Promenades Littéraires (Gourmont)/Fabre d’Églantine et l’Orange de Malte


FABRE D’ÉGLANTINE ET L’ORANGE DE MALTE


On s’occupe beaucoup, depuis quelque temps, des littérateurs de l’époque révolutionnaire, soit de ceux pour qui, comme Saint-Just, la poésie ne fut qu’une erreur juvénile, soit de ceux qui, comme Fabre d’Églantine, s’y adonnèrent encore au milieu des plus terribles luttes politiques. On vient de publier, en deux élégants volumes, les œuvres de Saint-Just. Il a paru, il y a deux ans, un choix des écrits de Hérault de Séchelles, ainsi qu’une excellente étude sur ce révolutionnaire élégant et raffiné. Choderlos de Laclos est fort à la mode. On ne se contente plus de ses célèbres Liaisons dangereuses, on étudie son rôle politique, on recherche ses lettres, ses moindres écrits, et un littérateur anglais des plus connus, M. Arthur Symons, va publier quelques-unes de ses poésies que l’on croyait perdues. Enfin, après que tout un volume a été consacré à Fabre d’Églantine, on trouve encore dans sa vie littéraire un point très obscur. Il s’agit d’une comédie à la fois célèbre et inconnue, l’Orange de Malte, qui aurait été, à l’heure même de sa mort, sa suprême préoccupation.

Devenu secrétaire de Danton, puis député à la Convention, Fabre d’Églantine n’abandonna jamais le théâtre, qui avait fait sa gloire. On jouait encore deux comédies de lui en 1792, et quelques années après sa mort, on en donnait encore une autre et avec le plus grand succès, mais ce n’était pas celle qu’il avait particulièrement recommandée à ses derniers moments. Je ne désire pas faire entrer dans cet article les mystères de la politique révolutionnaire, ni examiner si les accusations contre Fabre d’Églantine étaient ou non justifiées. En historien aussi partial qu’incompétent (c’est le parti le plus commode), je préfère même supposer qu’il était l’innocence même. Cela n’a d’ailleurs aucune importance pour résoudre la question de l’Orange de Malte.

On l’accusait, je crois, d’avoir falsifié un décret de la Convention, falsification qui lui aurait rapporté cent mille francs. Il s’en est défendu vigoureusement dans une Apologie que sa veuve publia en l’an XI, en tête de ses Œuvres posthumes. Il s’y défend de posséder une somme aussi considérable : « On dit que je suis riche ; je donne tout ce que je possède dans l’univers, hors mes ouvrages, pour moins de quarante mille francs, et c’est le fruit de plusieurs pièces de théâtre, dont le succès, dû à la bienveillance du public, a été tel que telle de mes comédies a eu cent soixante représentations de suite. Qu’on lise les registres de tous les théâtres de France, et l’on verra qu’ils m’ont rendu plus de cent cinquante mille francs. Voilà ce qui peut m’en rester ; voilà le fruit de vingt-cinq années d’observations sur le cœur humain, de travail, de persécutions, de misère. » Il ajoute qu’il est loin de vivre dans le luxe, mais que, cependant, il aime ce qui est beau et ce qui est bon. Il peint, il dessine, il fait de la musique, il modèle, il grave, il est poète. Il a écrit dix-sept comédies en cinq ans. Ces arguments, d’ailleurs peu décisifs, ne touchèrent pas beaucoup Fouquier-Tinville et il dut se résigner à accompagner sur l’échafaud son ami Danton. Il furent exécutés le même jour. Ici se place une légende, dont je vais pouvoir prouver la véracité, au moins quant au fond. Au moment de gravir les marches de l’échafaud, dit un des historiens de Fabre d’Églantine, il aurait jeté au hasard, dans les groupes des spectateurs, quelques manuscrits, en criant d’une voix émue : « Mes amis, sauvez ma gloire ! » Plusieurs de ces pièces, ajoute M. d’Almeiras, furent recueillies par des curieux et l’une d’elles, l’Orange de Malte, tomba sous la main de deux auteurs dramatiques qui la refirent sous le titre de l’Espoir de faveur. » Là dessus, un collaborateur de l’Intermédiaire s’est levé et a déclaré : Je connais quelqu’un qui paraît bien avoir lu ou entendu cette comédie ; c’est Stendhal. Et il citait un passage de Rome, Naples et Florence, où le sujet de l’Orange de Malte est nettement indiqué en deux lignes ; « Un évêque voulant engager sa nièce à être la maîtresse d’un prince, tout en lui faisant des remontrances. » Cet intermédiairiste était sur la bonne voie, mais il est resté à moitié chemin. S’il avait consulté le Journal de Stendhal, il eût trouvé un document grâce auquel le premier chercheur venu peut mettre la main sur ce qui reste de l’Orange, probablement la pelure, c’est-à-dire une médiocre imitation. Stendhal écrit à la date du 7 avril 1805 : « Maisonneuve parlait de l’Orange de Malte de d’Églantine, dont les deux pièces d’hier sont une imitation. La pièce de d’Églantine était du plus grand génie. J’ai senti, en l’entendant esquisser, que le genre comique était mes premières amours. Dans la pièce de d’Églantine, il y avait une maîtresse de roi et un évêque. L’évêque venait persuader à la jeune personne de différer son mariage, et lui faisait un tableau du bien que pouvait faire une femme vertueuse ayant toute influence sur un prince ; arrivait la maîtresse régnante, qui tonnait contre les femmes qui se livraient surtout par intérêt ; cela était du plus grand comique. Maisonneuve nous dit qu’il en avait parlé six ou sept fois à fond avec d’Églanline, une fois entre autres depuis dix heures du matin jusqu’à onze heures du soir. Il me semble que d’Églanline est le plus grand génie qu’ait produit le xviii en littérature. L’Espoir de la faveur inclinant toutes les âmes à la bassesse, de quelque caractère qu’elles soient, et cet espoir se trouvant ensuite déçu, est un excellent moyen de développer le courtisan. Voilà la griffe du lion. Maisonneuve croit que la pièce n’a jamais été écrite, Dugazon que les trois premiers actes existent. »

