Promenades Littéraires (Gourmont)/Théophile et les Jésuites


THÉOPHILE ET LES JÉSUITES


Il n’y a pas très longtemps que le nom de Théophile de Viau, poète, l’émule et peut-être l’égal de Malherbe, a été réintégré dans l’histoire de la littérature française. Le procès stupide sous lequel il succomba, à l’âge de 36 ans, pesait toujours sur sa mémoire. Pendant plus de deux siècles, on le jugea comme ses ennemis, les Jésuites, voulaient qu’il fût jugé, comme un libertin grotesque et sale, comme un écrivain où le mauvais goût le disputait à l’impudence, comme le type, enfin, du poète ridicule. Boileau l’accabla de son mépris. Un instant, Voltaire, en quête des victimes du fanatisme religieux, sentit quelque pitié pour Théophile, mais cela fut bref, et le silence recommença. Théophile Gautier fut le premier qui lui rendit justice ; on réimprima ses œuvres, on étudia son procès, et l’on commença à comprendre qu’une double réparation était due à ce poète imprudent et brillant, à ce jeune homme hardi et sans hypocrisie. Elle vient de lui être accordée, enfin, sous la forme d’un petit volume de poésies et de contes choisis que l’on publie dans la collection des plus belles pages de la littérature française. Le texte est dégagé de l’orthographe compliquée qui avait cours au commencement du dix-septième siècle, et voilà un charmant poète de plus, à la portée de tous les amateurs de poésie. Le volume porte comme épigraphe ce vers délicieux et qui contient en même temps toute une philosophie de la vie :

Il faut un peu d’adresse à bien cueillir des roses.

Théophile était fou de la nature, des femmes, des fleurs, des fleuves, des forêts. Né à Glairac, sur les bords du Lot, il fut élevé sur les bords de la Garonne, qu’il chanta dans ses vers avec amour. C’est de là, en passant par la Flèche, où il fit ses études, qu’il vint à Paris chercher la gloire. Protestant, il dut abjurer, pour ne pas mourir de faim, les emplois et les faveurs étant refusés aux tenants de la religion « prétendue réformée ». D’ailleurs, Théophile ne tenait pas plus à une secte qu’à une autre secte : il était parfaitement incrédule et quand, par hasard, il voulait croire à un Dieu, il choisissait celui de Platon. Sa vie à Paris fut celle d’un jeune homme ardent et un peu fou ; il se laissa aller à des fréquentations assez risquées, à des curiosités fâcheuses, et surtout à des propos imprudents. Ses premiers vers avaient eu beaucoup de succès à la fois à la cour et près de la jeunesse. En peu d’années, il fut populaire : on ne parlait que de lui ; il donnait le ton ; il éclipsait le vieux Malherbe à la veine prudente et un peu avare. C’est dire qu’il se créait par cela même beaucoup d’ennemis. Une cabale se forma contre lui, dont les origines sont demeurées fort obscures. Pourquoi les Jésuites se mirent-ils tout à coup à le persécuter ? On n’en sait rien, mais on connaît le prétexte qu’ils invoquèrent. En 1622, un libraire avide et sans scrupules réimprima, sous le titre de Parnasse des Muses satyriques, un recueil fort connu de vers licencieux ; l’année suivante, pour corser le succès, il ajouta au titre : « Par le sieur Théophile. » Le prétexte était trouvé. Bien que Théophile eût fait aussitôt saisir les exemplaires, bien qu’il eût intenté un procès au libraire, il fut poursuivi, bientôt arrêté, jeté en prison malgré de puissants protecteurs, et peut-être malgré le roi lui-même. Les poursuites étaient à peine commencées qu’un jésuite, le P. Garasse, publiait contre Théophile un gros volume plein d’injures et de mensonges. Un tel ouvrage ne s’improvise pas ; il y avait donc longtemps, peut-être plusieurs années, que les Jésuites organisaient la guerre contre Théophile. A vrai dire, quand on parcourt ce livre, la Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, on est encore plus étonné de la bêtise que de la méchanceté du jésuite Garasse ; ses injures sont sans esprit et ses diffamations sont stupides. Il s’ébat lourdement parmi les mots de luxure : fornication, sodomie, bestialité, Gomorrhe et d’autres encore un peu moins honnêtes. Puis, c’est la grande accusation d’athéisme, de paganisme, d’idolâtrie. On se demande comment un magistrat tel que Mathieu Molé eut le courage d’accepter toutes les sottises de Garasse et de les rééditer dans son acte d’accusation. De notre temps, nous avons eu le réquisitoire du procureur général Pinard contre Madame Bovary et contre Flaubert ; le réquisitoire du procureur général Molé contre Théophile est plus bête encore. Vraiment, de tels défenseurs de la morale vous inclinent à une certame immoralité ; un honnête homme rougirait de ne pas mériter un peu, à son tour, les accusations de ces avocats de la vertu, de la religion et de l’hypocrisie.

