Les Réfugiés/Texte entier

Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 1-415).


CHAPITRE I

L’HOMME D’AMÉRIQUE

C’était une de ces fenêtres si communes à Paris vers la fin du xviie siècle, haute, à meneaux, traversée au centre par un large linteau au-dessus duquel on voyait un petit écusson armorié, peint dans le verre des losanges – trois gueules en chausses-trappes sur champ d’argent. À l’extrémité d’une forte barre de fer faisant saillie, était suspendue une petite balle de coton dorée qui se balançait et grinçait à la moindre brise.

En face, les maisons hautes, étroites, barrées de charpentes en diagonale, avec leurs toits hérissés de pignons pointus et de poivrières et entre les deux rangs de maisons, les pavés inégaux de la rue Saint-Martin, sur lesquels sonnaient les pas des bourgeois affairés.

À l’intérieur, la fenêtre était garnie d’un grand banc recouvert de cuir de Cordoue gaufré sur lequel la famille pouvait prendre place et suivre derrière les rideaux le mouvement de la rue. Deux personnes étaient en ce moment assises sur ce banc, un homme et une femme, mais leurs dos étaient tournés à la fenêtre et ils avaient devant eux la grande pièce richement meublée. De temps en temps ils échangeaient un regard et leurs yeux disaient qu’ils n’avaient pas besoin d’un autre spectacle pour être heureux.

Et certes, il n’y avait pas à s’en étonner, car c’était un couple singulièrement favorisé. Elle était jeune — vingt ans au plus — avec un teint très pâle il est vrai, mais d’une pâleur éclatante, fraîche et saine, dont la moindre coloration eût gâté la grâce juvénile. Ses traits avaient une douceur et une délicatesse extrêmes ; ses cheveux noirs à reflets bleus et ses longs cils formaient un contraste piquant avec ses grands yeux rêveurs et sa peau d’un blanc d’ivoire. Il y avait dans l’expression de ce jeune visage quelque chose de modeste et de résigné qu’accentuait encore la simplicité de la toilette de taffetas noir sans autre ornement qu’une petite broche de jais.

L’homme qui était assis à côté d’elle pouvait avoir une trentaine d’années ; il avait une superbe tête de soldat, avec des traits énergiques, une moustache noire effilée et de grands yeux bruns que l’on sentait capables avec un égal succès de se durcir pour le commandement ou de se faire tendres pour des supplications d’amour. Il était vêtu d’un habit bleu de ciel orné de broderies sous lequel paraissait un gilet de calmande blanche ; ses culottes, de même étoffe, disparaissaient presque entièrement dans de vastes bottes évasées, garnies d’éperons dorés. Une rapière à garde d’argent et un chapeau garni d’une plume blanche, posés sur un escabeau à côté de lui, complétaient un costume qui était un signe d’honneur pour celui qui le portait, car n’importe quel Français l’eût reconnu pour l’uniforme des officiers des célèbres mousquetaires bleus de Louis XIV. Il avait vraiment un air brave et résolu, ce soldat, avec ses cheveux noirs frisés, sa tête bien posée sur les épaules larges et carrées. Et tel il s’était montré sur les champs de bataille, car le nom d’Amaury de Catinat était aujourd’hui fameux parmi les milliers de jeunes nobles qui se pressaient au service du roi.

Ils étaient cousins germains, et il y avait juste assez de ressemblance dans leurs traits fins et réguliers pour déceler cette parenté. Catinat était issu d’une noble famille huguenote, mais ayant perdu ses parents de bonne heure, il avait pris la carrière des armes et s’était frayé un chemin dans l’armée par son seul mérite. Le frère cadet de son père, se voyant toute route vers la fortune barrée par les persécutions auxquelles étaient déjà en butte les gens de sa religion, avait supprimé le de qui indiquait son origine noble et s’était établi marchand à Paris avec un succès tel qu’il devint rapidement un des hommes les plus riches et les plus notables de la ville. C’est sous son toit que se trouvait en ce moment le mousquetaire entourant de son bras la taille souple de sa cousine : les deux jeunes gens étaient fiancés, et le vieux Catinat caressait l’espoir de voir se continuer par eux son nom et sa race.

— Qu’avez-vous donc, Adèle ? dit tout à coup le soldat, vous me semblez avoir quelque peine.

— Non, Amaury, je n’ai pas de peine.

— Je vois pourtant une petite ligne, là, entre ces deux sourcils. Ah ! je lis en vous comme un berger sait lire dans le ciel.

— Ce n’est rien, Amaury, seulement…

— Seulement quoi ?

— Vous me quittez ce soir.

— Oui, mais pour revenir demain.

— Est-il absolument nécessaire que vous partiez ?

— Autant dire que ce serait pour moi la perte de ma commission d’officier si je n’étais pas à Versailles ce soir. Je suis de service toute la nuit à la porte de la chambre du roi ; après la messe, M. de Brissac prendra ma place et je serai libre de nouveau.

— Ah ! Amaury, quand je vous entends parler du roi, de la cour et des grandes dames, je ne puis m’empêcher d’être étonnée.

— Étonnée ! pourquoi ?

— Penser que vous, qui vivez au milieu de toute cette splendeur, vous vous abaissez à venir dans l’humble maison d’un mercier.

— N’y a-t-il pas dans cette maison quelqu’un qui m’est cher ?

— C’est cela même qui m’étonne le plus. Dire que vous passez votre vie parmi ce monde si beau, si élégant, si spirituel, et que vous me jugez digne de votre amour, moi qui suis une petite souris, si tranquille, si timide, si gauche, toute seule dans cette grande demeure.

— Chacun ses goûts, dit son cousin en caressant la petite main. Il en est des femmes comme des fleurs. Les uns aiment la rose dont les vives couleurs attirent le regard. Moi je préfère l’humble violette qui se cache parmi la mousse et qui est pourtant si jolie et qui répand une odeur exquise. Mais toujours cette ligne entre vos sourcils, ma chérie ?

— Je voudrais que mon père fût de retour.

— Pourquoi ? Êtes-vous donc si seule ici ?

La figure pâle de la jeune fille s’éclaira d’un sourire.

— Je vais l’être bientôt, répondit-elle. Mais je suis toujours inquiète quand il est absent. On n’entend parler que de persécutions contre nos frères.

— Bah ! mon oncle n’a rien à craindre. – Il est allé chez le Prévôt des Marchands pour cet ordre au sujet du logement des dragons.

— Quoi donc ? vous ne m’en avez pas parlé.

— Le voici.

Elle se leva et alla prendre sur un meuble une feuille de papier bleu auquel était appendu un sceau de cire rouge. Les sourcils noirs du jeune homme se rapprochèrent tandis qu’il le parcourait des yeux : « Avis vous est donné, disait la note, à vous Théophile Catinat, marchand mercier dans la rue Saint-Martin, que vous êtes par les présentes requis de fournir logement et subsistance à vingt hommes des dragons bleus du régiment de Languedoc, sous les ordres du capitaine Dalbert, et ce jusqu’à nouvel ordre. Signé de Beaupré, commissaire du Roi. »

Catinat savait bien comment cette méthode de vexations contre les huguenots avait été pratiquée dans la France entière, mais il se flattait que sa propre situation à la Cour mettrait son parent à l’abri de pareils outrages. Il jeta le papier loin de lui avec un geste de colère.

— Quand doivent-ils venir ?

— Ce soir.

— Ils ne resteront pas longtemps. Demain j’aurai obtenu l’ordre qu’ils partent. Mais le soleil s’est caché derrière l’église Saint-Martin, et je devrais déjà être en route.

— Non, non, je vous en prie ne partez pas encore.

— Je voudrais pouvoir vous laisser entre les mains de votre père lui-même, car j’ai peur de vous savoir seule ici quand ces soldats vont venir. Et cependant aucune excuse ne sera acceptée si je ne suis pas à Versailles. Mais voyez, voici un cavalier qui s’arrête à la porte. Il n’a pas d’uniforme. C’est peut-être un messager envoyé par votre père.

La jeune fille courut vivement à la fenêtre et regarda au dehors, la main appuyée sur les tresses d’argent garnissant l’épaule de son cousin.

— Ah ! s’écria-t-elle, j’avais oublié : c’est l’homme d’Amérique. Père m’avait dit qu’il devait arriver aujourd’hui.

— L’homme d’Amérique ? répéta le soldat d’un ton de surprise, et tous les deux ils tendirent le cou pour mieux voir dans la rue. Le cavalier, un jeune homme solidement bâti, avec de larges épaules, un visage entièrement rasé, leva sa tête bronzée et énergique dans leur direction et parcourut des yeux la façade de la maison. Il était coiffé d’un chapeau mou de couleur grise d’une forme peu parisienne, mais le reste de son costume, un habit sombre et de grandes bottes, était tel qu’un bourgeois quelconque en eût pu porter. Cependant son apparence générale était si insolite qu’un groupe de badauds s’était amassé autour de lui, examinant curieusement l’homme et sa monture. Un vieux mousquet était attaché par la crosse à l’étrier et dressait son long canon bruni derrière le dos du cavalier. De chaque côté du cheval pendait un grand sac noir, et une couverture voyante à raies rouges était roulée en travers contre la selle. Le cheval, une forte bête gris pommelé, avait le dos ruisselant de sueur, le ventre couvert de boue, les jambes à demi arquées, comme fourbu par la fatigue. Cependant le cavalier, s’étant assuré qu’il était bien devant la maison qu’il cherchait, sauta légèrement à terre, et prenant son mousquet, sa couverture et ses sacs, il se dirigea vers la porte en écartant du coude ceux des badauds qui se trouvaient sur son chemin et frappa bruyamment.

— Quel est cet homme, demanda Catinat ? Un Canadien ? J’en suis presque un moi-même. J’avais autant d’amis de l’autre côté de la mer que de celui-ci. Il se peut même que je le connaisse. Les visages blancs ne sont pas en si grand nombre là-bas et il n’y en a guère qu’un que je n’aie vu entre le Saguenay et le Nipissing.

— Il est des provinces anglaises, Amaury, mais il parle notre langue : sa mère était de sang français.

— Comment se nomme-t-il ?

— Amos… Amos… Ah ! ces noms anglais… Green… oui c’est cela… Amos Green. Son père et le mien ont été en relations de commerce, et aujourd’hui son fils, qui, à ce que j’ai compris, a passé, jusqu’ici, sa vie dans les bois, faisant le métier de trappeur, vient en France pour prendre un peu contact avec les hommes et s’initier à la civilisation. Ah ! mon Dieu, qu’y a-t-il ?

Des cris perçants venaient de retentir dans le corridor. En un clin d’œil Catinat fut dans l’escalier.

Deux servantes se tenaient chacune d’un côté du mur, hurlant de toute la force de leurs poumons et au milieu le vieux domestique. Pierre, un austère calviniste, dont la dignité n’avait jamais encore été mise à pareille épreuve, tournoyait en agitant les bras et poussant des hurlements que l’on aurait pu entendre du Louvre. Une petite boule de poils noirs, au milieu desquels on distinguait un petit œil rouge et deux fines dents blanches s’agrippait au bas de laine qui recouvrait son maigre mollet. Aux cris du domestique le jeune étranger qui était retourné à son cheval revint en courant, et arrachant l’animal il lui donna deux coups secs sur le museau et le fourra, la tête en avant, dans le sac d’où il s’était échappé.

— Ce n’est rien, dit-il en excellent français, c’est un jeune ours… C’est ma faute, j’aurais dû tenir le sac fermé. L’animal est né le jour où j’ai quitté New-York, il y aura six semaines mardi prochain. Est-ce à l’ami de mon père, monsieur Catinat, que j’ai l’honneur de parler ?

— Non, monsieur, dit le mousquetaire toujours dans l’escalier ; mon oncle est sorti, mais je suis le capitaine de Catinat, à votre service ; et voici mademoiselle Catinat, la fille de votre hôte.

L’étranger monta l’escalier et salua les deux jeunes gens avec un air assez timide, tandis qu’il offrait gracieusement à Mlle Catinat une magnifique fourrure qui pendait à son bras.

— L’ours est pour votre père, dit-il, et j’ai apporté d’Amérique cette petite peau que je vous prie d’accepter. C’est peu de chose, mais vous pourrez en faire une paire de mocassins ou un manchon.

Adèle eut un petit cri de joie lorsque ses mains s’enfoncèrent dans l’épaisse fourrure. Certes, elle pouvait l’admirer, car aucun roi au monde n’aurait pu en posséder une plus belle et plus moelleuse.

— Elle est admirable, monsieur, dit-elle, quel animal est-ce, et d’où vient-elle ?

— C’est un renard noir. Je l’ai tué moi-même l’hiver dernier près des villages iroquois du lac Oneida.

Elle la mit autour de son cou, et son joli visage se détacha comme un marbre blanc sur le noir immaculé de la fourrure.

— Je vous remercie, monsieur, dit-elle. Je regrette que mon père ne soit pas ici pour vous recevoir. Je le remplacerai donc et je vous prie de vous considérer comme chez vous dans cette maison. Votre chambre est là-haut, Pierre vous y conduira lorsque vous le désirerez.

— Ma chambre ! Pourquoi faire ?

— Mais, monsieur, pour y coucher !

— Il faut que je couche dans une chambre ?

Catinat partit d’un éclat de rire en voyant la figure déconfite de l’Américain. – Vous n’y coucherez pas, dit-il, si cela ne vous fait pas plaisir.

Le visage de l’étranger s’éclaira aussitôt, et il alla à une fenêtre qui donnait sur une cour :

— Ah ! s’écria-t-il, je vois là un hêtre ; si je pouvais y installer ma couverture, je serais mieux que dans n’importe quelle chambre. En hiver, on est bien forcé de s’enfermer, mais dans cette saison, j’étouffe avec un plafond au-dessus de moi.

— Vous n’habitez donc pas dans une ville ? demanda Catinat.

— Mon père habite à New-York, deux portes après la maison de Pierre Stuyvesant, dont vous devez avoir entendu parler. Il est très vigoureux et il peut supporter cela, mais quant à moi je ne puis pas m’y faire ; quelques jours seulement à Albany ou à Schenectudy me suffisent. J’ai passé toute ma vie dans les bois.

— Je suis sûre que mon père vous permettra de coucher où vous voudrez et de faire comme il vous plaira.

— Je vous remercie, mademoiselle. Alors je vais porter ma couverture et mes sacs dehors et soigner mon cheval.

— Non, Pierre est là.

— J’ai l’habitude de le faire moi-même.

— Je vais vous accompagner, dit Catinat, car je voudrais vous dire un mot. À demain donc, Adèle, et adieu.

— À demain, Amaury.

Les deux jeunes gens descendirent ensemble l’escalier, et le mousquetaire suivit l’Américain dans la cour.

— Vous avez fait une longue course, dit-il.

— J’arrive tout droit de Rouen.

— Vous devez être fatigué ?

— Je suis rarement fatigué.

— Dans ce cas je vous serai fort obligé de tenir compagnie à cette jeune dame jusqu’à mon retour. Je suis forcé de partir, et il se pourrait qu’elle eût besoin d’un protecteur.

L’étranger se contenta de faire un signe d’assentiment, et, ôtant sa veste noire, il se mit en devoir d’étriller vigoureusement son cheval.

CHAPITRE II

LE GRAND LEVER DU ROI

Le mousquetaire s’était rendu en toute hâte à Versailles où l’appelait son service, et il avait passé la nuit près de la chambre du roi. Huit heures venaient de sonner à la grande horloge du palais et le moment approchait où le monarque allait sortir de son lit. Dans les longues galeries ornées de fresques de l’immense palais la foule commençait à s’assembler, et un bourdonnement confus, étouffé, annonçait les préparatifs qui se faisaient, car le lever du roi était une importante cérémonie d’État où un grand nombre de personnages avaient un rôle à remplir. Un laquais traversait la foule avec un bol d’argent rempli d’eau chaude qu’il portait à M. de Saint-Quentin, le barbier du roi ; d’autres, avec des vêtements sur les bras se rendaient en courant dans la galerie qui conduisait à l’antichambre. Les mousquetaires de service, dans leurs magnifiques uniformes bleu et argent se redressèrent et rectifièrent l’alignement des hallebardes, tandis que le jeune officier, quittant la fenêtre où il se tenait pour voir l’arrivée des courtisans, alla se placer devant la porte blanche aux filets d’or qui donnait entrée dans la chambre royale.

Il était à peine à son poste lorsque la porte s’ouvrit doucement de l’intérieur ; un homme se glissa sans bruit par l’ouverture et la referma derrière lui.

— Chut ! dit-il en posant un long doigt maigre sur ses lèvres minces, pendant que ses sourcils abaissés et son visage entièrement rasé exprimaient à la fois un ordre et une prière. Le roi dort encore.

Ces mots furent transmis à voix basse d’un groupe à l’autre dans l’antichambre.

Celui qui venait de parler était M. Bontemps, le premier valet de chambre. Il fit un signe à l’officier des gardes et l’entraîna dans l’embrasure de la fenêtre qu’il venait de quitter.

— Bonjour, monsieur de Catinat, dit-il avec un mélange de familiarité et de respect.

— Bonjour, Bontemps ! Comment le roi a-t-il passé la nuit ?

— Admirablement.

— Mais il est l’heure du lever, n’est-ce pas ?

— Dans un instant.

— Vous n’allez pas l’éveiller ?

— Dans sept minutes et demie, dit le valet en tirant une petite montre ronde qui faisait la loi à l’homme qui était lui-même la loi pour vingt millions d’hommes… Êtes-vous de service ?

— Pendant quatre heures encore, oui.

— Très bien ! Le roi m’a donné hier soir, après le petit coucher, quelques instructions pour l’officier de garde. Il m’a chargé de l’informer que M. de Vivonne ne serait pas admis au grand lever. Vous le lui direz.

— Je n’y manquerai pas.

— Puis, s’il venait un billet d’elle… Vous me comprenez ?… La nouvelle…

Mme de Maintenon ?

— Précisément. Mais il est préférable de ne pas citer de noms. Si elle envoie un billet, vous le prendrez et vous le remettrez discrètement au roi aussitôt que vous trouverez une occasion favorable.

— Très bien.

— Mais si l’autre se présentait, comme c’est possible et même probable… Vous me comprenez, l’ancienne ?…

Mme de Montespan !

— Ah ! quelle maudite langue vous avez, capitaine ; si elle se présente, dis-je, vous lui barrerez la porte, doucement, avec des paroles courtoises, vous entendez, mais à aucun prix vous ne la laisserez entrer dans la chambre royale.

— C’est compris, Bontemps.

— Et maintenant, nous n’avons plus que trois minutes.

Il traversa de nouveau la foule déjà grossie, avec un air d’humilité hautaine, comme il convenait à un homme qui, s’il était un valet, était du moins le roi des valets étant le valet du roi.

— L’officier des feux est-il là ?

— Oui, monsieur, répondit un personnage qui portait devant lui un plateau sur lequel était un petit tas de copeaux de sapin.

— L’officier des rideaux ?

— Présent, monsieur.

— L’officier du flambeau ?

— Présent, monsieur.

— Soyez prêts au signal. Il ouvrit de nouveau la porte sans faire de bruit et se glissa dans la chambre où régnait une demi-obscurité.

C’était une grande pièce carrée, avec deux hautes fenêtres dans le fond, sur lesquelles étaient tirés des rideaux de velours d’un prix inestimable. À travers les interstices, le soleil du matin projetait quelques rayons qui s’élargissaient sur le tapis de la chambre pour s’écraser en plaques de lumière sur les murs tendus de soie jaune. Un grand fauteuil était placé près du foyer sans feu et, au-dessus du manteau de la cheminée en marbre blanc, un faisceau de sculptures montait en se tordant dans un fouillis d’arabesques et de devises armoriales, pour se perdre parmi les riches peintures du plafond. Dans un coin, un étroit canapé, sur lequel était jetée une couverture, montrait l’endroit où le fidèle Bontemps avait passé la nuit.

Au centre de la chambre était un grand lit, garni de tapisseries des Gobelins qui allaient se rattacher au traversin. Tout autour courait une balustrade en métal poli, laissant de chaque côté du lit un intervalle de cinq pieds environ. Dans cet espace, entre le lit et la balustrade, que l’on appelait la ruelle, était une petite table ronde, recouverte d’une serviette blanche ; sur cette table étaient posés un plateau et une coupe d’argent, l’un portant trois tranches de poulet, l’autre contenant un peu de vin de Frontignan, pour le cas où le roi aurait eu faim, pendant la nuit.

Bontemps allait et venait sans bruit dans la chambre, ses pieds enfonçant dans le tapis moelleux. Une odeur lourde planait et on pouvait entendre la respiration puissante et régulière du dormeur. Il passa dans l’espace enclos par la balustrade et, la montre à la main, il attendit le moment exact où la routine inflexible de la Cour demandait que le roi fût réveillé. Sous la courte-pointe verte de soie orientale, à demi ensevelie dans les flots de valenciennes de l’oreiller, émergeait une tête couverte de cheveux noirs drus et ras avec le profil d’un nez recourbé et d’une bouche bien dessinée qui ressortait sur le fond blanc. Le valet remit sa montre dans sa poche et se pencha sur le dormeur.

— J’ai l’honneur d’informer Votre Majesté qu’il est huit heures et demie, dit-il.

— Ah ! Le roi ouvrit lentement ses grands yeux d’un brun foncé, fit le signe de la croix et baisa une petite relique qu’il tira de sa chemise de nuit. Puis, il se mit sur son séant, regarda autour de lui en clignotant, comme un homme qui cherche à rassembler ses pensées.

— Avez-vous donné mes ordres à l’officier de garde, Bontemps ? demanda-t-il.

— Oui, Sire.

— Qui est de service ?

— M. de Brissac, à la porte principale, et le capitaine de Catinat dans l’antichambre.

— De Catinat ! Ah ! le jeune homme qui a arrêté mon cheval à Fontainebleau. Je me le rappelle. Vous pouvez donner le signal, Bontemps.

Le valet alla vivement à la porte et l’ouvrit toute grande. Aussitôt entrèrent l’officier des feux et les quatre valets de pied en habits rouges et perruques blanches, sans bruit, attentifs à leur service. L’un saisit le canapé et la couverture de Bontemps et, en un clin d’œil, les fit disparaître dans une antichambre ; un autre enleva la table et le flambeau d’argent ; tandis qu’un troisième tirait de côté les grands rideaux de velours frappé et laissait entrer un flot de lumière dans l’appartement. Puis, comme les flammes serpentaient déjà au milieu des copeaux mis dans le foyer, l’officier des feux plaça au-dessus deux bûches rondes en croix (car l’air du matin était froid) et il se retira avec ses camarades.

Ils étaient à peine sortis qu’un groupe plus auguste entra dans la chambre. Deux personnages marchaient en tête : l’un était un jeune homme d’une vingtaine d’années, de taille moyenne, avec des tendances à l’embonpoint, une démarche lente, pompeuse et un visage assez régulier mais qui aurait paru dénué de toute expression sans un éclair de malice qui passait de temps en temps dans ses yeux. Il était richement vêtu d’un habit de velours prune, traversé d’un large ruban de soie à l’extrémité duquel brillait l’insigne de l’ordre de Saint-Louis. Son compagnon était un homme de quarante ans, à la figure bronzée, à l’air digne et solennel portant un habit de soie noire très simple, orné de broderies d’or aux manches et au col. La ressemblance entre ces trois hommes était suffisante pour faire reconnaître qu’ils étaient du même sang, et un étranger lui même eût deviné que l’un était Monsieur, le plus jeune frère du roi, et l’autre le dauphin Louis, son seul enfant légitime et l’héritier du trône sur lequel ni lui ni ses fils n’étaient destinés à s’asseoir : ainsi le voulurent les étranges desseins de la Providence.

Si grande que fût la ressemblance entre ces trois visages, le nez recourbé des Bourbons, l’œil large et ouvert, et la lèvre inférieure épaisse des Habsbourg, héritage commun reçu d’Anne d’Autriche, il y avait cependant une différence appréciable de tempérament et de caractère imprimée sur leurs traits. Le roi avait alors quarante-six ans, la toison noire de ses cheveux commençait à s’éclaircir sur le sommet de sa tête, et prenait une teinte grisâtre sur les tempes. Il avait conservé presque intacte la beauté de sa jeunesse tempérée par la dignité et la sévérité qui augmentaient avec l’âge. Ses yeux noirs, étaient expressifs, et ses traits nettement dessinés faisaient le délice des peintres et des sculpteurs. Sa bouche ferme et cependant sensuelle, ses sourcils épais et bien arqués donnaient à sa physionomie un grand air d’autorité et de commandement, tandis que l’expression plus douce, qui était habituelle à son frère, indiquait l’homme dont toute la vie s’était écoulée dans un long exercice de déférence et d’effacement. Le dauphin, avec des traits plus réguliers que son père, n’avait pas ce jeu rapide d’expression dans la colère ou la joie, ni cette sérénité royale dans le calme qui auraient fait dire à un observateur attentif que Louis, s’il n’était pas le plus grand monarque qui eût vécu, était du moins le mieux fait pour en jouer le rôle.

Derrière le fils et le frère du roi entra un petit groupe de personnages de marque et de grands fonctionnaires, que leurs devoirs appelaient à cette cérémonie quotidienne. Il y avait le grand maître de la garde-robe, le premier gentilhomme de la chambre, le duc du Maine, un jeune homme pâle, vêtu de velours noir, et boitant fortement de la jambe gauche, et son frère cadet le jeune comte de Toulouse, tous les deux fils illégitimes du roi et de Mme de Montespan. Derrière eux venaient le premier valet de la garde-robe, suivi de Fagon, le premier médecin ; de Tellier, le premier chirurgien, et de trois pages en habit écarlate et or, portant les vêtements royaux.

Bontemps avait versé sur les mains du roi quelques gouttes d’esprit de vin qu’il recueillit dans un plateau d’argent, et le gentilhomme de la chambre lui présenta le bol d’eau bénite ; le roi fit le signe de la croix et marmotta la courte oraison du Saint-Esprit. Puis, avec un mouvement de tête à son frère et une brève parole au dauphin et au duc du Maine, il tira ses jambes du lit et resta assis dans sa grande chemise de nuit d’où sortaient ses petits pieds blancs – attitude qui pour tout autre homme eût offert le péril du ridicule – mais Louis avait un sentiment si profond de sa propre dignité qu’il ne pouvait s’imaginer qu’elle pût être compromise dans quelque circonstance que ce fût. Dans cette posture, assis sur le rebord du lit, lui le maître de la France, il n’était pas moins l’esclave du moindre souffle du vent, car un courant d’air le fit grelotter et trembler. M. de Saint-Quentin, le noble barbier, jeta une robe de chambre sur les épaules royales et lui plaça sur la tête une énorme perruque frisée pendant que Bontemps lui passait ses bas rouges et posait devant lui ses pantoufles de velours brodé. Le monarque les chaussa et se dirigea vers la cheminée où il s’assit dans son fauteuil, tandis que les assistants faisaient cercle, attendant le grand lever qui allait suivre.

— Monsieur de Saint-Quentin, n’est-ce pas notre jour de barbe ? fit le roi.

— Oui, Sire, tout est prêt.

— Alors, pourquoi ne commencez-vous pas ? Nous sommes en retard de trois minutes. Allez, monsieur, et vous, Bontemps, donnez le signal du grand lever.

Évidemment, le roi n’était pas de très bonne humeur ce matin. Il jetait de petits regards interrogateurs à son frère et à ses fils, mais il lui était impossible de donner cours à sa colère et de lancer ses sarcasmes, empêché qu’il en était par le travail de M. de Saint-Quentin. Celui-ci, avec la nonchalance que donne une longue habitude, couvrait de savon le menton royal, passait rapidement le rasoir et essuyait ensuite le visage du roi à l’aide d’une petite éponge imbibée d’esprit de vin.

Quand l’opération fut terminée, un gentilhomme mit au roi son haut-de-chausses de velours noir qu’un second aida à arranger, tandis qu’un troisième lui retirait sa robe de chambre et lui tendait sa chemise, préalablement chauffée devant le feu. Les souliers à boucles de diamants, son gilet de velours rouge lui furent passés successivement par les nobles courtisans spécialement désignés pour ce privilège dont chacun se montrait extrêmement jaloux. Par-dessus le gilet, ils placèrent le cordon bleu auquel pendait la croix en diamants du Saint-Esprit et celle de Saint-Louis, retenue par un ruban rouge. Ils lui passèrent ensuite l’habit, puis ils lui mirent autour du cou une cravate de riche dentelle, deux mouchoirs brodés en point d’Angleterre furent apportés sur un plateau d’émail et placés par deux gentilshommes dans chaque poche de côté. Le monarque prit enfin la longue canne d’ébène à pommeau d’argent que lui tendait un autre courtisan et se trouva prêt pour les travaux du jour.

Pendant la demi-heure employée à ces préparatifs, la porte n’avait cessé de s’ouvrir et de se fermer pour livrer passage à quelque personnage dont le nom était donné à mi-voix à l’officier de service et transmis par celui-ci au premier gentilhomme de la Chambre. Chacun des invités saluait la majesté royale de trois profondes révérences, puis se joignait à un groupe pour s’entretenir à voix basse des nouvelles, du temps et des projets de la journée. Leur nombre allait constamment en augmentant, si bien que lorsqu’on apporta au roi son simple déjeuner, deux tranches de pain et un peu de vin coupé d’eau, la vaste chambre était remplie d’une foule d’hommes dont beaucoup avaient contribué à faire de cette époque la plus illustre période de l’histoire de France. Il y avait là le sévère et énergique Louvois, tout-puissant depuis la mort de son rival Colbert, discutant une question d’organisation militaire avec deux officiers, l’un grand et bien bâti, l’autre petit et contrefait, mais portant les insignes de maréchal de France et possesseur d’un nom redouté de l’autre côté de la frontière hollandaise, car Luxembourg était déjà regardé comme le successeur de Condé, de même que son compagnon Vauban était le successeur désigné de Turenne. Près d’eux, un petit prêtre à cheveux blancs, dont les traits exprimaient la bonté, le Père La Chaise, expliquait ses idées sur le jansénisme au majestueux Bossuet, l’éloquent évêque de Meaux, et au grand et mince abbé de Fénelon qui l’écoutait en fronçant les sourcils, car il était soupçonné de pencher vers cette hérésie. Il y avait là aussi le peintre Le Brun discutant sur l’art, au milieu d’un petit cercle composé de ses collaborateurs Verco, Laguerre, les architectes Blondel et Le Nôtre, les sculpteurs Girardon, Puget, Desjardins et Coysevox, dont les œuvres avaient contribué pour une si grande part à embellir le nouveau palais du roi. Près de la porte, Racine s’entretenait avec le poète Boileau et l’architecte Mansard ; ils riaient et plaisantaient sans contrainte, avec cette liberté que pouvaient se permettre ces trois sujets du roi, les seuls qui fussent autorisés à entrer dans la chambre royale sans être annoncés.

— Qu’a-t-il donc ce matin ? demanda Boileau à mi-voix avec un signe de tête dans la direction du groupe royal. Je crois que le sommeil ne lui a pas adouci l’humeur.

— Il devient de plus en plus difficile à amuser, dit Racine en secouant la tête. Il faut que je sois chez Mme de Maintenon à trois heures pour voir s’il ne serait pas possible de faire quelques changements dans une scène ou deux de Phèdre.

— Mon ami, dit l’architecte, ne croyez-vous pas que Madame elle-même soit plus capable de l’amuser que votre Phèdre ? Madame est une femme extraordinaire. Elle a de la tête, elle a du cœur… elle a du tact… elle est adorable…

— Oui, il ne lui manque qu’une qualité.

— Laquelle ?

— La jeunesse.

— Peuh ! qu’importent les années si elle n’en paraît pas plus de trente. Quels yeux ! Quels bras ! Et puis lui-même n’est plus un jeune homme.

— Oh ! c’est bien différent. L’âge d’un homme est un incident, l’âge d’une femme est une calamité.

— C’est vrai, mais un jeune homme consulte ses yeux, un homme déjà mûr consulte ses oreilles. Au delà de quarante ans c’est une langue adroite qui fait les conquêtes, en deçà c’est un joli visage.

— Alors, vous êtes d’avis que quarante-cinq ans et de l’adresse peuvent lutter contre trente-neuf et de la beauté ? Eh bien ! quand votre dame aura gagné elle se souviendra sans doute de ceux qui furent les premiers à lui faire la cour. Mais je pense que vous vous trompez, Racine.

— Bien, nous verrons.

— Et si vous vous trompez… Eh bien, cela pourra devenir sérieux pour vous.

— Et pourquoi ?

— La marquise de Montespan a de la mémoire.

— Il se peut qu’avant longtemps, elle n’ait plus que le souvenir de son influence.

— Ne comptez pas trop là-dessus, mon ami. Quand la Fontanges arriva de Provence avec ses yeux bleus et ses cheveux roux, tout le monde disait que Montespan avait eu son temps. Et cependant Fontanges est à six pieds au-dessous de la crypte de Port-Royal et la marquise a passé deux heures avec le roi la semaine dernière. Elle a gagné une fois déjà, et il n’est pas impossible qu’elle gagne encore.

— Elle a affaire à une rivale bien différente. Ce n’est pas une petite niaise provinciale. C’est la femme la plus intelligente de France.

— Allons, Racine, vous connaissez bien notre excellent maître, du moins vous devriez le connaître, car vous avez toujours été près de lui depuis les jours de la Fronde. Croyez-vous qu’il soit homme à se contenter de sermons, ou à passer ses journées aux pieds d’une dame de cet âge, à la regarder pendant qu’elle travaille à sa tapisserie, et à caresser son caniche quand les plus jolis minois et les yeux les plus brillants de France sont aussi nombreux dans ses salons que les tulipes dans un parterre hollandais ? Non, non, ce sera la Montespan et, si ce n’est elle, ce sera quelque beauté plus jeune.

— Mon cher Boileau, je vous dis que son étoile pâlit. Ne savez-vous pas la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— Son frère, M. de Vivonne, s’est vu refuser l’entrée.

— Pas possible !

— C’est un fait.

— Quand ?

— Ce matin même.

— De qui le tenez-vous ?

— De Catinat, le capitaine de la garde. Il a reçu l’ordre de l’empêcher d’entrer.

— Ah ! alors le roi a de mauvaises intentions. C’est pourquoi son front est si noir ce matin. Vive Dieu ! si la marquise est vraiment la femme de caractère que l’on dit, il pourrait s’apercevoir qu’il lui aura été plus facile de la prendre que de la quitter.

— Oui ; les Mortemart ne sont pas une race aisée à manier.

— Fasse le Ciel qu’il s’en tire à son honneur !

— Mais quel est ce gentilhomme ? Il a une figure plus rébarbative que celles auxquelles la cour est habituée. Ah ! le roi l’a aperçu et Louvois lui fait signe d’avancer. Par ma foi, il me paraît qu’il serait plus à l’aise sous une tente que sous un plafond décoré.

L’étranger qui avait attiré l’attention de Racine était un petit homme maigre, avez un grand nez aquilin, des yeux gris, durs et sévères qui brillaient sous deux sourcils en broussailles ; son aspect général qui décelait l’âge, les soucis et une longue habitude des intempéries, le faisait paraître au milieu des figures fraîches des courtisans comme un faucon dans une cage d’oiseaux à gai plumage. Il était vêtu de l’habit noir qui était devenu de mode à la cour depuis que le roi avait renoncé aux frivolités et congédié Fontanges, mais la rapière qui pendait à son côté n’était pas une arme de parade ; c’était une bonne lame à garde de cuivre dans un fourreau de cuir dont l’usure prouvait qu’elle avait vu un rude service. Il se tenait près de la porte, son chapeau empanaché de noir à la main, regardant avec une expression de dédain les groupes qui l’entouraient, mais au signe que lui fit le ministre de la guerre il se fraya hardiment un chemin à travers la foule, écartant sans façon de ses coudes ceux qui se trouvaient sur son passage.

Louis avait à un très haut degré la mémoire des physionomies : – Il y a des années que je ne l’avais vu, mais je l’ai reconnu immédiatement, dit-il en se retournant vers son ministre. C’est le comte de Frontenac, n’est-ce pas ?

— Oui, Sire, répondit Louvois, c’est Louis de Buade, comte de Frontenac, et précédemment gouverneur du Canada.

— Nous sommes heureux de vous revoir à notre lever, dit le monarque au moment où le vieux gentilhomme s’inclinait et baisait la main blanche qui lui était tendue. Je pense que les glaces du Canada n’ont pas refroidi votre loyauté.

— La mort seule le pourrait, Sire.

— J’espère alors qu’elle nous demeurera acquise encore de longues années.

Mais tout d’abord, comme les affaires de Dieu ont le pas sur celles de la France, dites-nous où en est la conversion des païens.

— Nous ne pouvons pas nous plaindre, Sire. Les bons pères Jésuites et Récollets ont fait de leur mieux, quoique à vrai dire ils soient, les uns et les autres, toujours trop disposés à abandonner les choses de l’autre monde pour se mêler des affaires de celui-ci.

— Que dites-vous de cela, mon père ? demanda Louis, avec un clignement d’œil à son confesseur Jésuite.

— Je dis, Sire, que, quand les affaires de ce monde sont liées à celles de l’autre, il est du devoir d’un bon prêtre, comme de tout bon catholique de les bien diriger.

— Cela est très vrai, Sire, dit de Frontenac, dont les joues bronzées se teintèrent de rouge, mais aussi longtemps que Votre Majesté m’a fait l’honneur de confier ces affaires à ma direction, je n’ai voulu admettre aucune intervention de qui que ce fût, qu’il eût un manteau ou une soutane sur les épaules.

— Assez, monsieur, assez ! dit Louis sévèrement. Je vous ai demandé des nouvelles des missions.

— Elles sont prospères, Sire. Les Iroquois au Sault et dans la montagne, les Hurons à Lorette, et les Algonquins le long de la rivière, depuis Tadousac, à l’Est, jusqu’à Sault-la-Marie, et même jusques aux grandes plaines des Dacotahs, ont tous pris la croix. Marquette a descendu la rivière de l’Ouest pour prêcher parmi les Illinois, et les Jésuites ont porté l’Évangile aux guerriers de la Maison-Longue, dans leurs wigwams, à Onon laya.

— Je puis dire, en outre, à Votre Majesté, dit le Père La Chaise, qu’en même temps que la vérité ils y ont trop souvent laissé la vie.

— Oui, Sire, c’est vrai, dit M. de Frontenac. Votre Majesté ne manque pas de braves dans ses domaines, mais elle n’en a pas de plus braves que ceux-là. Je les ai vus revenir des villages iroquois, du fleuve Richelieu, avec les ongles arrachés, les mains mutilées, des trous noirs à la place des yeux, des cicatrices sur tout le corps, aussi nombreuses que les fleurs de lis sur ce rideau. Cependant, après un mois de soins chez les bonnes Ursulines, ils ont repris le chemin du pays indien où les chiens eux-mêmes ont été effrayés à la vue de leurs visages défigurés et de leurs membres tordus.

— Et vous avez souffert cela, monsieur, s’écria Louis d’un ton de colère. Vous avez laissé vivre ces infâmes assassins ?

— J’ai demandé des troupes, Sire !

— Je vous en ai envoyé.

— Un régiment.

— Le Carignan-Salière. Je n’en ai pas de meilleur dans mon service.

— Mais il en faut davantage, Sire.

— Il y a les Canadiens eux-mêmes. N’avez-vous pas une milice ? Ne pouviez-vous pas lever des troupes en nombre suffisant pour punir ces infâmes meurtriers des prêtres de Dieu ? J’avais toujours cru comprendre que vous étiez un soldat.

Les yeux de Frontenac lancèrent des éclairs et une réponse vive sembla un instant trembler sur ses lèvres, mais le farouche vieillard fit un effort pour se contenir.

— Votre Majesté, dit-il, saura si je suis un soldat ou non, en interrogeant ceux qui m’ont vu à Senelle, à Mulhouse, à Salzbach et en vingt autres lieux où j’ai eu l’honneur de défendre la cause de Votre Majesté.

— Vos services n’ont pas été oubliés, dit Louis… Au surplus, je regrette de vous avoir fait de la peine… Nous nous occuperons de l’affaire dans notre Conseil.

— Cela me réchauffe le cœur de vous entendre parler ainsi, s’écria le vieux gouverneur. Il y aura de la joie le long des rives du Saint-Laurent dans le cœur des blancs et des rouges, quand ils sauront que leur bon père de l’autre côté de l’eau pense à eux.

— N’attendez pas trop cependant, car le Canada nous a coûté cher, et nous avons beaucoup de charges en Europe… Au fait, quel est votre avis, Frontenac, reprit Louis en baissant la voix de façon à n’être entendu que du comte, de Louvois et du cercle royal, quelle force serait nécessaire pour chasser les Anglais du Canada ? Un régiment, deux régiments et peut-être une frégate ou deux ?

Mais l’ancien gouverneur secoua sa tête grise.

— Vous ne les connaissez pas, Sire, dit-il. Ce sont de rudes gens. Nous autres au Canada, avec toute votre gracieuse aide, nous avons eu de la peine à tenir contre eux. Et cependant ces hommes n’ont reçu aucun secours ; ils n’ont rencontré que des difficultés, le froid, les maladies, des terres incultes, des guerres contre les Indiens, mais ils ont prospéré et ils se sont multipliés à un tel point que les bois s’éclaircissent devant eux comme la glace fond au soleil, et aujourd’hui les cloches de leurs églises sonnent là où hier encore on entendait le hurlement des loups. Ce sont des gens de nature calme, lents à se mettre en guerre, mais une fois qu’ils ont commencé à se battre on ne peut plus les retenir. Pour mettre le Nouveau Monde entre les mains de Votre Majesté je vous demanderais quinze mille de vos meilleures troupes et vingt vaisseaux de ligne.

Louis bondit de son fauteuil et saisit sa canne avec un mouvement d’impatience.

— Vous devriez prendre modèle sur ces gens qui vous semblent si formidables, dit-il, et les imiter dans leur excellente habitude d’agir par eux-mêmes. L’affaire peut rester pendante jusqu’à notre Conseil. L’heure de la chapelle a sonné, et toutes choses doivent attendre jusqu’à ce que nous ayons rendu nos devoirs au Ciel.

Prenant un missel des mains d’un page, il se dirigea vers la porte d’un pas aussi rapide que le lui permettaient ses hauts talons, tandis que les courtisans faisaient la haie sur son passage, pour se former ensuite derrière lui en cortège suivant l’ordre de préséance.

CHAPITRE III

LA GARDE DE LA PORTE

Tandis que Louis offrait à sa cour ce qu’il déclarait ouvertement le plus grand des plaisirs humains — la vue de la face royale — le jeune officier avait été très occupé à transmettre les noms et les titres des nombreux privilégiés admis à l’honneur du grand lever, échangeant un sourire ou un mot avec chacun, car sa franche et belle figure était bien connue à la cour. Avec ses yeux clairs et gais, ses manières alertes, il avait vraiment l’air d’un homme en bons termes avec la fortune, et certes celle-ci l’avait bien traité. Trois ans auparavant il n’était qu’un pauvre officier subalterne se battant dans les brousses du Canada contre les Algonquins et les Iroquois. La relève de sa compagnie l’avait ramené en France au régiment de Picardie, mais le hasard lui avait fourni la chance de saisir le cheval du roi à la bride, un jour d’hiver à Fontainebleau, à quelques pas d’une profonde carrière dans laquelle la bête emballée allait se jeter avec son cavalier, et cette circonstance avait fait pour lui ce qui dix campagnes n’auraient pu faire. Aujourd’hui officier de confiance de la garde particulière du roi, jeune, brave et populaire, son sort était vraiment enviable. Et cependant, avec l’étrange perversité de la nature humaine, il était déjà fatigué de la routine magnifique mais monotone de ce service, et c’était avec regret qu’il pensait au temps où, s’il avait un service plus rude, il jouissait aussi d’une plus grande indépendance. À la porte même du roi, son esprit s’était isolé de la magnificence qui l’entourait pour vagabonder parmi les ravins sauvages et les torrents écumants du Far-West, quand soudain ses yeux se portèrent sur un visage qu’il avait vu dans ce décor même qu’évoquaient ses souvenirs.

— Ah ! monsieur de Frontenac, s’écria-t-il. Vous ne m’avez pas oublié ?

— Quoi, Catinat ! Ah ! c’est une joie vraiment de voir une figure de là-bas. Mais il y a un grand pas entre un subalterne du Corignan et un capitaine des gardes. Votre avancement a été rapide.

— Oui, et cependant je n’en suis pas plus heureux peut-être. Il y a des jours où je donnerais tout pour me revoir dansant sur les rapides dans une pirogue d’écorce ; ou pour retrouver encore ces collines rouges et jaunes à la chute des feuilles.

— Oui, soupira Frontenac. Vous savez que ma fortune a baissé pendant que la vôtre montait. J’ai été rappelé et de La Barre est à ma place, mais il y aura une tempête là-bas contre laquelle un homme comme lui ne pourra jamais résister. Avec les Iroquois dansant la danse du scalp et Dougan derrière eux à New-York pour leur fournir la musique, ils auront besoin de moi et ils me trouveront prêt quand ils m’enverront chercher. Je vais voir le roi, et essayer de le réveiller pour tâcher de lui faire jouer le grand monarque là-bas aussi bien qu’ici. Si je disposais de sa puissance, je changerais l’histoire du monde.

— Chut ! on ne parle pas de trahison au capitaine de la garde, dit Catinat en riant, tandis que le vieux soldat passait dans la chambre royale.

Un gentilhomme richement habillé de noir et argent était entré pendant cette courte conversation et, au moment où la porte s’ouvrait, il s’avança de l’air assuré d’un homme dont les droits ne peuvent être mis en doute. Cependant le capitaine de Catinat fit vivement un pas en avant, et l’arrêta.

— Je le regrette vivement, monsieur de Vivonne, dit-il, mais j’ai l’ordre de ne pas vous admettre.

— Ne pas m’admettre ! Moi ? Vous êtes fou ! Il recula, en pâlissant, les yeux grands ouverts, et sa main qui tremblait à moitié levée dans un geste de protestation.

— Je vous assure que tel est l’ordre du roi.

— Mais c’est inconcevable. C’est une erreur.

— Je l’espère.

— Alors, laissez-moi passer.

— Mes ordres sont formels.

— Si je pouvais dire un mot au roi.

— Malheureusement, monsieur, c’est impossible.

— Un mot seulement.

— En vérité, monsieur, cela ne dépend pas de moi.

Furieux, le noble personnage frappa du pied et regarda fixement la porte comme s’il eût eu l’intention d’entrer de force. Puis, tournant sur ses talons, il repartit dans la longue galerie de l’air d’un homme qui a pris une décision.

— Là, se dit en lui-même Catinat, en tirant sur sa fine moustache noire, le voilà parti préparer quelque scène. Tout à l’heure, je vais avoir sa sœur ici, je le parierais, et je vais me trouver dans un joli embarras, entre mes ordres et le risque de me faire d’elle une ennemie pour la vie. J’aimerais mieux défendre le fort Richelieu contre les Iroquois que la porte du roi contre une femme en colère. Par ma foi, voilà bien ce que je craignais, une dame ! Ah ! le ciel soit loué, c’est une amie et non une ennemie. Bonjour, mademoiselle Nanon.

La nouvelle arrivante était une gracieuse brunette dont le frais visage et les grands yeux noirs contrastaient avec sa toilette très simple.

— Je suis de garde, vous voyez, je ne puis pas causer avec vous.

— Je ne me souviens pas de vous en avoir prié, monsieur.

— Oh ! ne faites pas une si jolie moue, mademoiselle Nanon, dit le capitaine. Mais qu’avez-vous donc là ?

— Un billet de Mme de Maintenon pour le roi. Vous le lui remettrez, n’est-ce pas ?

— Certainement, mademoiselle. Et comment se porte madame ?

— Oh ! son directeur a passé deux heures avec elle ce matin ; il parle très bien, il dit de très bonnes choses, mais il est bien ennuyeux. Nous ne sommes pas très gaies quand M. Godet est là. Mais j’oublie que vous êtes huguenot, monsieur, et que vous n’entendez rien à ces questions.

— Oh ! leurs discussions ne m’intéressent guère. Je laisse à la Sorbonne et à Genève le soin de régler cela. Mais, vous le savez, un homme ne doit pas abandonner la religion de sa famille.

— Ah ! si madame pouvait s’entretenir un peu avec vous, elle vous convertirait !

— J’aimerais mieux m’entretenir avec mademoiselle Nanon, mais si…

— Oh ! capitaine ! et avec une exclamation et un froufrou de jupons, la soubrette disparut dans un couloir de côté.

Le long de la galerie inondée de lumière s’avançait une belle dame, grande, gracieuse, à l’air digne et hautain. Elle portait un riche corsage de velours noir brodé d’or et une jupe de soie garnie de dentelles. Un mouchoir en point de Genève cachait autant qu’il révélait sa gorge splendide, et était retenu par une agrafe de diamants tandis qu’un chapelet de perles, dont chacune représentait le revenu d’un bourgeois, paraissait et disparaissait dans les torsades de son abondante chevelure. La dame n’était plus dans sa première jeunesse, il est vrai, mais les courbes magnifiques de sa silhouette de reine, la pureté de son teint, l’éclat de ses yeux bleus frangés de longs cils, la régularité de ses traits lui permettaient encore de prétendre au titre de la plus belle femme de France en même temps que de la langue la plus acérée de la cour. Elle était si belle avec sa jolie tête fièrement posée sur son cou blanc, avec l’ondulation gracieuse de sa démarche hautaine que le jeune officier oublia ses craintes dans son admiration, et comme il portait la main à son front pour saluer, il eut grand’peine à conserver l’air sévère qu’exigeait sa consigne.

— Ah ! c’est le capitaine de Catinat, dit Mme de Montespan, avec un sourire qui augmenta l’embarras du soldat, plus que ne l’aurait fait un regard de colère.

— Votre très humble serviteur, marquise.

— Je suis heureuse de trouver ici un ami, car il y a eu un malentendu ridicule ce matin.

— Je suis désolé de l’apprendre.

— C’est au sujet de mon frère, M. de Vivonne. On lui a refusé l’entrée au lever, vraiment c’est à faire mourir de rire.

— J’ai eu, en effet, le pénible devoir de lui refuser l’entrée, madame.

— Vous, capitaine de Catinat ? Et de quel droit ?

Elle avait relevé sa tête hautaine, et ses grands yeux bleus étincelaient de surprise et d’indignation.

— Ordre du roi, madame.

— Le roi ? Vous avez cru que le roi ferait une injure pareille à notre famille ? De qui avez-vous reçu cet ordre invraisemblable ?

— Directement du roi par l’intermédiaire de Bontemps.

— C’est trop fort ! Croyez-vous que le roi se risquerait à exclure un Mortemart par la bouche d’un valet ? Vous avez rêvé, capitaine.

— Je souhaite qu’il en soit ainsi, madame.

— Mais de tels rêves ne portent pas bonheur à ceux qui les font. Allez dire au roi que je suis ici et que je veux avoir un mot d’entretien avec lui.

— Impossible, madame.

— Et pourquoi ?

— J’ai reçu l’ordre de ne remettre aucun message.

— De ne remettre aucun message ?

— Aucun de votre part, madame.

— Allons, capitaine, vous renchérissez sur vos ordres. Il ne manquait plus que cette insulte. Vous pouvez faire parvenir au roi un message de n’importe quelle aventurière, de n’importe quelle gouvernante laide et vieille – elle eut un rire contraint à cette description de sa rivale – et vous ne pourriez pas lui en remettre un de Françoise de Mortemart, marquise de Montespan ?

— Ce sont mes ordres, madame. Je suis profondément peiné d’avoir à m’y conformer.

— Je vous dispense de vos protestations, capitaine, vous pourrez vous apercevoir que vous aurez des raisons d’être profondément peiné. Pour la dernière fois, refusez-vous de porter mon message au roi ?

— J’y suis obligé, madame.

— Alors, je le porterai moi-même.

Elle s’élança vers la porte, mais il se glissa devant-elle en étendant le bras.

— Pour l’amour de Dieu, madame, reprenez votre calme, dit-il d’un ton suppliant. Il y a des yeux fixés sur vous.

— Bah ! cette canaille ! Elle jeta un coup d’œil dédaigneux au petit groupe de Suisses que le sergent avait alignés à quelques pas, et qui, immobiles, regardaient la scène avec de grands yeux étonnés. Je vous dis que je veux voir le roi.

— Aucune dame n’a jamais été admise au lever.

— Alors je serai la première.

— Vous me perdez, si vous entrez.

— Que m’importe ?

La situation devenait embarrassante. Catinat était un homme de ressources ; mais pour cette fois il ne savait que faire. L’énergie de Mme de Montespan – cette énergie que l’on qualifiait volontiers derrière son dos d’effronterie – était proverbiale. Si elle essayait d’entrer de force, allait-il se risquer à user de violence contre cette femme qui hier encore tenait le sort de toute la cour dans le creux de sa main et qui avec sa beauté, son esprit et son audace pouvait très bien demain se retrouver au même rang ? Si elle forçait l’entrée c’était la ruine de sa fortune, la disgrâce du roi, qui n’admettait pas la plus légère infraction à ses ordres. D’un autre côté, s’il la repoussait, elle ne l’oublierait pas et se vengerait le jour où elle reviendrait en faveur. Mais une inspiration heureuse lui traversa l’esprit au moment même où Mme de Montespan, les poings serrés et les yeux fulminants était sur le point de renouveler sa tentative.

— Si madame la marquise veut bien attendre un instant, dit-il, le roi va passer pour se rendre à la chapelle.

— Il n’est pas encore l’heure.

— Je crois que l’heure vient justement de sonner.

— Et pourquoi attendrais-je comme un laquais ?

— Un instant seulement, madame.

— Non, je n’attendrai pas ! Elle fit un pas vers la porte. Mais l’oreille du mousquetaire avait perçu un bruit de pas à l’intérieur et il savait qu’il était maintenant maître de la situation. Je vais transmettre votre message, madame, dit-il.

— Ah ! vous avez recouvré vos sens. Allez dire au roi que je désire lui parler.

Il fallait gagner quelques instants encore.

— Dois-je faire passer votre demande par le gentilhomme de la chambre ?

— Non, parlez-lui vous-même.

— En public ?

— Non, à son oreille.

— Dois-je donner une raison pour votre requête ?

— Oh ! vous me rendez folle ! Répétez ce que je vous ai dit, et sur-le-champ.

Mais heureusement l’embarras de l’officier touchait à sa fin.

À ce moment la double porte tourna sur ses gonds et Louis apparut, s’efforçant de marcher majestueusement avec ses souliers à hauts talons, sa canne frappant sur le parquet et la foule de courtisans derrière lui. Il s’arrêta sur le seuil de la porte et se tourna vers le capitaine de la garde :

— Vous avez un billet pour moi ?

— Oui, Sire.

Le monarque glissa le papier dans la poche de son habit écarlate, et il se remettait en marche quand ses yeux tombèrent sur Mme de Montespan qui se tenait droite et hautaine au milieu de la galerie. Il eut un froncement de sourcils, ses joues se colorèrent légèrement, et il passa rapidement devant elle sans dire un mot, mais elle se porta aussitôt à côté de lui.

— Je n’attendais pas cet honneur, madame, dit-il.

— Ni moi cette insulte, Sire.

— Une insulte ? Madame, vous vous oubliez.

— Non, c’est vous qui m’avez oubliée, Sire.

— Pourquoi êtes-vous ici ?

— Je voulais apprendre mon sort de vos propres lèvres, Sire. Je puis supporter d’être frappée moi-même par celui qui possède mon cœur. Mais il m’est pénible d’apprendre que mon frère a été insulté par la bouche de valets et de soldats huguenots, pour des fautes qu’il n’a pas commises et parce que sa sœur a aimé avec une trop grande ferveur.

— Ce n’est pas le moment de parler de telles choses.

— Quand pourrai-je vous voir, Sire ?

— Cette après-midi, à quatre heures, dans vos appartements.

— Alors, Sire, je n’importunerai pas plus longtemps Votre Majesté.

Et avec une de ces gracieuses révérences dont elle avait le secret, elle salua le roi et disparut dans une galerie de côté, les yeux brillants de triomphe. Sa beauté et sa hardiesse ne l’avaient encore jamais trahie, et maintenant qu’elle tenait la promesse de Louis elle ne doutait pas qu’elle ne pût reconquérir le cœur de l’homme, en dépit des protestations de la conscience du monarque.

CHAPITRE IV

LE PÈRE DE SON PEUPLE

Louis s’était rendu à ses dévotions dans un état d’esprit fort peu charitable, comme il était facile de le deviner à ses lèvres serrées et à ses sourcils froncés. Il connaissait bien son ancienne maîtresse, son caractère obstiné et audacieux que rien ne pouvait retenir quand elle rencontrait devant elle l’opposition ou la rivalité. Il la savait capable d’occasionner un horrible scandale, de tourner contre lui cette langue acérée qui l’avait si souvent fait rire aux dépens d’autrui, peut-être même de provoquer en public quelque scène qui le laisserait en butte aux risées de l’Europe. Il frémit à cette pensée : à tout prix une pareille catastrophe devait être évitée. Et cependant comment trancher le lien qui le retenait ? Il en avait brisé d’autres semblables : la douce Lavallière s’était enterrée dans un couvent, dès qu’elle avait senti se refroidir l’amour de son royal amant. C’était là une affection vraie. Mais celle-ci lutterait jusqu’au bout, par tous les moyens, avant de se résoudre à abandonner la situation qui lui était si chère. Elle parlait du tort qu’il lui avait causé. Quel tort ? Dans son égoïsme profond, alimenté par de continuelles flatteries, il était incapable de concevoir que ces quinze années d’une vie qu’il avait absorbée tout entière donnaient à sa maîtresse quelques droits sur lui. Aujourd’hui il était fatigué d’elle ; elle n’avait plus qu’à accepter sans récrimination la haute position qu’il se proposait de lui donner. Elle aurait une pension, et ses enfants seraient pourvus d’emplois et de bénéfices. Que pouvait donc exiger de plus une femme raisonnable ?

Et puis ses motifs de la congédier n’étaient-ils pas louables et excellents ? Il les repassait dans son esprit, tandis qu’agenouillé sur son prie-Dieu il écoutait la messe que récitait l’archevêque de Paris, et plus il examinait les motifs plus il les approuvait. La conception qu’il se faisait de la divinité était celle d’un Louis plus puissant, sa conception du Ciel celle d’un Versailles plus magnifique. S’il exigeait une obéissance absolue de ses vingt millions de sujets, il devait aussi se montrer soumis envers Celui qui avait le droit de l’exiger de lui. En définitive, sa conscience l’absolvait en toutes choses, sauf en cette affaire. Depuis le jour où la douce Marie-Thérèse était venue d’Espagne, il ne l’avait pas laissée un seul jour sans une rivale. Aujourd’hui qu’elle était morte, sa conduite n’était pas meilleure. Une favorite avait succédé à une autre et si Montespan était restée si longtemps en faveur, elle le devait à son audace plus qu’à l’amour qu’il ressentait pour elle. Mais le Père La Chaise et Bossuet ne cessaient de lui rappeler qu’il avait dépassé le point culminant de sa vie et qu’il descendait la côte qui mène au tombeau. Son accès de passion désordonnée pour la malheureuse Fontanges avait été la dernière lueur du flambeau ; le temps était venu de la gravité et du calme, et ce n’était pas en la compagnie de Mme de Montespan qu’il dût s’attendre à les trouver.

