Promenades Littéraires (Gourmont)/La propriété littéraire

Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 251-257).


LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE


Chaque fois que les œuvres d’un écrivain célèbre entrent dans le domaine public, la propriété littéraire redevient un sujet de conversation entre gens du métier. Puis un journal ne tarde pas à s’emparer de la question, et il organise une enquête. C’est le Siècle, cette fois, qui a lancé cette circulaire et récolté les opinions. Alfred de Musset, dont les droits d’auteur expiraient le 3 mai 1907, fut le prétexte. On est censé connaître la loi ; cependant, pour plus de prudence, la voici : « La durée des droits accordés par les lois antérieures (1793, 10 ans ; 1810, 20 ans ; 1824, 30 ans) aux héritiers, successeurs irréguliers, donataires ou légataires des auteurs, compositeurs ou artistes, est portée à 50 ans à partir du décès de l’auteur. » Ce délai, demande notre confrère, est-il suffisant ? Doit-on l’augmenter ? L’opinion commune, parmi les hommes de lettres, est que le délai est insuffisant. Plusieurs d’entre eux pensent même que la propriété littéraire devrait être perpétuelle. Comme je ne suis ni du premier avis, ni surtout du second, je demande à présenter quelques observations à ces « propriétaristes » trop convaincus.

Supposez, a dit un homme ingénieux, qu’en 1835 Alfred de Musset, au lieu de publier ses Premières poésies, ait bâti une maison ? Dans ce cas, au lieu de se créer une propriété temporaire, il se créait une propriété perpétuelle. Celui qui pose le problème en ces termes croit, sans doute, évoquer une image claire et saisissante ; il n’est en rien : c’est la confusion même. On peut, à la rigueur, comparer la publication d’un poème ou d’un roman à l’édification d’une maison ; mais ce qui est impossible, c’est de comparer le poète ou le romancier au propriétaire constructeur. Le poète n’est pas le constructeur matériel de l’œuvre ; il en est le constructeur intellectuel. Pour suivre la comparaison, il a dans l’œuvre de librairie exactement le rôle de l’architecte dans l’œuvre de maçonnerie. Racine est l’auteur d’Iphigénie dans les conditions même où Claude Perrault est l’auteur de la colonnade du Louvre. Sans Racine, pas de tragédie ; mais sans Perrault, pas de colonnade. Qu’il s’agisse d’une maison moderne, et d’un poème moderne, les positions du poète et celle de l’architecte resteront les mêmes, et, cependant, ils sont traités bien différemment : l’un est payé de son œuvre une fois pour toutes, l’autre en a gardé la jouissance non seulement pendant sa vie, mais encore cinquante ans après sa mort, en la personne de ses héritiers. Bien plus, l’architecte, qui peut très bien, lui aussi, avoir produit un chef-d’œuvre, le verra peut-être détruit sous ses yeux par caprice ou par nécessité[1].

Mais les comparaisons sont toujours mauvaises ; je n’ai analysé celle-ci que pour montrer combien il peut être absurde de vouloir résoudre un problème analogue. Musset n’a pas construit de maisons à cinq étages, voilà ce qui est certain : il a écrit des poèmes, des comédies et des contes, ce qui est assez différent. Les maisons qu’il aurait pu construire auraient été des œuvres caduques, soumises aux réparations, aux impôts, à l’expropriation ; les œuvres littéraires, au contraire, toute valeur d’art réservée, apparaissent indestructibles. Et voilà déjà un motif pour que cette propriété d’un genre si spécial, ne puisse être comparée à la propriété purement matérielle, laquelle est éminemment périssable. Combien reste-t-il à Paris de maisons construites sous Louis XIV ? Bien peu, et la plupart sont devenues des masures que l’on s’occupe d’abattre, et de reconstruire. Les œuvres littéraires de ce temps-là sont au contraire restées intactes. Accorder aux auteurs la propriété perpétuelle de leurs œuvres, quel privilège ! Et non seulement pour eux, mais pour leurs héritiers, pour leurs acquéreurs surtout !