Théophile écrit, en des vers adressés à sa maîtresse : « Je vous adore, je ne veux désormais avoir d’autre divinité que vous. » Ce n’est qu’une banalité d’amant passionné. Le procureur, soufflé par le jésuite, s’écrie : « Voyez, il renie Jésus-Christ, il ne reconnaît d’autre Dieu que « sa garce » ! Tout l’acte d’accusation de Molé est de cette force. C’est un monument honteux de partialité, de bêtise et de mauvaise foi. Et que dire du procès même, avec le défilé de ces témoins auxquels les jésuites Garasse et Voisin ont fait apprendre par cœur leurs dépositions ? C’était si scandaleux que le tribunal hésita, malgré les passions dont il était l’objet. Il ordonna un supplément d’enquête. Théophile, réintégré en prison, put écrire une requête au roi. Louis XIII, fort indolent, avait un certain esprit de justice. Théophile, enfin relaxé, mais non jugé ni acquitté, put aller se reposer à Chantilly, puis en Berry. L’année suivante, il revenait mourir à Paris, épuisé par les rigueurs de sa prison, mais mourir fièrement, en souriant avec ironie aux exhortations du prêtre. Théophile, écrivait ce curé, est mort sans aucun sentiment de religion ni de repentir. Le repentir de quoi, le malheureux ! C’est à ses bourreaux, aux Jésuites et au procureur Molé, qu’il aurait fallu conseiller le repentir.

Les Jésuites n’ont jamais fait profession d’une morale très rigide. Au contraire, il n’est guère de volupté qu’ils n’aient permise, à de certaines conditions. Leur maxime était, au temps de leur splendeur : « Faites ce qu’il vous plaira, mais allez à la messe. » La foi, qui purifie tout, excuse tout. Il est donc probable qu’ils n’auraient point poursuivi Théophile pour quelques couplets salés, pour quelques randonnées nocturnes ; ils le poursuivirent parce qu’il n’allait pas à la messe ; parce que, un jour, il ne s’était pas découvert devant le Saint-Sacrement. Ils sentaient en lui un amant de la nature, donc un ennemi du christianisme. Pour un chrétien, la beauté et la vérité ne peuvent se trouver que dans le surnaturel ; quiconque fait profession de vivre selon la nature est considéré comme un panthéiste, comme un négateur du Christ. Que deviendrait la religion, que deviendraient les prêtres qui vivent d’exploiter le surnaturel, si les hommes se mettaient à suivre cette belle maxime de Théophile : « J’approuve qu’un chacun suive en tout la nature ? »

Mais il était bien difficile, en 1628, période d’un grand bouillonnement intellectuel, de faire brûler un homme pour avoir trop aimé « notre mère Nature ». La méthode de Bacon et sa physique commençaient d’être connues en France ; Descartes méditait déjà son système ; Gassendi allait bientôt glorifier Epicure. Pour perdre Théophile, qui était l’âme d’un groupe très ardent de libertins, c’est-à-dire de libres-penseurs, les jésuites l’accusèrent, non seulement d’athéisme, mais de sodomie. Cela fut leur tactique constante. Il n’est guère de libre esprit dont les gens pieux n’aient tenté de salir les mœurs. Si l’on ajoute que l’imprudence et l’étourderie de Théophile rendaient vraisemblables les accusations les plus folles, on reconnaîtra que la machination des jésuites était assez bien montée. Elle ne réussit qu’à demi, cependant, et ce n’est qu’en effigie que le poète libertin fut brûlé en place de grève. En lisant Théophile, on se souviendra de es malheurs et on lui pardonnera quelques défaillances, en songeant aux tourments qut lui firent subir les bons pères pour la plus grande gloire de leur ordre.