Promenades Littéraires (Gourmont)/Idées romantiques

Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 58-71).


IDÉES ROMANTIQUES


Il faudrait plusieurs volumes pour disputer du Romantisme français de M. Pierre Lasserre, tant cet ouvrage est rempli d’idées, vieilles ou neuves, le plus souvent neuves, parodoxales ou justes, le plus souvent justes. L’impression qu’il laisse, que le romantisme n’a été qu’une longue maladie, m’agrée assez, et cependant je me sens obligé d’avouer qu’à mon avis cette maladie a été des plus heureuses, parce qu’elle était nécessaire, comme il arrive en physiologie.

M. Lasserre débute brusquement par un portrait de Jean-Jacques Rousseau et un exposé de ses idées. Philosophe, M. Lasserre considère en philosophe et Jean-Jacques et le romantisme ; rien de plus naturel. Mais il y a un autre point de vue, celui de l’art, celui de la littérature. Je veux bien que le romantisme ait corrompu les esprits, mais il faudrait expliquer comment, dans le même temps, il renouvelait si puissamment les sources de la sensibilité littéraire, comment il créait une beauté nouvelle.

Je ne suis pas romantique, mais je ne suis pas classique non plus. Je ne prends pas grand plaisir à Lamartine, mais je n’en prends pas davantage à Corneille. Mon goût irait plutôt vers les choses très anciennes en même temps que vers les choses très nouvelles. Je me sens chez moi avant Boileau et après Baudelaire. Entre ces deux périodes, l’expression des sentiments me semble ou glaciale ou baroque. Ni la tristesse d’Olympio ne m’émeut, ni la douleur de Rodrigue. Ces humanités me sont inhumaines. Du dix-septième et du dix-huitième siècle, je goûte ou la raison ou l’esprit, La Rochefoucauld ou Buffon, Molière ou Voltaire. Si ces siècles ont senti leur vie, ils n’ont pas su, à de biens rares exceptions près, rendre vivante leur sensibilité. Les romantiques n’ont guère réussi, eux, qu’à en fixer la grimace. La correspondance des Amants de Venise pourrait faire prendre l’amour en dégoût.

Mais je sens très bien que, sans la froideur classique, sans la frénésie romantique, notre moment littéraire, à la fois baudelairien et renanien, aurait été impossible. Nous sommes un dosage de ces deux éléments et de beaucoup d’autres. Oter le romantisme ? Vous nous ramenez à Crébillon, aux deux Crébillon. Encore qu’Hernani soit absurde, il est bon qu’il y ait eu Hernani depuis Rhadamante et Zénobie. Encore que Mardoche soit ridicule, il est bon qu’il y ait eu Mardoche depuis les Hasards du coin du feu. L’idée que le romantisme n’eût pas existé me fait frémir. Va-t-on me démontrer qu’il a corrompu mon intelligence ? Cette corruption m’est précieuse, car je ne la sens pas comme corruption ; je la sens comme un état habituel, hors duquel je me trouverais différent, c’est-à-dire diminué.

Une petite revue d’enseignement populaire, que j’entrouvre, veut m’indigner, non contre les crimes, que je pourrais déplorer, mais contre les débauches du clergé au quatorzième siècle. Elle réussit à me récréer vivement. Je suis enchanté d’apprendre que les couvents étaient des lieux de plaisance où les cavaliers allaient faire la cour aux jeunes nonnes et conquérir leurs faveurs. Mais on ne me l’apprend pas, je le savais, et je continue de croire que l’esprit de ce temps était plus humain que le nôtre, en permettant des compensations aux filles privées du mariage par le préjugé ou l’intérêt social. Je continue aussi de croire que, dans le même, temps exactement, il y avait des cloîtres sérieux et même trop sérieux. Tout a toujours existé et tout a toujours coexisté. Le romantisme a eu ses fous, il a eu ses sages. Avant d’avoir Michelet, il a eu Chateaubriand ; et au temps même de Michelet, il avait Sainte-Beuve, cet homme d’une raison exaspérante, ce juge d’une prudence excessive, athée sournois, matérialiste honteux, pudique immoraliste. Le romantisme est une époque. Chateaubriand la domine, mais de loin et de haut. Il a parlé, il se tait ; il écoute à peine et il ne regarde plus que d’un œil distrait les mouvements de ses disciples. Il a l’indifference bienveillante de ceux qui ont beaucoup vécu. Les folies ne l’indignent pas, parce qu’il sent qu’il était capable même de celles qu’il n’a pas faites. Si la génération de 1830 a éprouvé l’influence de Rousseau, c’est à travers Chateaubriand, car on ne lisait guère cet excommunié dans le cénacle tout voué aux « bonnes lettres ». Le cénacle était vertueux ; on y cultivait la foi. Le Victor Hugo de ce moment a la mentalité d’un catéchiste de persévérance et il en gardera beaucoup jusqu’au milieu de sa fausse truculence de révolutionnaire riche. Victor Hugo est bourré du génie du christianisme. A quatre-vingts ans, le bienfait religieux le hantera encore. Il n’a pas connu Jean-Jacques de très près ; il en parle par ouï-dire. Il n’a retenu des Confessions qu’un goût passager pour une certaine simplicité, au début des Misérables. Cet évoque Myriel, chrétien anarchiste, a peut-être lu le Vicaire Savoyard, On publia, dans ce temps-là, un livre intitulé Jean-Jacques Rousseau apologiste du Christianisme. Le « roussisme » de Victor Hugo ne dépasse pas cette honorable compilation.

