseur d’une noisette, d’une noix, disait Mme Lecamus mais elle exagérait. Grain de blé d’abord, c’était devenu un pois ; d’année en année, lentement, la rhose s’était arrondie. Nul topique n’y avait mordu. Les médecins conseillaient une opération, bénigne disaient-ils, mais le mot suffisait à frapper d’une égale terreur les deux époux timorés.

Habitué à cette excroissance, qui ne le faisait point souffrir, M. Lecamus avait été longtemps sans y prendre garde. Depuis quelques mois, seulement, il éprouvait un peu d’inquiétude. Plusieurs fois, alors que la chaleur lui faisait ôter un instant son chapeau dans la rue ou en omnibus, il avait surpris sur les faces voisines un sourire ou un air d’étonnement, tellement cette bille rouge était drôlement située au milieu de la pâleur luisante de ce cône arrondi.

Mme Lecamus avait fait à ce sujet de ferventes prières, avec la douleur de les voir inexaucées. Elle continuait, néanmoins, et même, en cachette de son mari, visitait à cette intention les églises et les chapelles. Sans doute elle ne demandait pas un miracle, Mme Lecamus était trop timide pour se juger digne d’une telle grâce, mais elle s’en remettait à la Providence, espérant un peu, implorant beaucoup.

Son confesseur, cependant, homme, si c’est possible, d’une piété encore plus éclairée que M. Lecamus lui-même, ne la détournait pas de tenter le suprême remède. Il se passait à Lourdes des choses si extraordinaires ! Les bienfaits y étaient distribués d’une manière si inattendue ! « Est-ce le mérite que la Vierge récompense, est-ce la foi ? On n’en sait rien. On y voit d’insignifiants maux guéris soudain aussi bien que les plus affreux supplices. On y voit des incrédules s’en retourner soulagés et de pieuses personnes pleurer en vain. Nous sommes dans le mystère. Allez à Lourdes et espérez. »

Ayant retrouvé ces saines idées dans le livre de M. Huysmans, elle n’hésita plus, persuadée d’ailleurs que son mari, autant qu’elle, et pour les mêmes motifs, souhaitait d’accomplir le pèlerinage.

Elle se trompait. M. Lecamus désirait beaucoup d’aller à Lourdes, mais s’il avait hésité jusqu’alors, c’était précisément dans la crainte que Mme Lecamus ne voulût l’associer à un vœu dont il sentait toute l’absurdité. « Déranger la Vierge, se disait-il, pour une bêtise pareille, pour m’éviter un coup de bistouri ! » Et, devenu tout à coup très brave, il s’était enquis d’un chirurgien. Cependant, comme l’opération, si longtemps différée, n’était pas urgente, il avait cédé à sa femme. Il se promettait, au surplus, de ne faire qu’un pèlerinage de dévotion. Ayant lu les Foules de Lourdes avec un tout autre esprit que sa femme, il n’avait trouvé dans le récit des miracles et dans la description de tant d’effroyables plaies qu’un motif à remercier Dieu de sa clémence. Loin de demander un miracle, M. Lecamus se réjouissait de ne pouvoir devenir un miraculé !

Ils partirent. Mme Lecamus n’avait qu’une pensée : « Comment obtenir qu’il consente à se laver le crâne dans l’eau merveilleuse ? » Elle consulta le livre de M. Huysmans, qu’ils avaient emporté ainsi qu’un guide. On entrait sans cérémonie, semblait-il, dans cette salle où « la Vierge, devenue servante de bains, travaille ». Une fois là, elle userait de subterfuge, elle tremperait son mouchoir dans le jus béni, et, vite, en coifferait M. Lecamus. On verrait bien. Elle se représenta, d’après M. Huysmans, la sainte beauté de cette eau pareille à de « l’eau de vaisselle grise », à un « étain liquide » où nagent « des ampoules rouges et des cloques blanchâtres ». Quelle triomphe pour la foi, car on lave dans ce bouillon des plaies vives, qui « ne s’en portent pas plus mal » ! Cette saumure pieuse exaltait sa faible imagination ; elle se représentait avec componction le divin cloaque ; elle aurait voulu avoir, pour mériter de s’y plonger, quelque mal secret !

A son tour, M. Lecamus réclama le livre du dévotieux écrivain et il parcourut encore une fois, non sans terreur, les chapitres où, avec une précision médicale et pourtant pittoresque, d’inexprimables maux sont décrits. Quel enfer ! Et, de nouveau, il songeait, pour en sourire, à sa petite difformité, ridicule ; pas même ridicule, plaisante.

Sans se communiquer leurs pensées, les deux époux s’enfoncèrent dans leurs prières, puis s’endormirent.

Tout se passa à peu près comme Mme Lecamus l’avait souhaité. Les premiers jours cependant, l’accès de la piscine leur fut impossible. Pour passer le temps, ils firent brûler des cierges, ils récitèrent des chapelets, se mêlèrent aux processions, risquèrent leur partie dans les cantiques. Un prêtre enfin, moyennant une aumône, leur facilita l’entrée dans la salle des bains.

Alors, en murmurant une prière et pendant que M. Lecamus, agenouillé, baissait la tête, elle trempa son mouchoir dans l’eau sale et, vivement, en coiffa son mari.

Le saisissement fit que M. Lecamus se renversa évanoui, et peu s’en fallut qu’il n’allât tomber sur une pauvre femme qu’on retirait putride de la sainte baignoire.

On emporta M. Lecamus dans une pièce voisine. Mais une fois qu’on l’eut calé sur un banc, et comme le bruit se répandait que ce n’était pas un malade, mais un curieux, on le laissa là sans y faire attention. Ils restèrent seuls.