Mais il avait découvert celle près de qui il rencontrerait ce calme et cette gravité. Depuis le jour où Montespan avait présenté la majestueuse et silencieuse veuve comme gouvernante de ses enfants, il avait goûté en la société de celle-ci un plaisir dont il ne se fatiguait pas et qui allait toujours croissant. Dans les premiers temps, il lui était arrivé de rester des heures entières dans les appartements de sa maîtresse, retenu par le tact et la douceur avec lesquels la gouvernante savait diriger l’esprit mutin et pétulant du jeune duc du Maine, et imposer son autorité au malicieux petit comte de Toulouse. Il était venu d’abord pour assister aux leçons, mais il n’avait pas tardé à y venir pour admirer le professeur. Et puis avec le temps il s’était senti attiré par cette nature douce et forte, et il avait fini par la consulter sur sa conduite et par suivre ses conseils avec une docilité qu’il n’avait jamais montrée envers aucun ministre ou aucune maîtresse. Il s’était imaginé au début que sa piété et son étalage de bons principes n’étaient qu’un simple masque, car il n’avait jamais trouvé que de l’hypocrisie autour de lui. Il ne pouvait croire qu’une femme encore belle, avec des yeux aussi brillants et un visage dont la grâce rivalisait avec tout ce qu’il y avait de plus beau à sa cour, gardât l’esprit d’une nonne, après une vie passée dans la société la plus frivole et la plus gaie. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’était trompé : quand il avait voulu parler un langage plus tendre que celui de l’amitié, il avait rencontré des manières glaciales et des paroles brèves qui lui avaient prouvé que cette femme mettait le respect d’elle-même au-dessus du désir de lui plaire. Peut-être aussi était-ce un bien. Les calmes plaisirs de l’amitié lui étaient un adoucissement après les violents orages de la passion. Les instants les plus heureux pour lui étaient ceux qu’il passait chez elle, chaque après-midi, à écouter une conversation où la flatterie n’avait aucune part, à entendre des opinions émises sans autre préoccupation de ce qui pouvait ou non lui être agréable. Et quelle influence salutaire elle exerçait sur lui ! Elle parlait des devoirs d’un roi, des exemples qu’il devait à ses sujets, de la préparation à la vie future, de la nécessité d’un effort de sa part pour briser les liens qu’il avait formés. Elle était un bon confesseur – un confesseur avec un visage charmant et un bras parfait.

Il savait maintenant que le temps était venu où il devait choisir entre elle et Montespan. Leurs influences étaient diamétralement opposées. Il était placé entre le vice et la vertu et il lui fallait faire un choix. Le vice était bien attrayant, bien charmant, bien spirituel, et le retenait par cette chaîne de l’habitude si difficile à briser. Il y avait des moments où sa nature le ramenait de ce côté, et où il était tenté de reprendre les deux sentiers. Mais Bossuet et le Père La Chaise se tenaient constamment à ses côtés, lui murmurant à l’oreille leurs encouragements, et surtout il y avait Mme de Maintenon pour lui rappeler ce qu’il devait à sa gloire et à ses quarante-six ans. Il s’était donc préparé à faire l’effort suprême. Mais il ne pouvait répondre de rien tant que sa vieille favorite serait à la cour. Il se connaissait trop bien pour croire à la possibilité d’un changement durable, tant qu’elle serait là à guetter son moindre signe de faiblesse. Il fallait lui persuader de quitter Versailles, s’il était possible de le faire sans scandale. Il se montrerait ferme avec elle cette après-midi, et il lui ferait comprendre une fois pour toutes que son règne était à jamais fini.

Telles étaient les pensées que le roi roulait dans sa tête, tandis qu’il s’inclinait sur le riche coussin de soie rouge garnissant l’appui de son prie-Dieu en chêne sculpté. Il se tenait agenouillé, à droite de l’autel, seul, entouré de ses gardes et des personnages de sa famille ; le reste de la cour remplissait la chapelle. La piété était de mode alors, comme les manteaux noirs et les cravates de dentelle, et aucun courtisan n’aurait été assez téméraire pour ne pas se sentir touché par la grâce, depuis que le roi s’était lancé dans la dévotion. Cependant ils avaient un air fort ennuyé, tous ces soldats et seigneurs, bâillant derrière leurs missels, tandis que quelques-uns parmi ceux qui semblaient les plus attentifs à leurs dévotions étaient en réalité plongés dans la lecture du dernier roman de Scudéri ou de La Calprenède relié en livre d’heures. Les dames étaient plus dévotes, et elles s’ingéniaient à le montrer, car chacune avait à la main un petit cierge, sous prétexte de mieux suivre l’office dans son missel, mais en réalité avec l’espoir d’être mieux vue du roi et de lui montrer qu’elle était en communion d’idées avec lui. Quelques-uns des assistants étaient bien là de leur libre volonté et leur prière montait peut-être directement du cœur, mais la politique de Louis avait fait de ses nobles des courtisans et de ceux-ci des hypocrites, si bien que la cour tout entière était comme un gigantesque miroir réfléchissant à l’infini sa propre image.

Louis avait l’habitude lorsqu’il revenait de la chapelle de recevoir les requêtes et les plaintes de ses sujets. Il traversait pour revenir au palais un grand espace découvert où s’assemblaient les gens qui avaient quelque chose à demander. Ce matin-là ils n’étaient que deux ou trois, un bourgeois qui se jugeait lésé par le prévôt de sa corporation, un paysan dont la vache avait été mise en pièces par la meute d’un chasseur et un fermier qui avait à se plaindre de son seigneur. Quelques brèves questions, et un ordre bref donné à son secrétaire réglaient vivement chaque cas particulier, car si Louis était lui-même un tyran, il avait au moins le mérite de vouloir être le seul dans son royaume. Il se disposait à continuer son chemin, quand un homme d’un certain âge, vêtu comme un respectable bourgeois, avec des traits respirant l’énergie et la volonté se précipita en avant et se jeta aux genoux du monarque.

— Justice, Sire, justice, cria-t-il.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Louis. Qui êtes-vous et que voulez-vous ?

— Je suis un bourgeois de Paris, Sire, et je suis victime d’une cruelle injustice.

— Vous paraissez un très digne homme. Si l’on vous a fait tort vous aurez justice. Exposez votre plainte.

— Vingt soldats des dragons bleus de Languedoc occupent ma maison, avec le capitaine Dalbert à leur tête. Ils ont pris mes provisions, saccagé ma maison, battu mes serviteurs, et les magistrats me refusent justice.

— Sur ma vie, la justice me semble administrée d’étrange façon dans notre ville de Paris, s’écria le roi d’un ton de colère.

— C’est une honte, en effet, dit Bossuet.

— Il y a peut-être une très bonne raison à cela, suggéra le Père La Chaise. Je prierai Votre Majesté de demander à cet homme son nom, son métier, et pourquoi les dragons ont été cantonnés chez lui.

— Vous entendez la question du Révérend Père ?

— Mon nom, Sire, est Catinat, je suis marchand de drap, et l’on me traite de cette manière parce que j’appartiens à la religion réformée.

— Je le pensais bien, dit le confesseur.

— Cela change, la question, ajouta Bossuet.

Le roi secoua la tête et fronça les sourcils.

— Vous n’avez à vous en prendre qu’à vous-même, alors. Le remède est entre vos mains.

— Et que faut-il faire, Sire ?

— Embrasser la seule vraie religion.

— J’en ai toujours été un des fidèles, Sire.

Le roi frappa du pied avec colère.

— Je vois que vous êtes un insolent hérétique, dit-il. Il n’y a qu’une Église en France, et c’est mon Église. Si vous vous tenez en dehors d’elle, vous ne pouvez pas compter sur ma protection.

— Ma foi est celle de mon père, Sire, et de mon grand-père.

— S’ils ont péché ce n’est pas une raison pour que vous fassiez comme eux. Mon propre grand-père a été dans l’erreur aussi, et ses yeux se sont ouverts à la vérité.

— Mais il a noblement racheté son erreur, murmura le jésuite.

— Alors, vous ne voulez pas m’aider, Sire ?

— Aidez-vous d’abord vous-même.

Le huguenot se releva avec un geste de désespoir, tandis que le roi se remettait en marche escorté des deux ecclésiastiques qui lui murmuraient à l’oreille leur approbation.

— Vous avez agi avec noblesse, Sire.

— Vous êtes vraiment le premier fils de l’Église.

— Vous êtes le digne successeur de saint Louis.

Mais le visage du roi n’exprimait pas une entière satisfaction pour ce qu’il venait de faire.

— Vous ne pensez pas, alors, que ces gens sont trop durement traités ? demanda-t-il.

— Trop durement ? Vraiment Votre Majesté aurait plutôt à se reprocher trop de douceur.

— On me dit qu’ils quittent en foule mon royaume.

— Il faut s’en féliciter, Sire ; quels bienfaits peut espérer un pays qui donne asile à des infidèles aussi entêtés ?

— Ceux qui sont traîtres à Dieu ne peuvent guère être loyaux envers le roi, fit observer Bossuet. La puissance de Votre Majesté serait plus grande, si, dans vos États, il n’y avait pas de temples, ainsi qu’ils nomment leurs antres d’hérésie.

— Mon grand-père leur a promis protection. Ils sont abrités comme vous le savez par l’édit qu’il a rendu à Nantes.

— Mais il est au pouvoir de Votre Majesté de réparer le mal qui a été fait.

— Comment ?

— En révoquant l’édit.

— Et en jetant dans les bras de mes ennemis deux millions de mes meilleurs artisans et de mes plus braves serviteurs. Non, non, mon père, je montre, je crois, le plus grand zèle pour notre sainte mère l’Église, mais il y a quelque vérité dans ce que disait Frontenac ce matin du mal qui résulte du mélange des affaires de cette vie avec celles de l’autre vie. Qu’en dites-vous, Louvois ?

— Avec tout le respect que je dois à l’Église, Sire, je dirais volontiers que le diable a doué ces hommes d’une telle habileté de main pour les travaux manuels et d’une telle intelligence du commerce et de l’industrie, qu’ils sont les meilleurs ouvriers et les meilleurs commerçants du royaume de Votre Majesté. Je ne sais pas comment on remplira les coffres de l’État, si les taxes qu’ils payent nous font défaut. Déjà beaucoup ont quitté le pays, et ils ont emporté avec eux leurs industries. S’ils devaient disparaître tous ce serait pis pour nous qu’une campagne perdue.

— Mais, fit remarquer Bossuet, si l’on savait que le roi a exprimé sa volonté, Votre Majesté peut être assurée que les moindres de ses sujets lui portent une si profonde affection, qu’ils se hâteraient d’obéir. Tant que l’édit subsiste, il leur semble que le roi est tiède, et qu’ils peuvent demeurer dans leur erreur.

Le roi secoua la tête.

— Ce sont des gens très obstinés, dit-il.

— Peut-être, reprit Louvois, en regardant malicieusement Bossuet, les évêques de France consentiraient-ils à offrir à l’État les trésors et les bénéfices de leurs sièges, pour remplacer les taxes payées par ces huguenots.

— Tout ce que possède l’Église est au service du roi, répondit Bossuet sèchement.

— Le royaume est à moi, et tout ce qu’il contient, dit Louis au moment où ils arrivaient au Grand Salon dans lequel la cour s’était rassemblée après l’office, mais j’espère qu’il se passera un long temps avant que je réclame les richesses de l’Église.

— Nous l’espérons, Sire, dirent les deux ecclésiastiques.

— Mais réservons ces sujets pour notre chambre du Conseil. Où est Mansard ? Il faut que je voie ses plans pour cette aile à ajouter à Marly.

Il se dirigea vers une table, et un instant après il était plongé dans son occupation favorite, examinant les projets gigantesques du grand architecte, et s’enquérant du progrès des travaux.

— Je crois, dit le Père La Chaise, en entraînant Bossuet à part, que Votre Grandeur a fait quelque impression sur l’esprit du roi.

— Grâce à votre aide puissante, mon père !

— Oh ! vous pouvez être assuré que je ne perdrai aucune occasion de mener à bien la bonne œuvre.

— Si vous la prenez en main, c’est fait.

— Mais il y a quelqu’un qui a plus d’influence que moi.

— La favorite, de Montespan ?

— Non, ses beaux jours sont passés. C’est Mme de Maintenon.

— J’entends dire qu’elle a une grande piété.

— Très grande. Mais elle n’aime pas mon ordre. C’est une sulpicienne. Cependant, nous pouvons tous travailler dans un même but. Si vous lui parliez, monseigneur ?

— De tout mon cœur.

— Montrez-lui quel bon service elle rendrait à l’Église, en obtenant le bannissement des huguenots.

— Je le ferai.

— Et dites-lui qu’en retour nous ferons tous nos efforts pour… Il se pencha et murmura quelque chose à l’oreille du prélat.

— Oh ! il ne voudra jamais !

— Et pourquoi ? La reine est morte.

— La veuve du poète Scarron !

— Elle est de bonne maison. Son grand-père et celui du roi étaient de grands amis.

— Vous devez certainement connaître son cœur mieux que qui que ce soit. Mais une telle pensée ne m’était jamais entrée dans la tête.

— Eh bien, qu’elle y entre et n’en sorte pas. Si elle sert l’Église, l’Église la servira. Mais le roi me fait signe, au revoir.

La silhouette mince et noire disparut au milieu de la foule des courtisans, et le grand évêque de Meaux resta seul, le menton dans la main et plongé dans ses réflexions.

Cependant toute la cour s’était assemblée dans le Grand Salon, et c’était dans l’immense pièce une allée et venue de seigneurs et de grandes dames avec des chatoiements de soie, de velours et de brocart, des scintillements de bijoux, des mouvements d’éventails, des ondulations de panaches et d’aigrettes. Les costumes gris, bruns et noirs des hommes atténuaient l’éclat des toilettes féminines, fondant les nuances, car tout devait être sombre quand le roi était sombre, et seuls le bleu et le gris perle des mousquetaires de la garde rappelaient les premières années du règne où les hommes rivalisaient avec les femmes pour le luxe de leurs vêtements. Mais si les costumes s’étaient modifiés, les manières avaient subi un changement plus grand encore. La frivolité et les vieilles passions de jadis demeuraient sans doute bien près de la surface, mais la mode du jour était aux visages graves et aux conversations sérieuses. Ce n’était plus le coup heureux à la table de lansquenet, la dernière comédie de Molière ou le nouvel opéra de Lulli dont on causait : des discussions sur le Jansénisme, l’expulsion d’Arnaud de la Sorbonne, l’insolence de Pascal, les mérites comparatifs des deux prédicateurs populaires Bourdaloue et Massillon, tels étaient les sujets qui formaient le fond de toutes les causeries. Tous ces nobles seigneurs et toutes ces grandes dames allaient et venaient, copiant leurs attitudes sur celle du petit homme en noir autour duquel ils gravitaient, et qui était lui-même si loin d’être son propre maître, qu’il hésitait en ce moment même sur ce qu’il ferait, balançant entre deux femmes rivales engagées dans une partie d’où dépendaient l’avenir de la France et sa propre destinée.



CHAPITRE V

ENFANTS DE BÉLIAL


Le vieux huguenot, après le rejet de sa requête, était resté muet, les yeux fixés sur le sol, partagé entre le doute, le chagrin et une colère très manifeste. C’était un homme de haute taille, très maigre, avec des os saillants, un front large, un grand nez charnu, et un menton proéminent et énergique. Il n’avait ni perruque ni poudre, mais la nature avait argenté elle-même son épaisse chevelure, et les milliers de rides qui contournaient ses yeux et se perdaient aux coins de sa bouche lui donnaient un air de gravité sévère que les artifices du barbier n’avaient pas besoin d’accentuer. Cependant, en dépit de son âge, le rapide mouvement de colère qu’il n’avait pu réprimer quand le roi avait refusé de faire droit à sa plainte et le regard farouche et hautain avec lequel il avait suivi la cour et écouté les plaisanteries et les sarcasmes qui lui étaient lancés à mi-voix, tout montrait qu’il avait encore conservé quelque chose de la force et de l’ardeur de la jeunesse. Il était vêtu comme il convenait à son rang, simplement mais avec goût, il portait une veste de gros drap brun ornée de boutons en argent, des culottes de même étoffe et des bas de laine blanche ; une grande boucle en acier barrait le dessus de ses souliers de cuir fauve à larges bouts. D’une main il tenait son chapeau de feutre entouré d’une bande d’or, de l’autre un petit rouleau de papier sur lequel il avait formulé sa requête et qu’il avait espéré laisser entre les mains du secrétaire royal.

Son hésitation sur le parti qu’il devait choisir prit bientôt fin d’une façon qu’il n’avait pas prévue. On était à une époque où si la présence des huguenots en France n’était pas absolument interdite, elle était tout juste tolérée. Ils ne pouvaient compter sur la protection des lois, qui assuraient la sécurité de leurs concitoyens catholiques. Depuis vingt ans ils étaient en butte à des persécutions systématiques ; qui n’avaient cessé d’augmenter jusqu’au jour où il ne fut plus une arme, hormis l’expulsion absolue, que le fanatisme n’eût tournée contre eux. Chassés de tous les emplois publics, contrariés dans leurs affaires, ils voyaient leurs maisons remplies de soldats, leurs enfants encouragés à se révolter contre eux, et justice leur était refusée lorsqu’ils se plaignaient d’être en butte aux insultes du premier coquin venu auquel il plaisait de passer sur eux un dépit personnel. Malgré tout ces hommes ne pouvaient se résoudre à quitter le pays qui refusait de les reconnaître, et pleins de cet amour pour le sol natal si profondément enraciné dans le cœur de tout Français, ils préféraient subir l’insulte et les outrages dans leur pays plutôt que d’aller chercher un accueil chaleureux au delà des mers. Déjà, pourtant, on sentait poindre l’aube de ces jours où le choix ne leur appartiendrait plus.

Deux énormes gardes du roi en uniforme bleu qui étaient de service aux portes du palais avaient été témoins de la déconvenue du vieillard. Quand le cortège fut passé ils s’avancèrent de leur pas lourd jusqu’à l’endroit où il se tenait et interrompirent brutalement le cours de ses pensées.

— Allons, le marchand de psaumes, dit l’un d’un ton rogue, il faut déguerpir.

— Vous n’êtes pas un bien bel ornement sur le passage du roi, dit l’autre. Qui donc êtes-vous pour dédaigner la religion du roi, mauvais chien ?

Le vieux huguenot leur jeta un regard de colère et de dédain, et il se disposait à s’en aller quand l’un d’eux lui enfonça dans les côtes le bout de sa hallebarde en criant :

— Prends cela, canaille ! Ah ! tu oses regarder ainsi un garde du roi !

— Enfants de Bélial ! cria le vieillard en portant la main à son côté, si j’avais seulement vingt ans de moins vous n’auriez pas osé me traiter de cette façon.

— Ah ! tu veux continuer à cracher ton venin. Assez, André. Il a menacé un garde du roi. Empoignons-le et conduisons-le au corps de garde.

Les deux soldats jetèrent leurs hallebardes et se précipitèrent sur le vieillard, mais ils s’aperçurent bien vite qu’ils avaient affaire à forte partie, et que c’était chose moins facile qu’ils n’avaient cru que de se rendre maîtres de lui. À plusieurs reprises il se débarrassa des deux soldats, et ce ne fut que lorsque le souffle lui manqua qu’ils réussirent à lui tordre les poignets et à s’assurer de sa personne, mais ils étaient eux-mêmes dans un piteux état avec leurs uniformes salis et déchirés. Ils s’étaient à peine relevés, fiers de leur misérable victoire, lorsqu’une voix sévère et l’éclair d’une lame d’épée devant leurs yeux les força à lâcher leur prisonnier.

C’était le capitaine de Catinat qui, son service du matin terminé, s’était trouvé à passer par là au moment de la scène. À la vue du vieillard, il avait fait un haut-le-corps, et tirant sa rapière, il s’était précipité avec une telle furie que les deux hommes lâchèrent non seulement leur victime, mais en se reculant pour éviter la pointe menaçante de l’arme, l’un d’eux glissa et l’autre roula par-dessus lui.

— Canailles ! hurla Catinat. Que signifie ceci ?

Les deux hommes s’étaient relevés honteux et déconfits.

— Excusez, capitaine, dit l’un d’eux en saluant, c’est un huguenot qui a injurié la garde royale. Sa requête a été rejetée par le roi, capitaine, et il refusait de s’en aller.

Catinat était pâle de colère.

— Alors quand un citoyen français vient pour implorer la justice du roi de son pays, il faut qu’il soit maltraité par deux misérables chiens suisses comme vous ? Par ma foi, nous allons voir cela.

Il tira de sa poche un petit sifflet d’argent, à l’appel strident duquel accoururent du corps de garde un sergent et une demi-douzaine de soldats.

— Vos noms, demanda sévèrement le capitaine.

— André Meunier.

— Et vous ?

— Nicolas Klopper.

— Sergent, vous mettrez ces deux hommes en cellule.

— Oui, capitaine, dit le sergent, un vieux soldat déjà grisonnant de Condé et de Turenne.

— Vous les ferez passer aujourd’hui au conseil.

— Quel motif, capitaine ?

— Pour avoir maltraité un citoyen âgé et respectable venu pour présenter une requête au roi.

— Hum ! il a avoué lui-même qu’il était huguenot, fit le sergent.

Et il eut un mouvement d’épaules imperceptible, comme pour dire qu’il doutait du résultat du jugement.

— Faut-il maintenir ce motif-là ? ajouta-t-il tout haut.

— Non, dit Catinat, dans l’esprit duquel venait de surgir une heureuse inspiration. Je les accuse d’avoir abandonné leurs hallebardes étant de service, et de s’être montrés avec des uniformes sales et déchirés.

— Cela vaut mieux, dit le sergent avec la liberté que lui donnait son privilège de vétéran. Tonnerre de Dieu ! Vous avez déshonoré les gardes ! Une heure ou deux d’équitation sur le cheval de bois avec un mousquet à chaque pied vous apprendront que les hallebardes ont été faites pour être tenues à la main et non pour faucher l’herbe des pelouses du roi. Demi-tour, marche !

Et le petit groupe de soldats encadrant les deux coupables regagna le corps de garde, sous la conduite du sergent.

Le huguenot s’était tenu à l’écart, grave et sérieux, sans un signe d’approbation ou de joie devant ce soudain revirement de fortune, mais quand les soldats eurent disparu, il s’approcha du jeune officier, et lui serra chaleureusement la main.

— Amaury, je ne m’attendais pas à vous rencontrer.

— Moi non plus, mon oncle. – Qu’est-ce qui peut vous amener à Versailles ?

— Les injustices que l’on commet à mon égard, Amaury. Les méchants s’ameutent contre nous, et à qui pouvons-nous nous adresser, si ce n’est au roi ?

Le jeune officier secoua la tête.

— Le roi est bon au fond, dit-il. Mais il ne peut voir le monde qu’à travers les lunettes qu’on lui présente. Vous n’avez rien à espérer de lui.

— Il a refusé dédaigneusement de m’écouter.

— Vous a-t-il demandé votre nom ?

— Oui, et je le lui ai donné.

— Je vois ce que c’est, dit Amaury. Par ma foi, si mes parents en sont venus à s’adresser au roi pour obtenir justice, il se pourrait bien que, avant longtemps, ma compagnie fût privée de son capitaine.

— Le roi ne nous voit pas du même œil vous et moi. Mais en vérité, Amaury, je me demande comment vous pouvez vivre dans cette maison de Baal, sans vous prosterner devant les faux dieux.

— Je garde ma foi dans mon cœur.

Le vieillard exprima ses doutes d’un mouvement de tête.

— Vous suivez un sentier très étroit, avec la tentation et le danger sous vos pieds, dit-il. Il vous est difficile, Amaury, de marcher avec le Seigneur, et de tenir compagnie aux persécuteurs de son peuple.

— Allons, oncle, dit le jeune homme avec un mouvement d’impatience, je suis soldat du roi, et je laisse la casaque noire et le surplis blanc arranger ces choses. Pourvu que je vive dans l’honneur, et que je meure à mon poste de service, je me contente d’ignorer le reste.

— Vous vous contentez de vivre dans des palais, de manger dans de la vaisselle d’argent et de porter du beau linge, dit le huguenot avec amertume, quand la main des méchants s’appesantit lourdement sur vos frères, quand les tribulations sont déchaînées, et qu’il y a des pleurs et des sanglots dans tout le pays !

— Que se passe-t-il donc ? demanda le jeune soldat, quelque peu interloqué par le langage biblique en usage parmi les calvinistes du temps.

— Vingt soldats moabites ont été cantonnés chez moi, commandés par un certain capitaine Dalbert qui est depuis longtemps un fléau pour Israël.

— Le capitaine Claude Dalbert, des dragons de Languedoc ? J’ai déjà une petite affaire à régler avec lui.

— Oui, et moi aussi j’ai sujet de me plaindre de ce chien de Ziphite cruel et indiscret.

— Qu’a-t-il fait encore ?

— Ses hommes sont dans ma maison, comme des mites dans une balle de drap. Ils sont partout, il s’est installé en maître dans la chambre qui est la mienne, avec ses grandes bottes sur mes chaises de cuir d’Espagne, la pipe à la bouche, un pot de vin à côté de lui, et jurant abominablement. Il a battu mon domestique Pierre.

— Ah !

— Et il m’a jeté moi-même dans la cave.

— Ah !

— Parce que, étant ivre, il voulait entourer de ses bras la taille de votre cousine Adèle.

— Le chien !

À chaque accusation les joues du jeune homme s’étaient colorées, et ses sourcils s’étaient rapprochés, mais devant la dernière, sa colère déborda, et il entraîna vivement son compagnon à travers les allées sinueuses bordées de hautes haies qui s’éclaircissaient de temps en temps pour laisser apercevoir quelque faune rôdeur ou une nymphe épuisée endormie dans le marbre au milieu du feuillage. D’un pas rapide ils suivirent l’allée, passèrent près d’une vasque où une douzaine de dauphins crachaient l’eau sur un groupe de tritons, et s’engagèrent dans une avenue de grands arbres qui semblaient poussés là depuis des siècles et qui, en réalité, avaient été transplantés de Saint-Germain ou de Fontainebleau au prix de soins et de travaux incroyables. À l’extrémité de cette avenue se trouvait la grille, par laquelle ils sortirent. Le vieillard était tout essoufflé de cette marche inaccoutumée.

— Comment êtes-vous venu, mon oncle ? demanda l’officier.

— Dans une calèche.

— Où est-elle ?

— Là-bas, près de l’auberge. Mais vous m’accompagnez, n’est-ce pas ?

— Oui, certes, il faut un homme avec une épée au côté dans votre établissement.

— Que voulez-vous faire ?

— Je veux dire un mot à ce capitaine Dalbert.

— Je vous jugeais mal, Amaury, quand je vous ai dit que votre cœur n’était pas avec Israël.

— Peu m’importe Israël, répliqua Catinat impatienté. Je sais seulement que s’il plaisait à Adèle d’adorer le tonnerre comme une squaw Abenaqui ou d’adresser ses innocentes prières au Manitou, je voudrais bien connaître l’homme qui oserait l’en empêcher. Ah ! voilà notre calèche. Fouettez vos chevaux, cocher, il y a cinq livres pour vous, si avant une heure d’ici nous avons passé la barrière des Quinze-Vingts.

Ce n’était pas chose facile que de mener un train rapide à une époque où les routes étaient défoncées et les ressorts inconnus, mais le cocher avait deux solides bêtes et il n’épargna pas le fouet ; aussi la calèche partit à fond de train, sautant et cahotant sur la route coupée de fondrières. Pendant que par les portières les arbres dansaient sur le bord du chemin et que la poussière blanche tourbillonnait derrière la voiture, l’officier tambourinait nerveusement avec ses doigts sur la vitre, s’interrompant de temps à autre pour lancer une brève question à son compagnon de route.

— Quand tout cela s’est-il passé ?

— Hier soir.

— Où est Adèle ?

— À la maison.

— Et ce Dalbert ?

— Il y est aussi.

— Comment ! Vous l’avez laissée seule avec lui pour venir à Versailles ?

— Elle est dans sa chambre, et celle-ci est fermée à clef.

— Peuh ! qu’est-ce qu’une serrure ? Et le jeune homme eut un geste de fureur à la pensée de sa propre impuissance.

— Pierre est là ?

— Il n’est d’aucune utilité.

— Et Amos Green ?

— Oh ! celui-là c’est différent, c’est un homme, rien qu’à le voir. Sa mère était de Staten Island, près de Manhattan ; elle était de notre religion : elle faisait partie de ces brebis qui fuirent dès le début devant les loups, quand il devint évident que le roi menaçait Israël. Il parle français, et cependant son apparence n’est pas celle d’un Français et ses manières sont différentes des nôtres.

— Il a choisi une mauvaise époque pour sa visite.

— Elle cache peut-être quelque sage dessein.

— Et vous l’avez laissé dans la maison ?

— Oui ; il était assis avec ce Dalbert, fumant avec lui, et lui racontant d’étranges histoires.

— Quelle aide attendre de cet étranger dans un pays qu’il ne connaît pas ? Vous avez eu tort de quitter ainsi Adèle, mon oncle.

— Elle est entre les mains de Dieu, Amaury.

— Je le souhaite. Oh ! je brûle d’être arrivé.

Il avança la tête à travers le nuage de poussière que soulevaient les roues, et la grande ville lui apparut noyée dans une vapeur bleue d’où s’élançaient les deux tours de Notre-Dame avec la flèche de Saint-Jacques et toute une forêt de clochers, monuments de dévotion huit fois centenaires. Bientôt le mur d’enceinte devint visible, Ils franchirent la porte sud et la calèche roula sur la chaussée pavée, laissant le Luxembourg massif à droite, et la dernière œuvre de Colbert, les Invalides, à gauche. Un brusque détour les amena sur les quais et après avoir traversé le pont Neuf, ils longèrent le Louvre imposant et majestueux, et s’engagèrent dans un labyrinthe de rues étroites mais importantes qui s’étendaient vers le nord. Le jeune officier tenait toujours la tête hors de la portière, mais un lourd carrosse doré qui les précédait, lui masquait la vue, et ce ne fut que lorsqu’un élargissement de la rue leur permit de le dépasser qu’il put apercevoir la maison du mercier.



CHAPITRE VI

UNE MAISON EN RÉVOLUTION


La maison du marchand huguenot était une haute bâtisse étroite qui faisait l’angle de la rue Saint-Martin et de la rue de Biron. Elle se composait de quatre étages et elle avait un air grave et austère comme son propriétaire, avec un grand toit pointu, de hautes fenêtres à carreaux en losange ; un crépi de plâtre gris remplissait les intervalles de la charpente en bois noir et cinq marches de pierre conduisaient à la porte sombre et étroite. L’étage supérieur servait de magasins où s’entassaient les marchandises du mercier, mais le second et le troisième étaient garnis de balcons avec de fortes balustrades de bois. Lorsque l’oncle et le neveu eurent sauté de la voiture, ils se trouvèrent au milieu d’une foule de gens qui se pressaient et se bousculaient, le menton levé et les yeux dirigés vers les étages supérieurs. Le jeune officier, suivant la direction de leurs regards, vit un spectacle qui ne laissa dans son esprit d’autre sentiment que la stupéfaction.

Du balcon supérieur pendait, la tête en bas, un homme vêtu de l’habit bleu des dragons du roi. Il n’avait ni chapeau ni perruque et sa tête aux cheveux coupés ras se balançait à cinquante pieds au-dessus du sol. Son visage tourné du côté de la rue était d’une pâleur mortelle, et ses yeux étaient fermés comme s’il eût eu peur de voir l’horrible position où il se trouvait.

Au-dessus de la balustrade du balcon se penchait un jeune homme tenant le dragon par les chevilles, et le visage tourné par-dessus son épaule comme pour maintenir en respect un groupe de soldats encadrés dans la haute fenêtre ouverte derrière lui, et hésitant à avancer devant l’air de défi du jeune homme.

Soudain, un remous se fit dans la foule et un grand cri s’en échappa. Le jeune homme avait lâché une des chevilles, et le dragon était maintenant suspendu par un seul pied, son autre jambe s’agitant désespérément dans le vide. Il cherchait à s’accrocher de ses mains au mur sans rencontrer un point d’appui dans la charpente, tout en hurlant de toute la force de ses poumons.

— Remonte-moi, fils du diable, remonte-moi, criait-il. Il veut m’assassiner. Au secours ! bonnes gens, au secours !

— Vous voulez remonter, capitaine ? dit la voix claire du jeune homme, en excellent français, mais avec un accent qui résonna étrangement aux oreilles de la foule.

— Oui, par la sangdieu, oui !

— Alors, commandez à vos hommes de s’en aller.

— Au large, brutes, imbéciles ! Vous voulez donc me voir mettre en pièces. Allez-vous-en, je vous dis, allez-vous-en, allez-vous-en.

— Maintenant, nous pouvons nous entendre, dit le jeune homme quand les soldats eurent disparu de la fenêtre. D’un mouvement brusque il souleva le dragon qui put se retourner et saisir le bord inférieur du balcon. Eh bien, comment vous trouvez-vous, maintenant ?

— Ne me lâchez pas, pour l’amour de Dieu, ne me lâchez pas.

— Oh ! je vous tiens bien.

— Alors, remontez-moi.

— Un instant, capitaine. Vous êtes très bien ici pour causer.

— Remontez-moi, monsieur, remontez-moi.

— Vous êtes trop pressé ; cela va venir. Je crains que vous ne trouviez incommode de causer ainsi les jambes en l’air.

— Ah ! vous voulez m’assassiner !

— Au contraire. Je vais vous remonter.

— Dieu vous bénisse !

— Mais à certaines conditions.

— C’est accordé ! Je glisse !

— Vous quitterez cette maison, vous et vos hommes. Et vous ne tracasserez plus ce vieillard et sa jeune fille. Vous le promettez ?

— Oui, nous partirons.

— Parole d’honneur ?

— Parole d’honneur. Seulement, remontez-moi.

— Pas si vite. Vous avez l’intelligence beaucoup plus vive dans cette position. Je ne connais pas les lois de ce pays et peut-être cette sorte de chose n’est-elle pas permise. Vous allez me promettre que je ne serai pas inquiété à ce sujet.

— Je vous le promets. Mais remontez-moi.

— Très bien. Allons, venez.

Il hissa le dragon qui se cramponnait à la balustrade et il le jeta rudement sur le balcon où il resta un instant étourdi, pendant que des exclamations partaient de la foule massée au-dessous. Le soldat se remit péniblement sur ses pieds et se précipita avec un hurlement de rage à travers la fenêtre ouverte.

Tandis que ce petit drame se jouait au-dessus de sa tête, le mousquetaire, revenu de sa première stupeur, s’était frayé un chemin à travers la foule et était arrivé suivi de son oncle devant la porte de la maison. L’uniforme du garde du roi était par lui-même un passeport, et la figure du vieux Catinat était si connue dans le quartier que chacun s’écarta pour les laisser passer. La porte s’ouvrit et le vieux domestique Pierre apparut dans le corridor sombre, se tordant les mains.

— Oh ! maître, oh ! maître, répétait-il. C’est abominable, c’est infâme : ils vont le tuer !

— Qui donc ?

— Ce brave monsieur d’Amérique. Oh ! mon Dieu ! écoutez-les !

On entendait à l’étage au-dessus un vacarme épouvantable de cris et de jurons, et de meubles brisés. Le soldat et le huguenot s’élancèrent vers l’escalier quand une grande horloge vint, en roulant de marche en marche, se briser à leurs pieds en une masse informe de rouage de fer et de bois. Immédiatement après quatre hommes, formant un enchevêtrement de bras, de jambes et de têtes, dégringolaient dans l’escalier au milieu de débris de rampe et vinrent tomber sur le palier où ils restèrent luttant, se débattant, se relevant, geignant et soufflant. Ils étaient si bien emmêlés les uns dans les autres, qu’il était difficile de distinguer quoi que ce fût, si ce n’est que l’un d’eux était habillé de drap noir de Flandre et que les trois hommes qui se cramponnaient à lui étaient trois soldats du roi ; et ceux-ci avaient fort à faire pour maintenir leur adversaire qui, chaque fois qu’il pouvait se remettre sur pied, les traînait avec lui d’un bout à l’autre du corridor comme un ours le ferait des chiens accrochés à ses flancs. Un officier qui s’était précipité après les lutteurs avança la main pour saisir l’homme à la gorge, mais il la retira aussitôt avec un juron, dès que les dents blanches eurent rencontré son pouce gauche. Portant sa blessure à sa bouche, il tira son épée et allait la passer au travers du corps de son adversaire désarmé quand Catinat s’élança et lui saisit le poignet.

— Misérable ! cria-t-il.

Cette apparition soudaine d’un officier des propres gardes du roi eut un effet magique sur les batailleurs. Dalbert recula d’un pas, tenant toujours son pouce dans sa bouche, et abaissa son arme pendant qu’il regardait d’un air sombre le nouvel arrivant. Sa longue face jaune grimaçait de colère et ses petits yeux noirs luisaient de fureur et de vengeance inassouvie. Ses hommes avaient lâché leur victime, et se tenaient alignés, essoufflés et respirant bruyamment, tandis que le jeune homme s’appuyait contre le mur et époussetait de ses mains son habit noir tout en regardant son défenseur et ses assaillants.

— J’avais déjà un petit compte à régler avec vous, Dalbert, dit Catinat en tirant son épée.

— Je suis en service, d’ordre du roi, grogna l’autre.

— En garde, monsieur !

— Je suis en service, vous dis-je.

— En garde !

— Mais je n’ai pas de raison pour me battre avec vous !

— Vraiment ! Catinat fit un pas en avant et de la main ouverte il le frappa à travers le visage. Vous en avez une maintenant, je crois.

— Enfer et furies ! hurla le capitaine. Aux armes ! dragons. Holà ! descendez, là-haut. Arrêtez cet homme et emparez-vous du prisonnier. Holà, au nom du roi !

À son appel une demi-douzaine de dragons descendirent l’escalier en toute hâte, tandis que les trois autres s’avançaient vers leur premier adversaire. Mais celui-ci fit un bond de côté et saisit le lourd bâton de chêne que tenait à la main le vieux marchand, et alla se placer près du mousquetaire.

— Éloignez cette canaille, et battez-vous en gentilhomme ! cria de Catinat.

— Beau gentilhomme vraiment, dont la famille colporte du drap !

— Lâche ! je vous rentrerai vos paroles dans la gorge.

Il s’élança, et porta à Dalbert un coup d’épée qui l’aurait transpercé si le lourd sabre d’un dragon ne s’était abattu au même moment, brisant l’arme plus légère au ras de la garde. Avec un cri de triomphe, son ennemi se précipita sur lui, sa rapière en avant ; mais le jeune étranger, d’un coup de bâton, fit voler l’arme qui sauta en l’air et retomba à terre avec un bruit de métal. Cependant, un des soldats, dans l’escalier, avait tiré un pistolet et, le tenant à quelques pouces de la tête du mousquetaire, il allait régler définitivement l’issue du combat, quand un petit vieillard qui était monté tranquillement de la rue, et avait suivi avec un sourire intéressé et amusé tous les incidents de la bataille, s’avança tout à coup, et commanda à tous les combattants de rentrer leurs armes, d’une voix si décidée, si sévère et si pleine d’autorité que toutes les pointes des sabres sonnèrent ensemble sur le sol, comme si tout ce monde eût été à l’exercice.

— Ma parole, messieurs, ma parole ! dit-il en jetant successivement à chacun un regard sévère.

C’était un petit homme alerte, maigre comme un hareng, avec de longues dents qui avançaient sous les lèvres et une énorme perruque frisée dont les boucles cachaient en partie son cou décharné et ses épaules étroites. Il portait un grand manteau de velours souris et de grandes bottes qui, avec son petit chapeau à cornes galonné d’or, lui donnaient une apparence militaire. Il était facile de reconnaître à l’expression de ses yeux noirs et de ses traits affinés, aussi bien qu’à son ton de commandement, que c’était un personnage puissant. En effet, il n’était guère quelqu’un, aussi bien en France qu’à l’étranger, à qui ne fût familier le nom du petit gentilhomme, en ce moment debout sur le palier du huguenot, tenant d’une main sa tabatière d’or et jouant de l’autre avec un mouchoir richement brodé. Qui donc, parmi ceux qui étaient là ne connaissait le dernier des grands seigneurs de France, le plus brave de ses capitaines, le bien-aimé Condé, le vainqueur de Rocroy et le vainqueur de la Fronde ! À la vue de ce visage sévère, les dragons et leur chef s’immobilisèrent, les yeux agrandis, tandis que Catinat portait à la hauteur de ses yeux le tronçon de son épée pour saluer.

— Eh ! eh ! s’écria le vieux soldat en le regardant avec attention. Vous étiez avec moi sur le Rhin. Eh ! je connais votre figure, capitaine. Mais la maison du roi était avec Turenne.

— J’étais au régiment de Picardie, Altesse. De Catinat est mon nom.

— Oui, oui. Mais vous, monsieur, qui diable êtes-vous ?

— Capitaine Dalbert, Altesse, des dragons bleus de Languedoc.

— Eh ! je passais dans ma voiture, et je vous ai aperçu vous balançant en l’air la tête en bas. À quelle page de votre théorie lit-on cet exercice ? Mais si j’ai bien compris, le jeune homme vous a remonté à certaines conditions ?

— Il a juré qu’il quitterait la maison ! s’écria l’étranger ; malgré cela, dès que je l’ai eu ramené sur le balcon, il a lancé ses hommes après moi, et nous avons roulé tous ensemble dans l’escalier.

— Ma foi, vous me paraissez ne pas avoir laissé grand’chose derrière vous, dit Condé avec un sourire, en regardant les débris qui couvraient le plancher. Et ainsi vous avez manqué à votre parole, capitaine Dalbert ?

— Je ne pouvais pas traiter avec un huguenot et un ennemi du roi, dit le dragon d’un ton bourru.

— Vous pouviez bien traiter, paraît-il, mais non pas observer le traité. Et pourquoi l’avez-vous laissé aller, monsieur, quand vous aviez ainsi l’avantage ?

— J’ai cru à sa parole.

— Vous devez être d’une nature confiante.

— J’ai l’habitude d’avoir affaire aux Indiens.

— Eh ! Et vous croyez que la parole d’un Indien vaut mieux que celle d’un officier des dragons du roi ?

— Je ne le croyais pas il y a une heure.

— Hem !

Condé prit une pincée de tabac, et enleva avec son mouchoir de dentelle les quelques grains qui étaient tombés sur son pourpoint de velours.

— Vous êtes très fort, monsieur, dit-il en regardant les larges épaules et la poitrine bombée du jeune étranger. Vous êtes du Canada, je présume.

— J’y ai été, monsieur, mais je suis de New-York.

Condé secoua la tête.

— Une île ?

— Non, monsieur, une ville.

— Dans quelle province ?

— Province de New-York.

— La capitale, alors ?

— Non, Albany est la capitale.

— Et comment se fait-il que vous parliez français ?

— Ma mère était de sang français.

— Depuis combien de temps êtes-vous à Paris ?

— Depuis un jour.

— Eh ! Et vous commencez déjà à jeter par les fenêtres les gens du pays de votre mère ?

— Il importunait une jeune fille, monsieur. – Je l’ai invité à cesser, alors il a tiré son épée, et il m’aurait tué si je ne lui avais sauté à la gorge ; sur quoi il a appelé ses hommes à son aide. Pour les tenir au large j’ai juré que je le laisserais tomber dans la rue s’ils faisaient un pas. Cependant, quand je l’ai eu remonté, ils se sont jetés de nouveau sur moi, et je ne sais pas comment cela se serait terminé si ce gentilhomme n’était venu à mon aide.

— Hem ! vous avez bien fait. Vous êtes jeune, mais vous ne manquez pas de ressources.

— J’ai été élevé dans les bois, monsieur.

— S’il y a là-bas beaucoup de gens de votre trempe, mon ami Frontenac pourrait bien avoir fort à faire avant de fonder cet empire dont il parle. Mais qu’avez-vous à dire à cela, capitaine Dalbert ?

— Ordres du roi, Altesse.

— Eh ! vous a-t-il donné l’ordre de molester les jeunes filles ? Je n’ai encore jamais entendu dire que Sa Majesté ait commis le crime de rudoyer une femme.

Il eut un petit rire sec et prit une autre pincée de tabac.

– Les ordres sont, Altesse, d’employer tous les moyens pour amener ces gens à la sainte Église.

— Ma parole, vous m’avez l’air d’un fameux apôtre et d’un joli champion pour une sainte cause, dit Condé en clignant de l’œil d’un air sardonique vers le brutal dragon. Faites sortir vos hommes d’ici, monsieur, et ne vous risquez plus jamais à poser le pied sur ce seuil.

— Mais l’ordre du roi, Altesse !

— Obéissez. Le roi apprendra que je lui ai laissé des soldats et que je retrouve des brigands. Pas un mot de plus, monsieur. Partez. Vous emportez votre honte avec vous, et vous laissez ici votre honneur.

Le vieux beau à l’expression narquoise s’était changé en un instant en un fier soldat au visage sévère et aux yeux pleins de feu. Dalbert s’esquiva devant ce regard, et jetant un ordre bref à ses hommes, ils descendirent l’escalier avec un bruit de grosses bottes et un cliquetis de sabres.

— Altesse, dit le vieux huguenot, en s’avançant et en ouvrant une des portes qui donnaient sur l’escalier, vous avez été en vérité le sauveur d’Israël et la pierre d’achoppement des méchants du jour. Ne voulez-vous pas daigner vous reposer sous mon toit et prendre un verre de vin avant de continuer votre route ?

Condé releva ses épais sourcils en entendant ces expressions bibliques, mais il s’inclina et indiqua d’un geste courtois qu’il acceptait l’invitation.

Il entra donc dans la pièce, dont le luxe magnifique le remplit de surprise et d’admiration.

Avec ses panneaux de chêne poli, son parquet luisant, sa vaste cheminée sculptée et son plafond aux fines moulures, c’était en vérité une chambre qui n’eût pas déparé un palais.

— Ma voiture attend en bas, dit-il, et je ne puis m’arrêter bien longtemps. Il ne m’arrive pas souvent de quitter Chantilly pour venir à Paris, et je remercie la Providence qui, en m’amenant de ce côté, m’a permis de rendre service à un honnête homme. Quand une maison arbore comme enseigne un officier de dragons les talons en l’air, vous avouerez qu’il est difficile de continuer son chemin sans demander ce qui se passe. Mais je crains bien qu’aussi longtemps que vous serez huguenot il n’y ait pas de tranquillité pour vous en France.

— La loi est dure pour nous, en effet.

— Elle sera plus dure encore, si j’en crois les nouvelles qui me parviennent de la cour. Je m’étonne que vous restiez dans ce pays.

— Mon commerce et mon devoir me retiennent ici.

— Ma foi, chacun connaît ses propres affaires. Mais ne pensez-vous pas qu’il serait sage de fuir devant la tempête, eh ?

Le huguenot eut un geste d’horreur.

— Bon ! bon ! Je n’ai pas voulu vous offenser… Et où donc est cette belle jeune fille qui a été la cause de tout ce bruit ?

— Où est Adèle, Pierre ? demanda le marchand au vieux domestique qui apportait sur un plateau d’argent une bouteille ventrue et des verres de Venise.

— Je l’avais enfermée dans ma chambre, maître.

— Et où est-elle maintenant ?

— Me voici, père, dit la jeune fille en entrant et allant entourer de ses bras le cou du vieillard. J’espère que ces méchants hommes ne vous ont pas fait de mal ?

— Non, non, mon enfant, aucun de nous n’a eu de mal grâce à Son Altesse le prince de Condé, que voici.

Adèle leva les yeux et les abaissa de nouveau devant le regard interrogateur et étonné du vieux soldat. Le sang afflua à ses joues, et la fit paraître plus belle encore, avec l’ovale délicat de son visage, ses grands yeux gris et l’ondulation de ses cheveux lustrés dont les chaudes teintes faisaient ressortir la nacre de ses petites oreilles comme deux coquilles, et l’albâtre de son cou et de sa gorge. Condé lui-même, qui avait connu toutes les beautés de trois cours successives pendant soixante ans, resta en extase devant la fille du huguenot.

— Eh ! ma parole ! mademoiselle, vous me faites regretter de ne pouvoir effacer quarante ans de ma vie.

Il s’inclina avec un soupir, ce soupir qui était en vogue quand Buckingham vint aux fiançailles d’Anne d’Autriche et que la dynastie des cardinaux était dans tout son éclat.

— La France se serait difficilement passée de ces quarante ans, Altesse.

— Eh ! eh ! prompte à la riposte aussi ! Votre fille a un esprit qui aurait du succès à la cour, monsieur.

— Dieu nous en préserve, Altesse ! Elle est aussi pure qu’elle est bonne.

— Pardieu, voilà qui n’est guère flatteur pour la cour ! Mais vous devez vous ennuyer, mademoiselle, dans cette grande maison noire, sans autre distraction que le spectacle assez monotone de la rue Saint-Martin. N’aimeriez-vous pas à vous mêler à la belle société, à entendre de douce musique, à voir tout ce qui est riche et beau, à vous vêtir de belles toilettes ?

— Je suis heureuse d’être à côté de mon père partout où il est, répondit la jeune fille, en joignant ses deux mains d’un geste affectueux sur le bras du vieillard. Je ne demande rien de plus que ce que j’ai.

— Je pense que vous feriez bien de regagner votre chambre, Adèle, dit le vieux marchand, car le prince, malgré son âge, avait la réputation de s’intéresser encore aux femmes. Il s’était rapproché de la jeune fille et avait posé sa main parcheminée sur son bras, tandis que ses petits yeux noirs brillaient d’un éclat inquiétant.

— Tut ! tut ! dit-il comme elle se hâtait d’obéir. Vous n’avez rien à craindre pour votre tourterelle, monsieur. L’épervier a les ailes trop lourdes pour fondre sur la proie, quelque tentante qu’elle soit. Mais, en vérité, je vois qu’elle est aussi bonne qu’elle est belle ; elle descendrait tout droit du ciel qu’elle ne pourrait être plus parfaite. Ma voiture attend, messieurs, je vous souhaite une bonne journée.

Et avec une révérence pleine de dignité il sortit à petits pas pressés, de son allure affectée de vieux muscadin. De la fenêtre, Catinat le vit prendre place dans ce même carrosse qui leur avait barré la rue alors qu’ils revenaient de Versailles.

— Par ma foi, dit-il en se retournant vers le jeune Américain, nous devons des remerciements au prince, mais il me semble que nous sommes encore plus obligés envers vous. Vous avez risqué votre vie pour ma cousine, et, sans votre bâton, Dalbert me passait sa rapière au travers du corps. Votre main, monsieur. Il y a des choses qu’un homme n’oublie pas.

— Et vous pouvez le remercier, ajouta le vieux huguenot qui rentrait après avoir accompagné son illustre hôte jusqu’à sa voiture. Il s’est dressé en champion des affligés et en protecteur des faibles. Recevez la bénédiction d’un vieillard, Amos Green, car mon propre fils n’eût pas fait mieux que vous n’avez fait, vous, un étranger.

Mais le jeune homme semblait plus embarrassé de leurs remerciements que de ses aventures précédentes. Le sang monta à son visage aussi lisse que celui d’un jeune garçon et sur lequel deux lèvres bien dessinées et deux yeux vifs indiquaient un caractère plein de fermeté et de résolution.

— J’ai une mère et deux sœurs de l’autre côté de l’eau, dit-il timidement.

— Et vous respectez les femmes pour elles-mêmes.

— Nous respectons toujours les femmes, là-bas. C’est peut-être parce que nous en avons peu. Dans ces vieux pays de ce côté-ci vous n’avez pas appris ce que c’est que d’être privé d’elles. J’ai passé des mois près des lacs à chasser les fourrures, menant la vie d’un sauvage dans les wigwams des Iroquois et des Algonquins, accroupis comme des crapauds autour de leurs feux, ignorant ce que c’est que causer et vivre. Puis quand je revenais à Albany, où ma famille habitait alors, et que j’entendais mes sœurs chanter en s’accompagnant sur l’épinette, et que ma mère nous parlait de la France, de sa jeunesse et de tout ce que les siens avaient souffert pour ce qu’ils croyaient être le bien, alors j’ai senti ce que c’est qu’une femme, et comment elle sait extraire de l’âme de l’homme tout ce qu’il y a de plus pur et de meilleur.

— En vérité, les femmes doivent de la reconnaissance à un jeune homme qui est aussi éloquent qu’il est brave, dit Adèle Catinat qui, debout dans l’ouverture de la porte, avait entendu la fin de la phrase.

Il s’était oublié un instant et avait parlé librement et avec chaleur. Mais à la vue de la jeune fille, il se reprit à rougir et il baissa les yeux.

— J’ai passé une grande partie de ma vie dans les bois, dit-il, et là on parle si peu qu’on finit par en perdre l’habitude. C’est pour cela que mon père m’a fait venir en France, car il ne voulait pas que je ne fusse qu’un simple trappeur et commerçant.

— Et combien de temps comptez-vous rester à Paris ? demanda l’officier.

— Jusqu’à ce qu’Ephraïm Savage vienne me chercher.

— Qui est Ephraïm Savage ?

— Le capitaine du Golden Rod.

— C’est votre navire ?

— Le navire de mon frère. Il était chargé pour Bristol et maintenant il est à Rouen, d’où il retourne à Bristol. Puis il reviendra à Rouen, et Ephraïm Savage viendra me chercher à Paris et je repartirai avec lui.

— Et comment trouvez-vous Paris ?

Le jeune homme sourit.

— On m’avait dit avant mon départ que c’était une ville très animée, et d’après le peu que j’en ai vu ce matin je pense que c’est l’endroit le plus animé que j’aie jamais vu.

— Par ma foi, dit Catinat, vous avez descendu cet escalier d’une manière très animée, tous les quatre, avec cette horloge hollandaise devant vous et ce tas de fer et de bois derrière. Et vous n’avez encore rien vu de la ville ?

— Rien que ce que j’en ai aperçu hier soir en venant. C’est un lieu étonnant, mais je suffoquais à cause du manque d’air. New-York est une grande cité. On dit qu’il y a bien trois mille habitants à New-York, et qu’ils pourraient fournir quatre cents soldats, bien que j’ai peine à le croire. Et pourtant, de toutes les parties de la cité on peut voir l’œuvre de Dieu : les arbres, le vert de l’herbe et l’éclat du soleil sur la baie et les fleuves. Mais ici c’est la pierre et le bois, et le bois et la pierre, de quelque côté que vous regardiez. Il faut que vous soyez singulièrement forts et vigoureux pour conserver votre santé dans un pareil lieu.

— Nous pensons plutôt que c’est vous qui devez être forts et vigoureux, vivant ainsi au milieu des forêts et sur les fleuves, dit la jeune fille. Mais comment faites-vous pour vous diriger dans ces immenses plaines désertes où il n’y a personne pour vous guider ?

— Et vous-mêmes, comment faites-vous pour retrouver votre chemin parmi ces milliers de maisons ? Pour moi, je souhaite que la nuit soit claire.

— Pourquoi cela ?

— Afin de voir les étoiles.

— Qu’avez-vous besoin des étoiles ?

— C’est que si je vois les étoiles je suis sûr de retrouver cette maison. Dans le jour je puis prendre mon couteau et faire des marques sur le montant des portes en passant, car il me serait peut-être difficile de suivre la trace avec un si grand nombre de gens passant et repassant qui risquent de me la faire perdre.

Catinat partit d’un nouvel éclat de rire.

— Par ma foi, vous vous apercevrez que Paris est plus animé que jamais si vous vous avisez de marquer votre passage sur le montant des portes comme vous le feriez sur les arbres d’une forêt. Mais peut-être vaut-il mieux que vous ayez d’abord un guide. C’est pourquoi si vous avez deux chevaux de disponibles dans votre écurie, mon oncle, nous pourrions, notre ami et moi, retourner jusqu’à Versailles, car mon tour de service va bientôt revenir. Il pourrait y passer quelques jours avec moi, s’il veut bien partager l’installation sommaire d’un soldat, et voir un autre spectacle que celui que peut lui offrir la rue Saint-Martin. Qu’en dites-vous, monsieur Green ?

— Je serai enchanté de sortir en votre compagnie si nous pouvons laisser tout le monde en sûreté ici.

— Oh ! ne craignez rien, dit le huguenot. L’ordre du prince de Condé est une sûre protection pour longtemps encore. Je vais dire à Pierre de seller les chevaux.

— Et je vais profiter du peu de temps dont je dispose, dit le mousquetaire en allant rejoindre Adèle dans l’embrasure de la fenêtre.

CHAPITRE VII

LE NOUVEAU MONDE ET L’ANCIEN

Le jeune Américain fut bientôt prêt, mais Catinat s’attarda jusqu’à la dernière minute. Quand enfin il put s’arracher, à regret, de son tête-à-tête avec sa fiancée, il rajusta sa cravate, brossa son magnifique manteau et examina d’un œil critique la toilette de son compagnon.

Ils formaient vraiment un singulier contraste tandis qu’ils traversaient au pas de leurs chevaux les rues étroites et populeuses de la grande ville. Catinat, de cinq ans plus vieux que son compagnon, était bien le type de la grande nation à laquelle il appartenait, avec ses traits fins et délicats, son allure dégagée, sa moustache fièrement relevée, son corps svelte et élancé et pourtant vigoureux, moulé dans son brillant costume. Son nouvel ami cependant, plus fortement charpenté, avec sa carrure massive, sa figure énergique, était un type non moins parfait de cette forte race qui livrait ses plus terribles batailles et gagnait ses plus glorieuses victoires contre la nature encore ingrate et farouche du Nouveau Monde.

— Quel est ce grand édifice là-bas ? demanda-t-il, comme ils débouchaient sur une grande place.

— C’est le Louvre, un des palais du roi. J’ai vu le séminaire de Saint-Sulpice à Montréal, et je croyais que c’était la plus grande de toutes les maisons, mais qu’est-elle à côté de celle-ci ?

— Vous avez été à Montréal ? Vous connaissez le fort, alors ?

— J’ai fait du service là-bas, et à Québec aussi. Vous voyez que vous n’êtes pas le seul homme des bois à Paris, car je vous donne ma parole que j’ai porté le mocassin de caribou et la veste de cuir, le bonnet de fourrure avec la plume d’aigle, pendant des mois de suite, et il ne me répugnerait pas de revenir à cette vie-là.

Les yeux d’Amos brillèrent de plaisir en voyant que son compagnon et lui avaient quelque chose de commun, et il l’accabla de questions jusqu’au moment où ils arrivèrent à la porte Sud de la ville. Près des murs et du fossé, de longues lignes d’hommes faisaient l’exercice.

— Quels sont ces hommes ? demanda-t-il en les regardant avec curiosité.

— Ce sont les soldats du roi.

— Mais pourquoi sont-ils si nombreux ? Attendent-ils un ennemi ?