Chateaubriand avait été imprégné de Rousseau, idées et style. Il en garda quelque chose, dans le style seulement. Revue par lui, la méthode d’écrire de Jean-Jacques est demeurée celle de toute la prose émotive du dix-neuvième siècle. Pour peu qu’on se passionne, on redevient encore disciple de Jean-Jacques ; mais la méthode s’est bien gâtée : nous avons eu tant de Quinets, de Sands, tant de Michelets pulvérulents ! Des idées « roussiennes », ou plutôt encyclopédistes, Chateaubriand en fut un moment tout chargé, mais il en portait le fardeau assez allègrement : l’Essai sur les Révolutions n’est pas un livre médiocre et on retrouve l’esprit, devenu alors ironique, à bien des pages de son œuvre orthodoxe. Mais pourquoi veut-on que la mélancolie de René vienne de Genève ? Un Chateaubriand ne peut-il donc avoir sa sensibilité propre, aiguisée aux conflits religieux, politiques, sociaux ? Chateaubriand, c’est l’entrée dans le courant français d’une province jusque-là muette, la Bretagne. La Bretagne n’aurait-elle donc jamais eu de voix, si Jean-Jacques n’avait parlé d’abord ? Tout se tient, sans doute, et les hommes vivent, pensent et agissent selon les lois éternelles de l’imitation. Venu après Jean-Jacques, Chateaubriand ne peut l’ignorer, et, le connaissant, il le prend pour point de départ de sa course. C’est inévitable. On ne peut faire abstraction que de ce qu’on ignore. Il y a une fatalité. Les tragédistes d’aujourd’hui, qui veulent ignorer le drame romantique, et remonter tout droit à Sophocle, n’imitent pas Shakespeare, peut-être, ni Victor Hugo ; mais ils ne suivent pas davantage Sophocle, ils partent de Jules Lacroix et de Mounet-Sully. On méprise le drame, on veut renouer plus haut et l’on est La Tour-Saint-Ybars « qui rénova la tragédie classique ». Il y a le nouveau et il y a le vieux neuf. Même si le nouveau est fou, il faut, quand on naît à l’action, partir de cette folie. Victor Hugo, qui avait le sens de la vie, se voulant dramaturge, n’alla point perfectionner Lebrun ou Népomucène : il rendit lyriques les mélodrames du boulevard du Temple ; il prit le genre à la mode, y jeta le ferment de son génie, et cela donna des œuvres qui, si elles sont d’une beauté incertaine, ne sont pas du moins des rhabillages. Il n’y a point de honte à être de son heure exacte et à suivre la mode. Je ne goûte pas beaucoup les œuvres indépendantes de leur moment historique ; le jeu qu’on appelle pastiche n’est pas séduisant. René est donc malade, un peu parce que c’était la mode d’être malade, d’où son succès. Il était malade comme Obermann, soit ; et Obermann était malade parce que Jean-Jacques était malade. C’est assez probable, mais veut-on que René ait eu la santé du chevalier de Faublas ?

