Promenades Littéraires (Gourmont)/Le vrai Cyrano de Bergerac

Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 227-232).


LE VRAI CYRANO DE BERGERAC


Sans doute les amis de la littérature française en voudront longtemps à M. Rostand d’avoir façonné un Cyrano de Bergerac aussi éloig-né de la vérité que celui qu’il mit à la scène ; cependant, ils lui sauront gré, d’autre part, d’avoir rendu populaire un nom qui est un des beaux noms de l’histoire littéraire. Le nom désormais connu de tous, il s’agit de figurer le personnage réel qui le porta. Pour cela, il faut d’abord effacer à peu près tous les traits dessinés par la main vraiment trop romanesque de l’auteur dramatique. Premièrement, Cyrano de Bergerac n’était point originaire de la Gascogne, mais bien parisien et d’une vieille famille parisienne ; ensuite, il ne fut ni bretteur, ni matamore, ni particulièrement ami des jeux d’épée. Il eut des duels, mais n’en chercha jamais aucun ; il n’en eut pas davantage que les autres gentilshommes de son temps. Enfin, jamais personne ne fut moins que lui un homme de plaisir. Il ne buvait guère que de l’eau et se souciait assez peu des femmes. On ne lui a jamais attribué ni une aventure sentimentale ni une aventure galante. Les deux graves blessures qu’il avait reçues au siège de Mouzon et au siège d’Arras lui imposaient une existence calme et réglée. Dernière observation : cet homme, que M. Rostand donne comme un poète improvisateur, n’a presque jamais fait de vers lyriques. On ne connaît guère de lui, outre sa grave tragédie d’Agrippine, qu’un médiocre sonnet de circonstance adressé à Mlle d’Arpajon. Son talent est celui du plus alerte prosateur, se montrant doué tantôt de la verve comique ou pittoresque, tantôt de cette vivacité d’esprit qui a permis à plusieurs écrivains français, de Montaigne et de Rabelais à Renan, à Taine, à M. Anatole France, de rendre amusantes les questions les plus sévères de la science et de la philosophie.

Il y a loin, vraiment, du Cyrano de la légende au vrai Cyrano, au créateur en France de la comédie en prose, au disciple de Gassendi et de Descartes, à l’inventeur du voyage imaginaire et philosophique, au savant physicien ! Car Cyrano termina sa courte vie de trente-cinq ans dans l’étude de la physique. A partir de 1671, toute la jeunesse française, durant trois quarts de siècle, prit les éléments de la science dans la Physique de Rohault. Or, cette physique est rédigée, au moins pour les premiers livres, sur un plan ordonné et déjà détaillé par Cyrano de Bergerac. Tel est le bouffon que l’on joue sur le théâtre avec un faux nez !

La hardiesse philosophique de Cyrano a quelque chose d’incroyable. Ses idées, en l’an 1650, sont exactement au niveau des plus libres que l’on puisse professer de nos jours. On peut les résumer en quelques mots : il ne croit à Dieu, ni à l’immortalité de l’âme, ni à la morale conventionnelle. Les pages inédites de l’Autre Monde, que j’ai trouvées à la Bibliothèque Nationale, ne laissent aucun doute à cet égard. C’est peut-être l’esprit de son temps le plus complètement dégagé de l’enseignement chrétien. Voltaire n’a pas tourné en ridicule avec plus d’esprit les dogmes grossiers de la Bible sur le paradis terrestre, le serpent, la pomme. Il prend ces histoires, sur lesquelles des pauvres d’esprit disputent encore, pour ce qu’elles sont, pour des contes curieux, mais qui deviennent de monstrueuses niaiseries, si l’on prétend en faire des vérités éternelles. Son interprétation du mythe du serpent, dont la femme peut, à son gré, faire lever ou baisser la tête, est assurément un peu risquée, mais tout de même d’une bonne qualité d’esprit gaulois. Le publicateur des États et Empires de la Lune, le bon chanoine Lebret, quoique bien fidèle ami de Cyrano, supprima naturellement de tels passages. On ne peut lui en vouloir d’avoir peu goûté la perspective de l’échafaud ou même de la prison. Il préférait sa prébende de Montauban, et non sans d’excellentes raisons. Il ne pouvait guère, non plus, laisser passer un discours où Cyrano démontre que, séparée du corps, l’âme, en supposant son existence, ne serait plus rien qu’un peintre sans pinceaux, un orateur sans organes de la voix, un artisan sans outils. Puisqu’elle pense avec, le cerveau, et pense de travers si le cerveau est malade, comment pensera-t-elle quand elle n’aura plus de cerveau du tout ? Je donne textuellement l’idée de Cyrano. Elle est d’une certaine logique. Je ne crois pas qu’il l’ait tout à fait inventée, mais il lui donne une forme nouvelle et amusante.

Sur les miracles, les guérisons miraculeuses, en particulier, Cyrano de Bergerac expose nettement la théorie toute moderne de l’auto-suggestion. Et il ajoute cette remarque : si le malade demande au ciel sa guérison et qu’il soit guéri, les prêtres diront qu’il a reçu la récompense de sa foi ; s’il ne guérit pas, ils diront qu’il n’a pas prié avec assez de ferveur. Sa manière de traiter la question de Dieu est encore plus irrespectueuse. S’il existe, dit il, qu’il se fasse voir, qu’il se fasse reconnaître, du moins, qu’il se prouve de manière irrécusable. Quel est donc ce Dieu qui se manifeste aux uns et pas aux autres, aux coquins d’une religion et pas aux honnêtes gens de l’autre ? Quel est donc ce Dieu qui joue avec l’humanité « à cligne-musette et à coucou-le-voilà » ? Il se fait dire ces belles choses par un habitant de la Lune, qu’il a soin, pour ne pas finir comme Vanini, d’accuser de lui tenir « d’impertinents raisonnements », mais le coup est porté et il imagine aussitôt une diversion qui le dispense de réfuter un adversaire qui pense justement tout comme lui. Nous qui jouissons, et il n’y a pourtant pas bien long-temps, de la pleine liberté de parler et d’écrire, nous sommes quelquefois étonnés des précautions que prenait autrefois, pour s’exprimer, une pensée libre. Voltaire encore y a recours. Il met en présence le pour et le contre ; au bon sens du lecteur de décider. Cyrano est un des écrivains anciens qui parlent le plus franchement ; le manuscrit original du États et Empires de la Lune est peut-être le traité de philosophie le plus hardi, sous sa forme divertissante, qui fut jamais publié jusqu’à ces dernières années.

Que l’on joigne à cela la République du Soleil, d’un esprit si curieux, si dégagé, si imaginatif, les lettres sur les sorciers, où la pénétration philosophique est soutenue par une langue admirable, d’une verdeur presque unique, le Pédant joué, comédie qui, un peu allégée de certaines longueurs, n’est pas indigne d’être lue après du Molière[1], des fragments d’Agrippine, où il y a de nobles vers pleins de pensée, et l’on se trouvera en présence d’une œuvre qui vraiment honore un homme, surtout si l’on songe que cet homme est mort à l’âge où bien des écrivains de génie cherchent encore leur voie.

Cyrano de Bergerac est un esprit de premier ordre, auquel il n’a manqué que dix ans de vie et de labeur pour devenir une des grandes figures littéraires et philosophiques du dix-septième siècle.

  1. On trouvera ce texte « allégé » dans les Plus belles pages de Cyrano de Bergerac.