— Non, nous sommes en paix avec tout le monde, malheureusement.

— En paix ! Pourquoi ces hommes alors ?

— Ils se préparent à la guerre.

Le jeune homme secoua la tête d’un air étonné.

— Ils pourraient tout aussi bien se tenir prêts chez eux. Dans notre pays chaque homme a son fusil dans le coin de sa cheminée ; il est toujours prêt, et il ne perd pas ainsi son temps quand tout est en paix.

— Notre roi est puissant et il a beaucoup d’ennemis.

— Et pourquoi a-t-il des ennemis ?

— Mais parce qu’il s’en fait.

— Alors ne vaudrait-il pas mieux que vous vous passiez de lui ?

Le mousquetaire haussa les épaules. — Si nous continuons de ce train-là, dit-il, nous ne tarderons pas à prendre le chemin de la Bastille ou de Vincennes, vous et moi. Il faut que vous sachiez que c’est en servant le pays qu’il s’est fait ces ennemis. Il n’y a pas plus de cinq ans qu’il fit un traité de paix à Nimègue, par lequel il enlevait seize places fortes aux Pays-Bas espagnols. Puis, il a mis la main sur Strasbourg et Luxembourg et il a châtié les Génois, de sorte qu’il y en a beaucoup qui tomberaient sur lui s’il ne se tenait pas prêt.

— Et pourquoi a-t-il fait tout cela ?

— Pour la gloire de la France, et parce qu’il est un grand roi.

L’étranger avait sauté à bas de son cheval et était penché sur le sol, les yeux fixés attentivement sur la poussière. Puis, d’un pas rapide et furtif, il se mit à courir en zigzag sur la route, grimpa sur un fossé, et se dressa dans une éclaircie de la haie, les narines dilatées, l’œil brillant, toute sa figure exprimant une excitation intense.

— Il est fou, murmura Catinat, en saisissant la bride du cheval sans cavalier. Le spectacle de Paris lui a dérangé l’esprit. Par le diable ! qu’est-ce qui vous prend, que faites-vous là les yeux écarquillés ?

— Un daim a passé ici, dit l’autre à voix basse en indiquant du doigt l’herbe du fossé : voilà sa trace, elle se dirige sur le bois qui est là-bas. Il n’y a pas longtemps, et il n’allait pas vite, les empreintes sont nettes. Si j’avais seulement pris mon fusil, nous aurions pu le suivre et nous aurions rapporté un quartier de venaison au vieil homme.

— Pour l’amour de Dieu, remontez à cheval, cria Catinat d’une voix effrayée. J’ai bien peur qu’il ne vous arrive quelque mauvaise aventure avant que je ne vous aie ramené en sûreté dans la rue Saint-Martin.

— Qu’ai-je encore fait de mal ? demanda Amos Green en se remettant d’un bond en selle.

— Mais, mon pauvre ami, ces bois sont les réserves du roi, et vous parlez froidement de tuer ses daims comme si vous étiez sur les rives du Michigan.

— Des réserves ! Mais ce sont des daims sauvages !

Une expression de profond dégoût passa sur son visage, et éperonnant son cheval, il s’élança au galop à une telle allure que Catinat, après avoir vainement essayé de le suivre, fut obligé de lui crier de s’arrêter.

— Ce n’est pas l’habitude de ce pays de galoper d’un train pareil sur les routes, dit-il tout essoufflé.

— Singulier pays, dit l’étranger perplexe. Il me sera peut-être plus facile de me rappeler ce qui est permis que ce qui ne l’est pas. Pas plus tard que ce matin, j’ai pris mon fusil pour abattre un pigeon qui volait au-dessus des toits dans la rue, et le vieux Pierre m’a enlevé mon arme d’un air effrayé, comme si c’eût été un ministre que je visais. Et puis, il y a ce vieil homme, à qui ils ne veulent même pas laisser dire ses prières.

Catinat se mit à rire.

— Vous ne tarderez pas à connaître nos mœurs, dit-il. Ceci est un pays populeux, et si chacun galopait ou tirait des coups de fusil suivant sa fantaisie, il pourrait en résulter du mal. Mais holà ! Qu’est ceci ? Cela m’a l’air d’une des voitures de la cour.

Un nuage de poussière blanche qu’ils voyaient depuis un instant roulant vers eux, était maintenant si près qu’ils distinguèrent le scintillement des panneaux dorés et l’habit rouge du postillon. Les deux cavaliers se rangèrent pour laisser la route libre : le carrosse passa en roulant lourdement, traîné par deux magnifiques bêtes gris pommelé, et ils purent apercevoir une belle figure de femme dont les yeux se portèrent sur eux. Un instant après, un ordre bref partit de la voiture, le cocher arrêta ses chevaux et une main fine et blanche à la portière leur fit signe d’approcher.

— C’est Mme  de Montespan, la femme la plus hautaine de France, dit à voix basse Catinat. Elle nous fait signe d’aller lui parler. Imitez-moi.

Il toucha son cheval de l’éperon, lui fit faire une gambade qui l’amena près de la portière et, arrondissant le bras, il enleva son chapeau et s’inclina jusque sur le cou de sa monture, salut qu’imita quoique un peu gauchement son compagnon.

— Ah ! capitaine, dit la dame d’un air assez peu aimable, nous nous retrouvons !

— La fortune m’a toujours été favorable, madame.

— Excepté ce matin.

— Vous dites vrai. Elle m’a imposé un devoir pénible à remplir.

— Et vous l’avez rempli d’une façon odieuse.

— Comment pouvais-je faire autrement, madame ?

La dame eut un sourire de sévérité, et sa belle figure prit cet air de dédain qu’elle savait prendre à l’occasion.

— Vous pensiez que je n’avais plus d’influence auprès du Roi. Vous vous imaginiez que mon temps était fini. Sans doute, il vous a semblé que vous pourriez gagner la faveur de la nouvelle, en étant le premier à insulter l’ancienne.

— Mais, madame…

— Trêve de protestations. Je suis femme à juger par les actes et non par les paroles. Pensiez-vous donc que mes charmes étaient si passés, que la beauté que j’ai jamais pu avoir était si flétrie ?

— Non, madame, il eût fallu être aveugle pour le penser.

— Aveugle comme un hibou à midi, ajouta Amos Green.

Mme  de Montespan fronça le sourcil et regarda son singulier admirateur :

— Votre ami, du moins, dit ce qu’il pense réellement. À quatre heures, aujourd’hui, nous verrons s’il y en a d’autres du même avis et, dans ce cas, voilà qui pourrait être fâcheux pour ceux qui ont pris une ombre passagère pour un nuage durable.

Elle lança un nouveau regard méchant au jeune mousquetaire et la voiture reprit sa course.

— Allons, venez ! cria Catinat d’un ton sec, à son compagnon demeuré bouche ouverte à regarder la voiture qui s’éloignait. Avez-vous jamais rencontré une telle femme jusqu’à ce jour ?

— Je n’en ai jamais encore vu une pareille.

— Jamais une qui ait la langue aussi dure, je le jurerais, dit Catinat.

— Et un visage aussi charmant ! Et pourtant, il y a une figure délicieuse aussi dans la rue Saint-Martin.

— Vous me paraissez un connaisseur en beauté, bien que-vous n’ayez vécu que dans les bois.

— Oui, j’ai été tenu si éloigné de la société des femmes que, lorsque je me trouve en présence de l’une d’elles, je lui trouve invariablement quelque chose de tendre, de doux et de saint.

— Vous pourrez trouver des dames à la cour qui sont tendres et douces, mais vous chercherez longtemps, mon ami, avant de trouver celle qui est sainte. Celle-ci me ruinera si elle le peut faire, et, cela, simplement parce que j’ai fait mon devoir. Il est aussi difficile de se maintenir dans cette cour que de descendre les rapides de la Chine, quand vous avez un rocher à votre droite, un rocher à votre gauche et peut-être un autre devant vous ; si vous avez le malheur d’en effleurer un, vous n’avez guère de chances de vous en tirer, vous et votre pirogue d’écorce. Nos rochers, à nous, ce sont les femmes et, dans notre pirogue, nous portons toute notre fortune en ce monde. Ainsi, en voilà une qui voudrait me faire passer de son côté, et je suis tenté de croire que, au bout du compte, c’est le côté sûr.

Ils avaient franchi la grille du palais et la large avenue s’étendait devant eux remplie de voitures et de cavaliers.

Dans les allées sablées, se promenaient de belles dames en toilettes magnifiques ; au milieu des parterres de fleurs, la poussière d’eau des fontaines irisées par le soleil les faisait apparaître dans une pluie de pierreries. L’une d’elles, qui tenait ses yeux dirigés vers la grille, s’avança vivement dès qu’apparut Catinat. C’était Mlle  Nanon, la confidente de Mme  de Maintenon.

— Comme je suis heureuse de vous rencontrer, capitaine, s’écria-t-elle. Je vous attendais avec impatience. Madame désire vous parler. Le roi vient chez elle à trois heures et nous n’avons plus que vingt minutes. J’ai appris que vous étiez allé à Paris, aussi je me suis postée ici pour attendre votre retour. Madame a quelque chose à vous demander.

— J’y vais directement. Ah ! Brissac, quelle chance de vous trouver ! dit-il, en s’adressant à un officier qui passait, vêtu du même uniforme que lui.

— Amaury ! dit celui-ci en souriant ; vous venez de faire de la route, à en juger par la poussière qui couvre votre manteau.

— Nous venons tout droit de Paris. Mais on me demande. Voici mon ami, M. Amos Green. Je le remets entre vos mains, car il est étranger : il arrive d’Amérique et sera heureux de voir ce que vous pourrez lui montrer. Il partage ma chambre ici. Je vous laisse mon cheval aussi, vous le remettrez au palefrenier. Je vous remercie.

Et, jetant la bride à son camarade, Catinat serra la main d’Amos Green, sauta à bas de son cheval et partit d’un pas rapide dans la direction qu’avait déjà prise la jeune femme.

CHAPITRE VIII

LE NOUVEL ASTRE

Les appartements occupés par la dame qui avait déjà pris une si haute place à la cour de France étaient aussi humbles que pouvait l’être sa situation à l’époque où ils lui avaient été attribués ; mais, avec ce tact rare et cette modestie qui formaient les traits principaux de son remarquable caractère, elle n’avait en rien changé sa façon de vivre, lorsque la prospérité était venue, et elle se gardait de provoquer l’envie et la jalousie en faisant étalage de richesse et de puissance. Tout au bout d’une des ailes du palais, loin des salons royaux, étaient deux ou trois petites chambres sur lesquelles les yeux de la cour d’abord, de la France ensuite, et finalement du monde entier, devaient un jour se tourner. C’était là que la pauvre veuve du poète Scarron avait été reléguée lorsque Mme  de Montespan l’avait appelée à la cour comme gouvernante des enfants du roi ; c’est là qu’elle habitait encore maintenant qu’elle avait ajouté à son nom de Françoise d’Aubigné le titre de marquise de Maintenon, avec la pension et le fief que lui avait accordés la faveur royale. C’est là que, chaque jour, le roi venait passer quelques heures, trouvant dans la conversation d’une femme intelligente et vertueuse un charme et un plaisir qu’aucun des beaux esprits de sa cour n’avait été capable de lui procurer ; c’est là qu’il fallait chercher la source d’où coulait le courant d’idées et de tendances si soigneusement étudié et si attentivement suivi par tous ceux qui voulaient se maintenir en faveur auprès du roi. Elle était bien simple, la politique de la cour. Si le roi s’adonnait à la dévotion, chacun prenait son missel et son rosaire. S’il se tournait vers la débauche, il fallait se montrer plus débauché que lui. Mais malheur à l’homme qui se laissait aller à la débauche quand il aurait dû se confesser et prier, ou qui montrait un visage triste lorsque celui du roi était riant.

Le jeune mousquetaire avait à peine échangé quelques paroles avec cette puissante dame, car elle se plaisait à s’isoler, et n’apparaissait guère à la cour qu’aux heures des dévotions. Ce fut donc avec un sentiment d’inquiétude et de curiosité mêlées, qu’il suivit la confidente dans le labyrinthe de corridors et de galeries où l’art et la richesse avaient été prodigués d’une main si libérale. La jeune fille s’arrêta devant la porte de la chambre et se tourna vers son compagnon.

— Madame désire vous parler au sujet de ce qui s’est passé ce matin, dit-elle. Je vous conseillerai de ne rien dire de votre religion, car c’est la seule chose sur laquelle elle soit inflexible.

Elle leva le doigt pour donner une plus grande force à cet avis et, après avoir frappé à la porte, elle l’ouvrit.

— Je vous amène le capitaine Catinat, dit-elle.

— Faites-le entrer.

La voix était ferme et cependant elle avait un timbre doux et musical. Catinat obéit à cet ordre, et se trouva dans une chambre guère plus grande ni plus luxueusement meublée que celle qui lui était allouée à lui-même. Néanmoins, il y régnait une élégance et une propreté scrupuleuse, qui dénotaient la main d’une femme de goûts raffinés. Le mobilier, de cuir estampé, le tapis de la Savonnerie, les tableaux d’un art exquis représentant des scènes religieuses et des sujets sacrés, les tapisseries simples et de bon goût, tout laissait une impression à demi religieuse, à demi féminine, mais très douce. À la vérité, la lumière tamisée et atténuée, la haute statue blanche de la Vierge dans une niche, avec une lampe rouge brûlant devant elle, le prie-Dieu en chêne avec le missel à tranches rouges posé sur son appui donnaient à cette pièce l’apparence d’une chapelle privée plutôt que d’un boudoir.

De chaque côté de la cheminée vide, était un petit fauteuil de velours vert, l’un pour Madame, l’autre réservé au roi. Sur un petit guéridon placé entre les deux sièges, étaient son panier à ouvrage et sa tapisserie. La dame elle-même était assise à l’autre bout de la pièce, tournant le dos à la lumière, quand le jeune officier entra.

C’était sa place favorite et, cependant, il y avait peu de femmes de son âge qui eussent moins de raisons de craindre le soleil. Ses habitudes de vie active lui avaient laissé une peau délicate et veloutée qu’eût pu envier n’importe quelle jeune beauté de la cour. Elle avait un port, de reine plein de grâce, des gestes et une pose d’une dignité naturelle, et sa voix, comme nous l’avons dit déjà, avait des inflexions douces et mélodieuses. Ses traits étaient nobles plutôt que beaux, d’une pureté de lignes classique, avec un front large et blanc ; sa bouche ferme exprimait une sensibilité délicate, et elle avait de grands yeux gris sérieux et calmes au repos, mais capables de traduire toutes les émotions de son âme, depuis le gai scintillement de la bonne humeur, jusqu’au rapide éclair de la colère. Une haute sérénité était cependant l’expression maîtresse de ses traits et, en ceci, elle présentait un contraste frappant avec sa rivale, dont le beau visage reflétait toujours l’émotion du moment, un instant clair et radieux, l’instant d’après assombri, comme un coin de ciel par un temps incertain.

Mme  de Montespan l’emportait en esprit et en vivacité, mais le bon sens et l’intelligence mieux assise de la plus âgée des deux femmes pouvaient bien, en fin de compte, se trouver la meilleure arme. Catinat n’avait pas eu le temps de noter tous ces détails. Il se sentait simplement en présence d’une très belle femme dont les grands yeux pensifs étaient fixés sur lui, lisant ses pensées, comme personne ne les avait encore lues.

— Je pense que je vous ai déjà vu, monsieur, n’est-ce pas ?

— Oui, madame. J’ai eu l’honneur de vous accompagner une fois ou deux, bien que je n’aie pas eu la bonne fortune de vous adresser la parole.

— Ma vie est si calme et si retirée que je crains bien que ce qu’il y a de meilleur et de plus digne à la cour ne me soit inconnu. C’est le malheur d’un tel lieu, que le mal se présente de lui-même aux yeux et qu’on ne puisse l’ignorer, tandis que le bien se cache dans sa modestie, de sorte que parfois on ose à peine espérer l’y rencontrer. Vous avez déjà servi ?

— Oui, madame. Dans les Pays-Bas, sur le Rhin, et au Canada.

— Au Canada ! Ah ! quelle ambition plus noble pourrait avoir une femme que de faire partie de cette douce congrégation de sœurs fondée par la bienheureuse Marie de l’Incarnation, et la sainte Jeanne Le Ber à Montréal ? Quel bonheur d’être une de ces saintes femmes qui n’interrompent leur œuvre bénie de la conversion des païens que pour se consacrer au devoir plus précieux encore de rendre la santé et la force à ces champions de Dieu blessés dans la bataille contre Satan.

Ces paroles enthousiastes sonnaient étrangement aux oreilles de Catinat qui connaissait bien l’existence misérable et terrible que menaient ces sœurs toujours menacées de la misère, de la faim, et du couteau à scalp, et il se demandait comment cette femme qui avait à ses pieds tous les biens de la terre pouvait envier ainsi leur sort.

— Ce sont d’admirables femmes, dit-il brièvement, se souvenant du conseil de Mlle  Nanon, et craignant de s’engager sur un terrain dangereux.

— Et sans doute vous avez eu le bonheur de voir le saint évêque Laval ?

— Oui, madame, j’ai vu l’évêque Laval.

— Et je pense que les Sulpiciens tiennent bon contre les Jésuites ?

— On m’a dit, madame, que les Jésuites étaient les plus forts à Québec, et les autres à Montréal.

— Et qui est votre directeur, monsieur ?

Catinat sentit qu’il ne pouvait plus se dérober.

— Je n’en ai pas, madame.

— Hélas ! c’est une chose trop commune de se passer d’un directeur et, pourtant, je ne sais pas comment je pourrais guider mes pas dans le chemin difficile que je parcours, si je n’en avais un. Qui est donc votre confesseur ?

— Je n’en ai pas. J’appartiens à la religion réformée.

La dame eut un geste d’horreur, sa bouche se pinça et son œil se durcit.

— Quoi, à la cour même, s’écria-t-elle, et jusque auprès de la personne du roi !

Catinat était assez indifférent aux questions de foi, et tenait à sa religion plutôt par tradition de famille que par une forte conviction, mais il fut blessé dans son amour-propre de se voir considéré comme s’il avait avoué un vice répugnant.

— Vous vous rappellerez, madame, dit-il sévèrement, que non seulement des membres de ma religion ont loyalement défendu le trône de France, mais s’y sont même assis.

— Dieu l’a permis pour ses sages desseins, et personne ne doit mieux le savoir que moi, dont le grand-père Théodore d’Aubigné a tant fait pour placer une couronne sur la tête du grand Henry. Mais les yeux d’Henry s’ouvrirent avant que sa fin arrivât, et je prie, oh ! de tout mon cœur, je prie qu’il en soit de même des vôtres.

Elle se leva et, se jetant à genoux sur son prie-Dieu, elle cacha son visage dans ses mains pendant quelques minutes, pendant lesquelles l’objet de ses dévotions resta quelque peu embarrassé au milieu de la chambre, ne sachant trop s’il devait regarder cette attention comme une insulte ou comme une faveur. Un coup frappé à la porte ramena la dame dans ce monde, et sa dévouée confidente apparut dans l’entre-bâillement de la porte.

— Le roi est dans le vestibule, madame, dit-elle. Il sera ici dans cinq minutes.

— Très bien. Tenez-vous dehors, et faites-moi savoir quand il viendra. Et maintenant, monsieur, continua-t-elle quand ils furent de nouveau seuls, vous avez remis mon billet au roi ce matin ?

— Oui, madame.

— Et, à ce que je comprends, l’entrée au grand lever a été refusée à Mme  de Montespan ?

— C’est exact, madame.

— Mais elle a attendu le roi dans la galerie.

— Oui, madame.

— Et elle lui a arraché la promesse qu’il la verrait aujourd’hui ?

— Oui, madame.

— Je ne voudrais pas vous obliger à me faire une confidence qui pourrait vous paraître une infraction à votre devoir. Mais je lutte en ce moment contre un terrible ennemi et pour une grande cause. Me comprenez-vous ?

Catinat s’inclina.

— Alors qu’est-ce que je veux dire ?

— Je présume que vous luttez pour la faveur du roi contre la dame dont vous venez de prononcer le nom.

— Aussi vrai que Dieu est mon juge, je ne pense nullement à moi-même. Je combats contre le démon pour l’âme du roi.

— C’est la même chose, madame.

La dame sourit.

— Si le corps du roi était menacé, je pourrais appeler l’aide de ses fidèles gardes, mais quand il s’agit de quelque chose de beaucoup plus important, j’ai encore plus le devoir de le protéger. Dites-moi donc à quelle heure le roi doit aller chez la marquise ?

— À quatre heures, madame.

— Je vous remercie. Vous m’avez rendu un service, et je ne l’oublierai pas.

— Le roi vient, madame, dit Mlle  Nanon en passant sa tête dans l’ouverture de la porte.

— Il faut que vous partiez, capitaine. Passez par cette chambre et gagnez le corridor extérieur. Et prenez ceci, c’est l’Exposé de la Foi catholique de Bossuet. Il a ramené bien des âmes et pourra ramener la vôtre. Adieu.

Catinat se dirigea vers la pièce qui lui avait été indiquée et, au moment d’y entrer, il jeta un coup d’œil derrière lui. La dame lui tournait le dos et avait la main levée sur le manteau de la cheminée. Et comme il suivait son mouvement, il vit qu’elle ramenait en arrière la grande aiguille de la pendule.

CHAPITRE IX

LE ROI S’AMUSE

Le capitaine de Catinat venait à peine de disparaître par une porte, que l’autre fut ouverte par Mlle Nanon et le roi entra. Mme de Maintenon se leva avec un sourire gracieux, fit une profonde révérence, mais les traits de son visiteur ne s’éclairèrent pas pour répondre à cet accueil, et il se jeta dans le fauteuil avec une lèvre boudeuse et un front assombri.

— Voilà un bien mauvais compliment, dit-elle de ce ton enjoué qu’elle savait prendre quand elle voulait arracher le roi à ses humeurs noires. Ma pauvre chambre si triste a déjà jeté une ombre sur vous.

— Non, c’est le père La Chaise et Bossuet qui sont toute la journée après moi comme des chiens sur un cerf, me poursuivant de leurs sermons sur mes devoirs et sur mes péchés avec le feu de l’enfer au bout de leurs exhortations.

— Que veulent-ils donc de Votre Majesté ?

— Ils veulent que je revienne sur la promesse que j’ai faite en montant sur le trône, et que mon grand-père avait faite avant moi. Ils veulent que je révoque l’édit de Nantes, et que je chasse de France les huguenots.

— Oh ! mais Votre Majesté n’a pas à s’inquiéter de ces affaires.

— Vous ne voudriez pas que je fisse une telle chose ?

— Non, si cela doit causer de la peine à Votre Majesté.

— Vous avez peut-être conservé quelque doux sentiment pour la religion de votre jeunesse ?

— Non, Sire, je n’ai que de l’horreur pour l’hérésie.

— Et pourtant vous ne voudriez pas qu’ils fussent chassés ?

— Dites-vous, Sire, que le Tout-Puissant peut changer leurs cœurs et les ramener dans le bon chemin, comme il a ramené le mien. Ne pouvez-vous laisser cela entre ses mains ?

— Par ma foi, dit Louis dont le visage s’éclairait, voilà un bon argument. Je verrai si le père La Chaise pourra y trouver une réponse. C’est dur d’être menacé des flammes éternelles parce qu’on ne veut pas ruiner son royaume. Les tourments éternels !… J’ai vu la figure d’un homme qui avait été enfermé pendant quinze ans à la Bastille. Elle était comme un livre terrible avec une balafre ou une ride marquant chaque heure de cette mort dans la vie. Mais l’éternité !…

Il frissonna, et ses yeux s’emplirent de terreur à cette pensée. Les motifs nobles avaient peu d’action sur son âme, et ceux qui l’entouraient s’en étaient aperçus depuis longtemps, mais il était toujours prêt à céder devant le tableau des horreurs à venir.

— Pourquoi penser à ces choses, Sire ? dit la dame de sa voix douce et chaude. Qu’avez-vous à craindre, vous qui êtes le premier fils de l’Église.

— Vous croyez que je serai sauvé alors ?

— Assurément, Sire.

— Mais j’ai péché, beaucoup péché. Vous me l’avez dit vous-même.

— Tout cela est effacé, Sire. Qui n’a eu ses moments d’égarement ? Vous vous êtes détourné de la tentation. Certainement vous avez gagné votre pardon.

— Je voudrais que la reine fût encore de ce monde. Elle me trouverait un homme meilleur.

— Je le voudrais aussi, Sire.

— Et elle saurait que c’est à vous qu’elle devrait ce changement. Oh ! Françoise, vous êtes à n’en pas douter mon ange gardien qui a pris une forme humaine. Comment vous remercier de ce que vous avez fait pour moi ?

Il se pencha en avant, et lui prit la main, mais à ce toucher, un feu soudain s’alluma dans ses yeux, et il lui aurait entouré la taille de son autre bras si elle ne s’était levée vivement pour éviter l’étreinte.

— Sire, dit-elle, avec un visage sévère et le doigt levé.

— Vous avez raison, vous avez raison, Françoise. Asseyez-vous, je vais me contenir ! Toujours à cette tapisserie, alors ! Mes ouvriers des Gobelins n’ont qu’à veiller sur leurs lauriers.

Il prit un bout de l’ouvrage, tandis qu’elle se rasseyait, non sans lui avoir lancé un regard inquiet, et prenant sur ses genoux l’autre extrémité du rouleau, elle continua son travail.

— Oui, Sire. C’est une scène de chasse dans vos forêts de Fontainebleau. Un dix cors, vous voyez, avec la meute et une troupe de dames et de cavaliers. Votre Majesté a monté à cheval ce matin ?

— Non… Pourquoi votre cœur est-il toujours de glace, Françoise ?

— Plût à Dieu qu’il le fût, Sire ! Vous avez chassé au faucon alors ?

— Non… Mais certainement l’amour n’a jamais fait battre votre cœur. Et pourtant vous avez été mariée.

— Garde-malade, Sire, mais jamais épouse… Voyez cette dame dans le parc. C’est sûrement Mademoiselle. Je ne savais pas qu’elle fût revenue de Chantilly.

Mais le roi ne voulait pas se laisser distraire de son sujet.

— Vous n’aimiez pas Scarron, alors ? continua-t-il. Il était vieux, m’a-t-on dit, et aussi boiteux que ses vers.

— Ne parlez pas de lui légèrement, Sire. Je lui ai été reconnaissante, je l’ai respecté.

— Mais vous ne l’avez pas aimé ?

— Pourquoi voulez-vous chercher à pénétrer les secrets du cœur d’une femme ?

— Vous ne l’avez pas aimé, Françoise ?

— Du moins j’ai rempli mon devoir envers lui.

— Ce cœur de nonne n’a donc pas été touché par l’amour ?

— Sire, ne me questionnez pas.

— N’a-t-il donc jamais… ?

— Épargnez-moi, Sire, je vous en supplie.

— Mais il faut bien que je vous questionne, car ma tranquillité repose sur votre réponse.

— Vos paroles me chagrinent jusqu’à l’âme.

— N’avez-vous jamais ressenti dans votre cœur une petite étincelle de cet amour qui brûle dans le mien ?

Il se leva les mains tendues, l’air suppliant, mais elle s’éloigna de lui.

— Soyez assuré d’une chose, Sire, que même si je vous aimais comme jamais aucune femme n’a aimé un homme, je préférerais me lancer de cette fenêtre sur le pavé de la terrasse, plutôt que de vous le faire connaître par un mot ou par un signe.

— Et pourquoi, Françoise ?

— Parce que, Sire, c’est ma plus haute espérance sur terre, que j’aie été choisie pour élever votre esprit vers des choses plus hautes, cet esprit dont personne mieux que moi ne connaît la grandeur et la noblesse.

— Et mon amour est-il donc si vil ?

— Vous avez gaspillé trop de votre vie et de vos pensées en passion. Et maintenant, Sire, les années s’accumulent, et le jour s’approche où vous serez appelé à rendre compte de vos actions et des pensées les plus intimes de votre cœur. Je voudrais vous voir consacrer le temps qui vous reste, Sire, à consolider l’Église, à montrer un noble exemple à vos sujets et à réparer le mal qu’a pu occasionner votre exemple dans le passé.

Le roi se laissa retomber dans son fauteuil en poussant un soupir.

— Toujours la même, dit-il. Vous êtes pire que le Père La Chaise et Bossuet.

— Non, non, dit-elle gaîment, avec ce tact qui ne lui faisait jamais défaut. Je vous ennuie quand vous vous abaissez à honorer de votre présence mon humble chambre. C’est de l’ingratitude et ce serait une punition méritée si vous me laissiez demain dans ma solitude, m’enlevant ainsi la lumière de mon jour. Mais dites-moi, Sire, comment vont les travaux à Marly ? Je suis anxieuse de savoir si la grande fontaine fonctionnera.

— Oui, la fontaine joue bien, mais Mansard a reculé l’aile droite beaucoup trop loin. J’ai fait de lui un bon architecte, mais j’ai encore beaucoup à lui apprendre. Je lui ai montré son erreur sur le plan ce matin, et il m’a promis de la réparer.

— Et que coûtera le changement, Sire ?

— Quelques millions de livres, mais la vue y gagnera beaucoup du côté sud. J’ai pris de ce côté quelques nouveaux arpents de terres, car il y avait là un tas de pauvres gens habitant dans des masures qui étaient loin d’être jolies.

— Et vous n’êtes pas monté à cheval aujourd’hui, Sire ?

— Peuh ! je n’y prends pas de plaisir. Il fut un temps où mon sang bouillonnait à l’appel du cor ou au bruit des sabots d’un cheval, mais maintenant cela me fatigue.

— Et la chasse au faucon ?

— Non, je ne chasserai plus au faucon.

— Mais, Sire, il vous faut de la distraction.

— Qu’y a-t-il d’aussi insipide qu’une distraction qui a cessé de vous distraire ? Je ne sais comment cela se fait. Quand je n’étais qu’un enfant, et que nous étions chassés d’une ville dans une autre, avec la Fronde en guerre avec nous et Paris en révolte, que notre trône et nous-mêmes étions en danger, la vie me semblait si brillante, si neuve, si pleine d’intérêt ! Maintenant que tout est calme, que ma voix est la première en France, celle de la France la première en Europe, tout est triste, morne, ennuyeux. À quoi me sert-il d’avoir tous les plaisirs devant moi, quand ils me laissent un goût amer ?

— Le vrai plaisir est plutôt en nous-mêmes, dans la sérénité de l’âme, dans la tranquillité de la conscience. Et puis, lorsque nous vieillissons, n’est-il pas naturel que notre esprit prenne un pli plus grave. Nous nous ferions des reproches s’il n’en était pas ainsi, et cela nous montrerait, que nous n’avons pas profité des leçons de la vie.

— Vous avez peut-être raison, et pourtant il est bien triste et bien ennuyeux de ne trouver de plaisir à rien. Mais on frappe, qui est là ?

— C’est ma demoiselle de compagnie. Qu’y a-t-il, mademoiselle ?

— M. Corneille vient pour faire la lecture à Sa Majesté, dit la jeune fille en ouvrant la porte.

— Oui, Sire, je sais combien peu intéressante est la langue d’une femme, et j’ai prié une plus habile que la mienne de vous charmer. M. Racine devait venir, mais j’ai appris qu’il a fait une chute de cheval et il m’envoie son ami à sa place.

— Comme il vous plaira, Madame, comme il vous plaira, dit le roi d’un ton indifférent.

Sur un signe de Mlle  Nanon, un petit homme maigre, avec une figure éveillée et de longs cheveux gris qui lui tombaient sur les épaules, entra dans la chambre. Il fit trois profondes révérences, et alla s’asseoir nerveusement sur le bord du siège qui lui fut désigné. Mme  de Maintenon souriait et faisait des signes au poète pour l’encourager, pendant que le roi s’enfonçait dans son fauteuil avec un air de résignation.

— Une tragédie, une comédie, ou une pastorale burlesque ? demanda timidement Corneille.

— Non, pas de pastorale burlesque ; ces choses là peuvent se jouer, mais ne peuvent pas se lire, puisqu’elles sont pour les yeux plutôt que pour l’oreille.

Le poète fit un signe d’assentiment.

— Pas de tragédie non plus, monsieur, dit Mme  de Maintenon en levant les yeux. Le roi a assez de choses sérieuses pour l’occuper, et je désire que vous mettiez votre talent à l’amuser.

— Oui, voyons une comédie, dit Louis. Je n’ai pas eu un bon moment de rire depuis que ce pauvre Molière est mort.

— Ah ! Votre Majesté a vraiment un goût sûr, dit le poète courtisan. Si elle avait voulu condescendre à tourner son attention vers la poésie, elle nous aurait tous surpassés.

Louis sourit, car aucune flatterie n’était trop outrée pour lui déplaire.

— De même que vous avez enseigné la guerre à nos généraux, et l’art à nos architectes, vous auriez donné du talent à vos pauvres chanteurs. Mais Mars daignerait à peine partager les lauriers plus humbles d’Apollon.

— J’ai quelquefois pensé que j’avais quelque étoffe en moi, répondit le roi avec complaisance, quoique au milieu des travaux et du fardeau de l’État je n’aie guère eu le temps de m’adonner comme vous dites aux arts plus paisibles.

— Mais vous avez encouragé les autres à faire ce que vous eussiez si bien fait, vous-même, Sire. Vous avez produit des poètes comme le soleil produit des fleurs. Combien n’en avons-nous pas vu ? Molière, Boileau, Racine et tant d’autres, à peine moindres — Scarron si mordant et si spirituel. — Oh ! sainte Vierge, qu’ai-je dit ?

Mme  de Maintenon avait reposé sa tapisserie et fixait un regard d’indignation sur le poète qui se tortillait au bord de sa chaise, sous le reproche de ces yeux gris.

— Je pense, monsieur Corneille, que vous feriez mieux de commencer votre lecture, dit le roi sèchement.

— Oui, Sire. Lirai-je ma pièce sur Darius ?

— Qu’est-ce que c’est que ce Darius ? demanda le roi, dont l’éducation avait été si négligée par la politique pleine de ruse du cardinal Mazarin qu’il était ignorant de tout ce qu’il n’avait pas lui-même observé personnellement.

— Darius était roi de Perse, Sire.

— Et où est la Perse ?

— C’est un royaume d’Asie.

— Et Darius y règne encore ?

— Non, Sire, il combattit contre Alexandre le Grand.

— Ah ! j’ai entendu parler d’Alexandre, un fameux roi, et un grand général, n’est-ce pas ?

— Comme Votre Majesté, il régnait sagement et il conduisait victorieusement ses armées.

— Et il était roi de Perse, dites-vous ?

— Non, Sire, de Macédoine. C’était Darius qui était roi de Perse.

Le roi fronça les sourcils, car il s’offensait de la moindre contradiction.

— Vous ne me semblez pas connaître très bien le sujet, et j’avoue qu’il ne m’intéresse pas beaucoup, dit-il. Choisissez autre chose.

— Vous plairait-il d’entendre mon Faux Astrologue ?

— Oui, c’est cela.

Corneille commença la lecture de sa comédie pendant que les doigts blancs et délicats de Mme  de Maintenon couraient sur sa tapisserie. De temps en temps elle levait la tête pour regarder d’abord la pendule, puis le roi qui était étendu dans son fauteuil, avec son mouchoir de dentelle jeté sur son visage. Il était maintenant quatre heures moins vingt, mais elle savait qu’elle avait retardé la pendule d’une demi-heure et qu’il était en réalité quatre heures dix.

— Tul, tul, tul, s’écria le roi tout à coup. Il y a quelque chose qui ne va pas bien ici. Le second vers est boiteux sûrement.

C’était un de ses faibles de se poser en critique, et le poète prudent devait accepter ses corrections, quelque absurdes qu’elles lui parussent.

— Quel vers, Sire ? C’est un bonheur de trouver quelqu’un capable de vous indiquer vos fautes.

— Relisez le passage.

— Et si, quand je lui dis le secret de mon âme,
Avec moins de rigueur elle eût traité ma flamme,
Dans ma façon de vivre, et suivant mon humeur,
Une autre eût eu bientôt le présent de mon cœur.

— Oui, le troisième vers a un pied de trop. Vous ne l’avez pas remarqué, madame ?

— Non, mais je crains d’être un pauvre critique.

— Votre Majesté a parfaitement raison, dit Corneille sans sourciller, je vais marquer le passage et le corriger.

— Je pensais bien que le vers était faux. Si je n’écris pas moi-même, vous voyez que j’ai tout au moins l’oreille juste. Un vers faux me déchire le tympan. C’est la même chose pour la musique. Quoique je m’y connaisse peu, je suis capable de distinguer une note discordante là où Lulli lui-même ne l’aperçoit pas. Je lui ai souvent montré des erreurs de cette sorte dans ses opéras, et je l’ai toujours convaincu que j’avais raison.

— Je le crois facilement, Sire, dit Corneille qui avait repris son livre, et se disposait à continuer sa lecture quand un coup rapide fut frappé à la porte.

— Son Altesse le ministre, M. de Louvois, annonça Mlle  Nanon.

— Qu’il entre, dit Louis. Monsieur Corneille, nous vous sommes obligé pour ce que vous avez lu, mais une affaire d’État nous force à interrompre votre comédie. Quelque jour peut-être nous aurons le plaisir d’entendre le reste.

Il eut ce sourire gracieux qui faisait que tous ceux qui se trouvaient habituellement en contact avec lui oubliaient ses défauts pour ne se souvenir de lui que comme de la personnification de la dignité et de la courtoisie.

Le poète, son livre sous le bras, s’esquiva pendant que le célèbre ministre, grand, imposant, avec son grand nez aquilin, et sa lourde perruque, entrait en saluant. Ses manières étaient d’une politesse exagérée, mais sa physionomie hautaine ne marquait que trop clairement son mépris pour l’humble pièce et la dame qui l’habitait. Et elle avait bien conscience du sentiment qu’il entretenait à son égard, mais elle savait admirablement se dominer, et elle n’eut ni un regard ni une parole en réponse à l’expression hostile du ministre.

— Mon modeste appartement est vraiment très honoré aujourd’hui, dit-elle en se levant la main tendue. Monsieur de Louvois voudra-t-il condescendre à prendre ce tabouret, car je n’ai pas de siège plus convenable à lui offrir dans cette petite chambre de poupée ? Mais je suis peut-être importune, si vous avez à vous entretenir d’affaires d’État avec le roi ? Je puis me retirer dans mon boudoir.

— Non, non, pas du tout, madame, s’écria le roi. Je désire que vous restiez ici. Qu’y a-t-il, Louvois ?

— Un messager vient d’arriver d’Angleterre avec des dépêches, Sire, répondit le ministre, mal à l’aise dans sa corpulence sur le tabouret à trois pieds. On est mal disposé là-bas contre nous, et on parle d’un soulèvement, La lettre de lord Sunderland demande si, dans le cas où les Hollandais se mettraient du côté des mécontents, le roi pourrait compter sur l’aide de la France. Naturellement, connaissant les intentions de Votre Majesté, j’ai répondu oui sans hésiter.

— Vous avez répondu quoi ?

— J’ai répondu, Sire, qu’il pouvait compter sur nous.

Le visage du roi s’empourpra de colère, et il saisit les pincettes avec un mouvement comme s’il eût voulu en frapper son ministre. Mme  de Maintenon s’élança de sa chaise et posa doucement sa main sur son bras. Il rejeta les pincettes, mais ses yeux étaient encore brillants de colère lorsqu’il les fixa sur Louvois.

— Comment avez-vous osé ? cria-t-il.

— Mais, Sire !

— Je vous demande comment vous avez osé… Quoi ! vous vous permettez d’envoyer une pareille réponse sans me consulter ! Combien de fois faut-il vous répéter que l’État, c’est moi… moi seul, que tout doit venir de moi et que je suis responsable devant Dieu seul. Qu’êtes-vous ici ? Un instrument, mon instrument ! Et vous vous permettez d’agir sans mon autorité.

— Je croyais connaître vos intentions, Sire, bégaya Louvois, dont les manières hautaines étaient complètement tombées, et dont la figure était aussi blanche que la dentelle de son jabot.

— Vous n’êtes pas ici pour présumer de mes intentions. Vous êtes ici pour les consulter et y obéir. Pourquoi ai-je tenu ma vieille noblesse à l’écart, et confié les affaires de mon royaume à des hommes dont les noms sont inconnus dans l’histoire de la France, à des hommes comme Colbert et vous ? On me l’a reproché. Le duc de Saint-Simon disait la dernière fois qu’il vint à la cour que c’était un gouvernement de bourgeois. C’est vrai, mais je l’ai voulu ainsi parce que je savais bien que les nobles veulent penser par eux-mêmes, et je n’ai pas besoin d’autres pensées que les miennes dans le gouvernement de la France. Mais s’il faut que mes bourgeois reçoivent des messages et qu’ils y répondent, alors je suis vraiment à plaindre. Je vous observe depuis quelque temps, Louvois, vous avez pris une trop haute opinion de votre importance. Vous voulez trop faire par vous-même. Veillez-y et que je n’aie plus à vous faire d’observations à ce sujet.

Le ministre humilié subissait ces rebuffades sans faire un mouvement, la tête basse, le menton enfoncé dans sa poitrine. Le roi continua encore quelques instants, les sourcils froncés ; mais le nuage disparut peu à peu de son front, car ses accès de colère étaient habituellement aussi courts qu’ils étaient violents et soudains.

— Vous ne laisserez pas partir ce courrier, dit-il enfin d’une voix calme.

— Non, Sire.

— Et nous verrons en réunion du Conseil quelle réponse nous devrons faire à lord Sunderland. Il serait peut-être préférable de ne pas trop s’avancer dans cette affaire. Ces Anglais ont toujours été une épine dans nos flancs. Si nous pouvions les laisser au milieu de leurs brouillards avec des difficultés intérieures qui les tiendraient occupés quelques années, nous aurions les coudées plus franches pour écraser à notre aise ce prince hollandais. Leur dernière guerre civile a duré dix ans, la prochaine peut durer autant. Il ne nous faut pas ce temps pour porter notre frontière au delà du Rhin. Hein, Louvois ?

— Vos armées sont prêtes, Sire, et le jour où vous donnerez le signal…

— Mais la guerre est une affaire qui coûte cher. Je ne veux pas être obligé de vendre la vaisselle comme nous l’avons fait l’autre jour. Quel est l’état des finances publiques ?

— Nous ne sommes pas très riches, Sire. Mais il y aurait un moyen de se procurer promptement de l’argent. On parlait ce matin des huguenots et on se demandait s’ils resteraient ou non dans ce royaume catholique. Or, si on les chassait et si l’État confisquait leurs biens à son profit, Votre Majesté deviendrait immédiatement le monarque le plus riche de la chrétienté.

— Mais vous étiez opposé à cette mesure ce matin.

— Je n’avais pas eu le temps d’y réfléchir, Sire.

— Dites que le Père La Chaise et Bossuet n’avaient pas eu le temps de vous gagner à leurs idées, dit Louis sèchement. Ah ! Louvois, je n’ai pas vécu tout ce temps avec une cour autour de moi, sans apprendre comment les choses se passent. C’est un mot à celui-ci, puis à celui-là, de celui-là à un troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il arrive au roi. Quand mes bons pères de l’Église se sont mis en tête d’obtenir quelque chose, je retrouve leurs traces à chaque pas, comme on suit les traces d’une taupe aux petites masses de terre qu’elle rejette au dehors. Mais je ne me laisserai pas forcer contre ma propre raison à faire du tort à ceux qui, quelle que soit leur erreur, sont cependant des sujets que Dieu m’a donnés.

— Je ne voudrais pas que vous leur en fissiez, Sire, répondit Louvois, confus.

L’accusation du roi était si justifiée qu’il avait été incapable de protester sur le moment.

— Je ne connais qu’une seule personne, continua Louis en levant les yeux sur Mme  de Maintenon, qui n’ait pas d’ambition, qui ne désire ni richesses ni honneurs, et qui, par conséquent, ne puisse être gagnée par des promesses à sacrifier mes intérêts. C’est pourquoi j’estime si haut l’opinion de cette personne.

Il sourit à la dame en disant ces mots, tandis que le ministre lui jetait un regard dans lequel se lisait la jalousie qui lui rongeait le cœur.

— C’était mon devoir de vous indiquer ce moyen, Sire, non comme un conseil, mais comme une possibilité, dit-il en se levant. Je crains d’avoir déjà trop abusé du temps de Votre Majesté, et je vous demande la permission de me retirer.

Et avec un léger salut à la dame et une profonde révérence au monarque, il sortit.

— Louvois devient insupportable, dit le roi. Je ne sais pas jusqu’où ira son insolence. S’il n’était un excellent serviteur, je me serais déjà débarrassé de lui. Il a ses opinions sur tout. L’autre jour encore ne soutenait-il pas que je me trompais lorsque je disais qu’une des fenêtres de Trianon était plus petite que les autres ? J’ai fait venir Le Nôtre avec ses mesures et naturellement la fenêtre s’est bien trouvée, comme je le disais, plus petite. Mais je vois à votre pendule qu’il est quatre heures. Il faut que je parte.

— Ma pendule retarde d’une demi-heure, Sire.

— Une demi-heure !

Le roi parut un instant consterné, puis il se mit à rire.

— Dans ce cas, dit-il, autant vaut que je reste, car il est trop tard pour ce que je voulais faire, et je pourrai dire avec la conscience nette que c’était la faute de la pendule plutôt que la mienne.

— J’espère que ce n’était rien d’important, Sire, dit la dame, avec un regard de triomphe secret dans les yeux.

— Pas le moins du monde.

— Aucune affaire d’État ?

— Non, non ; c’était seulement l’heure à laquelle je m’étais proposé de réprimander la conduite d’une personne présomptueuse. Mais il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi. Mon absence parlera pour moi, et de telle façon que j’espère bien ne jamais revoir cette personne à ma cour. Mais qu’est ceci ?

La porte s’était ouverte brusquement et Mme  de Montespan, son beau visage crispé par la colère, se tenait devant eux.

CHAPITRE X

UNE ÉCLIPSE À VERSAILLES

Mme de Maintenon possédait un très grand empire sur elle-même et un esprit plein de ressources. En un instant elle fut debout et eut l’air enchanté de quelqu’un qui voit enfin arriver la personne longtemps attendue. Elle s’avança la main ouverte et un sourire sur les lèvres.

— Comme c’est aimable à vous, dit-elle.

Mais Mme  de Montespan resta sans un geste, faisant les plus grands efforts pour ne pas laisser éclater la colère que l’on sentait bouillonner en elle. Son visage était tout pâle, ses lèvres serrées, et ses yeux bleus avaient la lueur fixe, les éclairs froids d’une femme en furie. Pendant un instant ces deux femmes, les plus belles de France, demeurèrent face à face l’une fronçant les sourcils, l’autre souriant. Puis Mme  de Montespan, sans prendre garde à la main tendue de sa rivale, se tourna vers le roi qui fixait sur elle un regard sévère.

— Je crains d’être importune, Sire.

— Votre entrée, madame, est certainement quelque peu brusque.

— Je vous demande humblement pardon, Sire, mais j’ai toujours eu l’habitude d’entrer sans être annoncée chez la gouvernante de mes enfants.

— En ce qui me concerne, je n’ai jamais songé à m’en plaindre, dit sa rivale avec un calme parfait.

— J’avoue que je n’avais même pas pensé qu’il fût nécessaire de demander votre permission, madame, répondit l’autre froidement.

— Alors vous le ferez à l’avenir, dit le roi d’une voix sévère. C’est mon ordre formel que vous montriez, en toutes circonstances, tout le respect possible à cette dame.

— Oh ! à cette dame ! dit-elle avec un geste méprisant de la main. Les ordres de Votre Majesté sont naturellement nos lois. Mais il ne faut pas que j’oublie qui est cette dame, car on ne sait pas toujours quel nom Votre Majesté a daigné honorer et on risque de confondre. Aujourd’hui c’est Maintenon ; hier c’était Fontanges ; demain… Ah ! qui peut dire qui ce sera demain ?

Elle était magnifique, là debout dans son orgueil et son audace, la poitrine soulevée, ses yeux bleus dardant des étincelles sur son royal amant.

Celui-ci la regardait avec sévérité, mais non sans embarras, voire sans quelque émotion.

— Il n’y a rien à gagner, madame, par l’insolence, dit-il.

— Ce n’est pas mon habitude, Sire.

— Je trouve vos paroles insolentes.

— La vérité est souvent prise pour de l’insolence à la cour de France, Sire.

— En voilà assez. Vous vous oubliez, madame. Je vous prie de sortir de cette chambre.

— Je dois, auparavant, rappeler à Votre Majesté qu’elle m’a fait l’honneur de me fixer un rendez-vous cette après-midi. J’avais votre promesse royale que vous seriez chez moi à quatre heures. Je ne doute pas que Votre Majesté ne la tienne malgré les fascinations qu’elle peut trouver ici.

— J’y serais allé, madame, mais cette pendule, comme vous pouvez le voir vous-même, retarde d’une demi-heure, et le temps a passé avant que je m’en fusse aperçu.

— Je supplie Votre Majesté de ne pas se tourmenter de cela.

— Je vous remercie, madame, mais cette entrevue n’a pas été si agréable qu’elle m’en fasse désirer une autre.

— Alors Votre Majesté ne viendra pas ?

— Je préfère ne pas y aller.

— Vous manqueriez à votre parole ?

— Silence, madame, ceci est intolérable.

— C’est intolérable, en effet, s’écria la dame furieuse, abandonnant toute retenue. Oh ! je n’ai pas peur de vous, Sire ! Je vous ai aimé, mais je ne vous ai jamais craint. Je vous laisse ici. Je vous laisse donc avec votre conscience et votre… dame confesseur. Mais vous entendrez encore une parole de vérité avant que je sorte. Vous avez été parjure à votre femme, vous avez été parjure à votre maîtresse, et maintenant je vois que vous pouvez être parjure à votre parole.

Et avec une révérence dans laquelle elle exprimait son indignation et son mépris, elle sortit de la chambre, la tête haute.

Le roi bondit de son fauteuil comme s’il eût été piqué soudain. Avec la douce Marie-Thérèse, sa femme, avec La Vallière plus douce encore, ses royales oreilles n’avaient jamais entendu un pareil langage. Il se sentait écrasé, humilié, étourdi par une sensation inaccoutumée. Quelle était donc cette odeur qui se mêlait pour la première fois à l’encens au milieu duquel il vivait ? Et soudain toute son âme se souleva de colère contre la femme qui avait osé élever la voix contre lui. Il poussa un cri de rage et se précipita vers la porte.

— Sire ! s’écria Mme  de Maintenon, qui avait suivi attentivement sur sa figure expressive toutes les phases des émotions par lesquelles il avait passé. — Elle fit rapidement un pas en avant et posa sa main sur le bras du roi.

— Je veux la retrouver.

— Et pourquoi, Sire ?

— Pour lui interdire de se représenter à la cour.

— Mais, Sire, ne pourriez-vous pas lui écrire ?

— Non, non ! Je veux la voir.

Il ouvrit la porte.

— Oh ! soyez ferme, alors !

Ce fut avec un visage anxieux qu’elle le vit partir et s’engager dans le corridor d’un pas rapide et avec des gestes de colère. Puis elle rentra dans sa chambre, et se laissant tomber à genoux sur son prie-Dieu, elle enfonça sa tête dans ses mains et pria pour le roi, pour elle-même et pour la France.

Catinat, le mousquetaire, s’était employé à montrer à son nouvel ami toutes les merveilles du grand palais, et celui-ci avait examiné tout, critiquant ou admirant avec une indépendance de jugement et une rectitude de goût naturelle à un homme dont la vie s’est écoulée libre, au milieu des œuvres les plus nobles de la nature. Le château, surtout, avec son étendue, sa hauteur, la beauté de ses pierres taillées et de ses marbres, l’avait rempli d’étonnement.

— Il faut que j’amène Ephraïm Savage ici, répétait-il. Autrement il ne voudrait jamais croire qu’il puisse exister dans le monde une maison pesant plus que tout Boston et New-York ensemble.

Catinat avait décidé que son ami resterait avec le major Brissac, car son tour de service était revenu. Il était à peine à son poste dans la galerie royale, quand il fut étonné d’apercevoir le roi qui s’avançait rapidement sans escorte. Ses traits délicats étaient convulsés par la colère, et ses lèvres serrées indiquaient un homme qui vient de prendre une grave résolution.

— Officier de garde, dit-il d’un ton bref.

— Sire !

— Quoi ! C’est encore vous, capitaine de Catinat. Vous n’avez pas été de service depuis ce matin ?

— Non, Sire. C’est ma seconde garde.

— Très bien. J’ai besoin de vous.

— Je suis à vos ordres, Sire.

— Vous allez vous rendre vous-même chez M. de Vivonne. Vous connaissez ses appartements ?

— Oui, Sire.

— S’il n’est pas là, vous irez à sa recherche. Où qu’il soit, vous le trouverez d’ici une heure.

— Oui, Sire.

Catinat salua de l’épée et partit aussitôt pour accomplir sa mission.

Le roi ouvrit une porte sur une magnifique antichambre, qui était un flamboiement de glaces et d’or. Il se trouva devant un petit nègre en livrée de velours garni de paillettes d’argent, et qui se tenait aussi immobile que la sombre statuette placée contre la porte faisant face à celle par laquelle le roi était entré.

— Votre maîtresse est-elle là ?

— Elle vient justement de rentrer, Sire.

— Je désire la voir.

— Pardonnez-moi, Sire, mais…

— Tout le monde a donc juré de me contrarier aujourd’hui, cria le roi, et prenant le petit page par son collet de velours, il le lança à l’autre bout de la chambre. Puis, sans frapper, il ouvrit la porte et entra dans le boudoir de la dame.

C’était une grande pièce haute, bien différente de celle d’où il sortait. Trois énormes fenêtres allant du parquet au plafond prenaient un des côtés, et à travers les rideaux de fine soie rose, le soleil du soir jetait une lumière douce et atténuée. De grands candélabres d’or brillaient entre les miroirs sur le mur, et Le Brun avait prodigué toute la richesse de sa palette sur le plafond, où Louis lui-même, dans le rôle de Jupiter, lançait ses foudres sur un amoncellement convulsé de Titans hollandais et palatins. Le rose était la teinte dominante dans la tapisserie et dans le mobilier, de sorte que la chambre entière avait les reflets adoucis de l’intérieur d’une coquille, et lorsqu’elle était éclairée comme en ce moment, un héros de féerie n’eût pu en rêver une pareille pour sa princesse. À l’autre bout de la pièce, sur un sopha, la figure enfoncée dans des coussins, avec sa belle chevelure blonde en désordre ruisselant sur ses bras blancs et sur son cou d’ivoire aux lignes impeccables, était étendue la femme à laquelle le roi venait signifier son intention définitive de rompre avec elle.

Elle s’était soulevée un peu, et, en apercevant le roi, elle se mit sur pied et courut vers lui, les mains tendues, ses yeux bleus voilés par les larmes, avec sur son beau visage une expression d’humilité capable d’attendrir le cœur le plus dur.

— Ah ! Sire, s’écria-t-elle, avec un charmant transport de joie à travers ses larmes, je vous ai méconnu, je vous ai cruellement méconnu. Vous avez tenu votre promesse ! Vous vouliez seulement mettre mon amour à l’épreuve ! Oh ! comment ai-je pu vous dire de telles paroles, comment ai-je pu causer de la peine à ce noble cœur ? Mais vous venez me dire que vous me pardonnez, n’est-ce pas, Sire ?

Elle avança ses bras de l’air confiant d’un enfant qui réclame les embrassements de sa mère comme son dû, mais le roi se recula vivement, et la repoussa d’un geste plein de colère.

— Tout est fini entre nous, dit-il durement. Votre frère vous attendra à la grille à six heures, et vous y recevrez mes ordres.

Elle chancela comme s’il l’eût frappée.

— Vous quitter ! s’écria-t-elle.

— Il faut que vous quittiez la cour.

— La cour ! Ah ! de grand cœur, à l’instant même. Mais vous ! Ah ! Sire, ce que vous demandez est impossible !

— Je ne demande pas, j’ordonne. Puisque vous avez appris à abuser de votre situation, votre présence à la cour est devenue intolérable. Les rois d’Europe réunis n’ont jamais osé me parler comme vous m’avez parlé aujourd’hui. Vous m’avez insulté dans mon propre palais, moi, Louis, le roi. Ces choses-là ne se font pas deux fois.

— Oh ! j’ai été méchante, dit-elle en sanglotant ; je le sais, je le sais.

— Je suis heureux, madame, que vous daigniez le reconnaître.

— Comment ai-je pu vous parler ainsi ? Comment ? Moi qui n’ai reçu de vous que des bontés ! Moi vous insulter, vous qui êtes l’auteur de tout mon bonheur. Oh ! Sire, pardonnez-moi, pardonnez-moi pour l’amour de Dieu, pardonnez-moi.

Louis avait le cœur naturellement bon. Il était touché et son orgueil était flatté de l’abaissement de cette femme si belle et si hautaine. Ses autres favorites avaient tout accepté de lui sans récrimination, mais celle-ci avait été si fière, si inflexible, jusqu’au jour où elle avait senti la main du maître. Il secoua la tête, et bien que son regard se fût adouci en se fixant sur son ancienne maîtresse, ce fut d’une voix très ferme qu’il répondu :

— C’est inutile, madame, je pense à cela depuis longtemps, et votre conduite d’aujourd’hui n’a fait que hâter une décision déjà prise. Il faut que vous quittiez le palais.

— Je quitterai le palais. Dites-moi seulement que vous me pardonnez. Oh ! Sire, je ne peux pas supporter votre colère ; elle m’accable ; je ne suis pas assez forte. Ce n’est pas le bannissement, c’est la mort à quoi vous me condamnez.

Pensez à nos longues heures d’amour, Sire, et dites que vous me pardonnez. J’ai tout abandonné pour vous, Sire, mari, honneur, tout. Oh ! n’oublierez-vous pas votre colère, comme j’ai oublié la sienne ? Mon Dieu ! il pleure ! Je suis sauvée. Je suis sauvée.

— Non, madame, cria le roi, en passant sa main sur ses yeux. Vous voyez la faiblesse de l’homme, mais vous verrez aussi la fermeté du roi. Quant à vos insultes, je vous les pardonne volontiers, si cela peut vous faire plus heureuse dans votre retraite. Mais j’ai un devoir à remplir envers mon peuple, et ce devoir c’est de lui donner le bon exemple. Or, nous avons trop peu pensé à de telles choses, et le temps est venu où il est nécessaire que nous passions en revue notre vie passée et que nous nous préparions à la vie à venir.

— Oh ! Sire, vous me peinez. Vous êtes à peine à la fleur de l’âge et vous parlez comme si la vieillesse était déjà sur vous. Dans une vingtaine d’années ceux qui prétendent que l’âge a produit un changement dans votre vie auront peut-être raison, mais…

Le roi eut un tressaillement.

— Qui prétend cela ? cria-t-il avec colère.

— Oh ! Sire, je vous demande pardon. Cela m’a échappé. Oubliez ce que j’ai dit. Personne ne parle de cela, personne.

— Vous me cachez quelque chose. Qui a dit cela ?

