Promenades Littéraires (Gourmont)/Un ennemi de Paris

Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 277-283).


UN ENNEMI DE PARIS


C’est en 1862, après son retour de Sibérie, où ses idées politiques l’avaient fait reléguer par un gouvernement féroce, que le grand romancier russe, Théodore Dostoievski, entreprit quelques voyages à l’étranger. La Sibérie l’avait beaucoup éprouvé. De plus, marié à une jeune femme d’une santé débile, il voulait chercher pour elle des climats plus doux. On le voit, de 1862 à 1871, à Berlin, à Dresde, à Genève, en Italie, à Paris, et ses lettres, que l’on vient de traduire, nous le montrent inquiet, malade, nerveux, mélancolique, déséquilibré. Atteint d’épilepsie et encore d’une autre maladie pénible, il fait de constantes allusions à ces infirmités qui empoisonnaient sa vie et gâtaient son caractère. Il se trouve mal partout ; presque tout lui déplaît. Ce qui le frappe, c’est la laideur ou le désagrément des choses. Russe fervent, patriote exagéré, il trouve ridicules, bètes ou méchants les autres peuples. Profondément dégoûté de ceux qu’il appelle les ennuyeux Allemands, il vient à Genève, et on dirait qu’il est tombé en plein enfer, mais dans un enfer grotesque, un enfer à la fois comique et douloureux. D’abord, pourquoi est-il venu à Genève ? Il n’en sait rien. Mais ce qu’il sait, c’est que ce fut une bien mauvaise inspiration, car Genève est une horreur, une médiocre ville triste et noire. Ce n’est pas l’impression, certes, que Genève donne à ses visiteurs ordinaires, mais Dostoïevski est malade : il a des crises presque chaque semaine et de continuelles palpitations de cœur. Alors il voit en malade, il sent en malade, et Genève devient pour lui la « cité maudite ». Quant aux Genevois, il affirme qu’ils sont atteints d’une bêtise particulière, la bêtise de l’homme toujours content de tout et de lui-même. Cela irritait Dostoïevski, qui était atteint, non pas de cette sorte de bêtise, mais de la maladie contraire. Ici, dit-il, tout est vilain, tous est pourri, tout est cher, tout est absurde. Dégoûté de Genève, il va à Vevey, mais Vevey, qui est pour tout le monde une charmante station d’automne, lui semble pire encore que Genève. Là encore, il ne rencontre que laideur, malhonnêteté, bassesse, bêtise et saleté. Après la Suisse, l’Italie. Milan lui paraît sombre et ennuyeux, et Florence ne le satisfait pas davantage. C’est une ville assez belle, mais trop humide. II faisait trop froid à Genève ; à Florence, il fait trop chaud. Nulle pari il ne trouve son équilihre. Mais c’est Paris qui lui donne encore les plus fâcheuses impressions.