Si donc l’on rapproche de l’anecdote citée par M. d’Almeiras, l’analyse de Stendhal, ses renseignements, les mots soulignés par lui-même, on arrive nécessairement à cette conclusion : Deux pièces rappelant le sujet de l’Orange de Malte, tel que le connaissait Maisonneuve, collaborateur de Fabre d’Églantine, ont été jouées à Paris, le 6 avril 1805. L’une de ces pièces avait pour titre, l’Espoir de la faveur[1]. Reste à trouver l’auteur ou les auteurs, ce qui n’est qu’un jeu pour les érudits de la littérature théâtrale. Maintenant, il est singulier que l’on ait joué le même soir deux pièces ayant le même sujet. S’il n’y a pas erreur de rédaction, il faudrait en conclure que l’Orange de Malte était connue de plusieurs personnes et qu’elle avait à ce moment une sorte de célébrité mystérieuse. Il ne faut pas oublier qu’en ce temps-là le Philinte de Fabre d’Églantine passait pour un chef-d’œuvre pas très loin du Misanthrope de Molière. La moindre de ses dépouilles était tenue pour une chose précieuse, dont les adaptateurs se disputaient la restauration et le succès probable. Il est fâcheux que Stendhal, si indiscret d’habitude, ait été si sobre de renseignements sur les deux pièces en question. Enfin, si on les retrouve, on pourra voir du moins quel parti les auteurs ont tiré du sujet si piquant imaginé par Fabre d’Églantine. Stendhal rapproche l’Orange de Malte de la Vérité dans le vin. C’est aller loin dans l’éloge, car la pièce de Collé est un incontestable chef-d’œuvre, malgré quelques gaucheries. Acceptons ce jugement, puisque, aussi bien, il nous est impossible de le contrôler. On sait que Stendhal fut poursuivi toute sa vie par ces syllabes hermétiques : « l’Orange de Malte. » Il écrivit lui-même sous ce titre un roman inachevé qui est devenu Lucien Leuwen. S’il y renonça, au dernier moment, c’est qu’il ne croyait peut-être pas la pièce de Fabre d’Églantine définitivement perdue. Ayons le même espoir, pour la gloire de ce poète charmant, pour l’auteur d’Il pleut, il pleut, bergère !

  1. Ces déductions étaient justes. En effet, quelque temps après la publication de cet article, M. Aulard écrivait dans la Révolution française (14 avril 1908) : « J’ai suivi la pisle indiquée par M. de Gourmont et voici ce que j’ai trouvé. Le 16 germinal au XIII (6 avril 1805) ; on représenta pour la première fois, au théâtre de l’Impératrice, l’Espoir de la faveur, comédie en cinq actes et en prose, par Etienne et Nanteuil, et au Vaudeville, Thomas Muller ou l’Effet de la faveur, comédie en trois actes et en prose, par Chazet, Gersain et Dieulafoi. Le Courrier des Spectacles du lendemain 17 terminal (Bibl. nat., Inv., Z, 5326, in 4) rendit compte de ces deux pièces en un seul et même article.
    Ce compte rendu débute ainsi
     « On faisait courir beaucoup de bruits malins avant la représentation de cette pièce. On parlait d’une comédie manuscrite de Fabre d’Églantine, intitulée l’Orange de Malte. On annonçait que cette Orange de Malte aurait beaucoup d’affinité avec la pièce nouvelle, et on insinuait avec quelque adresse que le manuscrit de Fabre d’Églantine ne s’était pas trouvé après sa mort. On s’arrêtait là, et on laissait à la malignité du public le soin d’interpréter le reste. D’un autre côté, les auteurs de l’Espoir de la faveur paraissaient se plaindre qu’on jouât dans le même temps au théâtre du Vaudeville une pièce sur le même sujet et presque avec le même titre. On parlait de quelques répétitions faites au théâtre de l’Impératrice, en présence de quelques personnes, et on laissait à penser que ces personnes avaient bien pu s’emparer de quelques idées des poètes leurs confrères.
     « La représentation des deux pièces mettra le public à même de prononcer sur ces bruits… »
    Suit une analyse des deux pièces, qui sont, en effet, semblables pour le fond.
     « … N’ous n’examinerons pas ici de quelles sources proviennent ces ressemblances, si les auteurs des deux pièces ont également pressé l’Orange de Malte, ou si les auteurs du Vaudeville ont écouté à la porte du Théàtre Louvois ; nous nous contenterons de remarquer que, si les deux ouvrages ont eu des ressemblances du côté de la composition, ils en ont eu aussi du côté du succès… »