— Oh ! ne me le demandez pas, Sire.

— Vous venez de dire que l’on prétend que ce sont les années et non la religion qui m’ont fait changer de vie. Qui dit cela ?

— Oh ! Sire, ce sont de sots bruits qui courent et qui ne valent pas que vous y portiez attention. Ce sont des propos en l’air tenus par les courtisans qui n’ont rien autre chose à dire pour gagner un sourire de leurs dames.

Louis devint cramoisi.

— Ai-je donc tellement vieilli ? Vous me connaissez depuis vingt ans, avez-vous donc remarqué en moi un si grand changement ?

— Pour moi, Sire, vous êtes toujours l’homme aimable et brillant qui sut gagner le cœur de Mlle  Tonnay-Charente.

Le roi sourit en regardant la splendide femme qu’il avait devant lui.

— En toute vérité, dit-il, je dois confesser qu’il n’y a pas eu non plus un grand changement en Mlle  Tonnay-Charente. Mais malgré tout, il est préférable que nous nous séparions, Françoise.

— Si cela peut contribuer à votre bonheur, Sire, je m’y résoudrai, quand cela devrait être ma mort.

— Allons, vous voilà devenue raisonnable.

— Quant à vous, Sire, soyez heureux, soyez heureux, et ne pensez plus à ce que je vous ai dit de ces sots bavardages de la cour. Votre vie est dans l’avenir, la mienne est dans le passé. Adieu, Sire, adieu !

Elle jeta ses bras devant elle, ses yeux se remplirent de larmes, elle chancela et elle allait tomber si Louis ne s’était précipité et ne l’avait reçue dans ses bras. Sa belle tête retomba sur l’épaule du roi, qui sentit sur sa joue son souffle chaud, et dans ses narines l’odeur subtile de ses cheveux.

Puis soudain, ses paupières battirent rapidement, ses grands yeux bleus se fixèrent langoureusement sur lui, suppliants, passionnés, avec une expression à la fois de prière et de défi. Fit-il un mouvement, ou si ce fut elle ? Qui pourrait le dire ? Mais leurs lèvres se rencontrèrent dans un long baiser, puis dans un autre, et les projets et les résolutions de Louis s’envolèrent comme les feuilles d’automne dans un vent d’ouest.

— Alors je ne partirai pas ? Vous n’auriez pas le cœur de me renvoyer, n’est-ce pas ?

— Non, non. Mais vous ne devriez pas m’irriter, Françoise.

— J’aimerais mieux mourir que de vous causer une minute de peine. Oh ! Sire, je vous ai si peu vu en ces derniers temps ! Et je vous aime tant ! Cela m’a rendu folle. Et puis cette terrible femme…

— Qui donc ?

— Oh ! je ne veux pas dire de mal d’elle. Pour vous, je veux être polie, même envers elle, envers la veuve du vieux Scarron.

— Oui, oui, soyez polie. Je ne veux pas de scènes ici.

— Mais vous resterez avec moi, Sire ! Elle lui entoura le cou de ses bras souples. Puis elle l’éloigna d’elle un instant pour se repaître la vue de son visage et l’attira de nouveau. Vous ne me quitterez plus, mon cher roi ! Il y a si longtemps que vous n’étiez venu ici.

La douce figure, la teinte rose de la pièce, le calme de la soirée, tout semblait concourir à créer une atmosphère de sensualité. Louis se laissa tomber sur le sopha à côté d’elle.

— Je resterai, dit-il.

CHAPITRE XI

LE SOLEIL REPARAÎT

Pendant près d’une semaine le roi resta fidèle à son nouveau caprice. Aucun changement ne fut apporté à la routine de sa vie, si ce n’est qu’il passa plus souvent ses après-midi dans les appartements de Mme de Montespan que dans la modeste chambre de Mme de Maintenon. Et pour marquer ce retour soudain à sa vie d’autrefois, ses vêtements perdirent un peu de leurs couleurs sombres : le noir et le gris firent peu à peu place aux teintes plus tendres et plus gaies, le lilas et le rose reparurent. Une petite dentelle d’or se montra sur ses chapeaux, et dans la garniture de ses poches, tandis que son prie Dieu resta trois jours de suite inoccupé dans la chapelle royale. Il marchait d’un pas plus vif et il faisait tourner sa canne d’un mouvement plus rapide, comme pour jeter un défi à ceux qui avaient vu dans son changement de vie les premiers symptômes de la vieillesse. Mme de Montespan connaissait bien son homme lorsqu’elle avait lancé astucieusement cette insinuation.

Et la cour suivit l’exemple du roi, elle redevint plus gaie. Les salons commencèrent à reprendre leur ancienne splendeur. On revit dans les galeries du palais les gais habits et les fines broderies qui avaient été relégués au fond des garde-robes et des tiroirs. Dans la chapelle, Bourdaloue prêchait devant les bancs vides, mais un ballet donné dans le parc fut accueilli avec enthousiasme et la cour tout entière y assista. L’antichambre de la Montespan fut encombrée chaque matin d’une foule d’hommes et de femmes en quête de quelque faveur, tandis que l’appartement de sa rivale fut absolument déserté.

Mais le parti de l’Église, les champions de la bigoterie, et aussi de la vertu, ne s’alarmèrent pas outre mesure de cette rechute. Les yeux des prêtres et des prélats suivirent Louis dans son escapade comme des chasseurs pourraient suivre dans la prairie les gambades d’un jeune cerf qui se croit libre quand chaque sentier et chaque haie sont barrés par un grillage et qu’il est aussi sûrement entre leurs mains que s’il était étendu devant eux, les membres liés. Ils savaient qu’à bref délai une infirmité, un chagrin, un mot entendu par hasard, le ramèneraient au sentiment de sa mortalité, et l’envelopperaient à nouveau de ces terreurs superstitieuses qui, dans son esprit, prenaient la place de la religion. Ils attendirent donc, et préparèrent en silence leurs plans pour le meilleur accueil à faire au fils prodigue.

C’est donc dans ce but que son confesseur, le père La Chaise, et l’évêque de Meaux, Bossuet, se rendirent un matin chez Mme  de Maintenon. Une sphère devant elle, elle essayait d’enseigner la géographie au boiteux duc du Maine et à l’espiègle comte de Toulouse, qui tenaient de leur père leur aversion pour l’étude, et de leur mère leur haine pour la discipline et la contrainte. Cependant son tact merveilleux et sa patience inlassable lui avaient gagné la confiance de ces deux princes pervers, et c’était un des griefs les plus amers de Mme  de Montespan que non seulement son royal amant, mais ses propres enfants eux-mêmes délaissaient l’éclat et la richesse de son salon pour passer leur temps dans le modeste appartement de sa rivale.

Mme  de Maintenon interrompit la leçon, à la grande joie de ses élèves, et reçut les ecclésiastiques avec le mélange d’affection et de respect dû à ceux qui étaient, non seulement des amis personnels, mais encore les grandes lumières de l’Église gallicane.

— Je vois, ma chère fille, que vous avez eu des chagrins, dit Bossuet en la regardant d’un œil bienveillant et cependant scrutateur.

— Oui, Votre Grandeur. J’ai passé toute la nuit dernière à prier Dieu d’éloigner de nous cette épreuve.

— Et pourtant, vous n’avez aucune raison de craindre, madame, aucune je vous assure. D’autres peuvent croire que vous avez perdu votre influence, mais nous qui connaissons le cœur du roi, nous pensons autrement. Quelques jours peuvent passer, quelques semaines tout au plus, et ce sera sur vous de nouveau que se porteront tous les yeux de la France.

Les sourcils de Mme  de Maintenon se contractèrent et elle regarda le prélat comme si ses paroles lui avaient déplu.

— Je crois pouvoir assurer, dit-elle, que l’orgueil ne m’a pas égarée ; mais si je sais lire dans mon âme, il n’y a rien de personnel dans le chagrin qui me meurtrit le cœur. Que m’importe le pouvoir ? Tout ce que je demande c’est une petite chambre, quelques loisirs pour mes dévotions, et la certitude d’être à l’abri du besoin.

— Malgré tout cela, ma fille, vous êtes ambitieuse.

C’était le jésuite qui avait parlé. Sa voix était nette et froide et ses yeux perçants semblaient lire au fond de son âme.

— Vous avez peut-être raison, mon père. Dieu me garde d’entretenir une trop haute estime de moi-même. Et pourtant je ne crois pas être ambitieuse. Le roi dans sa bonté m’a offert des titres, je les ai refusés ; de l’argent, je ne l’ai pas accepté. Il a daigné me demander mon avis sur les affaires de l’État, je me suis abstenue de le lui donner. Où donc est mon ambition ?

— Dans votre cœur, ma fille. Une simple question : n’aimeriez-vous pas à entraîner le roi dans le sentier du bien ?

— Je donnerais ma vie pour cela.

— La voilà, votre ambition. Votre plus grand désir serait de voir l’Église régner pure et sereine sur le royaume, de voir les pauvres secourus, les méchants détournés de leurs voies, et le roi donner l’exemple de tout ce qui est beau et bon.

Les joues de Mme  de Maintenon se colorèrent et ses yeux brillèrent en regardant la face jaunie du jésuite, et en se figurant le tableau que ses paroles avaient évoqué.

— Oh ! ce serait une grande joie, en vérité, dit-elle.

— Ma fille, dit Bossuet solennellement, sa large main blanche étendue et son anneau pastoral scintillant sous la lumière du soleil, le moment est venu de parler ouvertement. L’intérêt de l’Église le commande. Personne ne doit entendre ce qui se dira entre nous aujourd’hui. Regardez-nous, si vous le voulez bien, comme deux confesseurs pour lesquels votre secret est inviolable. Je dis un secret, et cependant ce n’en est pas un pour nous, car c’est notre mission de lire dans le cœur humain. Vous aimez le roi.

— Monseigneur !

Elle tressaillit, et un chaud afflux de sang enveloppa son front et ses joues pâles.

— Vous aimez le roi ?

— Monseigneur ! mon père ! dit-elle d’une voix implorante, et en détournant son visage.

— Aimer n’est pas une honte, ma fille. La honte est de céder à l’amour. Je le répète, vous aimez le roi.

— Du moins je ne le lui ai jamais dit.

— Et ne le lui direz-vous jamais ?

— Que le Ciel flétrisse ma langue auparavant !

— Mais réfléchissez, ma fille. Un tel amour dans une âme comme la vôtre est un présent que Dieu vous a fait en vue de quelque sage dessein. Si le roi rencontrait seulement quelque tendresse chez vous, s’il découvrait quelque signe lui montrant que son affection a trouvé un écho dans votre cœur, il se pourrait que votre ambition se réalisât et que Louis, influencé et affermi par votre noble nature, vécût dans l’esprit aussi bien que dans les pratiques de la sainte Église. Tout cela pourrait jaillir de cet amour que vous tenez caché comme s’il portait les stigmates de la honte.

Mme  de Maintenon se leva à demi, regardant tour à tour le prélat et le prêtre avec des yeux exprimant une secrète horreur.

— Je me demande si je vous ai bien compris, dit-elle. Il n’est pas possible que vous me conseilliez de…

Le Jésuite s’était levé, et il la dominait de sa haute taille.

— Ma fille, nous ne conseillons rien qui soit indigne de notre ministère. Nous parlons dans l’intérêt de la sainte Église, et cet intérêt demande que vous épousiez le roi.

— Épouser le roi, bégaya Mme  de Maintenon qui vit la chambre tourner autour d’elle. Épouser le roi !

— C’est notre meilleur espoir. Nous voyons en vous une seconde Jeanne d’Arc qui sauvera à la fois la France et le roi.

Mme  de Maintenon resta quelques instants sans prononcer une parole. Ses traits étaient redevenus calmes et elle tenait ses yeux fixés sur le dessin de la tapisserie pendant que son esprit était tout entier à la possibilité qui venait de lui être suggérée.

— Mais c’est impossible, cela ne se peut pas, dit-elle enfin.

— Et pourquoi ?

— Quel roi de France a jamais épousé une de ses sujettes ? Toutes les princesses de l’Europe lui tendent leurs mains. La reine de France doit être de sang royal.

— Tout cela n’est pas un obstacle.

— Et puis il y a les raisons d’État. Si le roi se remarie, ce doit être pour former une alliance puissante pour gagner quelque province que sa femme lui apportera en dot. Qu’ai-je à apporter en dot moi-même ? Une pension de veuve et un nécessaire à ouvrage.

Elle eut un rire forcé tout en tournant vers ses deux interlocuteurs des regards qui semblaient quêter une contradiction.

— Votre dot, ma fille, ce sont des dons du corps et de l’esprit que vous avez reçus du Ciel. Le roi possède assez d’argent, le roi possède assez de provinces. Quant à l’État, comment pourrait-il être mieux servi que par l’assurance que le roi sera éloigné à l’avenir de spectacles comme ceux que l’on doit voir aujourd’hui même dans ce palais ?

— Oh ! si cela se pouvait ! Mais pensez, mon père, à ceux qui l’entourent, le Dauphin, Monsieur son frère, ses ministres. Vous savez combien cela leur déplairait et combien il leur serait facile de l’empêcher. Non, non c’est un rêve irréalisable, mon père.

Le visage des deux ecclésiastiques s’assombrit à cette objection comme si elle eût enfin touché le véritable obstacle.

— Ma fille, dit le Jésuite gravement, ceci est une affaire pour laquelle vous pouvez vous en remettre à l’Église. Il se peut que nous ayons aussi quelque influence sur l’esprit du roi, et que nous puissions l’amener dans le bon chemin, malgré les dispositions contraires de quelques membres de sa famille. Quant à vous, l’amour et le devoir vous montrent le seul vrai chemin et l’Église peut compter sur vous, n’est-ce pas ?

— Jusqu’à mon dernier souffle, mon père.

— Et vous pouvez compter sur l’Église. Elle vous servira si en retour vous voulez la servir.

— Ah ! si je le pouvais !

— Vous le pouvez. Tant qu’il y aura de l’hérésie dans le royaume, il n’y aura ni paix ni repos pour les fidèles. C’est la petite tache de moisissure qui, si on ne l’enlève, gâtera avec le temps le fruit tout entier.

— Que désirez-vous donc, mon père ?

— Les huguenots doivent quitter le pays. Il faut qu’ils soient chassés. Il est nécessaire que les boucs soient séparés des brebis. Le roi hésite, mais Louvois est de notre côté maintenant. Si vous êtes avec nous, alors tout ira bien.

— Mais, mon père, réfléchissez à leur nombre.

— Raison de plus pour s’en débarrasser.

— Pensez aussi à leurs souffrances s’ils sont chassés.

— Le remède est entre leurs mains.

— C’est vrai et pourtant je ne puis m’empêcher de les plaindre.

— Vous auriez de la pitié pour les ennemis de Dieu ?

— Non, non, s’ils sont vraiment ses ennemis.

— En doutez-vous ? Est-il possible que votre cœur ait conservé une seule étincelle d’affection pour l’hérésie de votre jeunesse ?

— Non, mon père, mais puis-je oublier que mon père et mon grand-père…

— Ils ont répondu pour leurs propres péchés. Mais se pourrait-il que l’Église se fût trompée sur votre compte ? Refusez-vous donc de lui accorder la première faveur qu’elle vous demande ? Vous voudriez bien accepter son aide, et cependant vous lui refusez la vôtre !

Mme  de Maintenon se leva de l’air de quelqu’un qui a pris une résolution.

— Vous êtes plus sages que moi ; j’ai remis entre vos mains les intérêts de l’Église, je ferai ce que vous me conseillerez.

— Vous le promettez ?

— Je le promets.

Les deux visiteurs levèrent leurs mains jointes.

— C’est un jour béni, s’écrièrent-ils, et les générations à venir apprendront à le connaître et à le juger ainsi.

Elle s’assit à moitié étourdie par la perspective qui s’ouvrait devant elle. Ambitieuse, elle l’avait toujours été, comme l’avait deviné le Jésuite, — ambitieuse du pouvoir qui lui permettrait de laisser le monde meilleur qu’elle ne l’avait trouvé. Et cette ambition, elle avait déjà pu la satisfaire dans une certaine mesure, car plus d’une fois elle avait imposé son autorité au roi et au pays. Mais épouser le roi, épouser celui pour lequel elle aurait volontiers fait le sacrifice de sa vie, que dans le fond de son cœur elle aimait d’un amour aussi pur et aussi noble que jamais femme eût éprouvé pour un homme, c’était vraiment au-dessus de tout ce qu’elle pouvait espérer. Elle se connaissait et elle connaissait aussi le roi. Une fois qu’elle serait sa femme, elle pourrait le maintenir dans le bien et l’éloigner des influences mauvaises. Elle en était sûre. Épouse du roi ! Son cœur de femme et son âme enthousiaste bondissaient à cette pensée.

Mais à cette joie succéda soudain une réaction de doute et de découragement. Tous ces beaux projets n’étaient-ils pas un rêve fait en pleine veille ? Et comment ces gens pouvaient-ils être sûrs qu’ils tenaient le roi dans le creux de leurs mains ? Le Jésuite lut les craintes qui voilaient l’éclat de ses yeux, et répondit à ses pensées avant qu’elle eût le temps de les formuler.

— L’Église tient sa parole, dit-il. Et vous, ma fille, vous devez être prête à tenir la vôtre quand l’heure viendra.

— J’ai promis, mon père.

— Alors il faut vous mettre à l’œuvre. Vous resterez dans votre appartement toute la soirée.

— Oui, mon père.

— Le roi hésite déjà. Il se détourne avec dégoût de ses péchés, et c’est maintenant que le premier souffle du repentir est encore chaud que nous pouvons le mieux le pétrir pour l’amener à nos fins. Je dois le voir, je sors de votre chambre pour me rendre dans la sienne. Et quand je lui aurai parlé il viendra ici, ou bien c’est en vain que j’ai étudié son cœur depuis vingt ans. Nous vous quittons maintenant, mais vous verrez les effets de nos soins et vous vous souviendrez de votre promesse.

Ils s’inclinèrent profondément, et sortirent tous les deux, la laissant seule à ses pensées.

Une heure se passa, puis une seconde, pendant qu’assise dans son fauteuil, sa tapisserie devant elle, mais les mains inoccupées, elle attendait. Son sort était fixé maintenant et elle était impuissante à y changer quoi que ce fût. Graduellement la lumière du jour avait fait place au crépuscule et celui-ci à la nuit, et elle restait toujours assise dans l’obscurité. Parfois un pas résonnait dans le corridor, elle jetait un regard vers la porte, et ses yeux gris s’allumaient d’une lueur qui s’éteignait désappointée. Soudain, un pas rapide, ferme et autoritaire, la fit se lever, les joues rouges et le cœur en émoi. La porte s’ouvrit, c’était le roi.

— Sire !… Un instant, Mlle  Nanon va allumer.

— Ne l’appelez pas, dit-il en entrant et refermant la porte derrière lui. Je préfère l’obscurité, Françoise, elle m’empêche de voir les reproches que doivent contenir vos yeux, quand même votre langue serait assez bonne pour ne pas les faire.

— Des reproches, Sire ! À Dieu ne plaise que je vous en adresse.

— La dernière fois que je vous ai quittée, Françoise, c’était avec de bonnes résolutions. J’ai essayé de les mettre à exécution, je n’ai pas pu, je n’ai pas pu. Je me rappelle que vous m’aviez averti. Sot que j’ai été de ne pas suivre votre conseil.

— Nous sommes tous faibles et mortels, Sire. Qui n’a pas failli ? Oh ! Sire, mon cœur souffre de vous voir ainsi.

Il restait debout près de la cheminée, le visage caché dans les mains, et à sa respiration elle comprit qu’il pleurait. Toute la pitié contenue dans sa nature de femme alla vers l’homme silencieux et repentant, dont la silhouette se distinguait vaguement dans la demi-obscurité de la pièce. Elle avança sa main avec un geste de sympathie et la posa un instant sur la manche de velours. Le roi saisit cette main et elle ne fit aucun effort pour la dégager.

— Je ne puis pas vivre sans vous, Françoise, s’écria-t-il. Je suis l’homme le plus seul au monde, je suis comme quelqu’un qui vivrait sur le sommet d’une haute montagne solitaire. Qui ai-je pour ami ? Sur qui puis-je compter ? Les uns recherchent l’intérêt de l’Église, les autres celui de leur famille, le plus grand nombre ne se préoccupent que de leur propre intérêt. Mais il n’en est pas un de désintéressé. Vous seule m’aimez vraiment, Françoise, vous êtes mon ange gardien. Le bon père dit vrai et plus je suis près de vous, plus je suis éloigné de tout ce qui est mal. Dites-moi, Françoise, m’aimez-vous ?

— Je vous aime depuis de longues années, Sire.

Elle dit cela d’une voix basse, mais claire — comme une femme qui a horreur de la coquetterie.

— Je l’avais espéré, Françoise, et pourtant j’éprouve une joie immense à vous l’entendre dire. Je sais que la richesse et les honneurs n’ont pas d’attraits pour vous, et que votre cœur penche plus vers un couvent que vers un palais. Cependant, je vous demande de rester dans le palais et d’y régner. Voulez-vous être ma femme, Françoise ?

Ainsi l’heure était donc venue. Elle resta un instant sans répondre, un seul instant avant de prendre la grande détermination ; mais ce court instant fut encore trop long pour la patience du roi.

— Voulez-vous, Françoise ? dit-il, avec un frémissement d’anxiété dans la voix.

— Puisse Dieu me faire digne d’un tel honneur, Sire, dit-elle. Et je jure ici que si le Ciel double le nombre de mes années, chaque heure de ma vie sera consacrée à faire de vous un homme plus heureux.

Elle était tombée à genoux, et le roi lui tenant toujours la main s’agenouilla à côté d’elle.

Et là, dans la chambre enveloppée d’ombre, la main dans la main, ils firent le double serment auquel tous deux ils devaient rester fidèles devant l’histoire.

CHAPITRE VII

LE ROI REÇOIT

Mlle Nanon, la confidente de Mme de Maintenon, sut-elle quelque chose de cette entrevue, ou bien le père La Chaise, avec cet esprit de ruse qui caractérise son ordre, jugea-t-il que le meilleur moyen d’empêcher que le roi ne changeât de résolution était de propager la nouvelle ? Il est bien difficile de le savoir ; quoi qu’il en soit, dès le lendemain toute la cour en était informée, et il ne fut question que de la disgrâce de l’ancienne favorite et du mariage projeté entre le roi et la gouvernante de ses enfants. Le bruit en courut d’abord à voix basse au petit lever ; il fut confirmé à la grande entrée, et c’était le sujet de toutes les conversations lorsque le roi sortit de la chapelle. Les soies voyantes et les panaches des chapeaux furent de nouveau réintégrés au fond des garde-robes et des tiroirs, et les habits sévères et les toilettes sombres reparurent. Scudéry et La Calprenède cédèrent la place au Missel et à Saint-Thomas d’Aquin, tandis que Bourdaloue après avoir prêché durant toute une semaine devant les bancs vides, vit sa chapelle bondée de seigneurs à l’air ennuyé et de dames dévotement plongées dans leurs livres d’heures. À midi il n’y avait pas une âme à la cour qui ne connût la nouvelle, à la seule exception de Mme  de Montespan qui, alarmée de l’absence de son amant, s’était orgueilleusement confinée dans ses appartements.

Louis, dans son égoïsme inné, s’était tellement habitué à regarder chaque événement par le seul côté qui fût capable de l’affecter personnellement, qu’il ne lui était jamais venu à l’idée que sa famille pût s’opposer à sa résolution. Ne lui avait-elle pas toujours marqué cette obéissance absolue qu’il exigeait d’elle comme son droit ? Aussi fut-il surpris quand son frère lui fit demander une audience particulière dans l’après-midi, et se présenta sans ce sourire complaisant, et cet air humble avec lesquels il avait coutume de paraître en sa présence.

Monsieur était une curieuse parodie de son frère aîné. Il était plus petit, mais il portait de très hauts talons qui le grandissaient. Il n’avait dans son aspect général, ni cette grâce qui distinguait le roi, ni cette main et ce pied élégants qui faisaient les délices des sculpteurs. Assez corpulent, il se dandinait en marchant, et portait une énorme perruque noire dont les boucles lui couvraient les épaules. Son teint était plus beau que celui du roi et son nez plus proéminent, quoiqu’il eût de commun avec son frère les grands yeux gris qu’ils avaient hérités l’un et l’autre d’Anne d’Autriche. Son habit était surchargé de flots de rubans qui bruissaient quand il marchait, et ses pieds disparaissaient sous les larges rosettes étalées sur ses souliers. Sa poitrine était couverte de croix, de plaques, de bijoux et d’insignes, dont une partie était cachée par le large ruban bleu de l’Ordre du Saint-Esprit posé en sautoir par-dessus son habit, et dont les deux bouts étaient réunis en un gros nœud retenant une épée à poignée enrichie de diamants.

— Eh bien, Monsieur, vous semblez moins gai qu’à l’ordinaire, aujourd’hui, dit le roi avec un sourire. Votre habit est radieux, mais votre front est sombre. J’espère que Madame et le duc de Chartres sont en bonne santé.

— Ils sont en très bonne santé, Sire, mais ils sont tristes comme moi, et pour la même raison.

— Vraiment ! Et pour quelle raison ?

— Ai-je jamais manqué à mes devoirs de frère cadet, Sire ?

— Jamais, Philippe, jamais, dit le roi en posant affectueusement sa main sur l’épaule de son frère.

— Alors pourquoi me manquer ainsi d’égards ?

— Philippe !

— Oui, Sire, je dis que c’est un manque d’égards. Nous sommes de sang royal et nos femmes sont aussi de sang royal. Vous avez épousé l’Infante d’Espagne, j’ai épousé la princesse de Bavière ; je l’ai fait par condescendance, mais je l’ai fait. Ma première femme était une princesse d’Angleterre. Comment pouvons-nous admettre dans une maison qui a formé de belles alliances, la veuve d’un méchant écrivailleur bossu, d’un auteur de pasquinades dont le nom est la risée de toute l’Europe ?

Le roi était resté stupéfait au premier moment, mais sa colère éclata tout d’un coup.

— Ma parole ! s’écria-t-il, ma parole ! je disais tout à l’heure que vous aviez été un excellent frère, mais je crains bien de m’être trop hâté de parler. Ainsi vous prenez sur vous-même de ne pas être satisfait de mon choix.

— Oui, Sire.

— Et de quel droit ?

— Du droit que j’ai de veiller à l’honneur de notre famille, lequel m’appartient autant qu’à vous.

— Eh quoi, cria le roi en fureur, n’avez-vous pas encore appris que je suis dans ce royaume la source de l’honneur et que quiconque il me plaît d’honorer, devient par ce fait même honorable ? Si je jugeais à propos de prendre une chiffonnière de la rue Poissonnière et de l’élever jusqu’à moi, les plus hauts personnages de France seraient heureux et fiers de s’incliner devant elle. Ne savez-vous pas cela ?

— Non, je ne le sais pas, s’écria son frère avec tout l’entêtement d’un homme faible et timide que l’on pousse à bout. C’est un manque d’égards envers moi-même et envers ma femme.

— Votre femme ! J’ai le plus grand respect pour Élisabeth de Bavière, mais en quoi est-elle supérieure à une dame dont le grand-père était le meilleur ami et le compagnon d’armes de Henri le Grand ?

— Quoi qu’il en soit, jamais ma femme ne la reconnaîtra, dit Monsieur ; et comme son frère faisait un pas vers lui, il pivota et sortit de la chambre aussi vite que le lui permettaient sa démarche lourde et ses hauts talons.

Mais le roi ne devait pas goûter de repos ce jour-là. Si hier les amis de Mme  de Montespan s’étaient ralliés autour d’elle, aujourd’hui ses ennemis n’étaient pas restés inactifs. Monsieur avait à peine disparu qu’un jeune homme se précipita dans la chambre ; la poussière qui couvrait son riche habit indiquait qu’il venait de faire une longue course. Il avait un teint pâle et des cheveux châtain clair, et ses traits offraient une ressemblance frappante avec ceux du roi, abstraction faite du nez qui avait été défiguré dans sa jeunesse. La figure du roi s’était éclairée à sa vue, mais elle s’assombrit de nouveau lorsque le jeune homme se jeta à ses pieds en s’écriant :

— Oh ! Sire, épargnez-nous cette peine, épargnez-nous cette humiliation. Je vous supplie de réfléchir avant de donner suite à un projet qui apportera le déshonneur sur vous-mêmes et sur nous.

Le roi se recula et se mit à arpenter la chambre de long en large.

— Ceci est intolérable, criait-il. Mon fils aussi ! Ce n’était pas assez de mon frère ! Vous vous êtes ligué avec lui, Monsieur vous a dicté votre rôle ?

Le Dauphin se releva et regarda bravement son père.

— Je n’ai pas vu mon oncle, dit-il. J’étais à Meudon quand j’ai appris cette nouvelle, cette terrible nouvelle. Je suis monté à cheval, Sire, et je suis venu ici d’une traite pour vous supplier de réfléchir encore avant de traîner si bas notre royale maison.

— Vous êtes insolent, Louis.

— Ce n’est pas mon intention de l’être, Sire, mais considérez que ma mère était reine, et qu’il serait étrange, vraiment que j’eusse pour belle-mère une…

Le roi fit de la main un geste d’autorité qui arrêta le mot sur ses lèvres.

— Silence, cria-t-il, ou vous pourriez prononcer des paroles qui creuseraient un gouffre entre nous. N’aurais-je donc pas le droit qu’a le plus humble de mes sujets, de suivre sa propre inclination dans ses affaires privées ?

— Ceci n’est pas votre affaire privée, Sire, tout ce que vous faites rejaillit sur votre famille. Les grandes actions de votre règne ont donné une gloire nouvelle au nom des Bourbons. Oh ! ne la ternissez pas maintenant, Sire. Je vous en conjure à genoux.

— Vous parlez comme un sot, s’écria son père d’une voix furieuse. Je me propose d’épouser une dame vertueuse et charmante appartenant à une des plus vieilles familles de la noblesse de France, et vous parlez comme si j’avais le projet de faire quelque chose d’avilissant et d’inouï. Que lui reprochez-vous, à cette dame ?

— D’être la fille d’un homme dont les vices étaient connus de tous, d’avoir un frère aussi mal famé que possible, d’avoir elle-même mené une vie d’aventurière, d’être la veuve d’un méchant écrivain contrefait, et d’occuper au palais une situation de domesticité.

Plusieurs fois déjà cette franchise avait fait trépigner le roi. À ces dernières paroles sa colère éclata.

— Vous osez appeler domestique la gouvernante de mes enfants ! Moi, je dis qu’il n’y a pas de charge plus haute dans le royaume. Retournez sur-le-champ à Meudon, monsieur, et ne vous risquez plus à ouvrir la bouche sur ce sujet. Partez, vous dis-je. Quand Dieu aura fixé le jour où vous serez souverain de ce pays, vous pourrez prétendre au droit d’agir selon votre bon plaisir, mais jusque-là je vous défends de vous mettre en travers des projets de celui qui est à la fois votre père et votre roi.

Le jeune homme s’inclina, et se dirigea avec dignité vers la porte ; au moment de l’ouvrir il se retourna.

— L’abbé Fénelon[1] est venu avec moi, Sire, est-ce votre plaisir de le voir ?

– Sortez, sortez ! cria le roi avec colère, arpentant toujours la chambre à pas précipités.

Le Dauphin sortit et fut aussitôt remplacé par un long et maigre ecclésiastique d’une trentaine d’années, avec un grand air de distinction, et cette allure pleine d’aisance et de déférence que donne l’habitude des cours. Le roi s’arrêta, et le toisa d’un œil interrogateur.

— Bonjour, abbé Fénelon, dit-il, puis-je vous demander quel est l’objet de cette entrevue ?

— Vous avez eu la condescendance, Sire, en plus d’une occasion, de me demander mon humble avis, et même de m’exprimer combien vous en aviez été satisfait.

— Eh bien ? eh bien ? dit le monarque d’un ton impatienté.

— Si la rumeur dit vrai, Sire, vous êtes en ce moment dans une crise où un conseil impartial peut vous être précieux. Ai-je besoin de dire que ce serait…

— C’est bien, c’est bien ; pourquoi tant de discours ? cria le roi. Vous avez été envoyé ici par d’autres pour essayer de m’influencer contre Mme  de Maintenon.

— Sire, je n’ai reçu que des bontés de cette dame. Je l’estime et je l’honore plus qu’aucune dame en France.

— Dans ce cas, l’abbé, vous apprendrez j’en suis sûr, avec plaisir, que je me propose de l’épouser. Au revoir, l’abbé. Je regrette de n’avoir pas plus de temps à consacrer à cette intéressante conversation.

La colère du roi était maintenant tombée, laissant derrière elle une disposition d’esprit sarcastique qui était encore plus à craindre pour ses adversaires. L’abbé, malgré sa facilité de parole et sa fertilité de ressources, sentit la position désavantageuse et garda le silence. Il marcha à reculons en faisant trois profondes révérences, suivant l’étiquette de la cour, et sortit.

Mais le roi n’eut guère le temps de respirer, ses assaillants savaient qu’avec de la persistance, ils avaient eu raison de lui, et ils comptaient bien encore arriver à le faire changer d’avis. Cette fois ce fut Louvois qui entra avec sa démarche majestueuse, son air hautain, son énorme perruque et sa figure aristocratique.

— Eh bien, Louvois, qu’est-ce encore ? demanda-t-il d’un ton d’impatience. Une nouvelle affaire concernant l’État ?

— Il n’y a en ce moment qu’une seule affaire d’État, Sire, mais elle est d’une telle importance qu’elle bannit toutes les autres de notre pensée.

— Qu’est-ce donc ?

— Votre mariage, Sire.

— Vous le désapprouvez 7

— Oh ! Sire, comment pourrais-je faire autrement ?

— Hors d’ici, monsieur. Me laisserai-je tourmenter ainsi par vos importunités ? Quoi ! Vous osez encore demeurer là quand je vous ordonne de sortir !

Le roi s’avança avec colère sur le ministre, mais Louvois, d’un geste rapide, tira sa rapière du fourreau. Le roi fit un pas en arrière, l’alarme et la stupéfaction peintes sur le visage, mais c’était la poignée et non la pointe de l’arme qui lui était présentée.

— Passez-la-moi à travers le cœur, Sire, s’écria le ministre en tombant à genoux, son grand corps tout tremblant d’émotion. Je ne veux pas vivre pour voir votre gloire se ternir.

— Grand Dieu ! cria le roi en jetant l’arme à ses pieds et en portant ses mains à ses tempes. Je crois que c’est une conspiration pour me rendre fou ; y eut-il jamais un homme aussi tourmenté que je le suis ? Mais ce n’est qu’un mariage secret et qui ne touche en rien à l’État, m’entendez-vous ? M’avez-vous compris ? Que demandez-vous de plus ?

Louvois se releva et remit sa rapière dans son fourreau.

— Votre Majesté est bien résolue ? demanda-t-il.

— Absolument.

— Alors je ne dis plus rien. J’ai fait mon devoir.

Il sortit en baissant la tête d’un air attristé, mais en réalité son cœur était allégé, car il avait l’assurance du roi que la femme qu’il haïssait, bien que mariée avec lui, ne s’assoirait jamais sur le trône des reines de France.

Ces attaques répétées, si elles n’avaient pas ébranlé la résolution du roi, l’avaient du moins exaspéré au plus haut point. Un tel vent d’opposition était une chose nouvelle pour cet homme dont la volonté était l’unique loi du pays. Aussi était-il de fort mauvaise humeur quand l’huissier introduisit le vénérable Père La Chaise, son confesseur.

— Je viens vous présenter mes vœux de bonheur, Sire, dit le Jésuite, et vous féliciter du fond du cœur de la résolution que vous avez prise, et qui doit assurer votre tranquillité dans ce monde et dans l’autre.

— Elle ne m’a procuré ni bonheur ni tranquillité, répondit le roi d’un ton maussade. Je n’ai jamais été si harcelé de ma vie. Toute la cour est venue se jeter à genoux pour me supplier de changer mes intentions.

Le Jésuite le regarda avec une lueur d’inquiétude dans ses yeux gris.

— Heureusement Votre Majesté a une volonté ferme, et elle ne change pas d’avis aussi facilement qu’ils le croient.

— Non, non, je n’ai pas cédé. Mais pourtant il faut avouer que c’est très ennuyeux d’avoir tant de gens contre soi. Je crois que tout autre eût été ébranlé.

— C’est le moment de montrer de la fermeté, Sire. Satan enrage de voir que vous lui échappez et il met en mouvement tous ses lieutenants et vous dépêche tous ses émissaires pour essayer de vous retenir en son pouvoir.

— En vérité, mon père, vous ne semblez pas avoir beaucoup de respect pour ma famille. Mon frère et mon fils, l’abbé Fénelon et le ministre de la guerre, voilà les émissaires dont vous parlez.

— Alors Votre Majesté n’a que plus de mérite à leur avoir résisté. Vous avez agi noblement, Sire. Vous avez été digne des éloges et des bénédictions de la sainte Église.

— Je crois que ce que j’ai fait est bien, mon père, dit le roi gravement. Je serai heureux de vous voir plus tard dans la soirée, mais en ce moment je désire être laissé seul pour me recueillir.

Le Père La Chaise quitta la chambre du roi peu rassuré sur ses intentions. Il était évident que les appels pressants qui lui avaient été faits, s’ils n’avaient pas réussi à changer sa résolution, l’avaient tout au moins ébranlée. Qu’arriverait-il s’il allait être l’objet de nouvelles obsessions ? Il fallait à tout prix jouer une carte maîtresse qui décidât immédiatement le gain de la partie, car chaque jour de retard donnait une chance de plus à leurs adversaires.

L’évêque de Meaux était dans l’antichambre ; en quelques mots le Père La Chaise le mit au courant du danger de la situation, et étudia avec lui les moyens d’y parer. Ils se rendirent ensemble chez Mme  de Maintenon. Celle-ci avait abandonné la sombre toilette de veuve qu’elle avait adoptée depuis son entrée à la cour et portait maintenant une robe simple de satin blanc garnie de dentelle d’argent, plus en harmonie avec ses hautes espérances. Un seul diamant étincelait dans les riches torsades de sa chevelure noire. Ce changement avait enlevé quelques années à un visage qui avait toujours paru plus jeune que son âge.

Elle s’était levée à leur entrée, et son expression montra qu’elle avait lu sur leurs visages l’anxiété qui remplissait leurs cœurs.

— Vous avez de mauvaises nouvelles ! s’écria-t-elle.

— Non, non, ma fille ! répondit l’évêque. Mais nous devons nous tenir sur nos gardes contre nos ennemis qui éloigneraient de vous le roi s’ils le pouvaient.

Sa figure s’éclaira en entendant prononcer le nom de son amant.

— Ah ! vous ne le connaissez pas, s’écria-t-elle. Il a juré ; je sais qu’il tiendra son serment.

Mais le Jésuite ne partageait pas la confiance de la femme.

— Nos adversaires sont nombreux et puissants, dit-il en secouant la tête. Même si le roi reste ferme il sera harcelé à chaque minute et au lieu de la tranquillité qu’il attendait, ce sera un tourment de tous les instants. Il faut en finir tout de suite.

— Et comment, mon père ?

— Le mariage doit se faire immédiatement.

— Oh ! mon père, vous demandez trop. Le roi ne consentira jamais.

— C’est lui qui le proposera.

— Et pourquoi ?

— Parce que nous l’y forcerons. C’est le seul moyen de faire cesser le système de l’opposition. Quand ce sera fait la Cour l’acceptera. Jusque-là ils s’y opposeront.

— Que faut-il donc que je fasse, mon père ?

— Que vous renonciez au roi.

— Que je renonce à lui ? dit-elle en pâlissant et en regardant le prêtre avec étonnement.

— C’est le meilleur parti à prendre, madame.

— Ah ! mon père, j’aurais pu faire cela il y a un mois, la semaine dernière, hier matin même. Mais maintenant, oh ! mon cœur serait brisé.

— Ne craignez rien, madame. Suivez nos conseils. Allez trouver le roi, maintenant, sur-le-champ. Dites-lui que vous avez appris qu’il avait éprouvé beaucoup d’ennuis à cause de vous, que vous ne pouvez supporter la pensée que vous êtes une cause de discussion dans sa famille, et que par conséquent vous lui rendez sa parole et vous retirez à jamais de la cour.

— Mais… s’il me prenait au mot ?

— Il ne vous prendra pas au mot.

— C’est un risque terrible que je cours.

— Mais un tel but ne peut être atteint sans risques. Allez, mon enfant, et que la bénédiction de Dieu soit avec vous.

CHAPITRE XIII

LE ROI A DES IDÉES

Le roi s’était enfermé seul dans son cabinet, absorbé dans des réflexions assez tristes et songeant aux moyens de mettre son projet à exécution tout en calmant l’opposition qui semblait si forte et si générale. Soudain, un coup fut frappé doucement à la porte, et devant lui parut, dans la demi-obscurité du soir, la femme même qui faisait l’objet de ses pensées présentes. Il se leva vivement et lui tendit la main avec un sourire tel, qu’il l’eût rassurée sur-le-champ si elle avait pu douter de sa constance.

— Françoise ! Vous ici ! Je vois donc enfin quelqu’un qu’il me soit agréable de recevoir. Je n’ai pas encore eu ce bonheur aujourd’hui.

— Je crains, Sire, que vous n’ayez éprouvé du chagrin.

— Oui, en vérité, Françoise.

— Mais je viens vous proposer un remède pour y mettre fin.

— Ah ! Et quel est-il ?

— Je quitterai la cour, Sire, et vous ne penserez plus à ce qui s’est passé entre nous. J’ai apporté la discorde là où je voulais apporter la paix. Laissez-moi me retirer à Saint-Cyr ou à l’abbaye de Fontevrault et vous n’aurez plus à faire de pareils sacrifices pour moi.

Le roi devint d’une pâleur mortelle et saisit d’une main tremblante un coin du châle de Mme  de Maintenon, comme s’il eût craint de la voir mettre sur-le-champ son dessein à exécution.

— Non, Françoise, s’écria-t-il d’une voix tremblante, non, vous ne parlez pas sérieusement, n’est-ce pas ?

— J’aurai le cœur brisé de vous quitter, Sire, mais je ne puis supporter l’idée que vous vous éloigniez de votre famille et de vos ministres à cause de moi.

— Allons donc ! Ne suis-je pas le roi ? Ne puis-je pas agir comme il me plaît sans me préoccuper d’eux ? Non, Françoise, vous ne me quitterez pas, je veux que vous restiez avec moi, que vous soyez toute ma vie.

— Notre mariage ne peut avoir lieu avant quelque temps, Sire, et d’ici là vous allez être exposé à tous les ennuis. Comment puis-je être heureuse quand je pense que je vais être si longtemps un sujet de tourment pour vous ?

— Et pourquoi attendrions-nous si longtemps, Françoise ?

— Un jour serait encore trop long, Sire, si vous deviez être malheureux par ma faute, et je ne puis me faire à cette pensée. Croyez-moi, il vaut mieux que nous nous séparions.

— Jamais. Je ne veux pas que vous me quittiez. Pourquoi attendre même un jour, Françoise ? Je suis prêt, vous êtes prête. Pourquoi ne nous marierions-nous pas à l’instant même ?

— À l’instant même ! Oh ! Sire !

— Oui. C’est mon désir ; c’est mon ordre. Ce sera ma réponse à ceux qui prétendent me faire revenir sur ma résolution. Ils ne l’apprendront que lorsque ce sera fait, et alors nous verrons lequel d’entre eux osera traiter ma femme autrement qu’avec respect. Marions-nous secrètement, Françoise. Ce soir même j’enverrai chercher l’archevêque de Paris par un fidèle messager et je jure que, dussé-je avoir toute la France contre moi, il ne partira pas avant de nous avoir unis devant Dieu.

— C’est votre volonté, Sire ?

— Oui, et je lis dans vos yeux que c’est aussi la vôtre. Ne perdons pas un moment, Françoise. C’est Dieu qui m’a inspiré cette pensée et ce moyen de réduire leurs langues au silence. Retournez donc à vos appartements, ma très chère amie, et lorsque nous nous retrouverons ce sera pour former un lien que toute cette cour et tout ce royaume ne sauront défaire.

Tout abattement avait disparu de la physionomie du roi. Il arpentait la pièce d’un pas rapide, avec un visage souriant et des yeux brillants. À la fin il toucha un petit timbre d’or à l’appel duquel répondit Bontemps, son valet de chambre particulier.

— Savez-vous où est le capitaine de Catinat, Bontemps ?

— Il était au palais, Sire, mais j’ai appris qu’il retournait à Paris ce soir.

— Seul ?

— Il a un ami avec lui.

— Quel est cet ami ? Un officier des gardes !

— Non, Sire, c’est un étranger de l’autre côté des mers, d’Amérique, si j’ai bien compris.

— Un étranger ! Tant mieux. Va, Bontemps, et amène-les-moi tous deux.

— J’espère qu’ils ne sont pas encore en route, Sire. Je vais voir.

Il sortit en toute hâte et dix minutes après il était de nouveau dans le cabinet du roi.

— Eh bien ? questionna celui-ci, où sont-ils ?

— Ils attendent les ordres de Votre Majesté dans l’antichambre.

— Appelle-les, Bontemps, et que personne n’entre ici, pas même le ministre, avant qu’ils m’aient quitté.

Pour Catinat, une audience du roi était un incident assez fréquent de son service, mais ce fut avec un profond étonnement qu’il apprit de Bontemps que son compagnon était compris dans l’ordre. Il était en train de donner à l’Américain quelques conseils sur ce qu’il devait faire et ne pas faire quand Bontemps reparut et les introduisit en présence du monarque.

— Bonsoir, capitaine Catinat, dit le roi avec un sourire bienveillant. Votre ami est étranger à ce pays, m’a-t-on dit. J’espère, monsieur, que vous avez trouvé ici de quoi vous intéresser et vous amuser.

— Oui, Votre Majesté. J’ai vu votre cité, et elle est merveilleuse. Mon ami m’a montré votre palais, avec ses bois et ses jardins. Quand je retournerai dans mon pays j’aurai beaucoup à raconter sur tout ce que j’ai vu dans votre beau royaume.

— Vous parlez français, et cependant vous n’êtes pas Canadien ?

— Non, Sire. Je suis des provinces anglaises.

Le roi regarda avec intérêt le jeune étranger à l’apparence robuste, aux traits énergiques, à l’attitude franche et aisée, et le souvenir lui revint à l’esprit de ce que Frontenac lui avait dit de ces colonies et des dangers dont elles menaçaient sa province du Canada. Mais il avait en ce moment autre chose en tête que la politique et il se hâta de donner ses ordres à Catinat.

— Vous irez à Paris ce soir pour mon service. Votre ami peut vous accompagner. Ce n’est pas trop de deux pour une mission d’État. Je désire cependant que vous attendiez la chute du jour pour partir.

— Oui, Sire.

— Que personne ne sache votre mission, et assurez-vous que vous n’êtes pas suivis. Vous connaissez la demeure de l’archevêque Harlay, à Paris ?

— Oui, Sire.

— Vous lui ordonnerez d’atteler sur-le-champ, de se faire conduire ici, et d’être à la grille nord à minuit. Que rien ne le retienne. Tempête ou beau temps, il faut qu’il soit ici ce soir ; c’est d’une importance capitale.

— Il aura votre ordre, Sire.

— Très bien. Adieu, capitaine. Adieu, monsieur. J’espère que vous conserverez un bon souvenir de votre séjour en France.

Et avec un salut de la main, accompagné de ce sourire plein de grâce qui lui avait gagné bien des cœurs, le roi congédia les deux amis.

CHAPITRE XIV

LA DERNIÈRE CARTE

Mme de Montespan était restée confinée dans ses appartements, l’esprit inquiet de la disparition du roi, mais craignant de faire paraître son anxiété en paraissant à la cour ou en cherchant à savoir ce qui s’était passé. Tandis qu’elle demeurait ainsi dans l’ignorance de l’effondrement soudain et complet de sa fortune, elle avait un agent actif et énergique qui avait suivi avec la plus grande attention toutes les phases des événements : M. de Vivonne, que la disgrâce de sa sœur menaçait dans ses propres intérêts. Rien ne lui avait échappé, ni les figures désolées de Monsieur et du Dauphin, ni la visite de Bossuet et du Père La Chaise à Mme de Maintenon, ni l’air de triomphe de celle-ci lorsqu’elle était sortie de chez le roi. Il avait vu Bontemps aller à la recherche de Catinat et de son ami. Il les avait entendus donner l’ordre de tenir leurs chevaux prêts dans deux heures. Mais ce fut seulement lorsqu’il apprit d’un domestique que l’ordre avait été donné de préparer une chambre pour Monseigneur de Paris qu’il comprit combien imminent était le danger.

Mme de Montespan avait passé l’après-midi étendue sur un sofa, et de fort mauvaise humeur. Mille craintes et mille soupçons s’agitaient dans sa tête. Qu’était devenu le roi ? Il lui avait marqué quelque froideur hier. Aujourd’hui, il n’était pas venu du tout.

Ah ! une porte qui s’ouvre et un pas rapide dans l’antichambre ! C’était lui peut-être, ou au moins un messager avec un mot de lui.

Mais non ! ce fut son frère qui entra, l’œil morne et la figure allongée d’un homme qui apporte de mauvaises nouvelles. Il poussa le verrou lorsqu’il fut entré, puis traversant la chambre il alla faire de même à la porte communiquant avec le boudoir.

— Nous n’avons pas à craindre les importuns maintenant, dit-il d’une voix haletante. Avez-vous repu des nouvelles du roi ?

— Aucune.

Elle s’était relevée et le regardait toute pâle.

— L’heure est venue d’agir, Françoise. C’est le moment où les Mortemart se sont toujours montrés à leur avantage. N’attendez pas que le coup vous frappe, mais préparez-vous à le recevoir.

— Qu’y a-t-il ? articula-t-elle à grand’peine.

— Le roi est résolu à épouser Mme de Maintenon.

— La gouvernante ! La veuve Scarron ! C’est impossible.

Elle lança son bras avec un geste de dédain et partit d’un éclat de rire bruyant et amer.

— Vous vous effrayez trop facilement, mon frère, dit-elle. Ah ! vous ne connaissez pas votre petite sœur. Peut-être si vous n’étiez pas mon frère, auriez-vous une plus haute opinion de ce qu’elle peut faire. Donnez-moi un jour, un seul jour, et vous verrez Louis, l’orgueilleux Louis, baiser le bas de ma jupe et me demander pardon de cette injure. Je vous dis qu’il ne peut pas briser les liens qui le retiennent. Tout ce que je demande, c’est un jour pour le ramener à moi.

— Mais ce jour, vous ne pouvez pas l’avoir !

— Pourquoi ?

— Le mariage a lieu cette nuit.

— Vous êtes fou, Charles.

— J’en suis sûr.

Et en quelques mots il lui apprit tout ce qu’il avait vu et entendu. Elle l’écoutait avec un air de fureur contenue et les poings serrés. Mais ce qu’il avait dit des Mortemart était la vérité. Ils étaient d’une race qui aimait la lutte, et c’était surtout au moment de l’action qu’ils étaient redoutables. La haine, bien plus que la consternation, était le sentiment qui remplissait son cœur, tandis qu’elle écoutait son frère, et toute l’énergie de sa nature se concentrait pour affronter la crise.

— Je veux aller le trouver, s’écria-t-elle en se dirigeant vers la porte,

— Non, non, Françoise, croyez-moi. Des ordres sévères ont été donnés pour que personne n’approche du roi, et je ne veux pas que ma sœur se fasse la risée de la cour, en essayant de pénétrer de force dans la chambre d’un homme qui la repousse.

Une rougeur monta aux joues de sa sœur à ces paroles, et elle s’arrêta hésitante.

— Si j’avais un jour seulement, Charles, je suis sûre que je le ramènerais à moi. Il a subi l’influence de ce jésuite qui se mêle de tout ou du pompeux Bossuet, peut-être. Je les vois agitant les feux de l’enfer devant ses yeux imbéciles, comme on agite une torche devant un taureau pour l’écarter. Ah ! si je pouvais déjouer leurs desseins ce soir ! Cette femme, cette maudite femme, cette vipère venimeuse que j’ai réchauffée dans mon sein ! Oh ! j’aimerais mieux le voir mort que marié avec elle ! Non, cela ne se fera pas, Charles ! Je dis que cela ne se fera pas ! Je donnerai n’importe quoi, tout pour l’empêcher. Voyez-vous une chance possible ?

— Oui, une seule. Mais le temps presse, et il me faut de l’argent.

— Combien ?

— Je n’aurai jamais trop. Tout ce que vous pourrez me donner.

Avec des mains tremblantes elle ouvrit un meuble secret dans le mur, où elle cachait ce qu’elle avait de précieux, et son frère aperçut par-dessus son épaule un véritable brasier étincelant de bijoux : rubis, émeraudes, diamants se mêlaient en un tas rutilant et éblouissant, riche moisson récoltée de la générosité du roi pendant plus de quinze ans. D’un côté étaient trois tiroirs superposés. Elle ouvrit le dernier, il était rempli jusqu’au bord de pièces d’or.

— Prenez ce que vous voudrez, dit-elle. Et maintenant quel est votre plan ? Vite !

Il prit l’or à pleines mains et en bourra les poches de son habit. Les pièces glissaient entre ses doigts et roulaient sur le parquet, mais il ne s’en occupait pas.

— Votre plan ? répéta-t-elle.

— Il faut empêcher l’archevêque d’arriver ici. Le mariage sera remis à demain soir et vous aurez le temps d’agir.

— Mais comment l’empêcher 7

— Il y a à la cour une douzaine de bonnes rapières que l’on peut acheter pour moins d’argent que je n’en ai dans une seule poche. Il y a de la Touche, le jeune Tuberville, le vieux major Despard, Raymond de Carnac et les quatre Latour. Je vais les rassembler et attendre sur la route.

— Un guet-apens contre l’archevêque ?

— Non, contre les messagers.

— Oh ! parfait. Vous êtes la perle des frères. Si le message ne parvient pas à Paris, nous sommes sauvés. Allez, allez, ne perdez pas un moment, mon cher Charles.

— C’est très bien, Françoise, mais quand nous nous serons emparés d’eux, qu’en ferons-nous ? Nous risquons notre tête dans cette affaire. Après tout, ce sont les messagers du roi, et nous ne pouvons guère leur passer nos épées au travers du corps. Le plus sage, le plus que nous puissions faire, c’est de les garder en lieu sûr.

— Mais où ?

— J’ai une idée ! Il y a le château du marquis de Montespan à Portillac.

— De mon mari ? Mon plus mortel ennemi ! Oh ! Charles, vous ne parlez pas sérieusement ?

— Au contraire, je n’ai jamais été plus sérieux. Le marquis était à Paris hier, et n’est pas encore rentré. Avez-vous la bague portant ses armes ?

Elle chercha parmi ses bijoux et prit une bague ornée d’un gros chaton gravé.

— Cette clef nous ouvrira la porte. Quand le brave Marceau, l’intendant, la verra, tous les donjons du château seront à notre disposition. Du reste, nous n’avons pas le choix. Il n’y a pas d’autre lieu où nous puissions les garder en sûreté.

— Et quand mon mari reviendra ?

— Il sera peut-être embarrassé de ses prisonniers, et le complaisant Marceau pourra bien passer un mauvais quart d’heure. Mais tout cela ne durera pas une semaine, et j’ai assez de confiance en vous, ma petite sœur, pour penser qu’il ne vous faudra pas ce temps pour terminer la campagne. Pas un mot de plus, chaque minute est précieuse. Adieu, Françoise. Je vous enverrai un messager ce soir pour vous faire savoir comment la Fortune nous aura traités.

Il lui prit affectueusement la tête, l’embrassa et sortit.

Après le départ de son frère, Mme  de Montespan passa des heures à arpenter sa chambre, les poings toujours serrés, les yeux brillants de colère, toute son âme consumée de jalousie et de haine pour sa rivale. Dix heures, onze heures, minuit sonnèrent, et elle attendait toujours, brûlée d’impatience, l’oreille au guet, pour écouter le bruit des pas du messager qui devait lui apporter des nouvelles. Elle perçut enfin un pas rapide dans le corridor, elle entendit un coup frappé à la porte de l’antichambre et des paroles échangées avec son page noir. Tremblante d’impatience, elle se précipita et prit elle-même le billet des mains du cavalier poudreux. Il n’y avait que cinq mots griffonnés à la hâte sur un bout de papier froissé, mais ils suffirent pour ramener la couleur à ses joues et un sourire sur ses lèvres. C’était l’écriture de son frère, et elle lut : « L’archevêque ne viendra pas cette nuit. »

CHAPITRE XV

LES MESSAGERS DU ROI

Catinat s’était parfaitement rendu compte de l’importance de la mission qui lui avait été confiée. Le soin qu’avait pris le roi de lui enjoindre le secret, l’agitation qu’il manifestait, et la nature de ses ordres, tout confirmait les rumeurs qui commençaient déjà de circuler à la cour. Il connaissait assez les intrigues et les rivalités qui s’y donnaient carrière pour comprendre que sa mission était délicate et exigeait des précautions. Il attendit donc que la nuit fût complètement tombée avant de donner l’ordre à un soldat de conduire les deux chevaux à l’une des grilles du parc. Et comme il s’y rendait lui-même avec son ami, il traça au jeune Américain une rapide esquisse de la situation présente de la cour, lui fit entendre que leur expédition nocturne pourrait bien prendre les proportions d’un événement historique.

— J’aime votre roi, dit Amos Green, et je suis heureux de lui rendre service, il me paraît chétif, mais il a l’œil d’un chef. Si on le rencontrait seul dans une forêt du Maine, on le reconnaîtrait pour un homme différent des autres. Ma foi, cela me fait plaisir qu’il se remarie, quoique ce soit une bien grande maison à diriger pour une femme.

Catinat sourit de l’idée que se faisait son compagnon des devoirs d’une reine.

— Êtes-vous armé ? demanda-t-il. Vous n’avez pas d’épée ni de pistolets ?

— Non. Quand je ne peux pas prendre mon fusil, j’aime mieux ne pas m’embarrasser d’outils que je n’ai jamais appris à manier. J’ai mon couteau. Mais pourquoi cette question ?

— Parce que nous pouvons nous trouver en danger. Beaucoup de gens ont intérêt à ce que le mariage ne se fasse pas. Tous les plus hauts personnages du royaume y sont opposés. S’ils pouvaient nous empêcher d’accomplir notre mission, ils empêcheraient le mariage, au moins pour ce soir.

— Mais je croyais que c’était un secret.

— Il n’y a pas de secrets dans une cour. Le dauphin ou le frère du roi et leurs amis seraient enchantés que nous fussions dans la Seine avant que nous ayons atteint la maison de l’archevêque. Mais qu’est ceci ?

Une silhouette indistincte apparut vaguement dans la nuit sur l’allée qu’ils suivaient, comme ils approchaient, une lampe de couleur, qui se balançait à l’un des arbres, jeta sa lumière sur l’uniforme bleu et argent d’un officier des gardes. C’était le major de Brissac, du propre régiment de Catinat.

— Hé ! où allez-vous donc ? demanda-t-il.