Le jugement de Dostoïevski sur Paris et les Parisiens est vraiment incroyable. Paris, dit-il, est la ville du monde la plus ennuyeuse et ses habitants forment un peuple dégoûtant d’effrontés et de vauriens. Le Français semble d’abord doux, honnête, poli, mais il est faux, et pour lui l’argent est tout. Aucun idéal, pas de convictions ; pas même de réflexion. Le niveau de l’instruction est très bas, et ce qu’on appelle la science, en Russie, y est à peu près inconnu. Ceci est extrait d’une lettre écrite de Paris au mois de juillet 1862. L’année suivante, il publia dans la revue russe, Vrémia, un récit assez étendu de ses séjours à l’étranger, et principalement à Paris. Le ton est moins brutal que dans ses lettres ; il est ironique et quelquefois assez spirituel. Mais on sent que beaucoup de ces observations sont prises dans les livres bien plutôt que dans la réalité. La méthode de Dostoïevski semble être de se renseigner d’abord, puis d’essayer de vérifier en confrontant les renseignements avec la vie. Un étranger ne peut guère en employer d’autres, quand il ne fait dans un pays qu’un bref séjour. Elle est dangereuse, parce qu’elle détermine d’avance le sens dans lequel se feront les observations. II est rare que l’on découvre ainsi autre chose que des vérités très particulières, tellement particulières que le contraire est également vrai et tout aussi facile à démontrer. Le Parisien, nous dit Dostoïevski, aime passionnément la vertu et l’argent ; mais ce qu’il appelle la vertu, c’est encore l’argent. Assurément, il y a de tels Parisiens ; mais il y en a d’autres aussi. Le goût de l’argent est d’ailleurs loin d’être la caractéristique de n’importe quel groupe d’hommes dans n’importe qu’elle nation. Dire qu’un homme aime l’argent, c’est montrer qu’il évolue dans un milieu où l’argent est une conquête possible, c’est-à-dire dans un milieu riche. Le Français, l’Anglais, l’Américain aiment l’argent, parce que l’argent est chez eux un gibier que l’on peut atteindre. Le paysan russe est beaucoup plus désintéressé, parce que l’argent n’est pour lui qu’une chimère, un rêve de conte de fées. Ceci posé, trouvera-t-on bien exact que le Parisien aime beaucoup le commerce et qu’il vous écorche dans sa boutique, non seulement pour avoir des bénéfices, mais par vertu, par devoir sacré ? Il y a là une âpreté qui n’a, je crois, jamais été dans notre caractère. Autrefois, continue-t-il, on reconnaissait quelque chose en dehors de l’argent et l’homme qui n’en possédait pas, mais qui avait d’autres qualités, pouvait compter sur quelque estime ; à présent, plus du tout. Sans argent, pas d’estime. C’est au point que le Parisien pauvre se méprise lui-même, s’il a conscience que sa poche est vide, et cela avec une conviction parfaite. Il ne recommence à s’attribuer quelque valeur qu’à mesure que l’argent rentre dans sa caisse. Cependant, il est encore un endroit où le désintéressement est admiré, le théâtre. En effet, le bourgeois, homme étrange, proclame que l’argent est une vertu supérieure et le devoir de l’homme, mais il aime à jouer aux sentiments élevés. Tous les Français ont l’air extraordinairement noble. Le plus vil, celui qui vous vendrait son propre père pour une pièce de vingt sous et vous donnerait même quelque chose par-dessus le marché, conserve une tenue si imposante qu’il vous inspire encore un vague respect. Au théâtre, il lui faut absolument du désintéressement ; rien, à son avis, ne cadre mieux avec sa tenue extérieure. Tel est le ton de la satire de Dostoievski. On voit combien il manque de finesse et de légèreté, à quel point il est paysan du Danube, il est paysan russe !

Je l’aime beaucoup mieux dans certaines remarques humouristiques sur les goûts champêtres du bourgeois de Paris. Le Parisien, tel que l’a connu Dostoïevski, en 1863, avait, outre sa passion pour l’argent, pour l’amour et pour l’éloquence, deux autres besoins : celui de voir la mer et celui de se rouler sur l’herbe. Pourquoi, se demande Dostoïevski, lui faut-il voir la mer ? Il ne le sait pas lui-même, mais il le désire violemment. Après avoir remis son voyage d’année en année, parce que les affaires lui prennent tout son temps, il se décide enfin, et à son retour, fier et ravi, il raconte en termes pompeux ses impressions ; toute sa vie, il se rappellera avec douceur qu’il a vu la mer. Depuis cette époque, le bourgeois parisien est devenu plus exigeant. Ce n’est pas une fois dans son existence qu’il veut voir la mer, c’est tous les ans. Et il ne raconte plus son voyage. Il continue à aimer à se rouler sur l’herbe, et surtout sur de l’herbe qui lui appartienne. Alors, tout comme en 1863, il achète une petite maison à la campagne, avec un petit jardin, une petite pelouse, et il accomplit son rêve traditionnel de dîner sur l’herbe, sur la bonne herbe dont il est propriétaire, et il est un peu ému, comme l’a dit François Coppée, « quand la lune se lève au mourant du café ». En somme Dostoïevski n’a vu que ces tout petits côtés de Paris, et il les a peints, tantôt avec âpreté, tantôt avec esprit, parfois avec exactitude, plus souvent avec exagération. Il n’aimait pas Paris, ni la France, ni l’Allemagne, ni la Suisse, ni l’Italie, n’aimait que la Russie. Son patriotisme est trop étroit. Dès qu’il n’entend plus parler russe, il se sent perdu. Dès qu’il ne voit plus de figures russes, il est mal à l’aise. C’est un homme de génie, mais c’est aussi un malade et, de plus, un grand naïf. Veut-on, en effet, connaître la conclusion de ses voyages ? La voici dans toute sa candeur : « L’idéal de la beauté humaine se trouve dans le peuple russe. » C’est à peu près ce que M. Barrès pense de la Lorraine, et tout cela fait bien rire ceux que Nietzsche appelle les « vieux Européens ».