M. Lasserre triomphe des tares qui gâtaient la physiologie et, par suite, la sensibilité et l’intelligence de Jean-Jacques Rousseau. C’était, à n’en pas douter, un de ces êtres que le professeur Grasset range parmi les demi-fous ; mais les demi-fous n’en font pas moins, très souvent, « l’ornement de la société ». Ils paraissent plus nombreux dans la littérature moderne que dans les littératures anciennes, mais ce n’est qu’une illusion d’optique. Les vrais fous paraissent plus nombreux aussi et les criminels et les malandrins de tout genre ; mais cela tient à ce que nous avons inventé la statistique, l’investigation psychologique, et que nous sommes curieux du détail, qui ennuyait nos ancêtres. Piacine, avec son air d’homogénéité pompeuse, est assez mal équilibré. Toute sa famille est névropathique et atteinte de dégénérescence religieuse. Son génie n’est qu’une belle crise de lucidité intellectuelle, étouffée entre deux périodes d’affaissement. Une rémittence, huit ans avant sa mort, lui permet Athalie et il retombe engourdi. En dehors de ses tragédies, il est presque nul : sa mentalité enfantine fait de la peine, sa dévotion grossière afflige. Avec cela, on le voit méchant, assez borné pour s’être risqué, dit-on, vers les confins du crime, assez sot pour se désespérer d’avoir déplu au roi, lui qui avait une fortune indépendante, une famille, des amis, et tout ce qu’un esprit simple peut souhaiter de consolations religieuses. La vie de certains grands hommes est triste, regardée de près. Celle de Pascal épouvante. Tant de raison mêlée à tant d’absurdité ! Quoi ! le plus grand physicien de la nature humaine adore la Sainte Epine et porte sous sa chemise un écrit magique rédigé dans le goût des conjurations du Dragon Rouge et du Grand Albert ! Après cela, il est permis à tout le monde d’être fou, et Jean-Jacques se range en bonne compagnie.

Laissons donc. Cela n’a qu’une importance générale, et dans un autre ordre de recherches. Nietzsche est mort fou et cela n’empêche pas son œuvre, que M. Lasserre connaît et aime, d’être saine et logique. Peu importe que l’arbre soit malade : nous jugerons de ses fruits à leur saveur, et non à la qualité de l’écorce ou de l’aubier. Rousseau a mis quelques idées en circulation et il a proposé aux hommes l’exemple d’une certaine sensibilité. De ses idées, les unes sont absurdes et n’ont trompé que ses contemporains ; les autres sont exactes, et leur expression, à un moment donné, était inévitable. Quant à sa sensibilité, la mode s’en est perpétuée jusqu’à nos jours, comme je l’ai déjà indiqué : nous en sommes serfs, même si nous répudions les idées qui en sont nées. C’est un fait qui serait très long et difficile à analyser. Il se comprend par un exemple : les Confessions semblent encore à tout lecteur un livre écrit d’hier matin. Rien n’est venu s’interposer, depuis plus d’un siècle, entre les Confessions et nous, et Flaubert, lui-même, en les tournant en ironie, n’a fait que nous révéler une nouvelle manière d’en goûter le charme.

La plus folle des idées de Jean-Jacques est celle de la bonté native de l’homme ; mais elle n’est pas plus folle que l’idée chrétienne de sa méchanceté originelle, nécessaire depuis le péché. A de la théologie, Jean-Jacques, né en pays théologique, oppose de la théologie, cela ne prête même pas à de la discussion. Ce sont des idées en l’air. L’homme n’est ni bon ni méchant : il est l’homme, animal particulier qui, outre ses besoins physiques, a des besoins métaphysiques, parce qu’il vit, non seulement une vie réelle, mais surtout une vie de représentation. Le monde, pour lui, est moins tel qu’il le sent que tel qu’il croit le sentir. De cette sensibilité complexe est né le désir d’un état qui n’a jamais été atteint que fugitivement, le bonheur. Tous les moyens sont légitimes, qui sont de naïves méthodes pour la recherche du bonheur. C’est la connaissance, disait un serpent célèbre ; c’est l’ignorance, disait Jean-Jacques, qui est la condition du bonheur. Vénérables lieux communs ! L’originalité de Jean-Jacques est de simplifier Salente et de découvrir l’âge d’or, originalité bien médiocre et dont on ne devrait pas vraiment lui garder rancune. Les récits de Bougainville, qui revenait de Tahiti en 1767, confirmèrent, dans l’esprit des contemporains, l’idée de Jean-Jacques. Diderot batifola sur le même sujet. L’homme naturel devint une réalité que des gens croyaient entrevoir, le soir, au fond des campagnes. Laclos travaillait à lui donner une compagne, la femme naturelle, mais la Révolution interrompit cette genèse.

La seconde idée folle de Rousseau est celle de l’égalité native de tous les hommes ; elle est le complément de la première. Son origine n’offre aucun doute ; elle est inscrite dans le catéchisme de toutes les sectes chrétiennes. Tous les hommes sont égaux devant la loi. La loi même conteste cela tous les jours de cent manières différentes, puisque les codes ne sont que l’énumératioa des privilèges accordés à différentes espèces sociales ou des privilèges que la société s’accorde contre d’autres espèces. Mais les privilèges sont basés sur un droit commun : c’est la grâce. Tout cela encore est ecclésiastique. L’originalité de Rousseau, cette fois, est de tenter de faire passer dans la pratique un principe évangélique qui dormait. Tel que vu par Rousseau, il serait peut-être très dangereux ; tel que l’ont appliqué les gouvernements, depuis cent vingt ans, il est inoffensif. Sa virulence paraît dans les théories collectivistes, dont nous sommes loin.