— À Paris, major.

— J’y vais moi-même dans une heure. Voulez-vous m’attendre, nous irons de compagnie.

— Je suis désolé, mais je suis appelé pour une affaire urgente, je n’ai pas une minute à perdre.

— Très bien ! Bonsoir et bon voyage.

— Est-ce un homme à qui l’on peut se fier, que notre ami le major ? demanda Amos Green en jetant un coup d’œil en arrière.

— Franc et loyal comme l’acier.

— En ce cas j’ai envie de lui dire un mot. L’Américain revint en courant sur ses pas, tandis que Catinat l’attendait impatient de ce retard inutile.

Amos reparut cinq minutes après.

— Je vous demande pardon, dit-il à son ami. J’avais quelque chose à dire au major, et j’ai pensé que peut-être je ne le reverrais pas.

— En selle, dit le mousquetaire, et se tournant vers l’homme qui tenait les deux chevaux à la bride. Vous leur avez donné à manger et à boire, Jacques ?

— Oui mon capitaine, répondit l’homme.

— En route alors, ami Green, et au galop, nous ne ralentirons pas l’allure avant d’apercevoir devant nous les lumières de Paris.

Le soldat les suivit du regard à travers la nuit avec un sourire moqueur : « Vous ne ralentirez pas l’allure, vous croyez, dit-il à mi-voix comme il s’en allait. Nous verrons bien, mon capitaine nous verrons bien. »

Pendant une demi-lieue et plus les deux amis galopèrent genou contre genou. Le vent s’était élevé soufflant de l’ouest, le ciel s’était couvert de gros nuages gris qui couraient rapidement laissant voir de temps à autre un croissant de lune. Même pendant ces courts intervalles de lumière, la route ombragée comme elle l’était par des arbres touffus, restait noire, mais quand la lune était masquée, ils avaient peine à distinguer leur direction.

Tout à coup Amos Green chancela sur sa selle et poussa une imprécation.

— Eh ! bien, quoi ?… interrogea le mousquetaire.

— C’est une des courroies de ma selle qui vient de casser. Le fer est tombé.

— Pouvez-vous le retrouver ?

— Oui, mais je m’en passerai. Continuons.

Ils continuèrent de galoper, la tête du cheval de Catinat à quelques pieds de la croupe de l’autre, mais cinq minutes après, un craquement se fit entendre et le mousquetaire roula de sa selle sur le sol. Il ne lâcha pas les rênes cependant et en un clin d’œil il fut debout à la tête de son cheval, jurant comme seul un mousquetaire est capable de le faire.

— Mille millions de tonnerres du ciel ! Deux courroies en cinq minutes, ce n’est pas possible !

— Ce qui n’est pas possible c’est que ce soit le hasard, dit l’Américain gravement en sautant à terre. Eh ! qu’est-ce que cela veut dire ? Mon autre courroie est coupée, elle ne tient plus que par un fil.

— La mienne aussi. Je la sens en passant la main dessus. Avez-vous un briquet. Allumons une mèche.

— Non, non. L’homme qui est dans l’obscurité est en sûreté. Nous y voyons suffisamment.

— Mes rênes sont coupées également.

— Les miennes aussi.

— Et ma sangle !

— Nous avons de la chance d’être venus jusqu’ici sans nous rompre les os. Mais qui nous a joué ce petit tour-là ?

— Ce ne peut être que ce coquin de Jacques. Par la sangdieu, je lui ferai faire connaissance avec l’estrapade quand je serai de retour à Versailles. Évidemment il n’a été que l’instrument de ceux qui voulaient nous empêcher d’atteindre Paris ou tout au moins nous retarder.

— Cela est sûr, dit Amos Green, on doit nous poursuivre ou nous guetter. Aussi serais-je d’avis de changer d’itinéraire.

— Eh bien ! quel était leur but, à votre avis, alors ? dit Catinat impatienté. Concluez et faites vite, nous n’avons pas de temps à perdre.

Mais l’autre n’était pas homme à se départir de son calme méthodique.

— Ils n’ont pas pu songer à nous arrêter, continua-t-il tranquillement. Quel était donc leur but ? Ce ne pouvait être que de nous retarder. Et pourquoi voulaient-ils nous retarder ? Que leur importait que notre message fût rempli une heure plus tôt ou plus tard ? Cela leur était indifférent.

— Pour l’amour de Dieu ! interrompit Catinat avec impétuosité.

Mais Amos Green continua son raisonnement avec un calme imperturbable.

— Pourquoi voulaient-ils nous retarder ? dis-je. Je ne vois qu’une seule raison : afin de donner à d’autres le temps de nous devancer pour nous arrêter. Voilà, capitaine. Je vous parie une peau de loutre contre une peau de lapin que je suis sur la bonne piste.

— C’est impossible. Il nous faudrait retourner jusqu’à Meudon et prendre des chemins de traverse qui allongeraient notre route de quatre lieues.

— Mieux vaut arriver une heure en retard que de ne pas arriver du tout.

— Peuh ! Nous n’allons pas nous laisser détourner de notre mission pour de simples présomptions. Le chemin de traverse de Saint-Germain est à un mille d’ici. Quand nous y arriverons, nous prendrons à droite le long du fleuve et nous changerons ainsi de route.

— Mais il peut se faire que nous n’arrivions pas jusque-là.

— Si quelqu’un nous barre le chemin, nous verrons ce que nous avons à faire.

Amos Green haussa les épaules.

— Vous n’avez pas peur, assurément ?

— Si. J’ai peur, très peur. Je comprends qu’on se batte quand il n’y a pas moyen de faire autrement. Mais je dis que c’est idiot d’aller se jeter tout droit dans un piège quand on peut passer à côté.

— Vous ferez comme vous voudrez, répondit Catinat avec colère. Mon père était gentilhomme propriétaire de mille arpents de terre, et son fils n’est pas décidé à reculer quand il est au service du roi.

— Mon père, répondit Amos Green, était un marchand propriétaire de mille peaux de skung, et son fils sait reconnaître un sot quand il en voit un.

— Vous êtes un insolent, monsieur, cria le mousquetaire. Nous pourrons régler cette affaire en temps opportun. Pour le moment je continue ma mission. Vous pouvez retourner à Versailles, si le cœur vous en dit.

Il salua avec une politesse affectée, sauta sur son cheval et se remit en route.

Amos Green eut un instant d’hésitation, puis remontant à cheval il rattrapa bientôt son compagnon. Ce dernier cependant n’était pas dans une disposition d’esprit très accommodante, et il continua de galoper le cou tendu, sans un regard ni un mot à son camarade. Tout à coup ses yeux aperçurent dans l’obscurité quelque chose qui le rasséréna, malgré qu’il en eût. Loin devant lui, entre deux bouquets d’arbres noirs, apparaissaient une foule de points jaunes scintillants aussi épais que des fleurs dans un jardin. C’étaient les lumières de Paris.

— Voyez, cria-t-il en tendant le bras, voilà la ville ; la route de Saint-Germain doit être près d’ici. Nous allons la prendre pour éviter tout danger.

— Très bien. Mais vous ne devriez pas aller si vite avec votre sangle qui peut casser d’un moment à l’autre.

— Peuh ! Continuons toujours. Nous sommes presque arrivés. Voici la route de Saint-Germain.

Il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval et ils tournèrent au galop le coin de la route. L’instant d’après, chevaux et cavaliers roulaient sur le sol. Catinat disparaissait en partie sous son cheval, tandis que son camarade, lancé à vingt pas en avant restait étendu sans mouvement sur le milieu de la chaussée.

CHAPITRE XVI

L’EMBUSCADE DE M. DE VIVONNE

M. de Vivonne avait habilement préparé son embuscade. Avec une voiture fermée et une bande de coquins triés sur le volet, il avait quitté le palais une bonne demi-heure avant les messagers du roi. Arrivé au croisement de la route, il avait donné l’ordre au cocher de conduire sa voiture un peu plus loin et lui avait confié la charge des chevaux attachés à une clôture. Puis il avait posté un homme de sa bande en sentinelle plus haut sur la route avec ordre d’allumer une lumière dès qu’il apercevrait les cavaliers du roi. Une solide corde avait été fixée à un sapin. Au signal donné, l’autre extrémité avait été attachée au montant d’une barrière en face, barrant ainsi la route à dix-huit pouces du sol. Les cavaliers n’avaient pu apercevoir l’obstacle, aussi leurs montures tombèrent-elles lourdement sur le sol, les entraînant avec elles. En un moment une douzaine de coquins, qui s’étaient cachés dans l’ombre des arbres, se précipitèrent sur eux l’épée à la main ; mais leurs victimes ne firent pas un mouvement. Catinat était étendu, respirant bruyamment, avec une jambe engagée sous son cheval. Un mince filet de sang ruisselait sur sa figure pâle, tombait goutte à goutte sur ses épaulettes d’argent. Amos Green n’était pas blessé ; mais sa sangle s’était rompue dans la chute et il avait été lancé sur la route avec une telle violence qu’il était resté étourdi.

M. de Vivonne alluma une lanterne et promena la lumière sur le visage des deux hommes à terre.

— Mauvaise affaire, major Despard, dit-il à l’homme qui était à côté de lui. Je crois qu’ils sont morts tous les deux.

— Allons donc ! Sur mon âme, les hommes ne mouraient pas si vite quand j’étais jeune, répondit l’autre en avançant sa tête grisonnante dans le rayon de lumière de la lanterne. J’ai été jeté à bas de mon cheval autant de fois que j’ai de boutons à mon pourpoint, mais sauf un os ou deux de cassés, je n’en ai éprouvé aucun mal. Passez votre rapière sous la troisième côte des chevaux, de la Touche, ils ne sont plus bons à rien.

Il y eut deux spasmes, et le bruit sourd des têtes retombant sur le sol indiqua que les deux bêtes étaient au bout de leurs peines.

— Où est Latour ? demanda M. de Vivonne. Achille Latour a étudié la médecine à Montpellier. Où est-il ?

— Me voici, monseigneur. Il ne m’appartient pas de me vanter, mais je sais tenir une lancette aussi bien qu’une rapière, et les malades ont fait une grande perte le jour où j’ai troqué la seringue contre le mousquet. Lequel a besoin de mes soins ?

— Celui-ci, sur la route.

Le soldat se pencha sur Amos Green.

— Il n’en a pas pour longtemps à vivre, dit-il. Je vois cela à sa respiration.

— Qu’a-t-il ?

— Une subluxation de l’épigastre. Oui, les mots scientifiques me viennent tout de suite sur la langue, mais le cas est difficile à expliquer en termes ordinaires. Je crois que je ferais bien de lui passer mon poignard à travers la gorge, car sa fin est proche.

— Non, si vous tenez à votre vie ! s’écria le chef. S’il meurt sans blessure, nous ne pouvons pas être accusés. Voyons l’autre.

L’homme se pencha sur Catinat et plaça sa main sur le cœur. Le soldat poussa un long soupir, ouvrit les yeux, et regarda autour de lui de l’air d’un homme qui ne sait ni où il est ni comment il se trouve là.

Vivonne, qui avait rabattu son chapeau sur ses yeux et caché la partie inférieure de son visage dans son manteau, sortit sa gourde et fit avaler quelques gouttes du cordial au blessé. En un moment les couleurs revinrent aux joues du mousquetaire, en même temps que l’éclair de la mémoire reparut dans ses yeux. Il se remit avec peine sur pied et se débattit pour repousser ceux qui le tenaient. Mais il était encore étourdi et il put à peine se tenir debout.

— Il faut que j’aille à Paris, dit-il, haletant. Il faut que j’aille à Paris. Je suis en service du roi. Vous risquez votre tête en m’arrêtant.

— Il n’a qu’une égratignure, dit l’ex-médecin.

— Alors tenez-le bien. Et d’abord portez l’autre dans la voiture.

La lanterne ne jetait qu’une très faible lueur, de sorte que Green était resté dans l’obscurité pendant qu’ils s’occupaient de Catinat.

Ils ramenèrent donc la lumière vers l’endroit où ils avaient laissé le jeune homme étendu. Mais ils ne le trouvèrent plus, il avait disparu.

Le groupe de coquins resta un instant abasourdi, la lumière de la lampe dansant sur les chapeaux empanachés et éclairant leurs figures farouches. Puis ils laissèrent échapper une bordée de jurons. Vivonne saisit le faux médecin à la gorge, et le renversant à terre, il l’aurait étranglé si les autres ne les avaient séparés.

— Chien de menteur ! cria-t-il. C’est là votre habileté ? L’homme s’est échappé, et nous sommes perdus.

— Ce sont les spasmes de l’agonie, bredouilla l’autre en se frottant le cou. Je vous dis qu’il était in extremis. Il ne peut pas être loin.

— C’est vrai, s’écria Vivonne, il ne peut pas être loin. Il n’a ni cheval ni armes. Vous, Despard et Raymond de Carnac, gardez celui-ci, qu’il ne nous échappe pas.

— Vous, Latour, et vous, Tuberville, à cheval et allez attendre à la porte sud. S’il entre dans Paris, il est forcé d’y passer. Si vous le prenez, attachez-le sur votre cheval et amenez-le au rendez-vous. En tout cas, peu importe ce que vous ferez de lui, c’est un étranger, il n’est là que par hasard. Maintenant conduisez l’autre à la voiture, et filons avant que l’alarme ne soit donnée.

Les deux hommes s’élancèrent à la poursuite du fugitif, et Catinat fut entraîné malgré sa résistance, et jeté dans la voiture qui attendait sur la route de Saint-Germain. Trois des cavaliers prirent la tête, le cocher reçut l’ordre de les suivre, et Vivonne, après avoir dépêché un de ses hommes avec un mot à sa sœur, forma l’arrière-garde avec le reste de la bande.

L’infortuné mousquetaire avait maintenant entièrement recouvré ses sens, et se trouva pieds et poings liés à l’intérieur d’une prison roulante, cahotant lourdement sur la route. Sa chute l’avait étourdi et sa jambe avait été fortement contusionnée par le poids de son cheval ; mais sa blessure au front ne présentait aucune gravité, et le sang avait déjà cessé de couler. Cependant ses souffrances morales étaient plus grandes que ses souffrances physiques. Lui, un vieux soldat, habitué aux ruses de la guerre, aller se jeter ainsi dans un piège aussi grossier ! Le roi l’avait choisi entre beaucoup d’autres pour lui confier une mission, et il n’avait pas su s’en acquitter, il s’était laissé prendre sans même dégainer, sans tirer un coup de pistolet. Et il avait été prévenu encore, prévenu par un jeune homme qui ne connaissait rien de la cour et qui n’avait été guidé que par son instinct naturel.

Mais à cette crise de désespoir succéda un retour de cet esprit de réflexion qui s’allie de si près à l’impétuosité du Français. À quoi bon se lamenter sur ce qui était fait ? Il ferait mieux d’aviser aux moyens d’y remédier. Amos Green s’était échappé : c’était un atout dans son jeu : il connaissait l’objet de la mission et son importance. À la vérité, il ne connaissait pas Paris, mais un homme capable de trouver son chemin la nuit à travers les forêts du Maine ne serait pas embarrassé pour trouver une maison aussi connue que celle de l’archevêque de Paris. Mais une pensée soudaine traversa l’esprit de Catinat et renouvela ses appréhensions. Les portes de la ville fermaient à huit heures du soir, et il était maintenant près de neuf heures. Il lui eût été facile, à lui, dont l’uniforme était un passeport, de se faire ouvrir et de passer. Mais comment ferait Amos Green, un étranger et un bourgeois ? Et pourtant, malgré l’impossibilité qu’il entrevoyait, il se raccrochait au vague espoir qu’un homme d’énergie et de ressources comme son ami saurait bien trouver le moyen de se tirer d’embarras.

Puis il songea à s’échapper lui-même. S’il y parvenait, peut-être arriverait-il encore à temps pour remettre son message. Quels étaient ces hommes qui le tenaient prisonnier ? Ils n’avaient pas dit un mot qui pût lui faire deviner pour qui ils agissaient. Monsieur et le Dauphin se présentèrent à son esprit : ce devait être l’un ou l’autre. Il n’avait reconnu que l’un d’eux, le major Despard, un habitué des cabarets de bas étage, et un homme dont l’épée était toujours à la disposition de la bourse la mieux fournie. Où le conduisaient-ils ? À la mort peut-être : et cependant pourquoi avaient-ils pris la peine de le faire revenir à lui ? Rempli de curiosité, il regarda par les portières.

Un cavalier se tenait de chaque côté. Il essaya de reconnaître l’endroit où il était, et comme le ciel s’était éclairci il put apercevoir sur sa droite la pleine campagne avec çà et là des massifs d’arbres, tandis que sur sa gauche, mais beaucoup plus loin, les lumières de Paris scintillaient comme des étoiles. Ils n’allaient donc ni du côté de la capitale ni du côté de Versailles. Puis il se mit à peser ses chances de fuite. On lui avait enlevé son épée, et ses pistolets étaient restés dans les fontes de son cheval. Il était sans armes, ligoté et gardé par une douzaine d’hommes au moins. Il y en avait trois devant chevauchant de front sur la route baignée par le clair de lune, puis un de chaque côté, et il jugeait par le bruit des sabots qu’ils ne devaient pas être moins d’une demi-douzaine derrière la voiture. Cela faisait exactement douze avec le cocher. Il ne pouvait évidemment songer à tromper la vigilance d’une escorte aussi nombreuse. Comme il relevait la tête, ses yeux se portèrent sur la glace qui fermait le devant de la voiture et ce qu’il vit le frappa d’horreur.

Sur le dos du cocher s’étalait une large tache rouge autour d’un trou béant dans l’habit juste au-dessous de l’épaule gauche. Catinat se demanda comment il pouvait même se maintenir sur son siège avec une si horrible blessure. Et il frissonna quand l’homme leva son fouet et lui laissa apercevoir sa main toute rouge de sang coagulé. Il tendit le cou pour tacher de distinguer ses traits, mais son chapeau à larges bords était rabattu sur ses traits et le col de son manteau relevé, de sorte que son visage restait dans l’ombre.

Ils étaient arrivés à un endroit où la route allait en droite ligne, mais un petit chemin de traverse descendait en zigzag la pente rapide d’une colline dans la direction de la Seine. L’escorte de tête continua de trotter sur la grande route, quand, à l’étonnement de Catinat, la voiture tourna brusquement avec un cahot qui faillit la faire verser et se mit à descendre à une vitesse effrayante la pente rapide, les deux chevaux galopant follement, et le cocher debout les cinglant à tour de bras ; la lourde voiture bondissait et retombait avec des craquements sinistres, tandis que le prisonnier secoué entre les deux banquettes, voyait tantôt à une portière, tantôt à l’autre les peupliers dansant sur le bord du chemin, et devant lui le cocher infernal brandissant furieusement son fouet de sa main ensanglantée et hurlant après ses bêtes affolées. Cependant les cavaliers de l’arrière-garde serraient la voiture de près, et le galop de leurs chevaux se faisait de plus en plus distinct ; tout à coup Catinat aperçut à la portière la tête d’un cheval, puis sa crinière, et à quelques pouces de celles-ci, la tête farouche de Despard, et le scintillement d’un canon de pistolet.

— Au cheval, Despard ! au cheval, cria une voix autoritaire.

Le coup partit, un des chevaux fit un bond convulsif et la voiture se souleva d’un côté. Mais le cocher hurlait et fouettait ses bêtes plus violemment que jamais, pendant que la voiture continuait de descendre avec des bonds terrifiants.

La route faisait maintenant un coude brusque et là, droit devant eux, à moins de cent pas, la Seine coulait froide et tranquille sous la lumière de la lune.

Le cocher n’eut pas une seconde d’hésitation et lança ses bêtes effrayées dans le fleuve.

Les chevaux se cabrèrent quand ils sentirent le froid de l’eau sur leurs jambes, et l’un d’eux s’abattit. La balle de Despard avait porté. Rapide comme l’éclair, le cocher sauta de son siège dans le fleuve, mais les cavaliers furent sur lui en un instant et une demi-douzaine de mains le saisirent avant qu’il pût se mettre à nager et le ramenèrent sur le bord. Son large chapeau était tombé dans la lutte et Catinat put voir son visage. C’était Amos Green !

CHAPITRE XVII

LE DONJON DE PORTILLAC

Les cavaliers ne furent pas moins étonnés que Catinat quand après avoir dépouillé l’homme qu’ils venaient de saisir de son vêtement de postillon, ils aperçurent l’habit sombre du jeune Américain et reconnurent le messager qu’ils avaient cru perdu.

— Mille tonnerres, s’écria l’un d’eux, c’est l’homme que ce vantard de Latour voulait nous faire passer comme mort.

— Mais comment est-il ici ?

— Et où est Étienne Arnauld ?

— Il l’a poignardé. Ne voyez-vous pas la place du coup de poignard dans l’habit.

— Oui, et regardez sa main. Il l’a tué et a pris son chapeau et sa tunique.

— Vive Dieu, s’écria le vieux Despard, je n’ai jamais beaucoup aimé le vieil Étienne, mais j’ai vidé plus d’une bouteille de vin avec lui et je me charge de le venger. Passons ces rênes autour du cou de ce gaillard, et pendons-le à cet arbre.

Plusieurs mains se mirent en mesure de dételer le cheval mort, quand Vivonne arriva et les arrêta.

— C’est votre vie que vous jouez si vous le touchez, dit-il.

— Mais il a assassiné Étienne Arnauld.

— Nous réglerons cette affaire plus tard. Ce soir il est le messager du roi. L’autre est en sûreté ?

— Il est là.

— Liez-moi cet homme et mettez-le à côté de lui.

— Débarrassez le cheval mort de son harnais. Là, maintenant, Garnac, mettez votre cheval à sa place. Vous monterez sur le siège et vous conduirez. Nous ne sommes pas loin maintenant.

Le changement s’effectua rapidement. Amos Green fut jeté dans la voiture à côté de Catinat et l’équipage remonta à grand’peine la côte rapide qu’il avait descendue si vivement.

L’Américain n’avait pas prononcé une parole depuis sa capture, et était resté impassible, les bras croisés sur sa poitrine pendant que son sort était en discussion. Lorsqu’il se retrouva seul avec son compagnon, la parole lui revint pour se plaindre que la fortune l’eût trahi.

— Ces maudits chevaux ! grommela-t-il. Un cheval d’Amérique se serait jeté à l’eau comme un canard. Combien de fois ai-je fait traverser l’Hudson à ma vieille jument Sagamore ! Une fois le fleuve franchi, nous avions la route libre jusqu’à Paris.

— Mon cher ami, dit Catinat, en posant ses mains entravées sur celles de son camarade, me pardonnerez-vous de vous avoir traité comme je l’ai fait sur la route ?

— Bah ! je n’ai même pas pensé à cela.

— Vous aviez mille fois raison : je n’ai été, comme vous le disiez, qu’un sot, un triple sot. Vous vous êtes conduit noblement avec moi. Mais comment avez-vous fait ? Jamais je n’ai été aussi étonné que lorsque je vous ai reconnu.

Amos Green se mit à rire.

— Je me figurais bien quelle aurait été votre surprise si vous aviez su qui vous conduisait. Quand j’ai été jeté à bas de mon cheval je suis resté tranquille sur place, autant pour reprendre mon souffle que parce que je jugeais plus prudent de faire le mort que me relever avec toutes ces épées qui me cliquetaient dans les oreilles. Puis, quand ils m’ont quitté pour s’occuper de vous, je me suis glissé dans le fossé, que j’ai suivi en rampant ; ensuite, j’ai traversé la route en me tenant dans l’ombre des arbres, et je suis arrivé près de la voiture avant même qu’ils se doutassent que j’étais parti. J’ai vu tout de suite qu’il n’y avait qu’un moyen de vous être utile. Le cocher se détournait pour regarder ce qui se passait derrière lui. J’ai tiré mon couteau. J’ai sauté sur la roue de devant et je lui ai cloué la langue pour toujours.

— Quoi ! il n’a pas poussé un cri !

— Ce n’est pas pour rien que j’ai vécu parmi les Indiens.

— Et puis ?

— Je l’ai jeté dans le fossé et j’ai mis son habit et son chapeau. Je ne l’ai pas scalpé !

— Scalpé, grand Dieu ! mais ces choses-là ne se font que chez les sauvages.

— Aussi me suis-je abstenu. J’avais à peine rassemblé les rênes que toute la bande était là et ils vous ont fourré dans la voiture. Je n’avais pas peur d’être reconnu par eux, mais je craignais de ne pas savoir quelle route prendre, ce qui leur aurait donné l’éveil. Ils m’ont tiré d’embarras en plaçant trois cavaliers en tête, aussi tout alla bien jusqu’au moment où j’ai trouvé le chemin de traverse et je m’y suis engagé. Nous leur aurions échappé si ce coquin n’avait pas blessé le cheval et si ces maudites bêtes n’avaient pas eu peur de l’eau.

Le mousquetaire pressa de nouveau les mains de son ami : — Bien pensé et bien agi, dit-il, vous êtes un brave et loyal compagnon.

— Et maintenant ? demanda l’Américain.

— Je m’imagine que ces hommes nous conduisent dans quelque lieu où ils nous tiendront enfermés jusqu’à ce que l’affaire soit éventée.

— Eh bien, ils n’ont qu’à prendre leurs précautions, alors.

— Pourquoi ?

— Ils pourraient bien ne pas nous trouver quand ils auront besoin de nous.

— Que voulez-vous dire ?

Pour toute réponse l’Américain se tortilla une seconde et leva ses deux mains libres devant les yeux de son camarade étonné.

— Mais c’est la première chose que l’on apprend aux gamins dans un wigwam indien. Je me suis déjà débarrassé de plus d’une lanière de Huron en peau fraîche, et il n’est pas probable qu’une courroie d’étrier à moitié usée soit capable de me retenir. Ôtez vos mains de là-dedans. En quelques adroites secousses il relâcha les liens de Catinat qui put dégager ses mains… Vos pieds maintenant… Ils verront qu’il est plus facile de nous prendre que de nous garder.

Mais à ce moment la voiture commençait à ralentir sa vitesse, et le bruit des pas des chevaux qui les précédaient avait cessé tout d’un coup. Jetant un coup d’œil à travers les portières, les prisonniers virent une énorme construction toute noire qui se dressait devant eux, si haute et si large que la nuit l’enveloppait de toutes parts. Ils étaient arrêtés en face d’un grand portail, et les lanternes de la voiture jetaient leur lueur sur une énorme porte en bois munie de lourds verrous. Dans la partie supérieure de la porte était une petite ouverture carrée grillagée de fer, et par cette ouverture ils ne tardèrent pas à apercevoir d’abord la lumière diffuse d’un falot, puis une face barbue qui cherchait à distinguer les objets du dehors. Vivonne, se haussant sur ses étriers, avança la tête vers le grillage, mais les prisonniers ne purent saisir une parole dans la conversation qu’il engagea avec le portier. Ils virent seulement qu’il montrait une bague et que la face barbue faisait des signes d’assentiment. Un instant après la tête disparut, la porte tourna en grinçant sur ses gonds et la voiture s’engagea sous la voûte, suivie de Vivonne seul, le reste de l’escorte restant au dehors. Un groupe d’hommes à figures patibulaires entoura l’équipage, et les prisonniers furent tirés de la voiture assez rudement. À la lueur des torches qui les éclairaient ils distinguèrent des murs crénelés et des tourelles. Un gros homme à face barbue se tenait au centre du groupe d’hommes armés et leur donnait des ordres.

— Au donjon principal, Simon, criait-il. Vous mettrez deux bottes de pailles, un pain et une cruche d’eau, jusqu’à ce que nous ayons les ordres de notre maître.

— J’ignore qui est votre maître, dit Catinat, mais je vous demanderai, à vous, de quel droit il ose arrêter deux messagers du roi voyageant pour son service.

— Par Saint-Denis, si mon maître a joué un tour au roi, il n’a fait que lui rendre la monnaie de sa pièce, répondit l’homme avec un gros rire. Mais pas de discussion. Emmenez-les, Simon, vous me répondez d’eux.

Ce fut en vain que Catinat se fâcha et menaça des châtiments les plus terribles tous ceux qui avaient pris part à son arrestation. Il fut entraîné de force par un passage dallé derrière un petit homme portant un trousseau de clefs dans une main et une lanterne dans l’autre. On leur avait entravé de nouveau les pieds de sorte qu’ils ne pouvaient avancer qu’à tout petits pas. Ils traversèrent trois corridors avec trois portes que l’on refermait avec soin derrière eux. Puis ils montèrent un escalier de pierre dont les marches étaient usées au centre par les pieds de générations de prisonniers et de geôliers. Finalement on les poussa dans une petite cellule carrée, où furent jetées après eux deux bottes de paille. Un instant après une lourde clef tourna dans la serrure, et ils furent laissés à leurs méditations.

Et elles n’étaient pas gaies pour Catinat, ces méditations. Un coup de la fortune avait fait sa situation à la cour, et maintenant un autre coup la ruinait. Il aurait beau donner des raisons et expliquer son insuccès. Il connaissait bien son royal maître. Très généreux quand ses ordres étaient obéis, il était inexorable quand ils étaient mal remplis. Il ne supportait pas plus un homme malheureux qu’un homme négligent. Catinat se sentit un profond découragement au cœur en pensant à sa carrière brisée. Et puis il y avait sa famille à Paris, sa douce Adèle, son vieil oncle qui avait été comme un père pour lui. Qui les protégerait dans leurs ennuis, maintenant qu’il avait perdu le crédit qui aurait pu les mettre à l’abri des persécutions ? Il serra les poings à cette pensée et se jeta sur le lit de paille à peine visible dans la lumière diffuse que laissait pénétrer l’unique fenêtre.

Mais son énergique camarade ne s’était pas laissé aller à l’abattement. Dès que la porte se fut refermée il se débarrassa de ses liens et se mit à explorer les murs et le plancher pour se rendre compte de la physionomie des lieux. Son examen se termina par la découverte d’une petite cheminée dans un coin, et de deux grossières billes de bois, qui semblaient avoir été mises là pour servir d’oreillers aux prisonniers. S’étant assuré que la cheminée était trop étroite pour y passer même la tête, il poussa les deux morceaux de bois vers la fenêtre, et les posant l’un sur l’autre, il put atteindre les barreaux qui la garnissaient. Il plaça un de ses pieds sur une aspérité du mur et put se hisser assez haut pour plonger dans la cour qu’ils venaient de quitter. Il vit la voiture de Vivonne qui ressortait par le portail et il entendit le bruit des pas des cavaliers qui s’éloignaient. L’intendant et ses acolytes avaient disparu, les torches aussi étaient éteintes, et sauf le pas mesuré de deux sentinelles à vingt pieds au-dessous de lui, tout était redevenu silencieux dans le grand château.

Malgré la posture incommode où il était, tous les muscles de ses bras tendus, ses yeux parcouraient avec étonnement et admiration la longue ligne de murs crénelés, hérissée de tourelles et de refuges qui se dressaient froids et silencieux sous le clair de lune.

La fenêtre eût été assez large pour lui permettre d’y passer le corps, s’il n’y avait eu les barres de fer. Il les secoua et appuya dessus de tout son poids, mais elles étaient aussi grosses que son pouce et solidement fixées dans la pierre. Il essaya d’entamer le scellement avec son couteau. C’était du ciment, uni comme une glace et dur comme du marbre ; son couteau lui tourna dans la main quand il l’attaqua. Il se laissa retomber sur le sol, et il était en train de réfléchir aux meilleurs moyens de se tirer de là quand son attention fut attirée par un soupir de son compagnon.

— Vous paraissez malade, ami, dit-il.

— Malade d’esprit, murmura l’autre. Oh ! le maudit sot que je suis !

— Vous avez quelque chose sur l’esprit ? dit Amos Green en s’asseyant sur une des pièces de bois. Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Le mousquetaire fit un mouvement d’impatience.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Comment pouvez-vous le demander, quand vous connaissez aussi bien que moi le misérable échec de ma mission. C’était la volonté du roi que l’archevêque de Paris les mariât. La volonté du roi est la loi. Il devrait être au palais maintenant. Ah ! mon Dieu. Je vois le roi attendant dans son cabinet, je vois Mme  de Maintenon attendant, je les entends parler du malheureux Catinat…

Il s’enfonça la tête dans les mains.

— Je vois tout cela, dit l’Américain avec un grand calme, et je vois quelque chose encore.

— Quoi donc ?

— Je vois l’archevêque les unissant.

— L’archevêque ! Vous êtes fou.

— C’est possible, mais je le vois.

— Il est impossible qu’il ait pu venir au palais.

— Au contraire, il y est arrivé il y a une demi-heure environ.

Catinat se leva d’un bond.

— Au palais ! cria-t-il. Qui donc a remis mon message ?

— Moi, dit Amos Green.

CHAPITRE XVIII

UNE NUIT MOUVEMENTÉE

Si l’Américain avait compté sur la surprise et la joie de son compagnon à l’annonce si laconique de cette nouvelle, il fut étrangement déçu, car Catinat s’avança vers lui avec un visage qui exprimait la sympathie et le chagrin, et lui posant doucement la main sur l’épaule, il lui dit :

— Mon cher ami, j’ai été égoïste. Je n’ai songé qu’à mes propres ennuis et j’ai oublié ce que vous avez enduré pour moi. Cette chute de cheval vous a ébranlé plus que vous ne pensez. Couchez-vous sur cette paille et essayez de dormir.

— Je dis que l’archevêque est à Versailles, s’écria Amos Green d’un ton impatienté.

— Oui, mais oui, je le sais, poursuivit Catinat doucement. Il y est certainement… Vous ne souffrez pas ?

L’Américain agita en l’air ses poings fermés.

— Vous me croyez fou, s’écria-t-il, et, par le feu éternel, vous êtes capable de me rendre tel. Quand je vous dis que j’ai envoyé l’évêque, c’est que je l’ai fait. Vous vous rappelez que je vous ai quitté pour dire un mot à votre ami le major ?

Ce fut le tour du soldat de se montrer agité.

— Eh bien ! cria-t-il en saisissant le bras de l’autre.

— Eh bien ! quand nous envoyons un éclaireur dans les bois, si l’affaire en vaut la peine nous en envoyons un second à une autre heure, de sorte que l’un ou l’autre revient avec ses cheveux sur sa tête. C’est la manière des Iroquois et elle a du bon.

— Mon Dieu ! Je crois que vous m’avez sauvé.

— Vous n’avez pas besoin de vous accrocher à mon bras comme une loutre après une truite… J’ai rejoint le major, et je lui ai demandé de passer devant la maison de l’archevêque en arrivant à Paris.

— Et ensuite, ensuite ?

— Je lui ai montré ce morceau de craie. « Si nous y avons été, lui ai-je dit, vous verrez une grande croix sur le montant gauche de la porte. S’il n’y a pas de croix, alors tirez le loquet et priez l’évêque de se rendre au palais aussi vite que ses chevaux pourront l’amener. » Le major est parti une heure après nous ; il a dû arriver à Paris à dix heures et demie ; l’évêque prévenu s’est mis en route aussitôt et il est arrivé à Versailles il y a une demi-heure, c’est-à-dire vers minuit et demi. Mais qu’est-ce qui vous prend ! Vous avez perdu la tête ?

Le jeune Américain avait bien lieu de s’alarmer de l’effet produit par ces paroles. Sa nature froide et calme était en effet incapable des violentes et rapides variations du bouillant Français. Catinat s’était mis à danser tout autour de la cellule, en levant bras et jambes, la lune projetant sur le mur derrière lui les contorsions de son ombre. Finalement il se jeta dans les bras de son camarade, l’embrassant et le serrant sur sa poitrine avec des protestations de reconnaissance et des exclamations interminables.

— Ah ! si je pouvais faire quelque chose pour vous, s’écria-t-il, si je pouvais faire quelque chose pour vous !

— Vous le pouvez. Couchez-vous sur cette paille et dormez.

— Et quand je pense que je vous ai malmené ! Ah ! vous avez eu votre revanche.

— Pour l’amour de Dieu, couchez-vous et dormez.

Catinat, à la vérité, était épuisé par toutes les angoisses subies dans la journée, et cette dernière émotion semblait avoir absorbé tout ce qui lui restait de force. À peine étendu, ses paupières se fermèrent lourdement, et le dernier souvenir qu’il eut fut celui de l’Américain, assis les jambes croisées sous le rayon de lune et tailladant à grands coups de son long couteau une des billes de bois.

Le jeune mousquetaire était tellement fatigué que midi avait sonné depuis longtemps, et que le soleil brillait gaiement dans un ciel sans nuages quand il se réveilla. En se retrouvant enveloppé de paille, avec une voûte de pierre au-dessus de sa tête, il porta autour de lui des yeux étonnés. Puis en un instant tous les événements du jour précédent lui revinrent en mémoire : sa mission, l’embuscade, sa capture, et il se mit sur pied. Son camarade, qui avait sommeillé dans un coin, se redressa au premier mouvement, la main sur son couteau, et en dirigeant vers la porte un regard sinistre.

— Oh ! c’est vous, dit-il, je croyais que c’était l’homme.

— Il est venu quelqu’un ?

— Oui, il a apporté deux pains et une cruche d’eau, au petit jour, juste comme je me préparais à me reposer un peu.

— Qu’a-t-il dit ?

— Rien, c’était le petit noir, celui qu’ils appelaient Simon. Il a posé cela par terre et il est reparti. J’ai pensé que s’il revient, nous pourrons bien l’empêcher de s’en aller.

— Comment cela ?

— Si nous lui passions ces courroies autour des chevilles il ne s’en débarrasserait probablement pas aussi facilement que nous l’avons fait.

— Et après ?

— Eh bien ! il nous dirait où nous sommes, et ce que l’on veut faire de nous.

— Bah ! que nous importe, puisque notre mission est remplie.

— Cela ne vous importe peut-être pas à vous, les goûts ne se discutent pas, mais il m’importe beaucoup à moi. Je ne suis pas habitué à rester assis dans un trou, comme un ours dans un piège, à attendre ce qu’on voudra bien faire de moi. Je ne me trouve pas à l’aise ici. Paris est déjà un lieu où l’on ne respire guère, mais c’est une prairie comparé à ceci. Il me faut de l’air, et je veux sortir d’ici.

— Il n’y a pas autre chose à faire que de prendre patience, mon ami.

— Ce n’est pas mon avis. J’aime mieux prendre une barre de fer et quelques chevilles.

Il ouvrit son habit et retira un morceau de fer rouillé et trois petits morceaux de bois taillés en pointe.

— Où avez-vous pris cela ?

— C’est mon travail de la nuit. Cette barre est la traverse supérieure de la grille. J’ai eu de la peine à l’enlever, mais la voilà. Quant aux chevilles je les ai taillées dans cette bûche.

— Pour quoi faire ?

— Eh bien ! vous voyez, la cheville numéro un va ici où j’ai creusé un trou entre les pierres, puis j’ai fait avec l’autre bûche un coin que l’on peut fixer solidement dans ces deux entailles, de façon à pouvoir supporter le poids d’un homme. Ces deux autres chevilles vont dans ces deux trous ! Là, maintenant vous pouvez vous tenir sur l’échafaudage et regarder par la fenêtre sans trop vous fatiguer les orteils. Essayez.

Catinat se hissa et il regarda entre les barreaux.

— Je ne connais pas l’endroit, dit-il en secouant la tête. Ce doit être un des châteaux éparpillés au sud de Paris ; mais lequel ? Et qui a intérêt à nous traiter ainsi ? Si je pouvais voir le blason… Ah ! en voilà un, là-bas, dans le centre de la fenêtre, mais j’ai peine à le distinguer. Je crois que vos yeux sont meilleurs que les miens, Amos, regardez si vous pouvez lire cet écusson.

— Oui. Je vois parfaitement. Cela me fait l’effet de trois busards perchés sur un baril de mélasse.

— Probablement trois merlettes sur une tour. Ce sont les armes des Provence de Hauteville. Ce n’est pas cela. Ils n’ont pas de château à moins de cent lieues. Non… je ne sais pas où nous sommes.

Il se mit à redescendre et s’appuya de la main sur la barre. À sa grande surprise elle lui vint dans la main.

— Regardez, Amos, regardez, s’écria-t-il.

— Ah ! vous vous en apercevez. J’ai fait cela pendant la nuit.

— Comment ? avec votre couteau ?

— Non, avec la traverse, mon couteau n’aurait pas résisté. Je vais remettre la barre en place ; d’en bas ils pourraient s’apercevoir qu’elle est descellée.

— Les autres le sont aussi ?

— Non ; mais elles le seront cette nuit. Vous pourrez vous servir de celle-ci pendant que je travaillerai avec ma traverse. Voyez, la pierre est tendre, et il ne sera pas difficile de creuser une rainure pour faire glisser le barreau. Nous sommes de fichus maladroits si nous ne réussissons pas à nous ouvrir un chemin avant que le jour ait paru.

— Mais en admettant que nous puissions arriver jusque dans la cour, que ferons-nous après ?

— Chaque chose en son temps, mon ami. Ce n’est pas une raison pour rester indéfiniment sur le Kennebec parce que vous ne voyez pas comment vous ferez pour traverser le Penobscot. En tout cas il y a plus d’air dans la cour qu’ici, et quand nous aurons franchi la fenêtre nous nous occuperons du reste.

Les deux amis n’osèrent pas continuer leur besogne pendant le jour de peur d’être surpris par le geôlier ou observés du dehors.

Ils mangèrent leur pain et burent leur eau avec l’appétit d’hommes qui avaient été souvent privés même d’une nourriture aussi frugale. Dès que la nuit fut venue, ils se mirent au travail ; un orage avait éclaté et il pleuvait, mais ils y voyaient parfaitement, tandis que l’ombre projetée par le cintre de la fenêtre les empêchait, d’être vus. Avant minuit ils avaient détaché un barreau, et l’autre commençait, à jouer dans le scellement quand un léger bruit leur fit détourner la tête et ils virent le geôlier debout au milieu de la cellule qui les regardait la bouche ouverte.

Ce fut Catinat qui l’aperçut le premier. En un clin d’œil il fut sur lui avec son barreau, mais l’homme se précipita vers la porte qu’il referma vivement derrière lui, juste comme l’outil de l’Américain sifflait à ses oreilles et allait tomber dans le corridor. Les deux amis se regardèrent. Le mousquetaire haussa les épaules et l’Américain se mit à siffler entre ses dents.

— Inutile de continuer maintenant, dit Catinat.

— Autant faire cela qu’autre chose, répondit l’autre. Si mon barreau avait passé à un pouce plus bas, il n’en réchappait pas. Espérons qu’il s’est cassé le cou en descendant l’escalier. Je n’ai plus d’outil maintenant, mais encore quelques efforts avec votre barre et nous en aurons fini. Mais je crois que vous ne vous êtes pas trompé, et nous devons nous préparer à recevoir une cravate de chanvre.

Une grosse cloche avait été mise en branle dans le château et un grand bruit de voix et de pas se faisait entendre dans l’escalier de pierres. Des clefs tournaient dans les serrures et des ordres étaient donnés d’une voix autoritaire. Tout ce bruit éclatant soudain au milieu de la nuit tranquille indiquait évidemment que l’alarme avait été donnée. Amos Green se jeta sur la paille, les mains dans ses poches, et Catinat s’appuya contre le mur attendant ce qui allait se passer. Cinq minutes s’écoulèrent, plus cinq autres, sans que personne apparût. Le bruit continuait dans la cour, mais le corridor conduisant à leur cellule restait silencieux.

— Ma foi, je vais enlever ce barreau, dit enfin l’Américain en se levant et en allant à la fenêtre. Nous verrons toujours ce que signifie tout ce tapage. Il grimpa sur la fenêtre tout en parlant et regarda au dehors.

— Venez ici, cria-t-il à son camarade. Ils ont autre chose en train là-dessous et je crois qu’ils sont trop occupés pour se mettre la cervelle à l’envers à notre sujet.

Catinat se hissa à côté de lui et regarda dans la cour. Un brasier avait été allumé dans chaque angle et une foule d’hommes allaient et venaient avec des torches allumées. La lueur jaune dansait sur les murs gris, éclairant un instant les hautes tourelles qui se détachaient contre le ciel noir ; puis, tout d’un coup, une rafale de vent rabattait la flamme des torches de telle sorte qu’elle laissait à peine voir le visage de ceux qui les tenaient. La porte principale était ouverte et une voiture arrêtée devant une petite porte juste en face de leur fenêtre. La caisse et les roues de la voiture étaient couvertes de boue et les deux chevaux se tenaient la tête baissée, et tout fumants comme s’ils venaient de fournir une course à la fois rapide et longue. Un homme coiffé d’un chapeau empanaché et enveloppé dans un manteau était descendu de la voiture à reculons en tirant après lui une autre personne. Il y eut une lutte, un cri et les deux silhouettes disparurent par la porte. Puis la voiture repartit, les torches et les brasiers furent éteints. La grande porte se referma, et tout retomba dans le silence.

— Eh ! demanda Catinat, est-ce encore un messager du roi qu’ils ont pris ?

— Il y aura de la place pour lui ici avant peu, dit Amos Green. S’ils veulent seulement nous laisser tranquilles nous n’y resterons plus longtemps.

— Je me demande où est passé le geôlier.

— Qu’il aille où il voudra, pourvu qu’il n’approche pas d’ici. Donnez-moi votre barreau.

Il se mit à travailler furieusement à creuser sa rainure dans la pierre ; tout à coup il s’arrêta et tendit l’oreille.

— Tonnerre, dit-il, quelqu’un travaille de l’autre côté.

Ils écoutèrent tous les deux, et entendirent distinctement un bruit sourd de marteaux, et des grincements de scie de l’autre côté du mur.

— Qu’est-ce qu’ils peuvent donc faire ?

— Je me le demande.

— Vous ne pouvez pas voir ?

— Ils sont trop près du mur.

— Laissez-moi essayer. Je suis plus mince que vous.

Il passa sa tête et la moitié de l’épaule entre les barreaux, et il resta dans cette position si longtemps que son ami crut qu’il ne pouvait se dégager et le tira par les jambes.

— Ils sont en train de construire quelque chose ? Il y a quatre hommes avec une lanterne.

— Qu’est-ce qu’ils peuvent bien construire ?

— C’est un hangar je pense. Je vois trois poteaux enfoncés dans le sol.

— Nous ne pouvons pas sortir d’ici, avec ces quatre hommes sous notre fenêtre,

— C’est impossible,

— Mais nous pouvons finir notre travail.

Le bruit de son fer était noyé dans le tapage que faisaient les ouvriers occupés au-dessous d’eux. L’extrémité inférieure du barreau glissa dans la rainure et il l’attira doucement à lui. Juste au moment où il l’enlevait une tête ronde avec une masse de cheveux emmêlés apparut au niveau de la fenêtre. Amos Green fut tellement surpris à cette brusque apparition qu’il lâcha son barreau qui rebondit sur le rebord de la fenêtre, et tomba au dehors.

— Espèce de maladroit, cria une voix au-dessous, c’est comme cela que tu tiens tes outils ? Mille millions de tonnerres ! Tu m’as brisé l’épaule.

— Qu’est-ce qu’il y a ? répliqua une autre voix.

— Il y a que tu as laissé tomber ton outil sur moi.

— Moi, je n’ai rien laissé tomber.

— Idiot ; tu veux me faire croire que les barres de fer tombent du ciel. Je te dis que tu m’as laissé tomber ton outil sur l’épaule, maladroit.

— Je vais te laisser tomber mon poing sur la figure, si je descends de l’échelle.

— Silence, propres à rien, dit sévèrement une troisième voix. Si le travail n’est pas fini au point du jour, il y aura un compte à régler avec quelqu’un que je connais.

Le bruit des marteaux et de la scie reprit de plus belle. La tête passait et repassait devant la fenêtre, son propriétaire semblant être sur une plate-forme établie juste au-dessous, mais pas une fois il ne lui vint à l’idée de jeter un coup d’œil dans le trou noir qui s’ouvrait devant lui. Les premières lueurs du matin commençaient à se répandre dans la cour quand l’ouvrage fut terminé, et les ouvriers quittèrent la place. Les prisonniers se risquèrent alors à grimper jusqu’à la fenêtre pour voir ce qui avait été fait pendant la nuit. Mais ce qu’ils aperçurent leur enleva la respiration. C’était un échafaud.

La plate-forme se dressait immédiatement au-dessous d’eux formée de planches grises nouvellement assemblées, mais qui avaient évidemment servi déjà au même usage.

Elle était appuyée contre le mur et s’avançait à une vingtaine de pieds dans la cour, avec un large escalier de bois. Au centre était un billot d’exécution dont ils apercevaient la partie supérieure toute tailladée et couverte de larges taches couleur de rouille.

— Je crois qu’il est temps de sortir d’ici, dit Amos Green.

— Ce que nous avons fait est inutile, répondit tristement Catinat. Quel que soit notre sort, et nous voilà suffisamment renseignés, nous ne pouvons que nous y soumettre en hommes de courage.

— Un instant ! mon camarade, la fenêtre est libre, il faut nous en servir.

— C’est inutile. Je vois une troupe d’hommes en armes alignée de l’autre côté de la cour.

— Une troupe alignée à cette heure ?

— Oui, et en voici d’autres qui arrivent. Voyez là-bas, par la porte centrale. Mais, au nom du ciel, qu’est-ce que cela ?

La porte qui était en face d’eux venait de s’ouvrir pour donner passage à une étrange procession.

Ce furent d’abord une douzaine de valets de pied marchant deux à deux, tous tenant une hallebarde en main et vêtus de la même livrée marron.

Derrière eux venait une espèce de géant à longue barbe, portant une grande hache sur son épaule gauche, et les manches de sa chemise de toile grossière relevées au-dessus des coudes, puis un prêtre marmottant des prières sur son bréviaire, et immédiatement après parut une femme vêtue de noir, le cou nu et la tête couverte d’un châle qui lui cachait le visage. Tout près d’elle marchait un homme de haute taille, à l’air hautain avec des traits durs et un grand nez en bec d’aigle. Il portait une toque de velours ornée d’une plume retenue par une boucle en diamants qui scintillaient sous la lumière du matin. Mais ses yeux noirs brillaient d’un éclat plus vif que les pierreries sous ses sourcils touffus, et dardaient des éclairs sinistres et menaçants. Douze autres valets vêtus de livrées marron fermaient la marche de ce singulier cortège.

La femme défaillit au pied de l’échafaud, mais l’homme qui était auprès d’elle la releva avec une poussée si brusque qu’elle buta contre la dernière marche, et elle serait tombée si elle ne s’était retenue au bras du prêtre. Arrivée sur la plate-forme, ses yeux rencontrèrent le terrible billot, elle poussa un cri et se rejeta en arrière. Mais de nouveau l’homme la poussa, et deux des suivants la saisirent chacun par un poignet et la traînèrent en avant.

— Oh ! Maurice, Maurice, criait-elle. Je ne suis pas prête à mourir. Oh ! pardonnez-moi, Maurice ; si vous espérez être pardonné vous-même, Maurice ! Maurice !

Elle se débattait pour saisir sa main, sa manche, mais il restait debout, la main sur la poignée de son épée, les yeux fixés sur elle avec une expression de dureté où se mêlaient des éclairs de joie. Elle détourna la tête et rejeta le châle qui cachait son visage.

— Ah ! Sire, s’écria-t-elle, Sire, si vous pouviez me voir, maintenant !

À ce cri, et à la vue de cette belle figure pâle, Catinat, qui avait suivi toute la scène, se sentit frappé comme par la foudre ; en effet cette femme qui se tenait là, à côté de ce billot, c’était celle qui avait été la plus puissante, la plus spirituelle, la plus belle des femmes de France, Françoise de Montespan, hier encore la favorite du roi.

CHAPITRE XIX

DANS LE CABINET DU ROI

Pendant que ses messagers se laissaient ainsi surprendre par Vivonne et sa bande, le roi était assis, seul dans son cabinet. Au-dessus de sa tête brûlait une lampe parfumée tenue par quatre petits amours en cristal que maintenaient quatre chaînes d’or. Le mobilier d’ébène incrusté d’argent, le riche tapis de la Savonnerie, les soies de Tours, les tapisseries des Gobelins, les garnitures d’or et les fines porcelaines de Sèvres, tout ce que la France pouvait produire de plus riche et de plus luxueux était réuni entre ces quatre murs. Et au milieu de toute cette opulence était assis le maître, le menton appuyé dans sa main, le coude sur la table, les yeux fixés au mur, le regard absent, l’air pensif et absorbé.

Et tout son passé remontait dans sa mémoire, avec l’irréparable de sa jeunesse envolée. Des accès de goutte, d’inquiétants vertiges venaient à chaque instant lui rappeler qu’il était déjà sur l’autre penchant de la colline. Et pas un seul ami véritable, pas un seul, dans son pays, dans sa cour, dans sa propre famille même, à l’exception de la femme qu’il allait épouser cette nuit ; mais celle-là comme elle était sincère et vraie, et bonne et digne ! Avec elle il pouvait espérer effacer par la gloire des années qui lui restaient encore à vivre les erreurs et les folies du passé. Si cet archevêque pouvait ne pas tarder afin qu’il pût être bien sûr qu’elle serait à lui, pour la vie !

Un coup fut frappé à la porte, et Bontemps se montra dans l’embrasure.

— L’évêque est arrivé, Sire.

— Très bien, Bontemps. Priez madame de se rendre ici, et donnez l’ordre aux témoins de se réunir dans l’antichambre.

Comme le valet se retirait, Louvois entrait, hautain et majestueux. Le roi se tourna vers son ministre :

— Je désire que vous soyez mon témoin, Louvois.

— Témoin de quoi, Sire ?

— De mon mariage.

Le ministre eut un haut-le-corps.

— Quoi, Sire ! Déjà ?

— À l’instant même. Dans cinq minutes.

— Très bien, Sire.

Le malheureux courtisan fit tous ses efforts pour prendre un air joyeux, mais la nuit avait été pleine d’ennuis pour lui, et se voir forcé de contribuer à faire de son ennemie la femme du roi, c’était le comble de l’amertume.

Pendant ce temps les préparatifs avaient été menés rapidement dans la petite chambre où brûlait la lampe rouge, devant la statue de la Vierge. Françoise de Maintenon se tenait au milieu de la pièce. Elle était vêtue d’une robe de brocart blanc, garnie de serge argent et de riche dentelle au point d’Alençon. Trois femmes allaient et venaient autour d’elle, se croisant, se baissant, se relevant, retouchant ici et là, ajoutant une épingle, refaisant un nœud, se reculant pour juger de l’effet.

— Là ! dit l’habilleuse, en donnant un dernier coup à une rosette de soie grise. Je pense que cela ira, Majes…, madame.

— Mes goûts ne me portent guère vers la toilette, dit la dame, cependant je tiens à ce qu’il me trouve bien mise.

— Oh ! madame est facile à habiller. Madame est admirablement faite. Quelle toilette ne paraîtrait jolie avec un cou, une taille et un bras comme ceux de madame pour la faire ressortir ? Quelles difficultés nous éprouvons quand il nous faut refaire le corps en même temps que nous faisons la toilette ! Voilà la princesse Charlotte Élisabeth. Elle est petite, mais très forte. C’est incroyable comme elle est épaisse. Il lui faut plus d’étoffe que pour madame, bien qu’elle soit d’une bonne tête plus petite.

Mais Mme  de Maintenon n’écoutait guère le bavardage de l’habilleuse. Ses yeux étaient fixés sur la statue, et ses lèvres murmuraient une prière suppliant Dieu de la rendre digne des hautes destinées auxquelles il l’avait appelée si soudainement. Un coup frappé à la porte vint interrompre sa prière.

— C’est Bontemps, madame, dit Mlle  Nanon. Il dit que le roi est prêt.

— Alors nous ne le ferons pas attendre. Venez, mademoiselle, et que Dieu bénisse l’acte que nous allons accomplir.

Le petit groupe s’assembla dans l’antichambre du roi, et se rendit de là à la chapelle particulière. Devant marchait le majestueux évêque tout gonflé de l’importance de sa fonction, les doigts entre les pages de son missel à la rubrique de matrimoniis. Près de lui se tenaient son aumônier et deux petits serviteurs de la cour en soutanes rouges et en surplis, portant des torches illuminées. Le roi et Mme  de Maintenon marchaient l’un près de l’autre, elle calme et réservée, les yeux baissés, lui les joues un peu empourprées, le regard nerveux et furtif, comme un homme qui a conscience qu’il traverse une des grandes crises de sa vie. Derrière eux, dans un silence solennel, suivait un petit cortège de témoins choisis, le maigre et silencieux Père La Chaise, Louvois, dont le regard haineux et narquois ne quittait pas la mariée, le marquis de Charmarante, Bontemps et Mlle  Nanon.

Comme ils avançaient lentement à travers les galeries et les salons conduisant à la chapelle, les yeux du roi se portèrent sur les portraits de ses ancêtres et de ses parents qui garnissaient les murs. Au moment où il passait devant celui de la reine défunte, Marie-Thérèse, il tressaillit et eut un mouvement d’horreur.

— Mon Dieu, murmura-t-il, elle a froncé le sourcil et m’a craché au visage.

Mme  de Maintenon posa sa main sur sa manche.

— Ce n’est rien, Sire, murmura-t-elle d’une voix caressante. C’est le tremblement de la lumière sur la peinture.

Cette voix produisit sur lui son effet habituel. L’expression hagarde de ses yeux s’évanouit et mettant sa main dans celle de sa compagne il se remit résolument en marche. Quelques minutes plus tard ils étaient devant l’autel et les paroles qui devaient les unir pour toujours furent prononcées. Comme ils revenaient, il y eut un bourdonnement de félicitations autour de la dame, au doigt de laquelle scintillait l’anneau de l’épouse. Elle était toujours calme et pâle, mais le sang affluait avec force à ses tempes, et elle songeait : je suis reine de France maintenant, reine ! reine ! reine !…

Mais une ombre s’approcha de sa joie et une voix murmura dans son oreille :

— Souvenez-vous de la promesse que vous avez faite à l’Église.

Elle tressaillit, et se retourna pour rencontrer le visage émacié du Jésuite.

— Votre main est glacée, dit Louis. Partons, nous sommes restés trop longtemps dans cette chapelle froide et triste.

CHAPITRE XX

LA RUPTURE

Mme de Montespan était allée se reposer, l’esprit tranquille, après avoir reçu le message de son frère.

Elle aurait toute la journée du lendemain pour faire échouer les plans du roi, et si elle n’y parvenait pas, c’est qu’alors elle n’avait plus ni esprit ni beauté.

Au matin elle fit sa toilette avec un soin extrême : elle mit son nouveau déshabillé de velours violet et sa rivière de perles ; elle n’eut garde d’oublier sa poudre et le soupçon de rouge, et elle posa une seule mouche tout à côté de la fossette de sa joue, avec toute la sollicitude d’un guerrier revêtant son armure pour un combat où sa vie est en jeu. Elle n’avait reçu aucune nouvelle du grand événement qui s’était passé dans la nuit, bien que toute la cour le connût, car ses façons hautaines et sa langue acérée ne lui avaient pas laissé d’amis assez dévoués pour se risquer à être vus dans les appartements de celle qui avait à jamais perdu tout espoir de rentrer en faveur.