Essayons, par un exemple hypothétique, de reconstruire l’histoire des Fables de La Fontaine, en supposant qu’à la mort du poète la propriété littéraire fût déjà perpétuelle. Elles auraient eu le sort de tous les morceaux d’héritages. On en aurait fait un lot, les contes faisant un autre lot équivalent, et on aurait tiré au sort. Les voilà aux mains de quelque bourgeois de Château-Thierry, qui les traite comme une ferme et qui les loue à quelque libraire. C’est ce qui arrive de notre temps : plus de la moitié des œuvres littéraires productives de droits appartiennent à des gens qui n’y voient qu’un titre de rente. C’est une société financière qui possède et exploite les livres de Lamartine ; c’est l’ancienne femme de chambre d’une de ses amies des derniers jours qui détient l’œuvre de Mérimée : voilà à quoi sert souvent la propriété littéraire. Mais revenons à La Fontaine. Le premier héritier des Fables étant mort à son tour, elles sont mises en vente ; c’est un libraire qui les achète, naturellement, parce qu’un libraire seul est capable d’en apprécier la valeur commerciale. Cependant, la réputation de ces Fables a grandi avec les années. On les fait apprendre par cœur à tous les enfants. Le libraire, qui les a acquises pour un modeste sac d’écus, fait une fortune, se retire des affaires et avise son notaire qu’il désire pour ces précieuses Fables un solide acquéreur. Le morceau est devenu gros, en effet. Nous sommes aux environs de 1750. La langue française rayonne dans toute l’Europe et c’est par ballots que les Fables quotidiennement s’en vont dans toutes les directions. Nous supposons que l’Europe entière est déjà, et plus que maintenant, soumise aux lois draconiennes de la propriété littéraire. La contre-façon s’exerce, sans doute, mais discrètement, car la répression est devenue rigoureuse. Le notaire, cependant, cherche un acquéreur global et n’en trouve pas. L’affaire est énorme. On décide de mettre successivement en vente chacun des douze livres qui composent la totalité des Fables. L’opération ainsi devient aisée : douze libraires différents possèdent désormais chacun une partie des Fables. C’est le premier livre qui est monté le plus haut. Le dernier, quoiqu’on lui ait adjoint Philémon et Baucis, a eu un succès moindre. Aussi son acquéreur se flatte-t-il d’avoir fait une excellente affaire.

Les Fables de La Fontaine restèrent en cet état pendant une vingtaine d’années et leur vogue était devenue telle que chacun des livres séparés rapportait autant, aux libraires qui les exploitaient, que l’ensemble trente ans plus tôt. Vers 1770, la librairie Delalain, qui possédait le douzième livre, parvint à acquérir aussi la propriété des neuvième, dixième et onzième. Un peu plus tard, le libraire Panckoucke, disposant de capitaux considérables, réussit à mettre la main sur tous les autres livres, moins les trois premiers. On sait que Delalain et Panckoucke firent des fortunes énormes : telle en fut l’origine. Le sort des trois premiers livres de ces Fables, de plus en plus populaires dans le monde entier, fut très différent : ils furent encore morcelés ! Des poèmes tels que la Cigale et la Fourmi, le Corbeau et le Renard, et beaucoup d’autres, tombèrent, par suite de partage, entre les mains de gens avisés qui en tirèrent de gros revenus. En 1780, le Meunier, son fils et l’âne rapporta plus de cent mille livres à un petit libraire de la rue Saint-Jacques. Vint la Révolution…

Mais je ne pousserai pas plus loin cette paradoxale histoire. Il me suffit d’avoir donné, sous une forme plus vivante qu’un raisonnement abstrait, l’exemple de ce qui pourrait arriver avec la propriété littéraire perpétuelle. Cette propriété, au lieu de tomber dans le domaine public, tomberait dans le domaine privé et servirait à enrichir quelques habiles au détriment du public. Qui profiterait aujourd’hui de l’œuvre de Balzac ? Un éditeur. De l’œuvre de Stendhal ? Le même éditeur. De celle de Gérard de Nerval ? Encore le même éditeur. Va-t-on faire une loi pour augmenter la fortune, déjà respectable, de telle grosse maison d’édition ?

À un autre point de vue, c’est honorer bien peu, il semble, les plus belles productions de l’esprit humain que de les considérer sous l’aspect purement commercial. Loin de se plaindre, si l’on admire Musset, que les éditions de ses œuvres vont se multipliant, ne devrait-on pas s’en réjouir ? Appartenir à tous, devenir le pain quotidien de tous, n’est-ce point le rêve de tous les écrivains dignes de ce nom ? Pensons un peu moins au coffre-fort des propriétaires littéraires et un peu plus à la gloire des grands hommes qui ont vécu, écrit et souffert pour nous.

  1. Comme cela arrive précisément (1909) pour la Galerie des Machines, dont plus d’un homme de goût, notamment Huysmans, loua la beauté et la hardiesse.