La troisième idée de Rousseau est celle de la souveraineté du peuple, et celle-là je ne vois pas comment on pourrait la contester. On peut trouver que c’est une de ces vérités dont on aurait pu se passer, mais, une fois formulée, elle s’impose. Le droit d’un groupe humain à régler ses destinées politiques ne semble limité que par la nécessité de conquérir un certain équilibre social. Cette idée agaçait Rivarol ; elle indigne Taine ; personnellement, elle ne satisfait ni ma raison ni ma sensibilité, mais je ne vois aucune objection sérieuse à lui opposer dans aucun domaine. J’éprouve, s’il s’agit des droits de l’individu à se gouverner à sa guise, la même pénurie d’arguments. Pour me dompter, dans l’un ou l’autre cas, je consens à ce que l’on emploie la force ; mais il restera qu’une force supérieure pourra défaire l’œuvre organisée contre ces droits. On revient toujours, en sociologie, au théorème de la force : la force est le droit. Il ne faut, à aucun moment, oublier ce que dit Pascal : « Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » Tel est le fondement du droit. La troisième idée de Rousseau n’y contredit pas, parce que la volonté générale, si elle se concentre à être bien une volonté, aura toujours le dernier mot. M. Lasserre a beau dire que « volonté générale », ce n’est qu’une expression mythologique, des faits de force populaire ont montré que, sous cette mythologie, il y a parfois une réalité.

On ne voit pas bien comment tout cela se rattache au romantisme, à moins que le romantisme ne soit considéré comme l’état d’esprit même du dix-neuvième siècle. Admettons-le. Nous aurions donc, venant de Rousseau, le romantisme politique, le romantisme social, tel qu’il s’est développé non seulement dans l’action, mais aussi dans le rêve humanitaire de George Sand, de Michelet, des récents anarchistes. C’est possible, quoique je pense que l’on oublie plusieurs autres sources, notamment les Saint-Simoniens et Byron.

Je voudrais encore examiner ce que l’on a appelé le droit au bonheur. Absurde sous cette forme, l’idée est fondamentale, si on dit : le droit à la recherche du bonheur. Ce n’est pas Rousseau qui a inventé cela, mais en exaltant le bonheur passionnel, il a enfiévré les chercheurs. « Le ciel romantique, dit M. Lasserre, c’est le mirage d’une terre et d’une humanité complaisantes à tout mes désirs. » Il faut cependant accepter cela, ou se plier a la résignation, rêver du ciel chrétien. Chimère pour chimère, je crois qu’il vaut mieux que l’idéal soit terrestre, parce que cela donne aux hommes un principe inépuisable d’activité. Cela fait des révolutions. Sans doute, mais voudrions-nous être bouddhistes ou musulmans ? Il faut choisir entre marcher ou s’asseoir. On ne reste pas longtemps debout à la même place, sans périr d’ennui, plus encore que de fatigue. Quand l’idéal est terrestre, il est instable, parce qu’il devient vite individuel. C’est encore vrai, mais les individus ont leur mérite, et le premier, c’est qu’ils sont la seule réalité.

Le livre de M. Lasserre, que je n’ai visé ici qu’en allusion, en prétexte, est infiniment curieux. Il est même mystérieux. M. Lasserre a presque toujours raison dans le détail, et je ne saurais lui donner raison dans l’ensemble. C’est sans doute que les faits et les idées qu’il critique ont deux faces. Il nous montre l’une et nous cache l’autre ; mais l’autre, nous la devinons et nous rétablissons la tête tragi-comique, celle qui rit à gauche et, à droite, grimace, comme ce marbre du jardin des Tuileries. S’il était un rhéteur, je lui conseillerais d’écrire un second volume, le tome qui rit après le tome qui pleure, mais il est un philosophe et je prends dans son livre ce qu’il faut prendre, quand on le trouve, dans le livre d’un philosophe, des idées, que l’on retourne, que l’on repense, qui vous provoquent, éperons dont on sent la pointe.

Il faut admirer M. Pierre Lasserre et son livre. Je les considère avec bonheur et avec effroi. Voici la plus belle œuvre critique que nous ayons vue depuis Taine. Mais, comme Taine, M. Lasserre a dans l’esprit des parties bien injustes, et c’est ce qui me trouble. Qu’il nous soit né un écrivain d’idées et de passion avec lequel il nous faudra compter désormais, je le crois, et finalement cela m’enchante. J’attends M. Lasserre sur les contemporains. Il est capable d’en renouveler les valeurs et d’en corriger la hiérarchie.