Elle était encore dans son cabinet de toilette quand son page vint lui annoncer que le roi l’attendait dans le salon. Mme  de Montespan put à peine croire à une telle bonne fortune. Elle s’était creusé la tête toute la matinée pour imaginer un moyen d’arriver jusqu’à lui et il était là qui l’attendait. Après un dernier coup d’œil à la glace, elle se hâta d’aller le rejoindre.

Il se tenait debout, le dos tourné vers la porte, examinant un tableau de Snyder. Au bruit qu’elle fit en entrant il se retourna et fit un pas vers elle. Elle s’était précipitée au-devant de lui avec un petit cri de joie, tout son beau visage rayonnant d’amour ; mais il fit de la main un geste d’autorité qui la cloua sur place. Il y avait dans le regard de son amant une expression qu’elle n’y avait jamais vue auparavant, et déjà quelque chose lui murmurait au fond de son âme qu’aujourd’hui elle n’était pas la plus forte.

— Vous êtes encore fâché contre moi, Sire ? s’écria-t-elle.

Il était venu dans l’intention de lui apprendre brusquement son mariage. Mais lorsqu’il la vit devant lui dans toute sa beauté, le courage lui manqua. Un autre le lui dirait.

Son silence augmenta l’alarme de Mme  de Montespan. douces et cependant fermes étaient nouvelles pour elle, et elle sentait que tous ses charmes demeureraient impuissants.

— Madame, ajouta le roi, j’ai bien réfléchi, et il en sera comme j’ai dit. Il n’y a pas d’autre solution. Puisqu’il faut que nous nous quittions, le plus tôt sera le mieux. Croyez-moi, ce n’est pas une chose agréable pour moi non plus. J’ai fait donner l’ordre à votre frère de se trouver avec une voiture à la petite porte à neuf heures, car j’ai pensé que vous désireriez peut-être vous retirer à la nuit.

— Pour cacher ma honte à une cour qui ne manquera pas de rire de moi. C’est très bien pensé, Sire !

— Ne me regardez pas avec ces yeux de reproche, reprit doucement le roi, je vous en prie. Que notre dernière entrevue laisse dans notre mémoire un souvenir agréable.

— Un souvenir agréable !

Toute son humilité l’avait quittée et sa voix avait pris un accent de mépris et de colère.

— Un souvenir agréable ! agréable pour vous peut-être, qui vous débarrassez d’une femme dont vous avez ruiné la vie, et qui pouvez en trouver une autre dans vos salons pour vous faire oublier votre perfidie. Mais pour moi, condamnée à languir dans quelque château de province, repoussée par mon mari, méprisée par ma famille, la risée et le dédain de la France, loin de l’homme pour

— Vous êtes venu pour me dire quelque chose et vous n’avez pas le courage de le dire. Dieu bénisse le cœur si bon qui arrête la langue cruelle !

— Non, non, madame, dit Louis. Je n’ai pas eu l’intention d’être cruel. Je ne puis oublier que votre esprit et votre beauté ont égayé ma vie et ma cour depuis des années. Mais les temps changent, madame, et j’ai envers le monde des devoirs qui sont en opposition avec mes inclinations personnelles. Pour plusieurs raisons je crois qu’il est bon que nous nous en tenions à l’arrangement que nous avons discuté l’autre jour, et que vous vous retiriez de la cour.

— Me retirer, Sire ? Pour combien de temps ?

— Il faut que ce soit pour toujours, madame.

Elle le regardait toute pâle, et serrant les poings.

— Je n’ai pas besoin de dire que je vous rendrai cette retraite aussi agréable et aussi heureuse qu’il sera en mon pouvoir. Vous fixerez vous-même le chiffre de votre pension, un palais sera bâti pour vous en n’importe quel lieu de France que vous préférerez pourvu que ce soit au moins à vingt lieues de Paris. De plus, je…

— Oh ! Sire, comment pouvez-vous penser que tout cela puisse compenser la perte de votre amour ?

Elle était complètement abattue. S’il avait parlé avec colère, elle eût pu espérer de le retourner comme elle l’avait fait déjà ; mais ces manières lequel j’ai tout sacrifié, ce sera un étrange souvenir, vous pouvez en être sûr ?

Le roi avait vu l’éclair de colère qu’avaient lancé ses yeux, et cependant il s’efforça de se contenir. Après une altercation pareille entre l’homme le plus orgueilleux et la femme la plus hautaine de France, il était nécessaire que l’un ou l’autre cédât.

Il sentit que c’était à lui de le faire, et il le fit malgré ce qu’il en coûtait à sa nature impérieuse.

— Il n’y a rien à gagner, madame, dit-il, avec des paroles qui ne conviennent ni à vos lèvres ni à mes oreilles. Vous me rendrez cette justice de reconnaître qu’en ce moment je prie lorsque je pourrais commander, et qu’au lieu de vous donner un ordre comme à un sujet, j’essaye de vous convaincre comme une amie.

— Vous êtes vraiment trop bon, Sire ! Nos relations qui datent de vingt ans et plus suffisent à peine à expliquer une telle condescendance de votre part. Je vous dois en vérité de la reconnaissance de ce que vous avez bien voulu ne pas lancer sur moi les archers de votre garde, et ne pas me faire sortir de ce palais entre deux files de vos mousquetaires ! Comment pourrai-je vous remercier de cette attention, Sire ?

Elle fit une profonde révérence qu’elle accompagna d’un sourire, sardonique.

— Françoise, soyez raisonnable, je vous en supplie. Nous avons laissé la jeunesse derrière nous l’un et l’autre.

— Cette allusion à mon âge est gracieuse sur vos lèvres.

— Ah ! vous dénaturez mes paroles. Alors, je n’en dirai pas une de plus. Il est possible que vous ne me revoyiez plus, madame ; n’y a-t-il rien que vous désiriez me demander avant que je parte ?

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle. Mais vous n’avez donc pas de cœur ? Sont-ce là les lèvres qui m’ont répété si souvent que vous m’aimiez ? Sondée là les yeux qui se sont mirés dans les miens avec tant d’amour ? Pouvez-vous donc rejeter loin de vous une femme dont la vie a été la vôtre, comme vous avez abandonné le château de Saint-Germain quand un autre plus magnifique a été prêt pour vous recevoir ?…

— Madame, cette scène est pénible pour nous deux.

— Pénible ? Où est la peine sur votre visage ? Pour moi, j’y lis de la colère parce que j’ai osé vous dire la vérité ; j’y vois de la joie parce que vous sentez que votre vile tâche est terminée : vous n’attendez que mon départ pour retourner à votre gouvernante !… Oui, oui. Ah ! vous ne me faites pas peur ! Ne croyez pas que je sois aveugle. Ainsi, vous auriez été même jusqu’à l’épouser ! Vous, le descendant de saint Louis et elle la veuve Scarron, la pauvre misérable que j’ai prise par charité dans ma maison ! Ah ! vos courtisans riront ! Comme les petits poètes vont préparer leurs plumes, et comme les beaux esprits vont s’en donner à cœur joie entre eux : Cela n’arrive pas à vos oreilles, naturellement, mais c’est quelque peu pénible à entendre pour vos amis.

— Ma patience ne peut en supporter davantage, s’écria le roi, incapable de se contenir plus longtemps. Je vous quitte, madame, et pour toujours.

Mais la fureur de Mme  de Montespan était à son comble. Elle lui barra le passage, la figure en feu, trépignant de rage.

— Vous êtes pressé, Sire ! Elle vous attend sans doute !

— Laissez-moi passer, madame.

— Mais vous avez été désappointé cette nuit, n’est-ce pas, mon pauvre Sire ! Et pour la gouvernante, quel mécompte ! Grand Dieu ! quel mécompte ! Pas d’archevêque ! pas de mariage ! Tout le joli petit plan à vau-l’eau ! Bien cruel, n’est-ce pas ?

Louis regardait avec étonnement ce beau visage en furie, et l’idée lui traversa l’esprit que le chagrin lui avait tourné la tête. Autrement que signifiaient toutes ces paroles incompréhensibles, l’archevêque ?… Un mécompte ?… Il serait indigne de lui de parler durement à une femme dans une telle détresse. Il fallait la calmer et surtout sortir de là.

— Je vous ai confié la garde d’un grand nombre de mes bijoux de famille, dit-il. Je vous demande en grâce que vous les conserviez comme un faible gage de mes sentiments.

Il avait espéré lui faire plaisir et la calmer, mais il n’avait pas fini de parler qu’elle avait ouvert son armoire secrète et qu’elle jetait des poignées de pierres précieuses à ses pieds. Les petites boules crépitaient et roulaient avec des éclairs rouges, verts, jaunes, sur le parquet et rebondissaient avec des lueurs d’arc-en-ciel contre les panneaux de chêne des murs.

— Ce sera pour la gouvernante si l’archevêque vient, à la fin, cria-t-elle.

Il fut plus convaincu que jamais qu’elle avait perdu la raison. Et, voulant tenter un moyen suprême, il ouvrit à demi la porte et donna un ordre à voix basse. Un instant après, un jeune garçon avec de longs cheveux dorés ruisselant sur son pourpoint de velours noir entra dans la pièce. C’était son plus jeune fils, le comte de Toulouse.

— J’ai pensé que vous désireriez lui dire adieu, madame, dit le roi.

Elle resta le regard hébété, comme si elle eût cherché à deviner. Et soudain elle comprit que ses enfants devaient lui être enlevés en même temps que son amant, et elle vit cette autre femme qui resterait avec eux et qui gagnerait leur affection pendant qu’elle-même serait reléguée loin d’eux. Alors tout ce qu’il y avait de haine et d’instincts mauvais en elle se déchaîna, et pendant un instant elle fut vraiment ce que le roi l’avait crue, véritablement folle. Un poignard garni de pierreries se trouvait au milieu de ses trésors, sous sa main. Elle le prit et se précipita sur l’enfant qui recula. Louis poussa un cri et s’élança pour l’arrêter ; mais une autre main avait été plus rapide que la sienne. Une femme venait d’entrer précipitamment par la porte ouverte et avait saisi le poignet levé. Il y eut un moment de lutte entre les deux femmes, toutes les deux admirablement belles, et le poignard tomba à leurs pieds. Louis le ramassa vivement et, prenant son fils par la main, il se précipita hors de l’appartement. Françoise de Montespan recula en chancelant jusqu’à l’ottomane sur laquelle elle se laissa tomber pour apercevoir devant ses yeux le visage sévère de l’autre Françoise, de la femme qu’elle trouvait toujours comme une ombre à chaque tournant de sa vie.

— Je vous ai sauvée, madame, d’une action que vous auriez été la première à déplorer.

— Sauvée ! C’est vous qui m’y avez poussée.

La favorite déchue s’était levée et se tenait appuyée contre le dossier du meuble, ses mains égratignant le velours derrière elle, les paupières à demi refermées sur ses yeux étincelants.

Mme  de Maintenon s’était fait une coupure à la main dans la lutte, et le sang coulait de ses doigts ; mais ni l’une ni l’autre des deux femmes n’avait le loisir d’y prendre garde.

— Oui, reprit Françoise de Montespan, c’est vous qui m’avez poussée à ceci, vous que j’ai recueillie quand vous saviez à peine où trouver la croûte de pain qui vous empêcherait de mourir de faim. Que possédiez-vous ? Rien…, rien qu’un nom qui était la risée de l’Europe. Et que vous ai-je donné ? Tout. Vous savez que je vous ai donné tout, argent, situation, l’entrée de la cour. C’est par moi que vous avez tout obtenu. Et maintenant vous vous raillez de moi.

— Madame, je ne me raille pas de vous. Je vous plains du fond de mon cœur.

— Vous ! me plaindre ! Ah ! la veuve Scarron plaindre une Mortemart ! Votre pitié peut aller rejoindre votre gratitude et votre réputation. Nous savons ce qu’elles valent.

— Vos paroles me chagrinent.

— Votre conscience ne vous reproche donc pas vos infamies ?

— Je n’ai jamais eu la moindre intention de vous faire du mal.

— Vraiment ! Ah ! misérable femme !

— Qu’ai-je donc fait ? Le roi est venu chez moi pour assister aux leçons des enfants. Il s’y est plu, il y est resté. En suis-je responsable ?

— C’est vous qui l’avez détourné de moi.

— Je serais fière, en vérité, si je pouvais croire que c’est moi qui l’ai ramené à la vertu.

— Ainsi vous avouez que vous m’avez volé l’amour du roi, veuve très vertueuse ?

— J’ai toujours eu pour vous une profonde reconnaissance. Vous avez été, ainsi que vous me l’avez souvent rappelé, ma bienfaitrice. Je ne l’ai jamais oublié une minute. Cependant je ne nie pas avoir dit au roi, qui me consultait, que le péché est le péché et qu’il serait plus digne de lui de briser les liens coupables qui le retenaient.

— Pour en contracter d’autres ?

— Ceux du devoir.

— Votre hypocrisie me soulève le cœur. Si vous prétendez être une nonne, pourquoi n’êtes-vous pas là où sont les nonnes ? Non, vous voudriez avoir à la fois les avantages de ce monde et de l’autre, il vous faut tout ce que la cour peut offrir et vous singez les manières du cloître. Mais je ne me laisse pas prendre à vos façons. Je connais aussi bien que vous le fond de votre cœur. Moi j’étais une honnête femme, et ce que j’ai fait je l’ai fait en face du monde. Vous, vous vous cachez derrière vos prêtres et vos directeurs de conscience, et votre prie-Dieu, et vos missels.

Les yeux gris de sa rivale étincelèrent pour la première fois, et elle fit un pas en avant, sa main blanche à moitié levée pour protester.

— Vous pouvez dire de moi ce qu’il vous plaira, dit-elle. Je n’en tiens pas plus compte que du sot bavardage de votre perroquet dans l’antichambre. Mais ne touchez pas à ce qui est sacré. Ah ! si seulement vous vouliez élever vos pensées vers ces choses, si vous consentiez à vous replier sur vous-même, et à voir avant qu’il ne soit trop tard quelle vie indigne vous avez menée ! Que n’auriez-vous pu réaliser ? Son âme était entre vos mains comme l’argile du potier. Si vous vous étiez occupée à élever son esprit, si vous l’aviez conduit dans des sentiers plus hauts, si vous aviez pris soin de développer tout ce qu’il y a de bon et de noble en lui, votre nom eût été honoré et béni dans le château comme dans la chaumière. Mais non ! vous l’avez traîné dans la boue, vous avez gaspillé sa jeunesse, vous l’avez éloigné de sa femme, vous l’avez empêché d’être vraiment un homme. Pareil exemple venant de lui a fait commettre mille crimes à ceux qui le prennent pour modèle, et tous ces crimes c’est vous qui en êtes responsable. Prenez garde, madame. Au nom de Dieu, prenez garde avant qu’il ne soit trop tard. Malgré toute votre beauté, il se peut qu’il ne vous reste, à vous comme à moi, que quelques brèves années à vivre. Alors, quand ces cheveux seront blancs, quand ce visage sera sillonné de rides, quand l’éclat de ces yeux aura pâli, ah ! Dieu prenne pitié de l’âme de Françoise de Montespan !

Sa rivale baissait enfin la tête. Un instant elle demeura silencieuse, domptée pour la première fois de sa vie ; mais bientôt sa nature hautaine reprit le dessus et elle releva la tête avec un mouvement d’ironie et de défi.

— Je vous remercie : j’ai mon directeur, dit-elle. Ne vous imaginez pas que vous me jetez de la poudre aux yeux. Je vous connais, je ne vous connais que trop.

— Détrompez-vous, vous me connaissez bien moins que vous ne croyez.

— Si fait, riposta Mme  de Montespan. Vous êtes la gouvernante de mes enfants et la maîtresse secrète du roi.

— Vous vous trompez, articula Mme de Maintenon, avec un grand calme. J’ai été la gouvernante de vos enfants et je suis la femme légitime du roi.

CHAPITRE XXI

L’HOMME DANS LA CALÈCHE

Mme de Montespan ne pouvait douter de la vérité de ce qu’elle venait d’entendre. Il y avait dans le regard calme, dans la voix tranquille de sa rivale quelque chose qui forçait la conviction absolue. Elle resta un moment étourdie, haletante, suffoquée, puis d’un seul coup, avec un cri plaintif, elle s’effondra, évanouie, aux pieds de sa rivale.

Mme de Maintenon se baissa et la releva. Il y avait réellement une expression de chagrin et de pitié dans ses yeux, tandis qu’elle considérait la figure pâle appuyée sur son sein, toute fierté, toute haine abolie, des larmes sur les paupières et une moue aux lèvres la faisant penser à un enfant qui vient de s’endormir à force de pleurer.

Elle frappa sur un timbre, à l’appel duquel répondit le petit page noir.

— Votre maîtresse est indisposée, dit-elle, allez chercher ses femmes de chambre.

Puis elle sortit de la grande chambre silencieuse où sa belle rivale était étendue au milieu du velours et des dorures, fleur coupée sur sa tige, sans espoir de retrouver son éclat.

Sitôt que celle-ci eut reprit ses sens elle renvoya ses femmes, et resta couchée les mains crispées, le visage défait, songeant à ce qu’allait être sa triste vie. Elle ne pouvait plus demeurer dans ce palais, cela était certain. Non seulement parce que c’était l’ordre du roi, mais parce qu’il n’y avait plus pour elle que misères et railleries dans cette cour où elle avait régné en maîtresse suprême.

— Elle se leva du divan, se sentant vieillie de dix ans.

Elle avait jeté ses pierreries aux pieds du roi dans un mouvement de colère, mais c’était assez d’avoir perdu le roi, et il eût été insensé de perdre aussi ses bijoux. Si elle cessait d’être la plus puissante femme de France, elle pouvait encore être la plus riche. Elle aurait sa pension naturellement, et elle serait magnifique, car Louis était toujours généreux. Et puis elle possédait tout le butin qu’elle avait rassemblé durant ces longues années, les bijoux, les perles, l’or, les tableaux, les bibelots, et cela représentait plusieurs millions de livres. Elle emballa elle-même tout ce qui pouvait facilement s’emporter, et elle confia à son frère la garde du reste. Toute la journée elle travailla avec une activité fiévreuse afin d’occuper son esprit et d’oublier sa défaite et la victoire de sa rivale. Le soir, tout fut prêt et elle donna l’ordre qu’on lui envoyât les caisses à Petit-Bourg, qu’elle avait choisi pour retraite.

Une demi-heure avant le temps fixé pour son départ un jeune cavalier, dont la figure lui était inconnue, fut introduit devant elle, il venait de la part de son frère.

— M. de Vivonne, dit-il, regrette que le bruit de votre départ se soit répandu à la cour.

— Il m’importe peu, monsieur, répondit-elle avec toute sa fierté d’autrefois.

— Il dit, madame, que les courtisans pourraient s’assembler à la porte Ouest pour vous voir partir…

Mme de Montespan eut un geste de colère et d’horreur à la pensée qu’une telle épreuve pouvait lui être réservée. Quitter ce palais où elle avait été plus que reine, sous les yeux méprisants et les sarcasmes amers de tant d’ennemis personnels ! Après toutes les humiliations qu’elle avait subies en ce jour, c’eût été le comble de l’affront. Elle ne pouvait s’y résoudre.

— Dites à mon frère, monsieur, que je lui serais fort obligée de vouloir bien prendre de nouvelles dispositions pour que mon départ soit ignoré.

— Il m’a chargé de vous dire que c’est déjà fait… Si vous voulez me suivre…

— Je suis prête. À la porte Ouest ?

— Non, à la porte Est. La voiture attend.

— Très bien. Alors, monsieur, si vous voulez prendre mon manteau et cette cassette, nous partirons sur-le-champ.

Ils sortirent ensemble, et prirent les corridors les moins fréquentés. Mme  de Montespan sentait battre son cœur à chaque bruit qu’elle entendait dans les galeries désertes. Mais la chance la favorisa. Elle ne rencontra personne et se trouva bientôt à la petite porte de l’Est. Deux gros suisses flegmatiques étaient appuyés sur leurs mousquets de chaque côté de la grille et la lumière de la lampe suspendue au-dessus de la porte tombait sur la voiture qui l’attendait. La portière fut ouverte ; un cavalier enveloppé d’un manteau noir lui offrit la main, puis il prit place en face d’elle, et la calèche descendit l’allée principale au trot de ses deux chevaux.

Elle n’avait pas été surprise en voyant cet homme s’asseoir en face d’elle, car elle était habituée à être ainsi accompagnée, et il avait sans doute pris la place que devait occuper ensuite son frère. Cela n’avait rien que de naturel. Mais quand dix minutes se furent écoulées sans que l’homme eût bougé ou prononcé une parole, elle avança la tête et chercha à distinguer ses traits. Mais son chapeau était rabattu sur ses yeux, et il avait le bas du visage caché dans les plis du manteau ; tout ce qu’elle put apercevoir c’étaient deux yeux rivés sur les siens.

Se sentant alors envahie d’une vague inquiétude, elle prit le parti de rompre le silence.

— Assurément, monsieur, dit-elle, nous avons dépassé la grille où nous devions prendre mon frère.

Son compagnon ne répondit pas. Elle crut que ses paroles avaient été couvertes par le bruit de la voiture.

— Monsieur, cria-t-elle, je vous fais remarquer encore une fois que nous avons dépassé la grille du parc.

Pas de réponse.

Alors elle fut prise tout à coup d’une terreur folle. Elle se mit à pousser des cris et se leva pour baisser la glace et ouvrir la portière. Mais une main d’acier lui étreignit le poignet, et la força à se rasseoir. Cependant l’homme n’avait pas bougé de sa place et n’avait pas dit un mot. La voiture continua de rouler lourdement, avec bruit. Ils étaient déjà loin de Versailles.

La dame s’était blottie dans le coin de la voiture haletante, et ses yeux dilatés par la peur ne quittaient pas l’homme assis en face d’elle. C’était une femme courageuse, mais cette horreur étrange, inquiétante, venant après les émotions de la journée avait ébranlé tous ses nerfs. Elle eût préféré des menaces à ce silence qui la terrifiait, et qu’il fallait rompre à tout prix.

— Monsieur, dit-elle, il doit y avoir quelque erreur. Je ne sais pas de quel droit vous m’empêchez d’ouvrir cette portière et de donner mes ordres au cocher.

Il ne répondit pas.

De larges gouttes de pluie claquaient contre une des portières. Un vent d’orage s’était levé.

— Monsieur, supplia-t-elle, en avançant les mains et le prenant par son manteau. Vous m’effrayez, vous me terrifiez. Je ne vous ai jamais fait aucun mal. Quel motif avez-vous d’en vouloir à une malheureuse femme. Oh ! parlez-moi, pour l’amour de Dieu, parlez-moi.

La pluie continua de battre sur la vitre, mais pas une parole ne sortit des lèvres de l’homme.

— Peut-être ne savez-vous pas qui je suis, continua-t-elle, en essayant de prendre son ton d’autorité habituel. Cette plaisanterie pourrait vous coûter cher. Je suis la marquise de Montespan, et je n’oublie pas une injure. Si vous fréquentez à la cour, vous devez savoir que j’ai quelque crédit auprès du roi. Vous pourrez m’emporter dans cette voiture, mais je ne suis pas une personne qui puisse disparaître sans que l’on s’en préoccupe. Si vous… Ah ! mon Dieu…

Du milieu du nuage était parti un éclair qui avait soudain inondé d’une lueur livide l’intérieur de la calèche, et elle avait pu apercevoir la figure de l’homme à quelques pouces de la sienne, les yeux brillants et les traits convulsés par un rire silencieux, et dans cette figure cruelle contractée par un spasme de haine, elle venait de reconnaître l’homme qu’elle craignait le plus au monde, son mari.

— Maurice, cria-t-elle ! Maurice, c’est vous ?

— Oui, ma chère petite femme. C’est moi ; nous voici réunis de nouveau, après un si long temps.

— Oh ! Maurice, comme vous m’avez fait peur ! Comment avez-vous pu être si cruel ? Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé ?

— Parce qu’il était si doux de me trouver là dans le silence, et de penser que je vous avais tout entière à moi, sans personne entre nous, après tant d’années. Ah ! ma petite femme chérie, comme j’ai attendu cette heure avec impatience.

— Je vous ai fait bien du mal, Maurice, je vous ai fait bien du mal ! Pardonnez-moi.

— Nous ne pardonnons pas dans notre famille, ma chère Françoise. Songez plutôt que…

— Ah ! misérable, vous m’avez tordu le poignet, vous m’avez brisé le bras… Vous me frappez… Au secours !

Il venait en effet de se précipiter sur elle, et lui frappait le visage avec sauvagerie. Elle s’était jetée à genoux, la tête cachée dans les coussins ; mais il continuait de s’acharner sur elle, frappant à tort et à travers dans l’obscurité. Les coups résonnaient tantôt avec un bruit sourd, quand sa main rencontrait le cuir du siège, tantôt avec un claquement sec quand elle portait sur le bois, où elle se meurtrissait, mais dans sa rage folle il ne sentait pas la douleur.

— Ah ! je vous ai réduite au silence, dit-il à la fin. C’est avec des baisers que j’arrêtais les paroles sur votre bouche autrefois. Mais le monde marche, Françoise, et les temps changent, et la perfidie entre dans le cœur des femmes, et le désir de la vengeance dans celui des hommes.

— Vous pouvez me tuer si vous voulez, gémit-elle.

— Je le ferai, dit-il simplement.

La voiture continuait de rouler, cahotant sur l’étroite route de campagne coupée de profondes ornières. L’orage était passé, mais les roulements du tonnerre s’entendaient encore, bien loin dans le ciel. La lune brilla, argentant les grandes plaines bordées de peupliers, éclairant de sa lumière froide la silhouette de la femme affaissée sur le plancher de sa voiture et celle de son terrible compagnon. Il se tenait maintenant renversé en arrière, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés sur la femme qui avait rendu sa vie misérable.

— Où me conduisez-vous ? demanda-t-elle à la fin.

— À Portillac, ma toute belle.

— Et pourquoi à Portillac ? Que voulez-vous faire de moi ?

— Je veux faire taire à jamais cette petite langue perfide et menteuse. Je veux qu’elle ne puisse plus tromper d’autres hommes.

— Un assassinat !

— Appelez-le comme vous voudrez.

— Vous avez une épée à votre côté, Maurice. Pourquoi ne me tuez-vous pas tout de suite ?

— Soyez assurée que je l’eusse fait déjà si je n’avais une excellente raison.

— Laquelle ?

— Je vous la dirai. À Portillac, j’ai droit de haute, moyenne et basse justice. Là je suis le maître, le juge, je condamne et j’exécute. C’est un privilège que la loi me confie. Ce pitoyable roi ne pourra même pas vous venger, car le droit m’appartient et il ne peut s’y opposer sans se faire un ennemi de chaque seigneur de France.

Il partit d’un éclat de rire, à l’idée du plan qu’il avait combiné, tandis qu’elle, tremblant de tous ses membres, cacha sa tête dans ses mains pour éviter ce regard où brillait une joie méchante, et elle pria Dieu de lui pardonner les péchés de sa vie.

CHAPITRE XXII

L’ÉCHAFAUD DE PORTILLAC

C’est ainsi qu’Amaury de Catinat et Amos Green purent voir de la fenêtre de leur donjon la voiture qui amenait la prisonnière ; de là aussi tout ce travail de nuit, et l’étrange procession au petit jour. Ce fut Françoise de Montespan qu’ils aperçurent au-dessous d’eux, conduite à la mort, et ce fut son appel désespéré qu’ils entendirent quand la lourde main du bourreau s’abattit sur son épaule et la traîna à genoux devant le billot. Elle se débattait en poussant des cris de terreur ; mais l’homme leva sa hache, et étendit le bras pour saisir la longue chevelure aux reflets d’or et maintenir la tête de sa victime quand soudain il demeura immobile de surprise.

Et en vérité, ce qu’il venait d’apercevoir était bien fait pour le remplir de stupeur. De la petite fenêtre carrée qui s’ouvrait en face de lui, un homme s’était élancé tête en avant et tombant sur ses mains avait rebondi en un clin d’œil sur ses pieds. Il fut suivi presque aussitôt d’un second qui tomba plus lourdement mais se releva aussi prestement. L’un portait l’habit bleu à parements d’argent des gardes du roi, l’autre avait le costume sombre des bourgeois. Chacun tenait à la main une courte barre de fer rouillée. Ni l’un ni l’autre ne prononça une parole, mais le soldat courut sur le bourreau et leva le bras au moment où il balançait sa hache pour frapper sa victime. On entendit comme le craquement d’un œuf qui se brise et la barre de fer vola en éclats. Le bourreau poussa un cri terrible, laissa tomber sa hache, porta ses deux mains à sa tête, fit deux ou trois pas en tournoyant sur la plate-forme et alla s’abattre comme une masse sur le pavé de la cour.

Rapide comme l’éclair, Catinat ramassa la hache et se planta devant Montespan, l’arme haute et les yeux menaçants.

— À nous deux, dit-il.

Le seigneur était resté si stupéfait au premier moment qu’il avait été incapable d’articuler une parole. Il comprit maintenant que ces étrangers venaient se mettre entre lui et sa proie.

— Emparez-vous de ces hommes, cria-t-il en se tournant vers sa suite.

— Un instant, dit Catinat d’une voix qui commandait l’attention. Vous voyez à mon uniforme qui je suis : garde du corps de Sa Majesté, chargé d’une mission spéciale. Me toucher, c’est toucher au roi. Prenez garde.

— Lâches ! hurla de Montespan, saisissez-le.

Mais les hommes d’armes hésitèrent, car la crainte du roi était, comme une grande ombre s’étendant sur la France entière. Catinat vit leur indécision et la mit à profit.

— Cette femme est la favorite du roi, dit-il, et vous risquez votre tête si vous touchez seulement à une mèche de ses cheveux. À vous de décider si, pour obéir à ce fou furieux, vous voulez risquer de voir craquer vos os sur la roue ou de vous tordre dans l’huile bouillante.

— Quels sont ces hommes, Marceau ? cria le seigneur furieux.

— Ce sont des prisonniers, Excellence.

— Des prisonniers, quels prisonniers ?

— Les vôtres, Excellence.

— Qui a donné l’ordre de les amener ici ?

— Vous-même. L’escorte avait votre anneau armorié.

— Je n’ai jamais vu ces hommes. Il y a quelque diablerie là-dessous. Mais ils ne me provoqueront pas dans mon propre château, et ils ne s’interposeront pas entre moi et ma femme. Non, par Dieu, ils ne le feront pas impunément ! Allons Marceau, Étienne, Jean, Gibert, Pierre, vous qui avez mangé mon pain ! en avant ! vous dis-je.

Ses yeux furieux parcouraient les rangs, mais ils ne rencontraient que des têtes baissées et pas un ne bougea. Poussant alors un horrible juron, il tira son épée et se précipita sur sa femme qui gisait évanouie auprès du billot. Catinat s’élança pour la protéger ; mais Marceau, l’intendant, avait déjà saisi son maître par la taille. Montespan, fou de colère, les dents serrées et l’écume aux lèvres se tordit sous l’étreinte de l’homme et, empoignant son épée par la lame, il s’en servit comme d’un poignard et la lui enfonça à travers la barbe jusque dans la gorge. Marceau poussa un cri inarticulé et tomba à la renverse, le sang sortant à flot de sa bouche et de sa blessure ; nais avant que son meurtrier pût dégager son arme, Catinat et l’Américain, aidés d’une douzaine de ses propres gens, le renversèrent sur la plateforme et Amos Green le ligota solidement. Ses propres serviteurs eux-mêmes parlaient déjà de le traîner au billot destiné à sa femme, car Marceau était populaire et ils voulaient venger sa mort, quand soudain éclata dans l’air calme du matin une sonnerie de trompettes. Catinat releva la tête comme un chien de meute à l’appel du cor.

— Avez-vous entendu, Amos ? C’est la sonnerie de la Garde ! Au portail, Vous autres, vivement, et baissez le pont-levis. Allez et dépêchez si vous ne voulez pas payer pour les fautes de votre maître.

Amos, pendant ce temps, avait arraché l’ample manteau noir de Montespan. Il en fit un oreiller qu’il posa sous la tête de la femme toujours évanouie.

Il était encore penché sur elle quand le pont-levis s’abaissa, et un instant plus tard une troupe de cavaliers entra dans la cour avec un cliquetis d’acier. À leur tête était un homme de belle prestance, vêtu de l’uniforme des gardes, avec un chapeau garni d’un énorme panache de plumes ondulantes, des hauts gants en peau de buffle, et un sabre qui étincelait sous la lumière du soleil. Il fit avancer sa monture jusqu’à l’échafaud et parcourut du regard le groupe qu’il avait devant lui. La figure de Catinat s’éclaira lorsqu’il l’aperçut et il fut auprès de lui en un instant.

— Brissac !

— Catinat ! Comment diable êtes-vous ici ?

— J’étais prisonnier. Dites-moi, Brissac, avez-vous remis le message ?

— Certainement.

— Et l’archevêque est venu ?

— Oui.

— Et le mariage ?

— A eu lieu comme c’était arrangé, et c’est pourquoi cette pauvre femme que je vois là-bas a été obligée de quitter le palais.

— C’est bien ce que je pensais.

— J’espère qu’on ne lui a fait aucun mal ?

— Nous sommes arrivés juste à temps, mon ami et moi, pour lui sauver la vie. Voilà son mari, là, à côté d’elle. C’est un véritable démon, Brissac.

— Possible, mais un ange aurait pu le devenir, s’il avait été traité comme il l’a été.

— C’est nous qui l’avons ficelé ainsi. Il a tué un homme et j’en ai tué un autre.

— Ma parole, vous n’êtes pas restés inactifs.

— Comment avez-vous su que nous étions ici ?

— Mais je ne savais pas…

— Vous ne veniez pas pour nous chercher alors ?

— Non, nous venions chercher la dame.

— Comment son mari a-t-il pu mettre la main sur elle ?

— Son frère devait l’emmener dans sa voiture. Montespan l’a appris ; il a réussi à l’attirer dans la sienne qui attendait à une autre porte. Quand Vivonne s’est aperçu qu’elle n’arrivait pas et que ses appartements étaient vides, il s’est informé et n’a pas tardé à apprendre ce qui s’était passé. On avait reconnu les armes de Montespan sur les panneaux de la voiture, et le roi m’a donné l’ordre de me rendre à Portillac avec ma troupe aussi vite que nos chevaux pourraient nous porter.

— Vous seriez arrivé trop tard, si un étrange hasard ne nous avait conduits ici. Je ne sais pas qui nous a amenés. Mais tout cela s’éclaircira plus tard. Pour l’instant, il s’agit de savoir ce que nous allons faire.

— J’ai mes ordres. Je dois accompagner la dame à Petit-Bourg, et tous ceux qui l’ont maltraitée seront gardés prisonniers ici en attendant le bon plaisir du roi, qui confisque en même temps le château où je vais laisser quelques-uns de mes hommes. Mais vous, Catinat, vous n’avez rien à faire maintenant ?

— Rien, si ce n’est que j’ai la plus grande envie de me rendre à Paris pour voir ce qui se passe chez mon oncle.

— Ah ! oui, il y a cette jolie cousine là-bas, dans la rue Saint-Martin. Eh bien ! je vous ai rendu le service de porter un message pour vous, vous allez en faire autant pour moi.

— De tout mon cœur. Où cela ?

— À Versailles. Le roi est impatient de savoir le résultat de notre expédition, et c’est vous qui avez le plus de qualité pour le lui apprendre, puisque, sans vous et votre ami, nous aurions eu une mauvaise nouvelle à lui rapporter.

— Je serai là-bas dans deux heures.

— Avez-vous des chevaux ?

— Les nôtres ont été tués.

— Vous en trouverez ici dans les écuries. Prenez les meilleurs, puisque vous avez perdu les vôtres au service du roi.

Le conseil était bon. Catinat fit signe à Amos Green et ils se dirigèrent ensemble vers les écuries pendant que Brissac donnait l’ordre de désarmer les soldats de Montespan et assignait son poste à chacun de ses hommes pour la garde du château et de son propriétaire. Une heure plus tard, les deux amis galopaient ventre à terre sur la route de Versailles, aspirant à pleins poumons la brise du matin qui leur paraissait encore plus fraîche après l’air empesté qu’ils avaient respiré dans le donjon.

CHAPITRE XXIII

LA CHUTE DES CATINAT

Deux jours après le mariage du roi et de Mme de Maintenon, se tint dans la modeste chambre de celle-ci une réunion dont le résultat devait causer des misères indescriptibles à des centaines de milliers de braves gens.

Le temps était venu où l’Église allait exiger de Mme  de Maintenon qu’elle remplît la promesse faite. Ses joues pâles et ses yeux pleins de tristesse montraient combien avaient été vains ses efforts pour faire taire son cœur et résister aux arguments des bigots qui l’entouraient. Elle connaissait bien les huguenots de France. Et qui mieux qu’elle pouvait les connaître, lorsqu’elle-même était d’une famille huguenote, et avait été élevée dans leur religion ? Elle connaissait leur patience, leur noblesse, leur indépendance, leur ténacité. Quelle chance y avait-il qu’ils se conformassent au désir du roi ? Si leur religion cessait d’être tolérée, ou s’ils persistaient à y rester fidèles, ils devraient fuir le pays ou se résoudre à accepter une vie pire que la mort, à manier la rame sur les vaisseaux du roi ou à travailler la chaîne au cou sur les routes de France. C’était une alternative terrible pour une population si nombreuse qu’elle formait à elle seule une petite nation. Et ce qu’il y avait de plus terrible pour Mme  de Maintenon, c’est que c’était elle qui devait requérir contre ceux de son propre sang. Elle avait donné sa parole et le temps était venu de la tenir.

L’éloquent évêque de Meaux, Bossuet, était là avec Louvois, le ministre de la guerre et le fameux jésuite, le Père La Chaise, chacun entassant arguments sur arguments pour vaincre les hésitations du roi. Près d’eux se tenait debout un autre petit prêtre, si décharné, si pâle qu’on eût pu croire qu’il venait de se lever de son lit de mort, mais ses grands yeux noirs brillaient de lueurs farouches, et ses mâchoires serrées, ses sourcils rapprochés, indiquaient chez cet homme une résolution terrible et indomptable. Mme  de Maintenon, penchée sur sa tapisserie, mêlait les soies voyantes sans prononcer une parole, tandis que le roi, la tête appuyée sur sa main, écoutait de l’air d’un homme qui sait l’inutilité de toute résistance, certain qu’il sera obligé d’accepter la décision prise. Sur la petite table était posée une feuille de papier avec de l’encre et une plume : c’était l’ordre de révocation, et il n’y manquait plus que la signature du roi pour en faire la loi du pays.

— Ainsi, mon père, vous êtes d’avis que si j’écrase l’hérésie j’assurerai mon propre salut dans l’autre monde ? demanda-t-il.

— Vous aurez mérité une récompense.

— C’est aussi votre avis, l’évêque ?

— Assurément, Sire.

— Et vous, l’abbé du Chayla ?

Le petit prêtre prit la parole pour la première fois ; une teinte rouge se répandit sur ses joues terreuses, et une lueur plus vive flamba dans ses yeux caves.

— Je ne puis pas vous dire que votre salut soit assuré, Sire ; il faudrait en savoir plus que je ne sais pour l’affirmer. Mais ce qui est absolument hors de doute, c’est votre damnation si vous n’agissez pas.

Le roi se redressa avec colère et regarda le prêtre en fronçant le sourcil.

— Vous avez des façons de parler auxquelles je ne suis pas habitué, dit-il.

— Dans une affaire de cette nature, il serait cruel de vous laisser dans le doute et de ne pas vous parler franchement. Je vous répète que le salut de votre âme est en jeu. L’hérésie est un péché mortel.

— Mon père et mon grand-père ont toléré les hérétiques.

— Alors, à moins d’une grâce spéciale de Dieu, votre père et votre grand-père brûlent en ce moment dans les flammes de l’enfer.

— Insolent ! s’écria le roi en se levant d’un bond.

— Sire, rien ne m’empêchera de dire ce qui est vrai, fussiez-vous roi cinquante fois. Regardez ! Est-ce que ces membres sont ceux de quelqu’un qui a peur de proclamer ce qui est la vérité ?

D’un mouvement brusque ; il releva les amples manches de sa robe, et découvrit deux bras sur lesquels il n’y avait plus aucune chair. Les os, recouverts d’une peau luisante, plissée et crevassée étaient noueux et tordus comme des branches d’arbres morts.

Louvois lui-même, l’homme le plus dur de la cour, et les deux autres prêtres frissonnèrent à la vue de ces membres informes. Il les leva au-dessus de sa tête et tourna ses yeux brûlants vers le plafond.

— Le ciel m’a choisi avant ce jour pour témoigner de la foi ! s’écria-t-il. On m’avait dit qu’il fallait du sang pour nourrir la jeune Église du Siam, et je suis allé au Siam. Ils m’ont ouvert le corps, ils m’ont crucifié, ils ont désarticulé mes os, ils les ont fendus, et ils m’ont laissé pour mort. Mais Dieu a soufflé de nouveau en moi le souffle de la vie afin que je puisse aider à cette grande œuvre de la régénération de la France.

Mais le roi l’interrompit :

— La cruauté avec laquelle vous avez été traité ne vous a donc pas appris à être plus tendre envers les autres ?

— Tendre ! Envers des hérétiques ! Non, Sire. J’aurai raison de ces huguenots, quand je devrais faire de la France un immense charnier !

L’ardeur sauvage et les paroles véhémentes du prêtre avaient évidemment fait une impression profonde sur Louis. Il appuya sa tête sur sa main et resta quelque temps plongé dans ses réflexions.

— Sire, dit doucement le Père La Chaise, il n’est pas besoin d’avoir recours aux mesures violentes dont vient de parler le bon abbé. Comme je vous l’ai déjà dit, tous vos sujets ont pour vous un tel amour que la seule expression de votre désir suffira à ramener à la sainte Église les brebis égarées.

— Je voudrais le croire, mon père ! Je voudrais le croire !… Qu’y a-t-il, Bontemps ?

Le valet avait entr’ouvert la porte.

— Le capitaine de Catinat est ici, Sire, et il désire vous voir immédiatement.

— Dites au capitaine d’entrer.

Son visage s’éclaircit comme si une idée heureuse venait de lui traverser l’esprit.

— Nous allons voir jusqu’à quel point nous pouvons compter sur l’affection en cette affaire, car si je dois en trouver quelque part, c’est parmi les serviteurs mêmes de ma propre personne.

L’officier des gardes entra et s’arrêta près de la porte, la main au front, avec toute l’aisance d’un homme habitué à de telles scènes.

— Quelles nouvelles, capitaine ?

– Sire, le major de Brissac m’a chargé de vous dire qu’il occupait le château de Portillac, que la dame est saine et sauve, et que son mari est prisonnier.

Louis et sa femme échangèrent un rapide coup d’œil de soulagement.

— C’est bien, dit-il. À propos, capitaine, vous m’avez servi à différentes reprises, depuis quelque temps, et toujours avec succès. — On me dit, Louvois, que de La Salle est mort de la petite vérole.

— Il est mort hier, Sire.

— Alors je vous prie de remplir la vacance de major au nom de M. Catinat. Laissez-moi être le premier à vous féliciter de votre promotion, major.

Catinat baisa la main que le roi lui tendait.

— Puissé-je me montrer digne de vos bontés, Sire.

— Vous feriez tout pour me servir, n’est-ce pas ?

— Ma vie est à vous, Sire.

— Très bien. Alors je vais mettre votre fidélité à l’épreuve.

— Je suis prêt pour n’importe quelle épreuve.

— Elle ne sera pas très dure. Vous voyez ce papier sur la table. C’est un ordre à tous les huguenots de mon royaume d’avoir à abandonner leur erreur sous peine de bannissement ou d’emprisonnement. Or, j’espère que beaucoup de mes fidèles sujets qui sont en défaut sur ce point, abjureront quand ils sauront que j’en ai clairement exprimé le désir. Ce serait une grande joie pour moi de voir que je ne me suis pas trompé dans mes espérances, car j’aurais un chagrin extrême à user de force contre tout homme portant le nom de Français. Vous me suivez bien ?

— Oui, Sire ! Le jeune homme était devenu mortellement pâle.

— Vous êtes huguenot vous-même, si je ne me trompe. Je serais heureux d’apprendre de vos lèvres mêmes que vous tout au moins vous êtes prêt à obéir aux ordres du roi en cela comme en tout le reste.

Le jeune officier hésitait, mais c’était plutôt sur la forme que sur le sens de sa réponse. Il sentait que la Fortune lui retirait en un instant tout ce qu’elle lui avait accordé dans le passé. Le roi fronçait les sourcils et ses doigts frappaient impatiemment la table, pendant qu’il regardait l’officier qui se tenait devant lui la tête basse, dans une attitude abattue.

— Pourquoi toutes ces réflexions ? s’écria-t-il. Je vous ai élevé à la situation que vous occupez et je veux vous élever encore davantage. Quand on porte des épaulettes de major à trente ans, on peut bien espérer un bâton de maréchal à cinquante. J’ai fait votre passé ; je ferai votre avenir. Que pouvez-vous demander de plus ?

— Rien, Sire, rien en dehors de votre service.

— Pourquoi ce silence alors ? Pourquoi ne me donnez-vous pas l’assurance que je demande ?

— Je ne peux pas, Sire.

— Vous ne pouvez pas ?

— C’est impossible. Je perdrais ma tranquillité d’esprit et le respect de moi-même, si je me disais que pour conserver ma position ou la richesse j’ai abandonné la religion de mes pères.

— Vous êtes fou. D’un côté vous avez tout ce qu’un homme peut désirer ; qu’avez-vous de l’autre côté ?

— Il y a mon honneur.

— C’est donc un déshonneur que d’embrasser ma religion ?

— Ce serait un déshonneur pour moi de l’embrasser sans y croire, et dans un but d’intérêt.

— Eh bien ! croyez-y !

— Hélas ! Sire, un homme n’est pas maître de sa croyance. La foi vient à lui, ce n’est pas lui qui va à elle.

— Ma parole, mon père, dit Louis avec un sourire plein d’amertume, en s’adressant à son confesseur, il me faudra aller chercher des cadets pour ma maison dans votre séminaire, puisque mes officiers se font théologiens et casuistes. Ainsi, pour la dernière fois, vous refusez de m’obéir ?

— Oh ! Sire, protesta Catinat en s’avançant les bras tendus, et les yeux pleins de larmes.

Mais le roi l’arrêta d’un geste.

— Je n’ai pas besoin de protestations, dit-il. Je juge un homme par ses actes. Abjurez-vous, oui ou non ?

— Je ne peux pas, Sire.

— Vous voyez, dit Louis, en se tournant de nouveau vers le Jésuite. Ce ne sera pas aussi facile que vous pensez.

— Cet homme est obstiné, c’est vrai, mais d’autres céderont plus facilement.

Le roi secoua la tête.

— Je me demande ce que je dois faire, dit-il. Madame, je sais que vous du moins vous donnerez un bon conseil. Vous avez entendu tout ce qui a été dit. Que me conseillez-vous ?

Elle ne leva pas les yeux de sa tapisserie, mais ce fut d’une voix claire et ferme qu’elle répondit :

— Vous avez déclaré vous-même que vous êtes le fils aîné de l’Église. Si le fils aîné la déserte, qui donc lui sera fidèle ?

— Il y a des régions en France, dit Bossuet, où l’on peut voyager tout un jour sans voir une église, et où tous les gens, depuis les nobles jusqu’aux paysans appartiennent à la religion maudite, comme dans les Cévennes où les habitants sont aussi rudes et sauvages que leurs montagnes. Dieu protège les prêtres qui auront à ramener de telles gens, de leurs erreurs !

— Qui faudrait-il envoyer pour une mission aussi périlleuse ?

L’abbé du Chayla tendit aussitôt ses mains décharnées :

— Moi, Sire, moi, envoyez-moi. Je ne vous ai jamais demandé aucune faveur ni ne vous en redemanderai. Mais je suis l’homme capable de briser ces gens.

— Dieu protège les gens des Cévennes ! murmura Louis, en jetant sur la figure émaciée et les yeux étincelants du fanatique un regard où se mêlaient le respect et le dégoût. Très bien, l’abbé, ajouta-t-il à haute voix, vous irez dans les Cévennes.

Peut-être en cet instant le farouche prêtre eut-il quelque pressentiment de ce terrible matin où, affaissé dans un coin de sa maison enflammée, cinquante poignards se heurtèrent l’un contre l’autre dans son corps. Il se cacha la tête dans les mains et un tremblement le secoua tout entier. Puis il se releva et, croisant les bras, il reprit son attitude impassible. Louis prit la plume et attira vers lui le papier.

— Vous êtes donc tous du même avis, dit-il ; vous, l’évêque ; vous, mon père ; vous, Madame ; vous, l’abbé, et vous, Louvois. — Si je fais mal que le Ciel ne m’en fasse pas porter la peine. Mais qu’est-ce encore ?

Catinat avait fait un pas en avant, les mains tendues. Sa nature ardente et impétueuse lui fit soudain oublier qu’il n’était qu’un humble sujet ; il vit devant lui des foules innombrables d’hommes, de femmes, d’enfants de sa propre religion, tous incapables de dire un mot pour leur défense, et tournant les yeux vers lui comme vers leur seul protecteur et avocat :

— Ne signez pas, Sire ! s’écria-t-il. Vous vivrez pour souhaiter que votre main se fût desséchée avant d’avoir saisi cette plume. Je le sais, Sire, j’en suis sûr. Considérez, Sire, ces gens sans défense, les petits enfants, les jeunes filles, les vieillards et les faibles. Leur foi c’est leur vie même. Autant demander aux feuilles de changer le rameau sur lequel elles croissent. Ils ne pourraient pas changer leurs croyances. Tout ce que vous pourrez espérer, ce serait de transformer d’honnêtes gens en hypocrites. Et pourquoi le feriez-vous ? Ils vous respectent. Ils vous aiment. Ils ne font de mal à personne. Ils sont fiers de vous servir, de travailler pour vous à la grandeur de votre royaume et à la gloire de votre règne. Je vous en supplie, Sire, réfléchissez avant de signer un ordre qui apportera la misère et la désolation parmi tant de gens.

Le roi avait écouté sans bouger le plaidoyer du soldat pour ses coreligionnaires, et il resta un instant comme hésitant ; mais ses traits se durcirent de nouveau quand il se rappela qu’il avait été lui-même impuissant à vaincre l’obstination du jeune homme.

— La religion de la France doit être celle du roi de France, dit-il, et si mes propres officiers refusent de m’obéir en cela, je tâcherai d’en trouver de plus fidèles. Vous donnerez le brevet de major au capitaine de Belmont, Louvois.

— Bien, Sire.

— La commission de M. Catinat pourra être transférée au lieutenant Labadoyère.

— Bien, Sire.

— Vous me chassez de votre service ?

— Je veux des hommes plus obéissants dans mon service.

Les bras de Catinat retombèrent avec abattement le long de son corps, et sa tête s’affaissa sur sa poitrine. Puis, quand il comprit bien la ruine de toutes les espérances de sa vie et la cruelle injustice avec laquelle il avait été traité, il laissa éclater un cri de désespoir et se précipita hors de la chambre, le visage inondé de larmes.

À l’écurie, il trouva le placide Amos Green en train de surveiller d’un œil de connaisseur le pansage des chevaux.

— Qu’est-ce qu’il y a donc encore ? demanda-t-il en retirant sa pipe de sa bouche, et en lançant un nuage de fumée bleue vers le ciel.

— Cette épée ! s’écria le soldat. Je n’ai plus le droit de la porter, je la brise !

— Eh bien ! je vais briser mon couteau aussi, si cela peut vous faire plaisir et vous rendre un peu de calme.

— Et tout cela, ajouta Catinat, en arrachant ses épaulettes d’argent, il faut l’enlever.

Amos commençait à s’alarmer :

— Allons, ami, dites-moi votre peine, et voyons s’il n’y a pas de remède.

— À Paris, à Paris, cria le soldat. Je suis perdu, mais je puis peut-être encore arriver à temps pour les sauver. Les chevaux, vivement.

L’Américain comprit qu’une calamité soudaine s’était produite, et il aida son camarade et les palefreniers à seller et brider les chevaux.

Une heure environ après, ils arrêtaient leurs montures toutes fumantes et couvertes d’écume devant la haute maison à pignons de la rue Saint-Martin. Catinat sauta à terre, et s’élança dans l’escalier pendant qu’Amos le suivait sans se départir de son calme habituel.

Le Vieux huguenot et sa fille étaient assis d’un côté de la vaste cheminée. Ils se levèrent d’un même mouvement, la jeune fille pour se jeter avec un cri de joie dans les bras de son fiancé le vieillard pour étreindre la main que lui tendait son neveu.

De l’autre côté de la cheminée était assis un étranger à la physionomie singulière, avec une barbe et des cheveux grisonnants, un grand nez proéminent et deux petits yeux gris et vifs qui brillaient sous d’énormes sourcils. Il tenait entre ses lèvres une longue pipe, et sur un tabouret à côté de lui était posé un bol de vin. Sa figure, longue et maigre était sillonnée de rides qui s’étalaient en éventail aux coins de ses deux yeux, et la peau de son visage avait la couleur et l’aspect d’une vieille noix. Il était vêtu d’une casaque de serge bleue et portait de larges braies rouges tachées de goudron aux genoux, des bas de laine grise, de gros souliers dont les bouts carrés étaient ornés de larges boucles d’acier.

Dans un coin, près de lui, un chapeau avec un galon d’argent fané était posé sur un énorme gourdin de chêne.

Catinat était trop préoccupé pour prendre garde à ce singulier personnage, mais Amos Green poussa un cri de joie en l’apercevant et courut à lui. La face de bois se détendit juste assez pour montrer une rangée de crocs noircis par le tabac, et, sans se lever, il avança une grande main rouge, de la taille et de la forme d’une pelle de moyenne dimension.

— Eh ! capitaine Éphraïm, cria Amos en anglais, qui aurait jamais pensé vous trouver ici ? Catinat, voici mon vieil ami, le capitaine Éphraïm qui m’a conduit en France.

— L’ancre est mouillée à pic, garçon, et les panneaux fermés partout, dit l’étranger de cette voix traînante que les habitants de la nouvelle Angleterre avaient héritée de leurs ancêtres, les puritains anglais.

— Et quand mettez-vous à la voile ?

— Aussitôt que vous aurez mis le pied sur le pont, si la Providence nous envoie vent et marée. Et vous, Amos, comment cela va-t-il ?

— Très bien. J’ai beaucoup de choses à vous raconter…

Tandis que les deux hommes continuaient leur conversation en anglais, Catinat racontait brièvement aux siens tout ce qui s’était passé, son renvoi du service du roi, et l’injuste arrêt promulgué contre tous les huguenots de France. Adèle, avec cet instinct angélique de la femme, ne se préoccupait que de son fiancé et des malheurs qui l’atteignaient. Mais le vieux marchand chancela quand il apprit la révocation de l’édit, et il resta tout tremblant, regardant autour de lui avec des yeux égarés.

— Que vais-je devenir ? s’écria-t-il. Que vais-je devenir ? Je suis trop vieux pour recommencer ma vie.

— Ne craignez rien, oncle, dit Catinat. Il y a d’autres pays que la France.

— Pas pour moi. Non, non, je suis trop vieux. Que faire ? Où aller ? Et il se tordait les bras de désespoir.

— Qu’a-t-il donc ? Amos, demanda le marin. Je n’entends rien à ce qu’il dit, mais je vois qu’il a hissé le pavillon d’alarme.

— Lui et les siens sont obligés de quitter le pays, Éphraïm.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’ils sont protestants, et que le roi ne veut pas tolérer leur religion.

Éphraïm Savage s’avança aussitôt vers le vieillard, et saisit sa main maigre dans ses gros doigts noueux.

Il y avait dans cette rude étreinte une sympathie fraternelle qui releva le courage du vieux marchand, comme aucune parole n’eût pu le faire.

— Dites à cet homme que je le tirerai de là, Amos, fit-il, en se tournant vers son jeune compatriote. Dites-lui que nous habitons un pays où il sera tranquille, où tout le monde pratique librement sa religion, où il faut aller jusqu’à Baltimore pour trouver des papistes. Dites-lui que s’il veut venir, le Golden Rod attend avec son ancre à pic et sa cargaison à bord. Dites-lui ce que vous voudrez pourvu que vous le décidiez.

— Alors, il vaut mieux que nous partions tout de suite, dit Catinat, quand son camarade lui eut traduit les paroles du marin. L’ordre sera promulgué ce soir, et demain il serait peut-être trop tard.

— Mais mes affaires ? dit le marchand.

— Prenez tout ce que vous avez de précieux et laissez le reste. Mieux vaut perdre une partie que tout et la liberté par-dessus le marché.

Le départ fut ainsi décidé. Le soir même, cinq minutes avant la fermeture des portes, un petit groupe de cinq personnes, trois à cheval et deux dans une voiture fermée, sortit de Paris. C’étaient les premières feuilles balayées par l’ouragan, les premiers de ces fugitifs que l’on devait voir, pendant les mois qui suivirent, sur toutes les routes de France, se hâtant vers les frontières en nombre suffisant pour transformer l’industrie et modifier le caractère des peuples voisins.


CHAPITRE XXIV

LE DÉPART DU GOLDEN ROD

Les fugitifs avaient pu devancer la nouvelle de la révocation de l’édit, grâce à leur prompte décision. Lorsqu’ils passèrent à Louviers au petit jour ils virent un cadavre nu sur un tas de fumier, et un garde de nuit leur apprit que c’était celui d’un huguenot mort impénitent, mais la chose était assez commune et ne signifiait pas qu’aucun changement eût été apporté dans la loi. À Rouen tout était tranquille, et le soir même Éphraïm Savage avait embarqué ses amis et le peu qu’ils avaient pu sauver à bord de sa brigantine, le Golden Rod. C’était un petit navire de soixante-dix tonnes au plus, mais il offrait un refuge jugé suffisant à l’époque où tant de gens s’aventuraient en mer dans de simples barques non pontées, préférant affronter la colère des éléments plutôt que celle du roi.

L’ancre levée, le Golden Rod s’abandonna au courant du fleuve.

Le vent soufflant de l’est, on marcha bon train toute la nuit.

Lorsque les premiers rayons du soleil parurent, le fleuve s’élargit, les rives s’éloignèrent de chaque côté.

Éphraïm huma la brise marine et se mit à arpenter vivement le pont. Le veut, était tombé, mais il y en avait encore suffisamment pour les emporter doucement.

Le vieux Catinat s’était accoudé à la lisse du navire et levait ses yeux attristés sur le fleuve empourpré par le soleil levant, la route aux mille détours qui allait vers Paris. Adèle l’avait rejoint et, sans penser un instant aux dangers et aux épreuves que l’avenir pouvait lui réserver, elle avait pris les mains du vieillard et lui murmurait des mots d’affection et d’encouragement.

— Nous sommes toujours dans la main de Dieu, murmura-t-il, mais c’est une chose terrible, Adèle, de sentir l’étreinte de ses doigts.

— Venez avec moi, oncle, dit Amaury en passant son bras sous celui du vieillard. Il y a longtemps que vous n’avez pris de repos. Et vous, Adèle, je vous en prie, allez dormir, ma pauvre chérie, car le voyage a été pénible. Allez pour me faire plaisir, et quand vous vous réveillerez la France et vos peines seront loin derrière vous.