Le mouchoir mouillé coiffait toujours M. Lecamus, des gouttes d’eau sale coulaient dans son cou et le long de ses joues ; sa femme, le soutenant dans ses bras, lui tapotait le dos. Elle n’osait retirer le mouchoir, ni même lever les yeux.

— Que s’est-il passé ? demanda tout à coup M. Lecamus, en revenant à lui.

Et d’une main machinale, il dégageait son crâne :

— Je suis tout mouillé. Que cela sent mauvais !

Ce fut au tour de Mme Lecamus de tomber en faiblesse : la loupe de M. Lecamus avait disparu !

Mais elle se redressa bientôt et, à genoux, elle criait :

— Remercions-la ! Remercions notre bonne mère !

— Je veux bien, dit doucement M. Lecamus. Devant cette tiédeur, elle s’indigna :

— Comment, tu n’as pas plus de reconnaissance ?

Il la regardait, l’air étonné. Alors Mme Lecamus comprit qu’il ne savait pas. Elle murmura en pleurant :

— Eugène, Eugène, tu es guéri !

M. Lecamus passa la main sur son crâne et devint tout pâle. Au lien de la boule spongieuse qu’il avait l’habitude de sentir sous sa main, il n’avait touché qu’une peau flasque, un ballon crevé.

C’était le saisissement, sans doute, qui avait fait tomber M. Lecamus devant la piscine ; c’était aussi la vue de cette femme décharnée, et pourtant saignante, qu’on avait retirée de l’eau devant lui, de ce corps criblé de trous sanieux, de cette maigre pourriture, qui portait sur des épaules écorchées une douloureuse tête d’amour !

« Eh quoi ! se disait-il, agenouillé devant la grotte aux côtés de Mme Lecamus qui se répandait en actions de grâces, c’est de moi que la Vierge a eu pitié ! Mais je ne demandais rien ! A quoi pense-t-elle ? »

M. Lecamus, peu à peu, cessa de prier. Il essayait de réfléchir, mais la vision de la jeune femme au beau visage et au corps putréfié persistait devant ses yeux : « Moi ! C’est moi qu’elle a choisi ! Au lieu du miracle splendide qui émeut les hommes, même incrédules, elle a voulu guérir M. Lecamus d’un bobo puéril ? Non, je ne croirai jamais cela ! »

Et il passait la main sur son crâne, où il ne restait plus que les débris desséchés du champignon.

« Quel miracle ! reprenait-il. Je n’oserai jamais l’avouer… »

A ce moment, il eut honte de son ingratitude.

« J’ai l’esprit mal fait, j’ai le cœur mauvais. Voyez ma femme comme elle est contente ! Excellente créature, tu ne cherches pas à comprendre, toi, tu aimes, tu crois et tu pries ! »

Ne trouvant pas d’oraisons, incapable encore plus de rassembler ses idées, M. Lecamus se feignit souffrant, regagna son hôtel et compulsa encore une fois les Foules de Lourdes. Il lut au hasard :

« La Vierge ressusciterait, demain, un mort que le camp des libres penseurs crierait aussitôt, sur tous les toits, que cet homme était en léthargie, qu’il n’était pas trépassé… »

Et ils auraient raison, se surprit à dire tout haut M. Lecamus, car il faut que les mots aient un sens. On est mort ou on n’est pas mort…

M. Lecamus, épouvanté, laissa tomber le livre pieux. Il venait d’avoir pour la première fois de sa vie, peut-être, en dehors des menues questions de son élat, l’intuition d’une logique générale.

M. Lecamus relut la phrase qui avait motivé sa contradiction.

« La supposition de M. Huysmans est fâcheuse, se dit-il, car, enfin, si le cas se présentait, quelle preuve pourrait-on donner que la mort était réelle et pas seulement apparente ? M. Huysmans suppose évidemment une mort récente, puisqu’il suppose en même temps que les libres-penseurs pourraient en contester, avec succès, la validité ? »

Il continua sa lecture. De nombreux miracles étaient racontés avec soin et même avec une certaine impartialité. Mais pas un seul ne se présentait qui n’eût soulevé des objections. M. Lecamus se prit à dire : « Faire repousser un bourrelet de chair qui soude les lèvres d’une plaie, faire croître un os brisé afin que les deux bouts se rejoignent, c’est bien ; faire renaître un membre, un œil, un doigt… »

Il se tut.

« Objection de commis-voyageur, reprit-il, avec honte. Est-ce que j’en suis là ? Mais elle n’est pas si sotte, après tout. Les crustacés récupèrent des pattes entières, un peu plus minces et plus faibles, il est vrai. Eh bien ! rien qu’un doigt d’enfant à la main mutilée d’un géant ! Non, cela ne sera jamais. Les miracles de Lourdes sont de l’extraordinaire ; ils ne sont pas du merveilleux. Il n’y a pas de miracles. »

Il passa sa main sur sa tête.

« Ah ! cependant, en voilà un !… Quelle sottise ! Déranger l’ordre universel pour aplanir le crâne de M. Lecamus ! Voilà donc à quoi ils passent leur temps ! Ah ! M. Huysmans a bien raison d’affirmer que « la Vierge ne joue pas la difficulté, comme on dit au jeu de billard » ! C’est proprement fait… »

Le soir Mme Lecamus, d’une reconnaissance insatiable, voulut encore le traîner à la grotte. Il refusa et se mit au lit.

Une si émouvante journée l’inclina au sommeil, Il dormit longtemps, après quoi son premier geste fut d’explorer le terrain du miracle : il était net.

Alors M. Lecamus éclata de rire. Il se réveillait incrédule.

La Vierge, comme le dit Huysmans, avait fait « d’une pierre deux coups ».