Quand le père et la fille eurent quitté le pont, Catinat se dirigea vers l’arrière où se trouvaient Amos Green et le capitaine.

— Je suis heureux qu’ils soient descendus, Amos, dit-il, car je crains que nous ne soyons pas au bout de nos difficultés.

— Comment cela ?

— Voyez cette route blanche qui longe la rive droite du fleuve. Deux fois déjà depuis une demi-heure j’ai aperçu des cavaliers allant au grand galop de leurs chevaux. Ils allaient vers cette ville que vous voyez là-bas, avec ses clochers pointus : c’est Honfleur. Il ne peut y avoir que des messagers du roi à galoper aussi follement à pareille heure. Tenez, regardez, en voilà un troisième.

Sur la ligne blanche qui serpentait à travers les prairies vertes on pouvait distinguer un point noir, qui se mouvait avec rapidité, disparaissait derrière un bouquet d’arbres et reparaissait de nouveau, filant dans la direction de la ville. Le capitaine Savage prit sa lunette et la dirigea sur le cavalier.

— Oui, oui, dit-il, après un court examen. C’est un soldat, il n’y a pas de doute. Je vois l’éclat du sabre qu’il porte à bâbord. Je crois que le vent va se lever. Avec un peu de brise, nous pouvons montrer notre tableau d’arrière à n’importe quel navire dans les eaux françaises, mais une galère nous aurait bientôt rejoints.

Catinat, bien qu’il parlât peu l’anglais, avait cependant appris en Amérique à le comprendre suffisamment.

— Je crains que nous ne causions des ennuis à ce brave capitaine, dit-il, et que la perte de son navire et de sa cargaison ne soit sa récompense de nous avoir accueillis si amicalement. Demandez-lui s’il n’aime pas mieux nous débarquer sur la rive droite, là-bas, au nord. Avec notre argent, nous pourrions gagner les Pays-Bas.

Éphraïm Savage regarda son passager avec des yeux empreints de pitié :

— Jeune homme, dit-il, je vois que vous comprenez ce que je dis. Vous saurez que, quand je me suis mis en tête de faire une chose, je la fais. Tous ceux qui ont navigué avec moi vous le diront. J’assure ma barre, et je tiens le cap droit sur ma route aussi longtemps que Dieu veut bien me laisser faire. Vous comprenez ? Nous arrivons par le travers de cette ville, et, dans dix minutes, nous saurons si nous avons quelque chose à craindre.

Cependant, des lambeaux de nuages couraient rapidement dans le ciel bleu, et le capitaine les suivait maintenant des yeux, de l’air d’un homme qui cherche mentalement la solution d’un problème. Ils se trouvaient en face de Honfleur, à environ un mille de la côte. Plusieurs schooners et quelques bricks étaient à l’ancre dans le port, et tout une flotte de barques de pêche aux voiles brunes couraient des bordées pour gagner l’entrée de la jetée. Tout, d’ailleurs, était calme sur le quai et sur la demi-lune, au-dessus de laquelle flottait le pavillon blanc aux fleurs de lis dorées. Ils s’étaient approchés à moins d’un quart de mille du petit fort et avaient viré de bord ; la brise, qui avait fraîchi un peu, les poussait vivement vers le large. Catinat, à l’arrière du navire, examinait la terre, et il commençait déjà à penser que ses craintes étaient sans fondement, quand, tout à coup, il vit quelque chose qui les fit renaître plus vives que jamais.

Une grande barque noire venait de tourner le coin du môle, manœuvrée par dix paires de rames de chaque côté qui faisaient un cercle d’écume tout autour d’elle. Une petite flamme blanche flottait à l’arrière, et les rayons du soleil faisaient miroiter le cuivre d’une lourde caronade placée à l’avant. C’était une galère bondée d’hommes, et les scintillements que le soleil allumait dans leurs rangs indiquaient qu’ils étaient armés jusqu’aux dents. Le capitaine dirigea sa lunette sur le bateau et allongea les lèvres en branlant la tête ; puis, il regarda de nouveau les nuages.

— Trente hommes, dit-il, et ils font trois brasses pendant que nous en faisons deux. Vous, monsieur, enlevez-moi cet habit bleu, ou nous pourrions avoir des ennuis. Le Seigneur veillera les siens, pourvu qu’ils se gardent de faire des sottises. Ouvrez-moi ces écoutilles, Tomlinson… Bien… Où sont Jim Sturt et Hiram Jefferson ? Qu’ils se tiennent prêts à les refermer à mon coup de sifflet. La barre à tribord et vent arrière tant que nous pourrons tenir. Maintenant, Amos, et vous Tomlinson, venez ici, j’ai un mot à vous dire.

Les trois hommes restèrent en consultation à l’arrière, se retournant de temps en temps pour jeter un coup d’œil sur la galère qui leur donnait la chasse et qui les gagnait rapidement de vitesse.

Déjà on pouvait distinguer les figures des soldats assis à l’arrière, et le feu de la mèche que le canonnier tenait à la main.

— Holà ! cria un officier, et il ajouta en excellent anglais : « Mettez en panne ou nous tirons. »

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? cria Éphraïm Savage, d’une voix qu’on aurait entendue du rivage.

— Nous venons, au nom du roi, pour chercher un groupe de huguenots qui se sont embarqués à Rouen sur votre navire.

— Brassez le hunier de misaine et mettez en panne, commanda le capitaine. Une échelle le long du bord maintenant et vivement. Là, nous voilà prêts à les recevoir.

La manœuvre fut exécutée, et le navire resta immobile, se levant et plongeant avec la vague. La galère vint se ranger le long du bord, son canon de cuivre pointé sur la brigantine, et les soldats, le doigt appuyé sur la détente de leurs mousquets, prêts à ouvrir le feu. Ils haussèrent les épaules en souriant quand ils virent que leurs seuls adversaires étaient trois hommes sans armes, debout à l’arrière. L’officier, un jeune homme à la moustache raide comme celle d’un chat, grimpa vivement sur le pont, son épée à la main.

— Montez avec moi, vous deux, commanda-t-il ; sergent, restez-là, au haut de l’échelle, et amarrez à ce taquet. Vous autres, en bas, ouvrez l’œil et tenez-vous prêts à faire feu. Vous, caporal, Lemoine, venez avec moi. Qui est le capitaine de ce navire ?

— C’est moi, dit Éphraïm Savage, d’un ton de soumission.

— Vous avez trois huguenots à bord ?

— Des huguenots ! Je ne sais pas. J’ai vu qu’ils avaient hâte de partir et, du moment qu’ils payaient leur passage, le reste n’était pas mon affaire. Il y a un vieillard, sa fille, et un jeune homme de votre âge, avec une sorte de livrée.

— Un uniforme, monsieur ! L’uniforme des gardes du roi. Ce sont ceux que nous venons chercher.

— Et vous voulez les emmener avec vous ?

— Bien certainement.

— Pauvres gens ! Je suis peiné pour eux.

— Moi aussi ! Mais les ordres sont les ordres, et je dois les exécuter.

— Je comprends. Eh bien, le vieillard est en bas, il dort dans son cadre. La jeune fille est dans une cabine. L’autre est couché là, dans la cale, où nous avons été obligés de le loger, car il n’y a pas de place ailleurs.

— Couché ! Ce que nous avons de mieux à faire c’est de le prendre par surprise.

— Mais croyez-vous que vous puissiez vous risquer à le faire seul ? Il n’a pas d’armes, c’est vrai, mais il m’a l’air d’un gaillard assez vigoureux. Vous pourriez faire monter une vingtaine de vos hommes.

L’officier réfléchit un instant, mais la remarque du capitaine avait piqué son amour-propre.

— Venez avec moi, caporal, dit-il.

— Descendez l’échelle et allez droit devant vous. Il est là, entre deux balles de drap, dit Éphraïm Savage, avec un sourire qui se jouait sur les coins de sa bouche.

Le vent sifflait maintenant dans le gréement, et les haubans résonnaient comme les cordes d’une harpe. Amos Green alla, nonchalamment, se poster auprès du sergent français qui gardait l’échelle, tandis que Tomlinson, le second, un seau d’eau à la main, échangeait quelques remarques en mauvais français avec l’équipage de la galère.

L’officier descendit avec précaution l’échelle qui conduisait dans la cale, suivi du caporal, et la tête de celui-ci était juste au niveau du pont lorsque l’autre atteignit le dernier échelon. Aperçut-il quelque chose sur le visage d’Éphraïm Savage ou eut-il peur en se trouvant dans l’obscurité ? Toujours est-il qu’un soupçon lui traversa l’esprit.

— Remontez, caporal, cria-t-il, remontez, il vaut mieux que vous restiez en haut.

— Et moi je trouve que vous êtes mieux en bas, dit le puritain, qui comprit le geste de l’officier.

Posant la semelle de sa botte à plat sur la poitrine du soldat, il l’envoya rouler avec l’échelle sur l’officier. En même temps, il donnait un coup de sifflet et, en un instant, le panneau fut remis en place et solidement assuré par des barres de fer.

Le sergent s’était retourné vivement au bruit du panneau retombant ; mais Amos Green, qui guettait son mouvement, le prit à bras le corps et le jeta à la mer. Au même moment, un coup de hache coupa l’amarre, le hunier fut remis en place et un seau d’eau salée inonda le canonnier, éteignant sa mèche et mouillant l’amorce de l’arme. Une grêle de balles siffla à travers les manœuvres du navire, mais sans lui faire d’autre mal que quelques éraflures dans sa coque, car le bateau dansait sur les vagues et il était impossible aux soldats de viser. Le brick filait maintenant, poussé par une bonne brise qui gonflait ses voiles. La caronade fit feu à la fin, et cinq petites déchirures dans le hunier montrèrent que la charge de mitraille avait porté trop haut. Un second coup ne l’atteignit même pas. Une demi-heure plus tard, un petit point noir à l’horizon était tout ce que l’on pouvait apercevoir de la galère de Honfleur. La côte basse de Normandie s’effaça bientôt à son tour : le Golden Rod était en pleine mer. Le capitaine Éphraïm Savage se promenait toujours sur le pont, le visage aussi sévère que jamais, mais une petite lueur dansait dans le coin de son œil gris.

— Je savais que le Seigneur veillerait sur les siens, dit-il d’un ton satisfait. Nous sommes bien en route, maintenant, et nous n’avons plus un bout de terre entre nous et les trois collines de Boston. Vous devez en avoir assez des vins français, Amos. Descendez, et goûtez un peu de vraie double bière de Boston.

CHAPITRE XXV

PREMIÈRES VICTIMES

Pendant deux jours, le Golden Rod resta pris par le calme au large du cap la Hague. Le matin du troisième jour, cependant, une bonne brise s’éleva de l’est, et, bientôt, la terre ne fut plus qu’une ligne vague qui se confondait avec les nuages amoncelés à l’horizon. Libres maintenant sur le vaste Océan, les fugitifs commençaient à respirer.

— J’ai peur pour mon père, Amaury, dit Adèle, tandis qu’ils se tenaient ensemble appuyés contre le bastingage, les yeux fixés à l’horizon sur le petit nuage qui marquait la position de cette France qu’ils ne devaient plus revoir.

— Mais il est hors de danger, maintenant.

— Il est à l’abri des lois cruelles, mais je crains qu’il ne voie jamais la terre promise.

— Que voulez-vous dire, Adèle ? Mon oncle est vigoureux et plein de santé.

— Ah ! Amaury, son cœur avait ses racines dans la rue Saint-Martin ; à son âge on ne résiste guère aux douleurs de l’exil.

— Bah ! il s’habituera à sa nouvelle vie.

— Dieu le veuille ! Mais je crains qu’il ne soit trop vieux pour supporter un tel changement. Je le crois frappé au cœur. Il reste des heures entières à regarder du côté de la France, avec des larmes qui lui coulent sur les joues. Et ses cheveux, encore gris la semaine dernière, sont maintenant tout blancs.

Catinat aussi avait remarqué que le corps robuste du vieux huguenot s’était affaissé, que les lignes se creusaient plus profondes sur son visage sévère, et que sa tête tombait plus lourdement sur sa poitrine. Il s’apprêtait à calmer les craintes d’Adèle en lui disant que la traversée le remettrait, quand la jeune fille poussa un cri de surprise en tendant le doigt vers un point de la mer, à l’arrière du navire.

— Regardez ! cria-t-elle, il y a quelque chose qui flotte là-bas, sur la crête d’une vague.

En même temps, Amos Green avait suivi la direction du bras de la jeune fille et avait cherché à voir ce qui attirait son attention.

— Capitaine Éphraïm Savage, il y a un canot là-bas, par tribord arrière.

Le marin saisit sa lunette et l’appuya sur le porte-haubans.

— Oui, dit-il, c’est un canot, mais il est vide ; il doit venir de la côte, et a été probablement entraîné à la dérive. Mettez la barre au vent, monsieur Tomlinson, j’ai justement besoin d’une embarcation.

Une minute plus tard, le Golden Rod avait viré de bord et courait vers le point noir qui continuait à danser sur les vagues. Comme ils s’en approchaient, ils purent voir quelque chose qui pendait en dehors du bordage.

— C’est une tête d’homme ! s’écria Amos Green.

— Je pense, dit le capitaine Savage, que vous feriez bien de faire descendre la jeune fille dans la cabine.

Au milieu d’un silence solennel, ils accostèrent le canot.

C’était une petite embarcation d’une douzaine de pieds, très large pour sa longueur, et si plate qu’elle avait été faite évidemment pour la navigation en rivière. Sous les bancs gisaient trois personnes : un homme, vêtu comme un artisan respectable, une femme appartenant à la même classe et un petit enfant d’environ un an. La barque était à moitié remplie d’eau ; l’enfant et la femme étaient étendus la face sur le fond. L’homme gisait sur le dos, le visage terreux, le menton pointant vers le ciel, les yeux tout blancs, la bouche grande ouverte, montrant une langue fripée comme une feuille sèche. À l’avant, ramassé en tas sur lui-même, tenant un aviron dans sa main crispée, était un tout petit homme vêtu de noir ; sa tête reposait sur un livre ouvert ; une de ses jambes se dressait raide au-dessus du bordage, le talon engagé dans le porte-avirons. Tel était l’étrange groupe ballotté sur les longues vagues vertes de l’Atlantique.

Le Golden Rod mit un canot à la mer, et les malheureux naufragés furent bientôt transportés sur le pont. On ne trouva pas la moindre trace de vivres, ni aucun autre objet que la rame et la bible ouverte sur laquelle s’écrasait le visage du petit homme en noir. L’homme, la femme et l’enfant étaient morts depuis un jour au moins. On dut les immerger avec les courtes prières usitées sur les mers. Il avait semblé d’abord que le petit homme à la bible fût mort, lui aussi, mais Amos perçut un faible battement du cœur, en même temps qu’une légère buée ternissait le verre présenté devant sa bouche. Ils l’enveloppèrent dans une couverture chaude et l’étendirent au pied du mât ; le second lui introduisit de force dans la gorge quelques gouttes de rhum et se mit à le frictionner vigoureusement, si bien que la faible étincelle de vie qui était encore en lui se ranima. Pendant ce temps, Éphraïm Savage avait fait monter sur le pont les deux prisonniers qu’il tenait dans sa cale. Ils avaient un air tout déconfit quand ils émergèrent du panneau, avec leurs yeux clignotant dans la lumière du jour dont ils avaient été privés si longtemps.

— Vous m’excuserez, capitaine, dit le marin ; mais, vous comprenez, il fallait vous emmener ou nous laisser emmener par vous. Or, on m’attend de l’autre côté, là-bas, à Boston, et réellement je n’avais pas le temps de m’attarder.

L’officier haussa les épaules, et garda le silence.

— Que préférez-vous ? poursuivit Éphraïm, venir avec nous en Amérique ou retourner en France ?

— Retourner en France, si je puis retrouver mon chemin. Oh ! il faut que je retourne en France, ne serait-ce que pour dire un mot à cet idiot de canonnier !

— Il a fait tout ce qu’il a pu, mais nous avons jeté un seau d’eau sur sa mèche et sur sa poudre ; alors, vous comprenez… Mais voilà la France là-bas, ce nuage épais. Il y a un canot le long du bord, vous pouvez le prendre.

— Mon Dieu, quel bonheur ! Caporal Lemoine, venez, partons sur-le-champ.

— Attendez ! A-t-on jamais vu un homme s’embarquer ainsi. Monsieur Tomlinson, jetez dans ce canot un baril d’eau, avec une boîte de conserves et un paquet de biscuits. Hiram Jefferson, apportez deux avirons. Vous aurez à nager sans perdre de temps avec ce vent dans la figure, mais vous serez là-bas demain soir ; le temps est au fixe.

Les deux Français furent bientôt pourvus de tout ce qui leur était nécessaire, et ils poussèrent au large, salués par les cris de bon voyage ! Le hunier de misaine fut remis en place, et le Golden Rod tourna son beaupré vers l’ouest. Pendant plusieurs heures ils purent apercevoir le canot dansant sur la crête des vagues ; mais il disparut peu à peu, et avec lui se perdit le dernier maillon de la chaîne qui les reliait au monde qu’ils laissaient derrière eux.

Cependant, l’homme accoté contre le mât avait remué les paupières et ouvert les yeux.

Le vieux Catinat avança vivement et, s’agenouillant, il appuya la tête du naufragé sur son bras.

— C’est un des fidèles ! s’écria-t-il, c’est un de nos pasteurs. Le Seigneur envoie sa bénédiction sur notre voyage.

Mais l’homme sourit doucement et secoua la tête :

— Je crains bien de ne pas faire ce voyage avec vous, car le Seigneur m’appelle pour un voyage plus lointain. Je suis, en effet, le pasteur du temple d’Isigny, et quand j’ai appris l’ordre du méchant roi, je me suis embarqué avec deux des fidèles, espérant atteindre l’Angleterre. Mais le premier jour une vague a emporté une de nos rames et tout ce qui était dans la barque : notre pain, notre baril d’eau ; et nous restâmes sans autre espoir qu’en Lui. Et alors, il nous appela à Lui l’un après l’autre : d’abord l’enfant, puis la femme et puis l’homme, et je restai seul, mais je sens que mes heures sont comptées. Et puisque vous êtes aussi des fidèles, ne puis-je vous être utile avant que je parte ?

Le marchand secoua la tête et, soudain, une pensée lui traversa l’esprit, et son visage s’illuminant de joie, il courut vers Amos et lui dit quelques mots à l’oreille. Amos sourit et se dirigea vers le capitaine, qui s’empressa de faire appeler Catinat.

À peine lui eurent-ils fait part de leur idée que le jeune homme sauta de joie et descendit trouver Adèle dans sa cabine. Celle-ci tressaillit et rougit en détournant son visage ému, mais cette émotion était de la joie aussi. Et comme le temps pressait, et que sur la mer solitaire s’offrait l’homme qui pouvait réaliser leurs projets, si longtemps caressés, ils se trouvèrent, l’homme au cœur courageux et la femme au cœur pur, agenouillés devant le pasteur moribond, qui leva son bras amaigri pour une bénédiction et murmura faiblement les paroles sacrées qui devaient les unir pour toujours.

La scène avait de quoi impressionner tous ceux qui en furent témoins. Les mâts jaunis, les voiles gonflées et, dans ce décor instable autant que singulier, la face émaciée et les lèvres craquelées de l’officiant, les traits sérieux et attristés du vieux marchand, agenouillé et soutenant le pasteur moribond, Catinat dans son uniforme bleu déjà fané et sali, le capitaine Savage avec son visage de chêne tourné vers les nuages, et Amos Green, les mains dans les poches et une lueur de joie dans ses yeux bleus. Derrière eux, enfin, la longue silhouette de Tomlinson, le second, et le petit groupe de marins de la nouvelle Angleterre avec leurs chapeaux en feuille de palmier et leurs figures graves et bronzées.

La touchante cérémonie terminée, Catinat et sa jeune femme s’accoudèrent ensemble près des haubans, suivant des yeux la course interminable des vagues vertes.

— Tout cela est étrange, dit Adèle, et l’avenir semble pour nous aussi vague et aussi sombre que ces nuages qui s’amassent devant nous.

— Si cela dépend de moi, votre avenir sera aussi gai et aussi brillant que le soleil qui étincelle sur la crête de ces vagues. Le pays qui nous a chassés est loin derrière nous, mais il y a de l’autre côté, là-bas, un autre pays plus beau, et chaque souffle de vent nous en rapproche davantage. La liberté nous y attend, et nous emportons avec nous la jeunesse et l’amour ? Que nous faut-il de plus ?

Le soleil avait disparu derrière la ligne de l’horizon, le crépuscule avait fait place à la nuit, et les étoiles brillaient dans le ciel au-dessus de leurs têtes. Mais avant que ces étoiles se furent de nouveau évanouies à l’occident, le petit pasteur d’Isigny avait trouvé le repos à bord du Golden Rod.

CHAPITRE XXVI

L’ICEBERG

Pendant trois semaines, le vent se maintint à l’est ou au nord-est, soufflant frais et, parfois même, presque en tempête. Le Golden Rod filait gaiement, toutes voiles dehors, de sorte que, vers la fin de la troisième semaine, Amos et Éphraïm Savage comptaient par heures le moment où ils reverraient leur pays. Pour le vieux marin, habitué à le quitter et à le retrouver, c’était une chose de peu d’importance, mais Amos, qui ne s’en était jamais éloigné jusque-là, ne pouvait contenir son impatience. Il restait pendant des heures assis à califourchon sur le beaupré, la pipe aux dents et les yeux fixés devant lui sur la ligne du ciel.

Cependant, les nuits devenaient très froides, et il advint qu’un soir, sitôt le soleil couché, le Golden Rod entra dans un de ces épais brouillards jaunes, si fréquents dans ces parages. Il devint si dense que c’est à peine si, de l’arrière, on pouvait apercevoir la misaine, mais on ne voyait absolument rien du grand perroquet ni du foc. Le vent venait du nord-est, le brick se couchait, sous l’effort de la brise, jusqu’à permettre de toucher l’eau avec la main du côté sous le vent. Le second battait la semelle sur le pont, et ses quatre compagnons de quart grelottaient, accroupis, à l’abri du bastingage. Tout à coup, l’un d’eux se dressa debout et poussa un cri en tendant l’index en l’air, tandis qu’un énorme mur blanc sortait soudain de l’obscurité, à l’extrémité du beaupré ; au même instant, le navire reçut une secousse terrible qui brisa net les deux mâts comme deux roseaux secs, jetant sur le pont un enchevêtrement de cordages de toile et de débris de bois.

Le second avait failli être tué par la chute du grand mât, tandis que deux de ses hommes avaient été précipités dans l’ouverture du poste de l’équipage et qu’un troisième avait eu la tête fracassée contre la patte de l’ancre. Tomlinson se releva et courut sur l’avant pour voir toute la partie comprise entre les deux bossoirs, complètement enfoncée et tordue, et un marin se dépêtrant, avec des yeux ahuris, du milieu d’un fouillis de voiles en lambeaux et de pièces de bois déchiquetées. Il faisait noir comme dans un four, et tout autour du navire on ne distinguait que les crêtes blanches des vagues. Le second regardait avec désespoir autour de lui tout cet amoncellement de ruines quand, en se retournant, il se trouva face à face avec le capitaine Éphraïm Savage, à moitié vêtu, mais aussi calme et aussi impassible que jamais.

— Un iceberg, dit-il, en reniflant l’air glacé. Vous ne l’avez pas senti, ami Tomlinson ?

— J’ai bien vu qu’il faisait froid, mais je mettais cela sur le compte du brouillard.

— Ils sont toujours entourés de brouillard, et le Seigneur seul, dans sa sagesse, sait pourquoi, car ils sont un grand danger pour les pauvres marins. L’eau monte vite, monsieur Tomlinson, l’avant s’enfonce déjà.

Le reste de l’équipage était monté rapidement sur le pont, et un des matelots sondait la pompe.

— Il y a trois pieds d’eau ! cria-t-il, et les pompes étaient sèches hier soir.

— Tout le monde aux pompes ! commanda le capitaine. Monsieur Tomlinson, dégagez la chaloupe, et voyez si elle peut servir, quoi que je craigne bien qu’elle n’ait souffert du choc.

— La chaloupe a deux planches enfoncées ! cria un marin.

— Le youyou, alors.

— Il est en trois morceaux.

Le second s’arrachait les cheveux, mais Éphraïm Savage sourit de l’air d’un homme amusé par le souvenir d’une coïncidence.

— Où est Amos Green ?

— Me voici, capitaine Éphraïm. Que puis-je faire ?

— Et moi ? cria la voix de Catinat. Adèle et son père ont été enveloppés de couvertures et mis à l’abri dans le rouf.

— Dites-lui qu’il peut se mettre aux pompes, dit le capitaine à Amos. Quant à vous, Amos, vous savez vous servir d’un outil. Prenez une lanterne et voyez si vous ne pouvez pas réparer la chaloupe.

Pendant une demi-heure, Amos Green cogna, scia et calfeutra, pendant que les pompes manœuvraient avec un bruit sec et régulier. Lentement, très lentement, l’avant du brick s’enfonçait, pendant que son arrière se relevait.

— Eh bien, Amos, mon garçon, et cette chaloupe ? demanda le capitaine d’une voix calme. Vous n’avez plus beaucoup de temps.

— Elle peut se maintenir à flot maintenant, quoiqu’elle ne soit pas tout à fait étanche.

— Très bien ! Mettez-la à la mer, vous autres. Monsieur Tomlinson, embarquez dedans tout ce qu’elle pourra contenir de provisions. Venez avec moi, Hiram Jefferson.

Le matelot et le capitaine se laissèrent glisser dans la chaloupe, et l’amenèrent sur l’avant du navire. Le capitaine secoua la tête quand il vit la gravité de l’avarie.

— Coupez la voile de misaine et faites-la passer ici.

Tomlinson et Amos Green exécutèrent cet ordre.

— Quelle hauteur d’eau dans les pompes ? demanda de nouveau le capitaine.

— Cinq pieds et demi.

— Alors, le navire est perdu ! Continuez de pomper. Vous avez les provisions, monsieur Tomlinson ?

— Elles sont prêtes, capitaine.

— Faites-les passer. Le navire n’en a pas pour plus d’une heure ou deux. Vous ne voyez pas l’iceberg ?

— Le brouillard se lève à tribord, derrière, cria un des hommes. Oui, voilà l’iceberg, à un quart de mille sous le vent.

Le brouillard s’était éclairci tout d’un coup, et la lune brilla de nouveau sur la vaste mer solitaire et sur l’épave. Tout près d’eux, comme une grande voile blanche, se dressait l’énorme bloc de glace contre lequel ils s’étaient brisés, se balançant lentement, au gré des vagues.

— Il faut l’atteindre, dit le capitaine Éphraïm. C’est notre seule chance. Descendez la jeune femme et son père dans la chaloupe, par l’avant. Dites-leur de rester calmes, Amos… Là, maintenant, le baril et la caisse, et tout ce que vous trouverez. Et à présent, embarquons tous, il n’est que temps.

Quand tout le monde fut installé à sa place, le capitaine Éphraïm saisit un cordage qui pendait du navire et, d’un bond, il se hissa à bord. Il revint avec un paquet de vêtements qu’il jeta dans la chaloupe.

— Poussez au large ! cria-t-il.

— Sautez en bas, alors.

— Éphraïm Savage coule à fond avec son bateau, dit-il tranquillement ; ami Tomlinson, ce n’est pas mon habitude de répéter deux fois un ordre. Poussez au large !

Le second appuya sa gaffe contre le bordage du navire. Amos et Catinat poussèrent un cri de terreur, mais les matelots appuyèrent sur leurs avirons et nagèrent vers l’iceberg.

— Amos ! Amos ! Allez-vous souffrir cela ? cria l’officier.

— Tomlinson, vous ne voudriez pas l’abandonner. Retournez à bord et forcez-le à venir.

— Je ne connais pas d’homme vivant, capable de le forcer à faire ce qu’il ne veut pas.

— Mais vous ne pouvez pas le laisser. Vous devez au moins rester dans les environs et le recueillir.

— La chaloupe fait de l’eau comme un tamis, dit le second. Je vais d’abord la conduire à l’iceberg. Je vous laisserai là si nous pouvons débarquer et je reviendrai chercher le capitaine. Un peu de cœur, mes garçons, plus tôt nous arriverons, plus tôt nous reviendrons.

Mais ils n’avaient pas fait cinquante brasses qu’Adèle poussa un cri.

— Mon Dieu, le navire coule !

Le brick s’était enfoncé de plus en plus et, soudain, avec un bruit de planches qui craquent, il avait piqué son avant dans l’eau comme un oiseau de mer faisant un plongeon. Avec un long bruit de remous, la lanterne de poupe disparut sous les vagues. D’un mouvement brusque, la chaloupe vira de bord et revint en arrière, aussi vivement que les solides bras des marins pouvaient manœuvrer les avirons. Mais tout était tranquille et calme sur le lieu du désastre. Il ne restait même pas un fragment de l’épave sur les flots pour indiquer où le Golden Rod avait trouvé son dernier port. Ils restèrent un long quart d’heure à croiser de tous côtés, sous le clair de lune, mais ils ne purent apercevoir la moindre trace du capitaine puritain, et ils se décidèrent enfin à reprendre le chemin de leur triste refuge, silencieux et le cœur oppressé.

Si désolé qu’il fût, le bloc de glace était le seul espoir qui leur restât, car l’eau envahissait de plus en plus la chaloupe. Comme ils approchaient, ils virent avec terreur que le côté qu’ils avaient en face d’eux était un mur de glace de soixante pieds de haut, sans une crevasse où l’on pût poser le pied. L’iceberg formait un énorme bloc d’au moins cinquante pas de long sur chaque face, et on pouvait espérer que l’autre côté serait peut-être plus abordable. Tout en épuisant l’eau, ils tournèrent l’angle, mais ce ne fut que pour se trouver devant une autre falaise de glace. De nouveau, ils continuèrent de tourner et ne rencontrèrent encore que le mur à pic. Il ne restait plus qu’un côté à explorer, et ils savaient tout en ramant que leurs vies dépendaient du résultat, car la chaloupe s’enfonçait de plus en plus. Ils sortirent de l’ombre pour entrer dans la lumière de la lune, éclairant un spectacle qu’aucun d’eux n’oublierait jamais.

Le mur qui se dressait devant eux était à pic aussi, et les mille facettes de la glace scintillaient et miroitaient sous la lumière argentée de la lune. Au centre, cependant, au niveau de l’eau, était une énorme crevasse qui marquait l’endroit d’où le Golden Rod, en s’écrasant, avait détaché un gros bloc et préparé ainsi, sur sa ruine, un refuge pour ceux qu’il portait. Les bords dentelés de cette caverne étaient d’un vert d’émeraude, dont la teinte allait en se fonçant jusqu’au bleu pour finir en un trou noir. Mais ce ne fut pas la beauté de cette grotte, ni l’assurance de trouver un refuge qui amena un cri de joie et d’étonnement sur toutes les lèvres : les naufragés venaient d’apercevoir, assis sur une pointe de glace et fumant tranquillement une longue pipe de corne, le capitaine Éphraïm Savage en personne. Un instant, ils auraient pu croire que c’était son fantôme, mais le ton de sa voix leur montra que c’était lui réellement, et de fort mauvaise humeur, en vérité.

— Ami Tomlinson, dit-il, quand je vous dis d’aller vers un iceberg, j’entends que vous y alliez tout droit, voyez-vous, et que vous ne vous amusiez pas à vous promener sur l’Océan. Ce n’est pas de votre faute si je ne suis pas gelé, ce qui n’aurait pas manqué si je n’avais eu pour me réchauffer un peu de tabac sec et un briquet.

Sans s’arrêter pour répondre aux reproches de son capitaine, le second accosta le rebord de l’iceberg, où l’avant du brick avait taillé une sorte de plate-forme en pente sur laquelle ils hissaient la chaloupe. Le capitaine Savage saisit ses vêtements secs, disparut dans le fond de la caverne et reparut bientôt, le corps plus chaud et l’humeur plus douce. On retira de la chaloupe les vêtements et les couvertures, et on ouvrit le baril de biscuits.

— Nous avons eu peur pour vous, Éphraïm, dit Amos Green. Et j’avais le cœur gros en pensant que je ne vous reverrais plus.

— Vous devriez me mieux connaître, Amos.

— Mais comment êtes-vous venu ici ? Je croyais que vous aviez été entraîné au fond par le remous du navire.

— C’est le troisième navire avec lequel je coule, mais ils ne m’ont pas encore gardé au fond. En attendant, je suis bien content de vous revoir, moi aussi, car je craignais que la chaloupe n’eût coulé.

— Et maintenant, qu’allons-nous faire ?

— Installez cette voile et faites un abri pour la jeune dame. Après, nous souperons et nous dormirons comme nous pourrons, car il n’y a rien à faire cette nuit, et nous aurons probablement de la besogne demain matin.

CHAPITRE XXVII

UN REFUGE PRÉCAIRE

Amos Green fut réveillé au matin par une main qui se posait sur son épaule, et, sautant sur ses pieds, il trouva Catinat debout auprès de lui. Les naufragés, groupés autour de la chaloupe, étaient plongés dans un lourd sommeil après les fatigues de la nuit. Le bord rouge du soleil apparaissait juste au-dessus de la ligne d’eau, et c’était un flamboiement écarlate et jaune sur toute la mer bleue et dans la grotte. Jamais palais de fée ne fut plus magnifique que ce refuge flottant.

Mais ni Amos ni Catinat n’avaient le loisir d’accorder une pensée à la nouveauté et à la beauté de ce spectacle. Le visage du Français était grave, et son ami lut l’inquiétude dans ses yeux.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il.

— L’iceberg ! Il s’en va en morceaux.

— Allons donc ! Il est aussi solide qu’une île.

— Je l’ai examiné. Vous voyez cette fente, au fond de la grotte. Il y a deux heures, je pouvais à peine y introduire le doigt. Maintenant, j’y passerais à l’aise. Je vous dis que le bloc se sépare en deux.

Amos se dirigea vers le fond de la caverne et vit, comme le disait son ami, une large fente qui se prolongeait en arrière, dans la masse du bloc, produite, probablement, par le choc des vagues ou par le heurt terrible de leur navire. Il réveilla le capitaine Éphraïm et lui montra le danger.

— Nous sommes perdus si nous avons une voie d’eau dans notre coque, dit celui-ci. L’iceberg fond plus vite que je n’aurais cru.

Ils virent alors que les murs de glace, qui sous la lumière de la lune leur avaient paru absolument unis, étaient en réalités striés de profondes crevasses, d’où l’eau suintait continuellement. L’énorme masse était sillonnée de petits canaux comme un rayon de miel. Ils entendaient le bruit de l’eau, qui dégouttait et ruisselait dans l’Océan.

— Hé ! cria Amos, qu’est-ce que c’est que cela ?

— Quoi ?

— J’aurais juré que j’entendais appeler.

Le capitaine Éphraïm mit sa main au-dessus de ses yeux et examina l’Océan. Le vent était complètement tombé maintenant et la mer s’étendait à l’infini sans autre chose qui retînt l’œil qu’une grande épave noire, flottant près de l’endroit où avait disparu le Golden Rod.

— Nous devons être sur le passage de quelques navires, dit le capitaine, se parlant à lui-même. Il y a les pêcheurs de morue ; nous sommes beaucoup trop au sud pour eux, je crois. Mais nous ne devons pas être à plus de deux cents milles de Port-Royal, en Arcadie, et nous sommes sur la route des navires de commerce du Saint-Laurent. Si j’avais trois pins de montagne, Amos, et une centaine de pieds de toile, j’installerais là-dessus un mât de fortune, capable de nous porter tout droit dans la baie de Boston. Mais qu’y a-t-il, Amos ?

Le jeune trappeur tendait l’oreille, la tête penchée en avant, les yeux fixes comme un homme cherchant à percevoir un bruit. Il allait répondre quand Catinat poussa un cri et tendit le doigt vers le fond de la grotte.

— Regardez la fente, maintenant.

Elle s’était élargie, au point que ce n’était plus une fente, mais un véritable couloir.

— Passons à travers, dit le capitaine.

— Cela ne peut nous conduire que de l’autre côté.

— Allons voir de l’autre côté, alors.

Il passa le premier et les deux autres le suivirent ; tout en glissant et trébuchant, ils finirent par atteindre l’autre face de l’iceberg, et se trouvèrent sur une sorte de plate-forme, à quelques pieds au-dessus de l’eau. Le travail de désagrégation de l’iceberg s’était fait beaucoup plus vite qu’ils ne l’avaient supposé, et la fente de la glace avait formé une série d’étages irréguliers jusqu’au sommet. Ils se mirent en état de gravir ces étages et, quelques minutes après, ils étaient à une soixantaine de pieds au-dessus du niveau de l’eau, d’où ils pouvaient embrasser une vue d’une cinquantaine de milles. Mais dans toute cette étendue, ils ne virent que le reflet du soleil sur les vagues.

Le capitaine Éphraïm siffla entre ses dents.

— Pas de chance ! dit-il.

Amos Green regardait de tous côtés.

— Je n’y comprends rien. J’aurais juré… Mais écoutez !

L’appel clair et vibrant d’une sonnerie militaire résonna dans l’air du matin. Avec un cri de surprise, les trois hommes se jetèrent à plat ventre et tendirent le cou au-dessus du précipice.

Un gros navire était juste à quelques mètres du pied de l’iceberg. Ils pouvaient apercevoir toute la longueur de son pont, la rangée des canons de cuivre, luisant sous le soleil, et les hommes d’équipage allant et venant. Une petite troupe de soldats faisait l’exercice sur l’arrière, et c’était de là qu’était venu l’appel qui avait si soudainement fait tressaillir les naufragés. Les cris qui partirent du navire au-dessous d’eux leur apprirent qu’ils avaient été aperçus à leur tour.

Sans perdre un instant, ils se laissèrent glisser d’aspérité en aspérité le long de la pente et se précipitèrent dans la grotte, où leurs camarades venaient eux-mêmes d’être surpris, au milieu de leur triste déjeuner, par cette sonnerie soudaine de trompettes. En un clin d’œil, la chaloupe fut remise à la mer et chargée de tout ce qu’ils possédaient. En quelques coups vigoureux d’aviron, ils eurent doublé une des pointes de l’iceberg et se trouvèrent sous l’arrière d’une belle corvette dont le pavillon blanc était semé de lis d’or de France. Quelques minutes après, leur chaloupe était hissée à bord et ils se trouvèrent sur le pont du Saint-Christophe, navire de la marine royale, transportant à son poste le marquis de Denonville, le nouveau gouverneur général du Canada.

CHAPITRE XXVIII

LA BAIE DE QUÉBEC

Le Saint-Christophe avait quitté La Rochelle trois semaines auparavant, en compagnie de quatre autres navires transportant cinq cents soldats destinés à renforcer les garnisons sur le Saint-Laurent. La petite escadre avait navigué de concert pendant quelques jours, mais les navires s’étaient trouvés séparés par suite du gros temps. Le Saint-Christophe avait à bord une compagnie du régiment de Quercy, les officiers de sa maison, Saint-Vallier, le nouvel évêque du Canada, et sa suite, trois frères récollets et cinq jésuites destinés à la fatale mission des Iroquois, une demi-douzaine de dames allant rejoindre leurs maris, deux religieuses Ursulines, dix ou douze fils de famille, que l’amour des aventures attirait au delà des mers, et, enfin, une vingtaine de jeunes paysannes de l’Anjou, venues avec la certitude de trouver des maris, grâce à l’appât des quelques mètres de toile et des objets de ménage formant la dot que le roi accordait à ses humbles pupilles.

Introduire dans une pareille société une poignée d’indépendants de la Nouvelle-Angleterre, un puritain de Boston et trois huguenots de France, c’était, en vérité, approcher une torche d’un baril de poudre. Cependant, chacun était si occupé de ses propres affaires que l’on ne prit guère garde aux naufragés. Trente des soldats étaient tombés malades, pris par la fièvre ou le scorbut, et prêtres et nonnes avaient assez à faire avec eux. Denonville, le gouverneur, était un petit homme maigre, ancien officier de dragons, qui se promenait tout le jour sur le pont en lisant les psaumes de David, et qui passait la moitié de ses nuits, avec des cartes étendues devant lui, à étudier les moyens de détruire les Iroquois qui rongeaient sa province. Les jeunes cavaliers et les dames flirtaient, les paysannes angevines coulaient des œillades vers les soldats de Quercy, et l’évêque Saint-Vallier lisait ses offices et faisait des conférences à son clergé.

L’Angleterre et la France étaient en paix, à ce moment, bien que les rapports fussent assez tendus entre le Canada et New-York, les Français croyant, et non sans quelque raison, que c’étaient les Anglais qui lançaient contre eux les démons dont ils avaient à chaque instant à repousser les attaques. Éphraïm et ses hommes furent donc recueillis amicalement à bord du vaisseau, mais celui-ci était si encombré qu’ils eurent à se caser eux-mêmes du mieux qu’ils purent. Les Catinat avaient reçu un meilleur accueil, l’état de faiblesse du vieillard et la beauté de sa fille ayant éveillé l’intérêt du gouverneur. L’officier avait échangé pendant le voyage son uniforme contre un habit de couleur sombre, de sorte que rien en lui n’indiquait un fugitif de l’armée, sauf peut-être son allure militaire.

Le vieux Catinat était maintenant si faible qu’il ne fallait pas songer à l’interroger ; sa fille ne le quittait pas, et quant au soldat, son habitude de la cour l’avait rendu suffisamment diplomate pour savoir dire beaucoup de choses sans rien dire ; aussi leur secret fut-il bien gardé.

Le lendemain du jour où ils avaient été recueillis, ils reconnurent le cap Breton dans le sud, et, filant rapidement sous une bonne brise d’Est, ils passèrent au large de la pointe Est d’Anticosti. Puis, ils entrèrent dans l’estuaire du puissant fleuve Saint-Laurent, dont ils apercevaient à peine les rives de chaque côté. Sur les rives plus rapprochées ils aperçurent la gorge sauvage du Saguenay sur la droite, avec la fumée qui s’élevait des huttes formant le petit établissement de pêche de Tadousac, au milieu d’un bouquet de pins. Des Indiens nus, debout dans leurs pirogues d’écorce, le visage barbouillé d’argile rouge, entourèrent le navire, offrant des fruits et des légumes frais accueillis avec joie par les soldats.

Le navire continuant sa route, la haute silhouette du cap de la Tourmente se dessina vaguement devant eux ; ils longèrent les riches prairies de la seigneurie de Beaupré au Laval, et après avoir dépassé les établissements de l’île d’Orléans, ils virent se dérouler droit devant eux le ruban du fleuve avec les chutes du Montmorency, les palissades du cap Levis, et sur leur droite se détacha le rocher avec son diadème de tours et sa ville entassée à la base, centre et forteresse de la puissance française en Amérique. Le canon tonna sur les bastions ; le navire de guerre répondit avec ses caronades, les pavillons montèrent et descendirent le long des mâts, et un essaim de canots et de pirogues se détacha de la côte pour recevoir le nouveau gouverneur et transporter à terre les passagers et les soldats.

Le vieux marchand avait décliné de jour en jour depuis qu’il avait quitté le sol de la France. Les péripéties du naufrage et les angoisses de la nuit passée sur l’iceberg avaient épuisé ce qui lui restait de forces. Mais au bruit des canons il ouvrit les yeux, et se souleva péniblement sur son oreiller.

— Qu’y a-t-il, père ? s’écria Adèle. Nous sommes en Amérique, et nous sommes avec vous, Amaury et moi, vos enfants.

Le vieillard secoua la tête.

— Le Seigneur m’a conduit jusqu’à la terre promise, dit-il, mais il n’a pas voulu que j’y entrasse. Que sa volonté soit faite et que son nom soit à jamais béni. Mais je voudrais au moins comme Moïse la voir, si je ne puis y mettre le pied. Amaury, prêtez-moi votre bras pour me conduire sur le pont.

Quelques minutes plus tard, le vieux marchand était assis sur un paquet de cordages, le dos appuyé contre le mât, à l’abri de la foule. Il contempla le paysage continental et dit :

— Cela ne ressemble pas à la France. Ce n’est pas vert et calme et souriant comme elle ! Mais c’est une terre neuve et innocente, qui n’a aucun crime à racheter, pas de luttes, pas de péchés, une terre qui n’a pas connu le mal. Et, à mesure que les années se dérouleront, tous les misérables, sans patrie et sans foyer, tous ceux qui sont en butte aux persécutions et à l’injustice dans leur pays, tourneront leurs pas vers cette terre comme nous l’avons fait nous-mêmes. Je vois une nation puissante, une nation qui se donnera pour tâche d’élever les humbles plutôt que d’exalter les riches, qui comprendra qu’il y a plus de gloire dans la paix que dans la guerre, qui ne se confinera pas étroitement dans les limites de ses frontières, et dont le cœur s’associera à toutes les nobles causes du monde entier.

Sa tête s’était penchée peu à peu sur sa poitrine ; ses paupières s’étaient fermées lourdement. Adèle poussa un cri et jeta ses bras autour du cou du vieillard.

— Il va mourir, Amaury, il va mourir !

Un frère franciscain, au visage dur, qui égrenait son chapelet à quelques pas du groupe, entendit ce cri et s’approcha vivement.

— Il va mourir, en effet, dit-il en regardant le vieillard dont la figure avait la teinte de la cendre.

— Cet homme a-t-il eu les sacrements de l’Église ? demanda-t-il.

— Je ne crois pas qu’il en ait besoin, répondit évasivement Catinat.

— Qui de nous n’en a besoin ? dit le moine sévèrement. Et comment un homme peut-il espérer le salut sans eux ? Je vais les lui administrer sur-le-champ.

Mais le vieux huguenot avait rouvert les yeux, et, par un dernier effort, il repoussa l’homme encapuchonné de gris qui se penchait sur lui.

— J’ai abandonné tout ce que j’aimais pour ne pas vous céder ; croyez-vous que vous me vaincrez maintenant ?

Le franciscain recula d’un pas.

— Ah ! dit-il. Vous êtes huguenot, alors ?

— Chut ! pas de discussions devant un mourant, dit Catinat d’une voix non moins sévère que celle du moine.

— Devant un mort, ajouta Amos, solennellement.

En effet, le visage du vieillard s’était adouci, les milles rides qui le sillonnaient avaient disparu comme si une main invisible eût passé dessus, et sa tête était retombée contre le mât. Adèle resta sans un mouvement, avec ses bras encore passés autour du cou de son père et sa joue contre son épaule. Elle s’était évanouie.

Catinat prit sa femme dans ses bras et l’emporta dans la cabine d’une des dames qui leur avait témoigné quelques bontés. La mort n’était pas une chose nouvelle sur le navire, car dix soldats avaient succombé dans la traversée ; de sorte que peu de personnes accordèrent même une pensée au pèlerin qui venait d’atteindre le terme de son voyage, d’autant que le bruit s’était répandu que c’était un huguenot. L’ordre fut donné de l’immerger immédiatement, et le dernier homme qui eut à s’occuper en ce monde de Théophile Catinat fut le voilier qui l’enveloppa dans la traditionnelle, bande de toile.

Il en fut différemment des réfugiés survivants.

Quand toutes les troupes furent débarquées, on les réunit sur le pont et un officier fut chargé de leur signifier la décision prise à leur sujet par le gouverneur. C’était un gros homme, à figure vermeille, à l’air bon enfant, mais Catinat se sentit saisi d’appréhension quand il le vit s’avancer sur le pont, ayant à ses côtés le moine franciscain avec lequel il s’entretenait à voix basse. Il y avait sur le visage du moine un sourire mauvais, qui ne présageait rien de bon pour les hérétiques.

— On verra, bon père, on verra, disait l’officier d’un ton d’impatience, en réponse à une injonction du prêtre. Je suis un aussi zélé serviteur de l’Église que vous.

Puis, s’adressant au groupe en anglais :

— Lequel de vous est le capitaine Savage ?

– Éphraïm Savage, de Boston.

— Et M. Amos Green ?

— Amos Green, de New-York.

— Et maître Tomlinson ?

— John Tomlinson, de Salem.

— Et les mariniers Hiram Jefferson, Joseph Cooper, Seek-Grace Spaulding et Paul Cushing, tous de Massachusets-Bay ?

— Présents.

— C’est l’ordre du gouverneur que tous ceux que je viens de nommer seront transbordés immédiatement sur le brick de commerce Hope, ce navire peint en blanc qui est à l’ancre là-bas. Il partira dans une heure pour les provinces anglaises.

Un bourdonnement de joie éclata parmi les marins, à la pensée de revoir si vite leurs foyers, et ils se dispersèrent en toute hâte pour réunir les quelques effets qu’ils avaient sauvés du naufrage. L’officier mit la liste dans sa poche et s’avança vers Catinat, qui se tenait appuyé contre le bastingage.

— Vous vous souvenez, assurément de moi, dit-il. Pour ma part, je ne pourrais pas oublier votre figure, bien que vous ayez changé l’uniforme bleu pour le vêtement sombre du bourgeois.

Catinat serra la main qui lui était tendue.

— Je me souviens de vous, Bonneville, et du voyage que nous fîmes ensemble au fort Frontenac, mais ce n’était pas à moi à me réclamer de votre amitié quand la fortune m’a abandonné.

— Allons, allons ! mon cher, quand un homme a été mon ami, il l’est pour toujours.

— Je craignais, d’ailleurs, que cette reconnaissance vous fît plus de mal que de bien avec ce moine en capuchon noir, qui roule des yeux, là-bas derrière vous.

— Vous savez où en sont les choses ici avec nous ? Avec les Sulpiciens à Montréal et les Jésuites ici, nous autres, pauvres diables, nous sommes placés entre l’enclume et le marteau. Mais je suis peiné jusqu’au fond du cœur d’avoir à faire un tel accueil à un vieux camarade, et encore plus à sa femme.

— Que comptent-ils donc faire ?

— Vous devez être retenu prisonnier à bord jusqu’à ce que le navire remette à la voile, ce qui aura lieu dans une semaine tout au plus.

— Et ensuite ?

— Vous serez reconduit en France et remis entre les mains du gouverneur de La Rochelle qui vous renverra à Paris. Tels sont les ordres de M. Denonville, et, s’ils ne sont pas exécutés à la lettre, nous pouvons compter sur tout un nid de frelons à nous bourdonner autour des oreilles.

Catinat lança une imprécation. Après tous leurs efforts, toutes leurs épreuves, se voir ramené à Paris, objet de railleries pour ses ennemis, et de pitié pour ses amis, c’était une humiliation par trop profonde, en vérité, et cette seule pensée lui fit monter la honte au visage. Mieux valait s’élancer dans les eaux bleues du fleuve qui coulait, sous ses pieds ; mais il y avait Adèle, Adèle qui n’avait que lui sur qui elle pût compter pour la protéger. C’eût été lâche, indigne d’un homme d’honneur, de l’abandonner.

De Bonneville l’avait quitté avec quelques paroles de sympathie, mais le moine continuait d’arpenter le pont, et deux soldats, placés en sentinelles sur la poupe, passaient et repassaient à quelques pieds de lui. Le cœur malade, il se penchait au-dessus de la lisse, regardant les Indiens barbouillés de peinture avec leurs plumes piquées dans leurs tignasses noires, et reportant ses yeux du côté de la ville où les pignons tordus et les murs noircis des maisons montraient encore les effets du terrible incendie qui, quelques années auparavant, avait détruit toute la partie basse.

Son attention fut, soudain, attirée par le bruit rythmé des avirons, et un grand canot rempli d’hommes passa juste au-dessous de lui.

Il emportait les Américains qui devaient être transbordés sur le navire chargé de les rapatrier. Les quatre marins étaient assis ensemble à l’avant, et sur l’arrière se tenaient le capitaine Éphraïm Savage et Amos Green. La figure ridée du vieux puritain et les traits hardis du coureur de bois se tournèrent plus d’une fois dans sa direction, mais pas une parole, pas un geste de leur main n’apporta un adieu à l’exilé. Il aurait tout supporté de la part de ses ennemis, mais cet abandon de la part de ses amis, après toutes ses misères, lui pesa lourdement sur le cœur. Il laissa tomber sa tête dans ses mains et se mit à sangloter. Lorsqu’il releva les yeux, ce fut pour apercevoir le brick qui avait levé l’ancre et louvoyait, toutes voiles dehors, pour sortir de la passe de Québec.

CHAPITRE XXIX

LA VOIX DU SABORD

Catinat passa le jour suivant sur le pont, au milieu du va-et-vient du déchargement, s’efforçant de réconforter sa chère Adèle par des paroles qu’il essayait de rendre gaies mais qui venaient d’un cœur plein de tristesse. Il lui indiquait du doigt tous les endroits qu’il connaissait, la citadelle où il avait tenu garnison, le collège des Jésuites, la cathédrale de l’évêque Laval, et la demeure d’Aubert de la Chesnaye, la seule maison particulière qui fût restée debout après l’incendie de la ville basse.

Tout le panorama de la vie canadienne se déroulait devant leurs yeux le long de l’étroit sentier bordé de palissades qui reliait les deux parties de la ville ; les soldats avec leurs chapeaux inclinés sur l’oreille, leurs plumets et leurs buffleteries, les habitants des côtes avec leurs grossiers habits de paysans semblables à ceux de leurs ancêtres de Normandie ou de Bretagne, les jeunes seigneurs venus de France, reconnaissables à leurs lourds panaches et à ce dandinement par où ils pensaient copier la mode de Versailles. On pouvait apercevoir aussi de petits groupes de trappeurs, des coureurs de bois en vestes de cuir, en guêtres à franges, et en bonnets de fourrure ornés de plumes d’aigle. Ils venaient une ou deux fois par an dans les villes, laissant leurs femmes indiennes et leurs enfants dans quelque wigwam de l’intérieur. Il y avait là encore des Peaux-Rouges, à la face tannée comme du vieux cuir, sauvages Micmacs de l’Est, féroces Abenakis du Sud, et au milieu de tout cela se distinguaient les robes sombres des Jésuites, les soutanes noires et les larges chapeaux des Récollets et des Franciscains.

La femme d’Amaury, habituée au calme de la rue parisienne, regardait avec étonnement la ville, les bois et les montagnes, et elle poussa un cri de frayeur, lorsqu’une pirogue remplie d’Algonquins couverts de peaux de bêtes, avec des figures rayées de peinture rouge et blanche, passa comme une flèche devant eux, en faisant jaillir l’écume sous les pagaies. Puis le fleuve se teinta de rose, la vieille citadelle se fit plus indistincte dans le crépuscule, et les deux exilés descendirent tristement dans l’entrepont.

Dans la cabine de Catinat se trouvait un hublot qu’il laissait ouvert toute la journée pour renouveler l’air lourd et chaud provenant du voisinage de la cuisine du bord. Cette nuit-là, il lui fut impossible de dormir : il ne faisait que se tourner et se retourner sous sa couverture, songeant aux moyens de s’échapper de ce maudit navire. Mais en admettant même qu’il réussît à s’échapper avec sa femme, où iraient-ils ? Tout le Canada leur était fermé ; les établissements anglais leur offraient, il est vrai, un refuge, mais seraient-ils sûrs d’y arriver ? Si encore Amos Green leur fût resté fidèle, mais il les avait déjà oubliés. Et quelles raisons avait-il, en vérité, d’agir autrement ? Il ne leur tenait par aucun lien du sang, et sa famille l’attendait là-bas chez lui. Et pourtant Catinat ne pouvait croire à cette indifférence de son ancien ami.

Il était en train d’agiter cette douloureuse question, quand tout à coup un sifflement modulé qui dominait le clapotis de l’eau, lui fit dresser l’oreille. C’était peut-être quelque batelier ou quelque Indien passant le long du bord dans sa pirogue. Mais le sifflement se fit entendre de nouveau, plus impératif et plus pressant. Il se redressa sur son séant et regarda autour de lui : cela semblait venir du hublot ouvert. Il y mit la tête, mais il ne vit rien que l’eau sombre, et dans le lointain le scintillement des feux de la pointe Levis. Comme il se laissait retomber sur sa couchette, quelque chose passa par l’ouverture et alla rouler sur le plancher de la cabine. Il sauta à bas, saisit une lanterne accrochée à un clou, en dirigea la lumière sur le parquet et aperçut un objet qui brillait. Il le ramassa et reconnut une petite broche en or. Il tressaillit à la vue du bijou. C’était sa propre broche qu’il avait donnée à Amos le jour où ils étaient allés ensemble à Versailles.

C’était donc un signal et Amos ne l’avait pas abandonné ! Il s’habilla en toute hâte et monta sur le pont. La nuit était noire, et il ne pouvait rien distinguer, mais les pas réguliers qui se faisaient entendre à l’avant du navire, lui prouvèrent que les sentinelles veillaient. Il se pencha par-dessus la lisse et chercha à distinguer dans l’obscurité. Au bout d’un instant il aperçut vaguement la silhouette d’un canot.

— Qui est là ? demanda quelqu’un à voix basse. Est-ce vous, Catinat ?

— Oui.

— Nous venons vous chercher.

— Dieu vous bénisse, Amos.

— Votre femme est-elle là ?

— Non, mais je vais l’éveiller.

— Bien. Mais d’abord prenez cette corde. Maintenant remontez l’échelle.

Catinat prit le bout de ligne qui lui était lancé et, l’attirant à lui, il s’aperçut qu’elle était attachée à une échelle de corde munie de deux crochets. Il la mit en place et descendit doucement dans la partie du navire réservée aux dames ; comme aucune surveillance n’était exercée de ce côté, il put arriver facilement près de sa femme à qui il expliqua en peu de mots la situation. Moins de dix minutes après, Adèle était habillée et, après avoir fait un petit paquet de ce qu’elle avait de précieux, elle se glissa hors de la cabine. Ils montèrent ensemble sur le pont et se dirigèrent avec précaution vers le côté où pendait l’échelle ; ils y étaient presque arrivés quand Catinat s’arrêta soudain, étouffant un juron. Entre eux et l’échelle se dressait la haute silhouette toute noire du moine franciscain.

Il n’y avait pas à hésiter.

Repoussant Adèle, Catinat s’élança sur le moine et le saisit à la gorge. Dans ce mouvement, le capuchon retomba en arriére, et à la place des traits ascétiques du prêtre, Catinat reconnut avec stupeur, à la lumière diffuse d’une des lanternes du bord, les petits yeux gris et la figure ridée d’Éphraïm Savage. Au même moment, une autre silhouette apparut au-dessus de la lisse, sauta sur le pont, et le Français se trouva dans les bras d’Amos Green.

— Tout va bien, dit le jeune trappeur en se débarrassant de l’étreinte de son ami ; le moine est en sûreté dans le canot avec un gant en peau de daim dans la gorge. Il a voulu voir ce qui se passait pendant que vous étiez à réveiller votre femme ; cela lui apprendra à se mêler de ses affaires. Votre femme est là ?

— La voici.

— Dépêchons-nous alors, car il peut venir quelqu’un.

Adèle fut descendue dans la pirogue d’écorce, les trois hommes détachèrent l’échelle et s’y laissèrent glisser eux-mêmes au moyen d’une corde ; puis, deux Indiens, manœuvrant silencieusement leurs pagaies, poussèrent au large et remontèrent rapidement le courant. Une minute après, une masse sombre derrière eux, au milieu de laquelle brillaient faiblement deux petits points jaunes, était tout ce qu’ils pouvaient apercevoir du Saint-Christophe.

Toute la nuit, ils pagayèrent sans une minute de répit. Côtoyant la rive sud pour éviter la force du courant, ils avançaient rapidement, car Catinat et Amos étaient habitués depuis longtemps à cet exercice, et les deux Indiens travaillaient comme si leur propre vie eût été en jeu. Un silence absolu régnait sur le fleuve, interrompu seulement par le clapotis de l’eau contre la proue recourbée du canot, ou le cri aigu des renards dans les bois. Quand, enfin, le jour parut, ils étaient loin de la citadelle et de toutes traces d’habitation humaine. Les forêts vierges, dans leur merveilleuse parure d’automne, descendaient jusqu’au bord du fleuve, qui présentait en cet endroit un îlot entouré d’une petite bordure de sable jaune avec un bouquet de sumacs et de mélèzes rouges mêlant les riches teintes de leurs feuillages.

— J’ai déjà passé ici, dit Catinat. Je me rappelle avoir fait une marque sur le tronc de ce grand mélèze, là-bas à gauche, la dernière fois que je suis allé avec le gouverneur à Montréal. C’était du temps de Frontenac, lorsque le roi était le premier et l’évêque le second.

Les Peaux-Rouges qui, jusque-là, étaient restés assis sur leurs bancs, pareils à des statues de terre cuite, levèrent la tête à l’ouïe du nom de Frontenac.

— Mon frère a parlé d’un grand chef blanc, dit l’un d’eux. Nous avons écouté le sifflement des oiseaux de malheur qui nous disent qu’il ne repassera plus la mer pour revenir vers ses enfants.

— Il est avec le grand père blanc, dit Catinat. Je l’ai vu moi-même dans son conseil, et il reviendra assurément si son peuple a besoin de lui.

L’Indien secoua sa tête rasée.

– Le mois des chaleurs est passé, mon frère, dit-il en mauvais français, mais avant que le mois des nids soit revenu, il n’y aura plus un homme blanc le long de cette rivière. Ceux qui resteront seront derrière des murs de pierre, comme les renards bloqués dans leurs terriers.

— Eh quoi ? nous ignorons ce qui s’est passé ici. Les Iroquois sont-ils donc sur le sentier de la guerre ?

— Mon frère, ils ont dit qu’ils mangeraient les Hurons, et où sont les Hurons maintenant ? Ils ont tourné leurs faces vers les Eries, et où sont les Eries ? Ils sont allés à l’ouest, contre les Illinois, et qui pourrait trouver aujourd’hui un village illinois ? Ils ont levé la hache contre les Andastes et le nom des Andastes a disparu de la terre. Et maintenant ils ont dansé une danse et chanté un chant qui ne présagent rien de bon pour mes frères blancs.

— Où sont-ils donc ?

L’Indien embrassa d’un geste de la main tout l’horizon de l’est à l’ouest.

— Où ne sont-ils pas ? Ils sont nombreux comme les feuilles dans les bois et ils sont rapides et terribles comme le feu dans l’herbe sèche des prairies.

— Sur ma vie, dit Catinat, si vraiment ces démons sont déchaînés, mes compatriotes auront besoin de faire appel au vieux Frontenac.

— Oui, dit Amos, je l’ai vu un jour que j’avais été conduit en sa présence avec quelques autres qui avions fait le commerce sur ce qu’il appelait la terre française. Sa bouche était aussi serrée qu’un piège à skungs, et il nous regardait comme s’il avait eu envie de nos scalps pour ses guêtres. J’ai vu que c’était un chef et un homme.

— C’était un ennemi de l’Église et le bras droit du démon dans ce pays, dit une voix au fond du canot.

Le moine avait réussi à se dégager du gant de peau de daim et de la ceinture avec laquelle les deux Américains l’avaient bâillonné. Ramassé sur lui-même, il regardait le petit groupe avec des yeux noirs étincelants de rage.

— Il a largué sa muselière, dit le marin. Je vais la lui remettre en place.

— Pourquoi l’emmener plus loin, dit Amos, c’est un poids de plus à porter, et je ne vois pas en quoi sa société peut nous être utile. Débarquons-le.

— Oui, là, au milieu, et puis nage ou coule, cria le vieil Éphraïm avec enthousiasme.

— Non, sur la rive.

— Pour le retrouver devant nous avec les soutanes noires et les habits bleus qu’il aura été prévenir ?

— Sur l’île alors.

— Très bien. Il pourra héler ses camarades quand ils passeront.

Ils dirigèrent l’embarcation vers l’île et déposèrent à terre le moine qui ne dit rien, mais leur lança un regard de malédiction. Ils lui laissèrent une petite provision de biscuit et de farine qui lui permettrait d’attendre du secours. Puis, après avoir franchi un coude du fleuve, ils abordèrent dans une petite crique où les buissons d’airelles et de canneberges poussaient jusque sur le bord de l’eau et où le gazon était parsemé d’euphorbes, de gentianes et de mélisses écarlates. Ils débarquèrent leurs provisions et déjeunèrent de bon appétit tout en discutant leurs plans et leurs projets pour l’avenir.


fin




LE CAPITAINE SHARKEY


I

comment le gouverneur de sainte-kitt’s
rentra dans son pays


Lorsque les grandes guerres de la succession d’Espagne furent terminées par le traité d’Utrecht la plupart des vieux routiers qui, à la solde des nations belligérantes, avaient pris part à tant de combats se trouvèrent désormais sans occupation. Quelques-uns cherchèrent dans le commerce des occupations plus pacifiques bien que moins lucratives, d’autres s’engagèrent à bord des bateaux de pêche. Un petit nombre de gens de sac et de corde laissèrent à l’artimon de leurs navires la flamme des pirates, au grand mât le pavillon rouge, et firent, pour leur compte personnel, la guerre à toutes les nations civilisées ou non.

Avec des équipages hétéroclites, recrutés dans toutes les nationalités, ils écumèrent les mers, disparaissant parfois pour réparer leurs avaries dans quelqu’île déserte, ou s’arrêtant, pour se livrer à la débauche, dans les ports éloignés où ils éblouissaient les populations par leurs folles prodigalités et les terrifiaient par leurs violences.

Sur les côtes de Coromandel, à Madagascar, dans les eaux africaines, et surtout dans les Indes occidentales et les mers d’Amérique, les pirates étaient une menace perpétuelle. Avec un sans-gêne inouï, ils réglaient leurs brigandages suivant les saisons ; profitant de l’été pour piller la Nouvelle-Angleterre, et cinglant de nouveau vers les tropiques quand l’hiver faisait son apparition.

Ils étaient d’autant plus redoutés qu’ils n’avaient point pour les contenir cette forte discipline qui avait rendu les boucaniers, leurs prédécesseurs, à la fois formidables et imposants. Ces Arabes de la mer n’avaient de compte à rendre à aucune puissance et traitaient leurs prisonniers suivant les caprices que pouvait leur inspirer l’ivresse. Des traits de générosité étonnants alternaient avec des actes d’une férocité inouïe, et le capitaine qui avait le malheur de tomber entre leurs mains obtenait tantôt de pouvoir se sauver avec sa cargaison, après avoir été traité par eux comme un camarade de débauche, tantôt se voyait servir à table dans sa propre cabine, ses lèvres, son nez accommodés à la croque au sel. Il fallait être un rude marin pour oser, à cette époque, s’aventurer dans le golfe des Caraïbes.

C’était un de ces hommes bien trempés que le capitaine John Scanow du navire l’Étoile-du-Matin, et pourtant il poussa un soupir de soulagement quand il entendit le clapotis de son ancre qu’il venait de jeter à une centaine de yards de la citadelle de Basse-Terre. Sainte-Kitt’s était le dernier port où il devait relâcher, et, dès le lendemain matin, il allait faire voile vers les Îles Britanniques. Il en avait assez de ces mers hantées par les écumeurs ! Depuis qu’il avait quitté Maracaïbo, ses cales remplies de sucre et de poivre rouge, il n’avait pu s’empêcher de frémir à chaque voile qu’il avait aperçue se détachant à l’horizon violet des mers du tropique. Il avait longé les Îles sous le Vent, abordant çà et là, et partout il entendait raconter de nouveaux massacres, de nouvelles infamies.

Le capitaine Sharkey, commandant du navire des pirates de vingt canons l’Heureuse-Délivrance avait croisé dans les parages, et la côte avait recueilli des débris de vaisseaux et des cadavres de marins. De terribles anecdotes couraient sur ses sinistres plaisanteries et son inflexible férocité. Des Bahamas au Main, sa coque noire comme le charbon, avec son nom à double sens, semblait avoir été affrétée par la mort, et par les supplices pires que la mort elle-même.

Le capitaine Scanow affectionnait par-dessus tout son fin voilier et tenait aussi à sa cargaison représentant une grande valeur ; il cingla donc directement vers l’ouest jusqu’à l’île Bird, évitant ainsi de suivre la route ordinaire des bateaux de commerce. Et, pourtant, dans ces eaux solitaires, il avait encore trouvé des traces du passage du terrible pirate.

Un matin, la vigie avait signalé un petit canot isolé dans l’immensité de l’océan ; quand il fut accosté, on constata qu’il contenait seulement un matelot en délire, qui se mit à hurler d’une voix rauque quand on le hissa à bord. Il montrait une langue desséchée, ressemblant à un champignon noir au fond de sa bouche. On lui donna à boire, et bientôt, grâce aux bons soins dont il fut l’objet, il devint le marin le plus adroit et le plus fort du navire. Il était originaire de Marblehead dans la Nouvelle-Angleterre et se dit être le seul survivant d’un shooner qui avait été coulé bas par l’impitoyable Sharkey.

Pendant une semaine, Hirain Evenson — tel était son nom – avait erré à la dérive sous le soleil des tropiques. Sharkey, dit-il, lui avait fait jeter dans son canot les restes mutilés de son capitaine « comme provisions de route » pour son matelot : celui-ci les avait aussitôt lancés à la mer craignant qu’à un moment donné la tentation ne devînt trop forte. Il n’avait depuis lors pris aucune nourriture jusqu’au moment où l’Étoile-du-Matin l’avait recueilli en proie à cette folie qui est le précurseur de la mort. C’était une bonne recrue pour le capitaine Scanow, car, avec un équipage quelque peu réduit, un matelot tel que cet indigène de la Nouvelle-Angleterre était d’un prix incomparable, et il affirma même qu’il était sans doute la seule personne au monde à avoir des obligations au capitaine Sharkey.

Maintenant qu’il se trouvait protégé par les canons de la citadelle de Basse-Terre, tout danger du pirate était écarté, mais pourtant la pensée de celui-ci était loin d’avoir disparu de l’esprit du vieux loup de mer occupé à ce moment à surveiller le bateau des agents qui venaient de quitter le quai de la douane.

— Je vous parie tout ce que vous voudrez, Morgan, dit-il à son second, que l’agent, dès qu’il ouvrira la bouche, va nous parler de Sharkey.

— Eh bien, capitaine, je veux bien risquer un dollar d’argent, répondit le vieux marin, solide gaillard originaire de Bristol.

Les rameurs nègres amenèrent le canot le long du navire, et le douanier vêtu de blanc escalada l’échelle de corde.

— Soyez le bienvenu, capitaine Scanow, s’écria-t-il. Avez-vous appris la dernière nouvelle à propos de Sharkey ?

Le capitaine sourit en regardant son second.

— Quelle nouvelle diablerie a-t-il faite ? demanda-t-il.

— Quelle diablerie ? Vous n’en avez donc pas entendu parler alors ? Comment ; mais nous l’avons ici à Basse-Terre, sous les verrous ! Il a été jugé mercredi dernier et on va le pendre demain matin.

Le capitaine et le maître jetèrent un cri de joie et quelques instants après l’équipage les imitait. Sans souci de la discipline, tous abandonnèrent leurs postes et montèrent sur le pont pour apprendre la nouvelle. Le matelot recueilli par le navire s’avança le premier et jeta vers le ciel un regard de reconnaissance, car c’était un puritain fervent.

— Sharkey va être pendu ! s’écria-t-il. Savez-vous, monsieur le douanier, s’il manque un bourreau par hasard ?

— Arrêtez là-bas ! s’écrie le second dont le sentiment de la discipline était encore plus fort que l’intérêt qu’il portait aux nouvelles à sensation. Je vous paierai votre dollar, capitaine Scanow, et jamais je n’en aurai de ma vie, donné un de meilleur cœur. Comment a-t-il été empoigné, ce brigand-là ?

— Eh bien, voyez-vous, il était tellement canaille que ses compagnons eux-mêmes en avaient assez et l’avaient pris en horreur. Ils ne voulaient plus le garder à bord, de telle sorte qu’ils l’ont abandonné sur les petites Mangles au sud de la Baie mystérieuse. C’est là qu’il fut découvert par un trafiquant de Portobello qui l’a amené ici. On parlait de l’envoyer à la Jamaïque pour être jugé, mais notre excellent gouverneur, sir Charles Evan, n’a pas voulu en entendre parler : « Il m’appartient, a-t-il dit, et j’aurai sa peau. » Si vous voulez rester ici jusqu’à demain matin dix heures, vous verrez le gaillard gigoter en l’air.

— Je voudrais bien pouvoir assister à la cérémonie, dit le capitaine, mais je suis bien en retard, et il va falloir que je lève l’ancre à la marée de ce soir.

— C’est impossible, dit l’agent avec fermeté, car le gouverneur doit partir à bord de votre navire.

— Le gouverneur ?

— Oui ; il a reçu une dépêche du gouvernement lui enjoignant de rejoindre sans tarder la métropole. Le bateau courrier qui lui a apporté le message est reparti pour la Virginie, de sorte que sir Charles vous attendait, car je lui avais annoncé votre passage avant la saison des pluies.

— Eh bien ! eh bien, dit le capitaine quelque peu perplexe. Je suis un vieux loup de mer, je suis peu au courant des habitudes et des manières des gouverneurs et des baronnets ; je ne me rappelle même pas avoir jamais parlé à des personnages de ce rang. Cependant si c’est pour le service du roi Georges, et qu’il demande à s’embarquer sur l’Étoile-du-Matin, je ferai tout le possible pour lui être agréable. Il pourra prendre ma cabine, et il sera le bienvenu. Quant à la cuisine, elle se compose de ragoût et de salmigondis six jours par semaine, mais, s’il trouve la nourriture trop mauvaise, il pourra, s’il le désire, amener son maître-coq avec lui.

— Ne vous inquiétez pas à ce sujet, capitaine Scanow, dit l’agent ; sir Charles ne jouit pas en ce moment d’une bonne santé ; il vient d’avoir une attaque de fièvre assez violente et il est probable qu’il passera dans sa cabine presque tout le voyage. Le docteur Larousse a même affirmé qu’il aurait eu toutes les chances possibles d’y passer cette fois-ci, si l’idée de voir pendre Sharkey ne lui avait pas donné une nouvelle vigueur. Il a beaucoup de force de volonté ; cependant il ne faudrait pas trop lui en vouloir s’il parle avec quelque peu de brusquerie.

— Il pourra dire ce qu’il voudra et faire tout ce qui lui plaira pourvu qu’il ne s’avise pas de marcher sur mes plates-bandes quand je dirigerai mon navire. S’il est le gouverneur de Sainte-Kitt’s, je suis le maître à mon bord. Avec sa permission je lèverai l’ancre à la première marée montante, car je suis aux ordres de mon armateur aussi bien qu’il est aux ordres du roi Georges.

— Il aura bien du mal à être prêt cette nuit, car il a bien des choses à mettre en ordre avant de s’embarquer, fit l’agent.

— Alors je partirai à la première marée de demain.

— Allons, c’est entendu. Je vous ferai envoyer ses bagages dès ce soir, et il les suivra demain matin si je puis le décider à quitter Sainte-Kitt’s avant d’avoir vu Sharkey se balancer dans les airs. Les ordres qu’il a reçus étaient si urgents, qu’après tout il est possible qu’il arrive de suite. Peut-être aussi le docteur Larousse l’accompagnera-t-il dans le voyage.

Laissés à eux-mêmes, le capitaine et son second maître firent leurs préparatifs pour recevoir dignement un hôte aussi distingué. La plus grande cabine fut aménagée et ornée du mieux possible en l’honneur du nouveau passager ; des ordres furent donnés afin qu’on apportât à bord des caisses de fruits et des barriques de vin dans le but de varier un peu le menu si peu varié des repas à bord d’un bateau de commerce. Dans la soirée, les bagages du gouverneur commençaient à arriver ; c’étaient de grandes malles cerclées d’acier, des coffres en fer-blanc et d’autres objets de formes bizarres, laissant deviner des épées et des tricornes. Enfin arriva une lettre dont l’enveloppe portait un large sceau rouge à armoiries, annonçant que sir Charles Ewan adressait ses compliments au capitaine Scanow et qu’il comptait arriver à bord le lendemain matin aussitôt que ses fonctions et ses infirmités le lui permettraient.

Il tint parole ; car à peine l’aube commençait-elle à poindre à l’horizon rosé, que son canot abordait le navire et qu’il se hissait avec quelque difficulté à l’échelle conduisant à la coupée. Le capitaine avait entendu dire que le gouverneur était fort original, mais il n’était pas préparé à l’arrivée de l’être excentrique qu’il aperçut descendant au carré tout en boitant et en s’appuyant sur une forte canne en bambou. Il portait une perruque Ramillies, dont les boucles innombrables ressemblaient à la toison d’un caniche. Elles étaient coupées si bas sur le front, que les grosses lunettes vertes lui couvrant les yeux semblaient y être attachées. Un nez aquilin très long et très mince le précédait, coupant l’air devant lui. Il craignait tellement la fièvre qu’il s’était enveloppé la gorge et le menton d’une large cravate en toile. Il était vêtu d’une robe de chambre damassée, dont la cordelière lui entourait la taille. En s’avançant il tenait en l’air son nez superbe avec une fierté sans pareille. Sa tête se porta lentement de droite à gauche avec ce geste commun aux personnes qui ont la vue basse, puis il appela le capitaine d’une voix forte et autoritaire.

— Vous avez reçu mes bagages ? demanda-t-il.

— Oui, sir Charles.

— Avez-vous du vin à bord ?

— J’en ai commandé cinq barriques.

— Et du tabac ?

— Il y a une petite caisse de tabac de la Trinité.

— Savez-vous jouer au piquet ?

— Passablement, monsieur.

— Alors faites lever l’ancre et partons !

La brise de l’ouest avait fraîchi, et quand le soleil eut percé la brume matinale, le navire avait déjà disparu derrière les îles. Le vieux gouverneur se promenait en boitant sur le pont, tout en appuyant sa main sur le bastingage.

— Vous êtes maintenant au service du Gouvernement, capitaine, dit-il, et je vous promets qu’à Westminster on compte les jours en attendant mon arrivée. Avez-vous mis toute la toile que votre navire peut porter ?

— Oui, j’ai mis toutes voiles dehors, sir Charles.

— Gardez votre navire avec toute sa voilure quand bien même vos voiles devraient se fendre… J’ai bien peur, capitaine Scanow, que vous ne trouviez qu’un homme aveugle et cassé comme moi soit pour vous un triste compagnon de voyage.

— Je suis au contraire très honoré de me trouver en la société de Votre Excellence, répondit le capitaine, mais je suis réellement désolé de voir que vos yeux sont si malades.

— Hélas oui ! c’est l’éclat du soleil sur les routes si blanches de Basse-Terre qui les a brûlés de cette terrible façon.

— J’ai entendu dire aussi que vous sortiez d’avoir une fièvre quarte assez grave.

— Oui, c’est la vérité. J’ai eu une attaque qui m’a beaucoup fatigué.

— Nous avions pris la précaution d’aménager une cabine pour votre médecin.

— Ah oui, le gredin ! Il m’a été impossible de le décider, car il fait de bonnes affaires parmi les marchands du pays. Écoutez donc.

Il leva en l’air sa main couverte de bagues. Et l’on entendit au loin, en arrière le bruit sourd du canon.

— Cela part de l’île, s’écria le capitaine étonné, serait-ce un signal pour nous faire revenir ?

Le gouverneur se mit à rire.

— Vous avez entendu raconter sans nul doute que Sharkey, le pirate, doit être pendu ce matin. J’ai donné ordre aux batteries de tirer le canon au moment de l’exécution afin que, même en mer, je puisse apprendre l’événement. Nous en avons donc fini désormais avec lui !

— Voilà donc la fin de Sharkey ! s’écria le capitaine.

L’équipage, réuni en petits groupes sur le pont, poussa le même cri et regarda au loin la bande violette de la terre disparaissant insensiblement à ses yeux.

C’était là un présage heureux pour leur traversée de l’Océan Atlantique, et le vieux gouverneur invalide en vit s’augmenter de suite sa popularité à bord du navire, car on estimait que, sans sa ténacité qui avait exigé un verdict immédiat, le misérable bandit eût pu se jouer de la vénalité des juges et réussir ainsi à échapper au châtiment. Au cours du dîner, sir Charles raconta de nombreuses anecdotes sur le pirate désormais défunt ; il se montrait si affable, si rempli de tact pour rendre sa conversation compréhensible à des gens si au-dessous de lui, que le capitaine, le second maître et le gouverneur fumèrent leurs pipes ensemble tout en dégustant leur vin comme doivent le faire de bons camarades.

— Eh bien, quelle figure faisait-il, ce Sharkey, quand il se trouvait au banc des prévenus ? demandait le capitaine.

— C’est un homme qui ne manque pas de présence d’esprit, répondit le gouverneur.

— J’ai toujours entendu dire, affirma le premier maître, que c’était un véritable démon, audacieux et ironique.

— Eh bien, je ne crains pas de le dire, il a montré de l’audace dans bien des occasions, répondit le gouverneur.

— Un baleinier de New Bedford m’a déclaré qu’il n’oublierait jamais son regard, dit le capitaine Scanow. Ses yeux sont, paraît-il, d’un bleu très pâle, bordés de cils très rouges. N’est-ce pas cela, sir Charles ?

— Hélas ! mes pauvres yeux ne me permettent pas de voir comment sont ceux des autres ! mais je me rappelle que l’adjudant général m’a fait connaître qu’il avait les yeux tels que vous venez de les dépeindre. Il a même ajouté que les jurés avaient été assez stupides pour paraître émotionnés quand il les avait regardés bien en face. C’est heureux pour eux qu’il soit mort, car c’était un homme qui n’oublie jamais une injure. Si jamais quelqu’un d’entre eux était venu à tomber entre ses mains, il n’eût pas manqué de le faire empailler et de le placer comme poupée à l’étrave de son navire.

Cette idée sembla fort amuser le gouverneur, car tout à coup il partit d’un éclat de rire bruyant ressemblant au hennissement d’un cheval. Les deux marins se mirent à rire aussi, mais avec moins d’entrain, car ils se rappelèrent que Sharkey n’était pas le dernier des pirates qui écumaient les mers de l’Ouest et qu’une destinée aussi funèbre serait peut-être la leur. Le capitaine fit apporter une autre bouteille pour boire à la réussite de la traversée, et le gouverneur en fit immédiatement venir une nouvelle, de telle sorte qu’au bout de peu de temps les deux marins pouvaient, à leur grande satisfaction, tout en trébuchant quelque peu, s’en aller l’un à son quart, l’autre à son hamac. Lorsque quatre heures après, le second ayant terminé son quart descendit au carré, il resta ébahi, en apercevant le gouverneur toujours coiffé de sa perruque Ramillies, le nez surmonté de ses lunettes, vêtu de sa robe de chambre assis, immobile, devant la table solitaire, fumant tranquillement sa pipe et ayant à ses côtés les cadavres de six bouteilles.

— J’ai eu l’honneur de boire avec le gouverneur de S’ Kitt’s pendant qu’il était encore malade, se dit-il en lui-même, et pardieu, je n’essaierai jamais de lutter avec lui pour boire quand il sera en bonne santé !

La traversée de l’Étoile-du-Matin fut heureuse, et trois semaines plus tard le navire se trouvait dans la Manche. Dès le premier jour le gouverneur avait sensiblement vu les forces lui revenir, et avant qu’ils eussent à moitié parcouru l’Atlantique, il parut, à part ses yeux toujours couverts de ses lunettes, aussi solide que n’importe lequel des matelots du bord. Ceux qui vantent comme reconstituant l’usage du vin eussent pu le montrer comme le triomphe vivant de leurs théories, car jamais une nuit ne s’était passée sans qu’il eût répété les exploits de la première. Et pourtant, de bonne heure le matin on l’apercevait sur le pont aussi frais et aussi actif que le meilleur des marins, regardant de tous côtés avec ses yeux malades et posant des questions sur la voilure et les agrès comme s’il voulait connaître à fond toutes les manœuvres. Pour remédier à la faiblesse de sa vue, il obtint sans difficulté du capitaine que le matelot de la Nouvelle-Angleterre, celui-là même qui avait été recueilli dans un canot abandonné, fût attaché à sa personne et se tînt à côté de lui quand il jouait aux cartes pour compter les points, car il était incapable de distinguer le roi du valet.

Il semblait tout naturel que Evanson se fît un plaisir d’être agréable au gouverneur, car l’un avait été la victime de l’infâme Sharkey, et l’autre l’avait vengé. On voyait avec quel plaisir le gros Américain prêtait son bras à l’invalide. Quand la nuit était venue, il se tenait respectueusement derrière sa chaise, dans la cabine, posant son gros doigt aux ongles taillés court, sur la carte qu’il devait jouer. Quand ils arrivèrent à hauteur du cap Lizard, grâce au concours du marin, les poches du capitaine Scanow et de Morgan, le second, étaient à peu près à sec.

Ils n’avaient pas tardé d’ailleurs à s’apercevoir que tout ce qu’on leur avait raconté du caractère difficile de sir Charles Ervan était encore au-dessous de la vérité. Au moindre signe d’opposition, au premier mot d’une discussion, son menton s’allongeait hors de sa cravate son nez autoritaire se redressait, paraissait plus insolent, et sa canne de bambou sifflait en tournoyant. Il l’avait une fois fendue sur la tête du maître charpentier un jour où celui-ci l’avait accidentellement bousculé sur le pont. Une autre fois aussi il y avait eu un commencement de mutinerie provoqué par le mauvais état des vivres ; il avait émis l’opinion qu’il ne fallait pas attendre que ces faillis chiens se fussent soulevés et qu’il fallait, sans hésiter, marcher sur eux et chasser leurs diableries avec de bonnes volées de coups de bâton.

— Donnez-moi un couteau et un seau ! disait-il en jurant.

On eut toutes les peines du monde à l’empêcher de s’élancer tout seul sur le porte-parole des matelots et de se battre avec lui.

Le capitaine Scanow dut lui rappeler que, s’il était maître absolu quand il se trouvait à Saint-Kitt’s, le fait de tuer un homme à bord d’un navire constituait un meurtre. En politique, il était, déclara-t-il, car sa position lui en faisait un devoir, un partisan dévoué de la maison de Hanovre, et il jura, de par tous les diables, qu’il n’avait jamais rencontré un Jacobite sans s’être fait un devoir de tirer aussitôt sur lui. Cependant, malgré son intempérance et sa violence, c’était un bon compagnon qui possédait un tel recueil d’anecdotes et de souvenirs que Scanow et Morgan ne se rappelaient pas avoir accompli une traversée plus agréable.

Enfin arriva le dernier jour, et, après avoir dépassé l’île de Wight, ils jetèrent l’ancre sous les falaises de Beachy-Head. Le soir même le navire se balançait sur une mer d’huile à une lieue de Winchelsea en face de la longue presqu’île de Dungeness. Le lendemain matin il devait trouver le pilote au Foreland et sir Charles pourrait le soir même se présenter à Westminster aux ministres du roi. Le maître d’équipage faisait le quart, et les trois partenaires habituels se retrouvèrent pour la dernière fois dans la cabine pour faire leur partie de cartes traditionnelle. Le fidèle Américain prêtait encore au gouverneur le concours de ses yeux. L’enjeu jeté sur la table était assez gros, car les deux marins comptaient sur cette dernière nuit pour rattraper les pertes que leur avait fait subir leur passager.

Tout à coup ce dernier jeta ses cartes sur la table et ramassa tout l’argent qu’il glissa dans la poche de son gilet de soie.

— J’ai gagné ! s’écria-t-il.

— Hé, sir Charles, pas si vite ! s’écria le capitaine Scanow, vous n’avez pas fini de jouer toutes vos cartes et nous n’avons pas encore perdu !

— Vous me prenez pour un menteur ! dit le gouverneur. Je vous affirme que j’ai joué toute ma main et que vous avez perdu !

Il arracha, tout en parlant, sa perruque et ses lunettes et laissa apercevoir un front large et chauve, et une paire d’yeux bleus clignotants, entourés de cils rouges comme ceux d’un terrier.

— Bon Dieu ! s’écria le maître, c’est Sharkey !

Les deux marins bondirent de leurs sièges. Mais le grand Américain s’adossa à la porte de la cabine, tenant un pistolet dans chacune de ses mains. Le passager avait aussi déposé un pistolet sur les cartes éparpillées devant lui et il fit entendre un éclat de rire sinistre.

— Oui, messieurs, dit-il, mon nom est, en effet, capitaine Sharkey ! et voici le joyeux Ned Galloway, le quartier-maître de l’Heureuse-Délivrance. Nous avions trop malmené l’équipage, aussi il nous a déposés l’un et l’autre, moi, sur une côte déserte, et lui, dans une barque sans avirons. Allons, faibles chiens que vous êtes, capons aux cœurs trop sensibles, nous vous tenons enfin à la gueule de nos pistolets.

— Faites feu ou ne le faites pas, s’écria Scanow portant la main sur sa poitrine couverte d’un veston pelucheux. En poussant mon dernier soupir je vous dirai, Sharkey, que vous êtes un immonde bandit et mécréant digne de la corde en ce monde et de l’enfer dans l’autre.

— Voilà un homme de caractère, et il me plaît d’en rencontrer de pareils. Je lui réserve une belle fin, s’écria Sarkey. Il n’y a personne à l’arrière du navire, sauf l’homme de barre ; vous ferez bien de garder votre souffle, car vous ne tarderez pas à en avoir besoin. Le petit canot est-il à l’arrière, Ned ?

— Oui, oui, capitaine.

— Les autres canots sont-ils percés suivant mes instructions ?

— Je les ai tous troués à trois endroits différents.

— Alors, nous allons prendre congé de vous, capitaine Scanow. Vous n’avez pas l’air d’avoir encore recouvré votre tranquillité d’esprit. Avez-vous quelque chose à me demander ?

— Vous êtes le diable en personne ! s’écria le capitaine. Où est donc le gouverneur de Saint-Kitt’s ?

— La dernière fois que j’ai eu l’honneur de voir Son Excellence, il était au lit, la gorge coupée. Au moment où je me suis évadé de ma prison, j’ai appris par des amis – car vous pensez bien que j’en avais dans tous les ports – que le gouverneur allait s’embarquer pour l’Europe à bord d’un navire dont le patron ne l’avait jamais vu. Je parvins à escalader sa vérandah et je lui ai remboursé la petite dette que je lui devais. Je me suis emparé des vêtements que j’ai jugé nécessaires pour me déguiser et je suis arrivé à bord de votre bateau après avoir eu soin de me munir d’une bonne paire de lunettes pour cacher mes yeux qui eussent pu me trahir. Vous avez pu voir que j’ai agi comme si j’étais le véritable gouverneur. Et maintenant, Ned, je vous les abandonne.

— Au secours ! au secours ! à la garde ! cria le second.

Mais la crosse du pistolet du pirate s’abattit sur son crâne et il tomba à terre assommé comme un bœuf. Scanow se précipita vers la porte, mais la sentinelle lui posa la main sur la bouche et jeta son bras libre autour de sa taille.

— Inutile, maître Scanow ! lui dit Sharkey. Allons, tombez donc à genoux et suppliez-nous de vous donner la vie sauve !

— Je vous verrai !… s’écria Scanow, parvenant à se débarrasser de l’étreinte qui lui fermait la bouche.

— Tordez-lui le bras, Ned ! Et maintenant ?

— Non, quand même vous me l’arracheriez du corps.

— Enfoncez-lui un pouce de votre couteau.

— Vous pouvez m’en enfoncer six pouces, je ne demanderai pas grâce.

— Allons, voilà un caractère qui me plaît ! s’écria Sharkey. Remettez votre couteau dans votre poche, Ned. Vous avez sauvé votre peau, Scanow. C’est vraiment dommage qu’un homme tel que vous ne se décide pas à entrer dans le seul commerce où l’on puisse gagner facilement sa vie ! Vous êtes sans doute prédestiné à ne pas mourir d’une mort ordinaire, Scanow, puisque je vous ai tenu à ma merci et que vous vivrez encore pour raconter l’histoire. Attachez-le, Ned.

— Au poêle, capitaine ?

— Allons, allons, le poêle est allumé. Ne lui faites pas de vos mauvaises plaisanteries, Ned Galloway, à moins que je vous l’ordonne, ou bien je vous apprendrai lequel de nous deux est le capitaine ou le quartier-maître. Attachez-le à la table !

— Je pensais que vous aviez l’intention de le faire rôtir, répondit le quartier-maître. Vous n’allez sûrement pas le laisser échapper ?

— Bien que vous et moi nous ayons été tous les deux abandonnés sur les côtes de Bahama, c’est encore moi qui dois commander ; et vous obéir. Êtes-vous donc devenu un traître pour discuter mes ordres ?

— Non, non, capitaine Sharkey, ne soyez donc pas si vif ! répondit le quartier-maître.

Et, soulevant Scanow comme s’il eût été un enfant, il l’allongea sur la table et, avec la dextérité du marin, il lui ligota les mains et les pieds avec une corde qu’il attacha en dessous, et le bâillonna avec la longue cravate qui avait orné le cou du gouverneur de Saint-Kitt’s.

— Maintenant, capitaine Scanow, nous allons prendre congé de vous, dit le pirate. Si j’avais avec moi une demi-douzaine de mes gaillards, j’aurais pu m’emparer de votre cargaison et de votre navire ; mais le joyeux Ned n’a pas pu trouver, dans votre équipage, un seul marin qui eût plus d’énergie qu’une souris. Je vois dans les environs qu’il y a pas mal de barques de pêche et nous allons nous en offrir une. Quand le capitaine Sharkey a à sa disposition un canot, il arrive alors facilement à s’emparer d’un bateau de pêche ; quand il a un bateau de pêche, c’est un jeu pour lui de prendre un brick ; quand il a un brick, peu après il a une goélette ; dès qu’il a une goélette, il a bientôt un navire de haut bord qui lui appartient. Allons, vous ferez bien de vous dépêcher d’arriver à Londres, car peut-être ne tarderai-je pas à revenir en arrière pour m’emparer de l’Étoile-du-Matin.

Le capitaine Scanow entendit la clef tourner dans la serrure ; les deux bandits avaient quitté la cabine. Tout en essayant de se dégager de ses liens, il entendit leurs pas monter l’escalier, passer sur le pont jusqu’à l’arrière, où se trouvait le petit canot. Tout en se tordant, il entendit le grincement des poulies et le clapotis de l’eau au moment où le frêle esquif vint l’atteindre. Fou de rage, il parvint enfin à briser les cordes qui le maintenaient ; puis, les poignets et les chevilles en sang, il roula à terre, sauta par-dessus le cadavre de son second, enfonça la porte à coups de pied et se précipita nu-tête sur le pont.

— Ohé ! Peterson ! Arnutage ! Wilson ! s’écria-t-il. Prenez vos coutelas et vos pistolets ! Partez avec la grande baleinière ! Partez avec le you-you ! Sharkey le pirate est là-bas dans le petit canot. Sifflez les bâbordais, maître d’équipage ; tous aux canots et hardi les tollets !

La baleinière, le you-you, toutes les embarcations tombèrent en clapotant sur l’eau, mais, un instant après, les maîtres et l’équipage remontaient rapidement sur le pont en s’écriant :

— Les embarcations sont percées ! Elles font eau comme des écumoires.

Le capitaine fit entendre une bordée de jurons. Il était battu sur tous les points. Au-dessus de lui, le ciel était étoilé et sans nuages ; pas le moindre souffle de vent, pas le moindre signe de brise. Les voiles battaient paresseusement le long des mâts dans le clair de lune. Au loin, là-bas, on distinguait un bateau de pêche dont les hommes se tenaient groupés auprès de leurs filets. Tout près d’eux s’avançait le petit canot s’enfonçant et se relevant sous la houle de mer brillante.

— Ils sont perdus ! s’écria le capitaine. Poussons tous ensemble un cri, mes gars, pour les prévenir du danger !

Il était trop tard !

Au même instant, le petit canot disparut dans l’ombre du bateau de pêche : on entendit deux coups de feu rapides, précédés de deux éclairs, un grand cri, puis un autre coup de feu suivi d’un silence de mort. Le groupe de pêcheurs s’était évanoui.

Tout à coup, au moment où se faisait sentir une brise de terre venant de la côte de Sussex, la grand’voile du bateau de pêche se gonfla, le bout de dehors s’avança rapidement dans la nuit et la petite embarcation piqua droit dans l’Atlantique.



II

les exploits du capitaine sharkey craddock


Le carénage de leurs navires était une opération fort nécessaire pour les vieux pirates. Il était indispensable aussi bien pour réussir dans leur commerce que pour échapper aux vaisseaux de guerre que leurs navires fussent doués d’une grande vitesse. Il leur était impossible de bénéficier des bonnes qualités de leurs voilures sans être obligés, périodiquement, une fois par an tout au moins, de débarrasser les coques des bateaux des plantes traînantes et des coquillages, qui s’y attachent si rapidement dans les mers tropicales.

Quand il leur fallait procéder à ce nettoyage, ils se trouvaient dans l’obligation d’alléger les navires et de les faire pénétrer dans de petites baies solitaires , à marée basse, ils pussent se trouver à sec. Ils attachaient alors aux mâts d’énormes cordages, et, au moyen de cabestans, ils parvenaient à les coucher sur un de leurs flancs qu’ils faisaient gratter consciencieusement depuis l’étrave jusqu’à l’étambot.

Pendant les semaines que duraient ces réparations, le navire restait sans défense, mais, d’autre part, il ne pouvait être approché par d’autres vaisseaux ayant un fort tirant d’eau, et l’emplacement était choisi si retiré et si caché qu’il ne courait presque aucun danger.

Les capitaines se sentaient à ces moments tellement en sécurité, qu’il leur arrivait souvent d’abandonner leurs vaisseaux à une garde suffisante et de partir avec la grande baleinière soit pour une expédition de chasse, soit, plus souvent, pour faire la fête dans la ville la plus rapprochée. On les y voyait alors faire tourner les têtes de toutes les femmes par leurs galanteries fanfaronnes, faire mettre en perce des barriques de vin sur la place publique en menaçant de brûler la cervelle à ceux qui refuseraient de trinquer avec eux.

Parfois même ils s’aventuraient dans des cités de l’importance de Charleston, se promenant dans les rues avec leurs armes au côté, au grand scandale des gens bien pensants de la colonie. De telles visites ne restaient pas toujours impunies. Ce fut au cours d’une de ces parties de plaisir que le lieutenant Maynard parvint à couper la tête de Blackbeard, et à la rapporter plantée au bout de son beaupré. En général cependant, les pirates pouvaient impunément brutaliser les citoyens, causer les pires excès, violenter les femmes, jusqu’au moment où il leur fallait regagner leurs navires.

Il y avait cependant parmi ces écumeurs des mers, un seul de ces bandits qui ne s’était jamais frotté à la civilisation ; c’était le sinistre Sharkey, le capitaine de l’Heureuse-Délivrance. Peut-être était-il retenu par son caractère solitaire et morose, peut-être – ce qui est plus probable – savait-il que son nom était sur toute la côte l’objet de l’exécration universelle et que, si jamais il laissait voir son visage dans une des colonies, on ne manquerait pas de l’écharper, quelle que fût la terreur qu’il pût inspirer.

Quand son navire était abattu en carène, il le laissait sous la surveillance de Ned Galloway, son quartier-maître de la Nouvelle-Angleterre, et il faisait de longs voyages dans sa baleinière. On prétendait qu’il allait alors tantôt enfouir la part du butin qu’il avait gagné, tantôt chasser les bœufs sauvages de la Nouvelle-Espagne, qui, rôtis tout entiers et mis en conserves, lui procuraient des provisions de bouche pour ses prochains voyages. Dans ce dernier cas, son navire venait le retrouver sur un point de la côte indiqué à l’avance et embarquait les animaux qu’il avait pu tuer.

On avait toujours caressé, dans ces îles, l’espoir que Sharkey pourrait être capturé au cours de ces expéditions, et un jour enfin, parvint à Kingston une nouvelle qui pouvait permettre l’espoir de voir réussir une tentative dans ce but.

Un vieux bûcheron avait raconté qu’il était tombé entre les mains du pirate, lequel dans un des accès de bienveillance qu’il avait parfois dans l’ivresse l’avait renvoyé après s’être borné à lui couper le nez et à lui administrer une formidable volée. Le récit du bonhomme était bien précis, et ce nouvel exploit s’était passé quelques jours auparavant. L’Heureuse-Délivrance était en carénage à Tobec, au sud-ouest d’Hispaniola et, accompagné seulement de quatre hommes, Sharkey était en train de boucaner dans l’île de la Vache. Le sang d’une centaine d’équipages massacrés criait vengeance, et, cette fois-ci, il était permis d’espérer que ce ne serait pas en vain.

Sir Edward Compton, le gouverneur de la colonie, homme au visage fortement coloré, au nez proéminent, avait réuni en conseil le commandant des troupes et son état-major, tous cherchaient ensemble comment ils pourraient utiliser la chance qui leur était offerte. Il n’y avait pas de vaisseaux de guerre plus près que Jamestown, et encore, là-bas, c’était un vieux fly-boat, qui ne pourrait jamais atteindre le pirate sur mer ni même s’en emparer dans une petite baie, à cause de son fort tirant d’eau. Il y avait bien des forts et des artilleurs à Kingston et à Port-Royal, mais il ne s’y trouvait pas de soldats disponibles pour tenter une expédition.

Tout ce qu’on pouvait faire c’était de risquer une surprise en faisant appel à des hommes de bonne volonté – et ils étaient nombreux ceux qui avaient contre Sharkey une rancune mortelle – mais à quoi aboutirait une telle entreprise ?

Les pirates étaient nombreux et prêts à lutter avec le plus sombre désespoir. Quant à surprendre Sharkey et ses quatre compagnons ce serait relativement facile si l’on parvenait à les atteindre ; mais comment arriverait-on à les saisir à l’improviste dans une île boisée comme celle de la Vache, remplie de collines sauvages et de jungles impénétrables ? Une récompense considérable fut donc offerte à celui qui trouverait une solution, et un homme se présenta avec un plan tout particulier, se déclarant prêt à l’exécuter en personne.

Stephen Craddock était un de ces hommes redoutables que deviennent souvent les Puritains qui ont mal tourné. Issu d’une très honorable famille de Salem, sa mauvaise conduite semblait être comme un recul de l’autorité de la religion de ses pères, et il avait apporté dans le vice toute la force physique et l’énergie morale que les vertus de ses ancêtres lui avaient léguées. Il était ingénieux, ne craignant rien, d’une ténacité surprenante dans ses idées, aussi, bien qu’il fût encore jeune, son nom était-il fort connu sur les côtes d’Amérique.

C’était ce même Craddock qui avait été jugé en Virginie et condamné à mort pour l’assassinat du chef des Seminoles, et, s’il était parvenu à s’échapper, nul n’ignorait qu’il avait dû son salut à la fois à la vénalité des témoins et des juges.

Plus tard il avait successivement commandé un négrier, avait, disait-on tout bas, fait de la piraterie et, en somme, avait laissé dans la baie du Bénin la plus mauvaise renommée. Finalement, il était rentré à la Jamaïque, possesseur d’une fortune considérable, et il s’était empressé de mener une existence toute de dissipation. C’était cet homme, maigre, austère et dangereux, qui avait sollicité du gouverneur une audience pour lui exposer le plan qu’il avait formé en vue de débarrasser le monde du terrible Sharkey.

Sir Edward le reçut avec peu d’enthousiasme. En dépit des bruits qui couraient sur sa conversion et sa conduite désormais inattaquable, il l’avait toujours considéré comme une brebis galeuse capable de contaminer tout son petit troupeau. Craddock se rendit facilement compte de l’instinctive défiance que le gouverneur s’efforçait de dissimuler sous les apparences d’une politesse affectée.

— Vous n’avez pas besoin de me craindre, monsieur, dit-il. Je ne suis plus l’homme que j’ai été jadis, et que vous avez connu. J’ai pu contempler à nouveau la lumière après l’avoir perdue de vue pendant de longues années, et cela, grâce au ministère du Révérend John Simons, de notre secte. Si jamais votre foi venait à être ébranlée, vous trouveriez, j’ose le dire, monsieur, de grands charmes dans ses sermons.

Le gouverneur pencha vers lui son nez majestueux.

— Vous êtes venu ici pour m’entretenir au sujet du capitaine Sharkey, n’est-ce pas, master Craddock ? dit-il.

— Ce Sharkey, voyez-vous, est un vase d’iniquité, dit Craddock. Voilà assez longtemps que les sons de sa corne damnée se sont fait entendre dans nos pays et il m’est venu à l’idée que si je parvenais à l’atteindre et à l’abattre, ce serait une œuvre méritoire qui pourrait, dans une certaine mesure, racheter mes fautes passées. On m’a fourni un plan qui, je l’espère, me permettra de réussir.

Le gouverneur paraissait vivement intéressé, car, dans l’expression du visage parsemé de taches de rousseur de cet homme, on voyait une résolution indomptable, indiquant avec quelle volonté il se chargerait de la mission qu’on voudrait bien lui confier. Après tout, c’était un marin rompu à tous les combats et, s’il était vrai qu’il voulût expier son passé, il était difficile de faire un meilleur choix.

— Ce sera là une tâche dangereuse, maître Craddock ! dit le gouverneur.

— Si j’y trouve la mort, elle fera oublier le souvenir de ma vie si mal employée. J’ai tant à me faire pardonner !

Le gouverneur ne trouvait pas moyen de le contredire.

— Quel est votre plan ? demanda-t-il.

— Vous avez sans doute entendu dire que le navire de Sharkey, l’Heureuse-Délivrance, a été construit précisément dans les chantiers du port de Kingston ?

— Il a, en effet, appartenu à Mr. Codrington, a été capturé par Sharkey, qui a fait couler bas sa propre chaloupe et a pris possession de ce navire dont l’allure était plus rapide, répondit sir Edouard.

— Oui, mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que Mr. Codrington avait un autre navire construit sur le même modèle, de formes absolument identiques, la Rose-Blanche, qui se trouve en ce moment-ci dans le port et qui ressemble tellement à celui du pirate, qu’on ne peut les distinguer que par le liston blanc peint sur ce dernier.

— Ah ! Eh bien, que déduisez-vous de là ? demanda vivement le gouverneur de l’air de quelqu’un qui vient de voir poindre une idée dans son esprit.

— Grâce à cette circonstance, le bandit pourra tomber entre nos mains.

— Et comment cela ?

— J’effacerai au moyen d’une couche de peinture le liston de la Rose-Blanche et je lui donnerai en tout l’apparence de l’Heureuse-Délivrance. Je ferai ensuite voile vers l’île de la Vache, où cet homme est occupé actuellement à chasser les bœufs sauvages. Quand il l’apercevra, il ne manquera sûrement pas de le prendre pour son propre bateau qu’il attend et il viendra s’embarquer à mon bord de son plein gré.

Le plan était, en effet, assez simple et il sembla au gouverneur qu’il avait de grandes chances de succès. Sans aucune hésitation, il permit à Craddock de l’exécuter et de prendre toutes les mesures qu’il croirait nécessaires pour arriver au but qu’il s’était proposé. Sir Edward n’avait cependant pas beaucoup d’espoir, car bien des tentatives avaient été faites jusqu’alors pour s’emparer de Sharkey et le résultat avait toujours démontré qu’il était un homme aussi rusé qu’il était féroce. Cependant, le maigre puritain avait le renom d’avoir jadis été rusé, peut-être même aussi féroce que le sombre écumeur des mers.

La lutte entre deux esprits comme ceux de Sharkey et de Craddock devait frapper d’une façon toute particulière les sens du gouverneur, amateur bien connu de tous les sports. Bien qu’il fût intimement convaincu que les chances étaient contre lui, il paria sur son champion avec la même loyauté que s’il se fût agi de son cheval ou de son coq.

Il était indispensable d’agir en toute hâte, car, d’un jour à l’autre, le carénage pourrait être terminé et les pirates avoir repris la mer.

Cependant, les préparatifs ne devaient pas être très longs, car il ne manquait pas d’hommes de bonne volonté pour prêter leurs bras ; aussi, deux jours après, la Rose-Blanche cingla vers la haute mer. Il y avait dans le port bien des marins à connaître les lignes et la voilure du navire du pirate ; ils étaient unanimes à déclarer qu’il n’y avait aucune différence dans celui qui devait se substituer à lui. Son liston blanc avait été recouvert d’une couche de peinture, ses mâts et ses voiles avaient été noircis pour lui donner l’apparence d’un navire qui a beaucoup voyagé et une large pièce, en forme de losange, avait été placée dans ses huniers.

L’équipage était composé de volontaires, dont plusieurs avaient déjà figuré au nombre des matelots de Stephen Craddock. Le premier maître, Joshua Hird, avait fait autrefois la traite sur un négrier et avait été le complice le plus fidèle de Craddock dans plusieurs de ses expéditions. Il avait consenti, encore une fois, à répondre à l’appel de son chef.

Le navire vengeur traversa rapidement la mer des Caraïbes, et, en apercevant son hunier à la large pièce en losange, les petits bateaux qui l’apercevaient fuyaient de tous côtés comme des truites effrayées dans un étang. Le soir du quatrième jour, le cap Abacon se trouvait à cinq milles au nord-est.

Le soir du cinquième jour, la Rose-Blanche jetait l’ancre dans la baie des Tortues, dans l’île de la Vache, où Sharkey et ses quatre compagnons étaient occupés à chasser. C’était un endroit très boisé ; des palmiers, et des taillis poussaient jusqu’aux bords du croissant d’argent qui limitait la plage. On avait hissé le pavillon noir et la flamme rouge, mais aucun signal ne répondit de la côte. Craddock fouillait l’île de son regard perçant, espérant à chaque instant apercevoir un canot s’élancer du rivage, avec Sharkey assis, tenant les écoutes des petites voiles de sa baleinière, mais la nuit se passa ainsi que la journée suivante sans que les hommes qu’il traquait eussent donné le moindre signe de vie. On eût dit qu’ils s’étaient déjà embarqués.

Le matin du second jour, Craddock descendit à terre pour rechercher si Sharkey et ses compagnons étaient encore dans l’île. Ce qu’il vit ne tarda pas à le rassurer. Non loin du rivage se trouvait un « boucan » en branchages, semblable à ceux qu’on avait l’habitude de construire pour préparer les viandes, et tout autour étaient suspendues à des cordages des tranches de bœuf rôties. Le navire du pirate n’avait donc pas encore embarqué ses provisions et, par conséquent, les chasseurs se trouvaient encore dans l’île.

Pourquoi ne s’étaient-ils pas montrés ? Avaient-ils deviné que le navire qu’ils voyaient se balancer à l’ancre n’était point le leur ? Étaient-ils occupés à chasser à l’intérieur de l’île, n’attendant pas encore l’arrivée de leur navire ? Craddock hésitait entre les deux alternatives quand un Indien caraïbe lui donna le renseignement qu’il cherchait.

— Les pirates étaient dans l’île, lui dit-il, et leur camp était à une journée de marche de la mer.

Ils lui avaient ravi sa femme, et, sur son dos noir, on apercevait encore les marques rouges de leurs coups. Les ennemis des pirates étaient donc les bienvenus et il se faisait une joie de les conduire vers eux.

Craddock n’en demanda pas davantage, et, le lendemain matin, de bonne heure, une petite troupe, armée jusqu’aux dents, se mit en route, guidée par le Caraïbe. Toute la journée, les hommes durent traverser à grand’peine les broussailles, escalader les rochers, s’enfonçant de plus en plus à l’intérieur désolé de cette île. Çà et là ils rencontraient les traces des chasseurs, les os de quelque bœuf abattu, des empreintes de pas dans le marais ; et, quand le soir arriva, il sembla à quelques-uns entendre au loin le cliquetis des armes.

La nuit se passa sous les arbres ; dès l’aube, la petite troupe se remit en marche. Vers midi, elle arriva à des huttes construites en écorces d’arbres ; le Caraïbe fit connaître que c’était là le camp des chasseurs. Tout était silencieux et désert. Sans doute, les compagnons étaient partis à la chasse et reviendraient le soir. Craddock et ses hommes s’embusquèrent dans les broussailles environnantes, mais personne ne vint, et ils passèrent une autre nuit dans la forêt. Il était impossible de rien faire de plus, et Craddock estima qu’après deux jours d’absence il était grand temps de retourner à son navire.

Le voyage du retour fut moins difficile, car, à l’aller, ils s’étaient déjà frayé un sentier. Avant le soir, ils se retrouvèrent de nouveau à la baie des Palmiers et aperçurent leur navire à l’ancre, à l’endroit où ils l’avaient laissé. Ils sortirent leur canot et ses avirons de dessous les broussailles où ils les avaient cachés ; ils les mirent à l’eau et firent force de rames.

— Pas de chance, alors ? s’écria Joshua Hird, le premier maître, les regardant, le visage pâle, de la dunette.

— Le camp était vide, mais ils peuvent encore venir nous surprendre ! répondit Craddock en posant la main sur l’échelle de corde.

Un éclat de rire se fit entendre sur le pont.

— Je crois, dit le premier maître, que ces hommes feront bien de rester dans le canot.

— Pourquoi donc ?

— Si vous voulez monter à bord, vous vous en rendrez mieux compte.

Il parlait en hésitant, d’une voix particulièrement étrange.

Un flot de sang apparut au visage maigre de Craddock.

— Qu’est ceci, maître Hird ? s’écria-t-il, escaladant le bastingage. Comment vous permettez-vous de donner des ordres à l’équipage de mon canot.

Mais au moment même où il le franchissait, et à peine avait-il mis le pied sur le pont qu’un homme portant une barbe épaisse qu’il n’avait jamais remarqué à son bord lui arracha brusquement son pistolet. Craddock saisit violemment le poignet du gaillard, mais au même instant son premier maître lui arracha le coutelas qu’il portait à son côté.

— Quelle canaillerie est celle-ci ! s’écria furieusement Craddock en jetant un coup d’œil circulaire autour de lui.

L’équipage se tenait en petits groupes sur le pont ; les matelots riaient en se parlant à voix basse sans manifester la moindre velléité de se porter à son secours. Dans l’éclair que dura ce regard, Craddock se rendit compte qu’ils étaient accoutrés d’une manière très bizarre ; ils portaient de longs manteaux, des culottes de velours, des rubans de diverses couleurs attachés à leurs genoux : ils ressemblaient plutôt à des gens vêtus à la dernière mode qu’à des matelots.

Tout en examinant ces personnages bizarrement accoutrés, il se frappait le front de son poing fermé, se demandant s’il était réellement éveillé. Le pont lui paraissait plus sale qu’au moment où il l’avait quitté, et des visages étranges, brunis par le soleil, le regardaient de tous côtés. Il ne reconnaissait personne à l’exception de Joshua Hird. Son vaisseau avait-il été capturé pendant son absence de quelques jours ? Était-ce des compagnons de Sharkey qui l’entouraient ? À cette pensée, il se précipita furieusement essayant de regagner son canot. Mais aussitôt une douzaine de bras se posèrent sur ses épaules, le poussant jusqu’au gaillard d’arrière où s’ouvrait la porte de sa cabine.

Elle ne ressemblait en rien à celle qu’il avait quittée si peu de temps auparavant. Le parquet, le plafond, les meubles, tout lui paraissait changé. La sienne était simple et austère ; celle-ci était somptueuse, mais sale, tendue de rideaux en velours d’un grand prix, mais couverts de taches de vin. Les boiseries étaient en bois des îles, mais portaient de toutes parts des balles de pistolet enfoncées dans les parois.

Sur la table se trouvait étendue une grande carte marine de la mer des Caraïbes et devant, le compas en main, se tenait un homme au visage pâle entièrement rasé, la tête couverte d’un bonnet de fourrure, vêtu d’un paletot de damas couleur lie de vin. Craddock blêmit sous ses taches de rousseur, en regardant cet homme aux narines de fauve, aux yeux bordés de cils rouges qui le fixait avec le regard satisfait du joueur victorieux qui n’a pas laissé un seul atout à son adversaire.

— Sharkey ! s’écria Craddock.

Les lèvres du pirate s’ouvrirent, et il rompit le silence en faisant entendre son rire empreint du triomphe le plus insolent.

— Imbécile ! s’écria-t-il.

Tout en se baissant, il enfonça à plusieurs reprises ses compas dans l’épaule de Craddock.

— Pauvre misérable imbécile, d’avoir eu l’idée d’oser essayer de vous mesurer avec moi !

Craddock devint fou de rage, non pas tant à cause des blessures qui lui avaient été faites, que du ton de mépris dont la voix de Sharkey était empreinte. Il se jeta sur le pirate, hurlant de colère, le frappant, lui donnant des coups de pied, se tordant et écumant. Il fallut six hommes pour le maîtriser et le jeter à terre au milieu des débris de la table, et chacun de ces matelots portait les traces de la lutte effroyable qu’il lui avait fallu soutenir. Mais Sharkey le contemplait toujours du même œil méprisant. À l’extérieur se faisaient entendre le bruit de bois arrachés et la clameur de voix étonnées.

— Qu’est cela ? demanda Sharkey.

— On vient tout simplement d’enfoncer le canot dont l’équipage est à la mer.

— Eh bien, qu’il y reste, répondit le pirate. Maintenant, Craddock, vous savez où vous êtes, continua-t-il. Vous êtes à bord de mon navire l’Heureuse-Délivrance, et de plus à ma merci. Je vous considérais comme un brave marin, canaille que vous êtes, avant qu’il ne vous soit venu à l’idée de faire ce métier d’hypocrite. Voulez-vous capituler comme l’a déjà fait votre premier maître, vous joindre à nous, ou faut-il que je vous envoie rejoindre votre équipage ?

— Où est mon navire ? demanda Stephen Craddock au capitaine Sharkey.

— Il est au fond du golfe.

— Et mes hommes ?

— Ils sont aussi au fond du golfe.

— Alors, moi aussi, je suis destiné à aller au fond du golfe ?

— Coupez-lui le jarret, et jetez-le par-dessus bord, s’écria Sharkey.

Des bras solides avaient déjà entraîné Craddock sur le pont, et Galloway, le quartier-maître, avait déjà tiré son coutelas pour le mutiler, quand Sharkey sortit vivement de sa cabine. Son visage avait une expression de vive curiosité.

— Nous pouvons tirer un meilleur parti de ce failli chien ! s’écria-t-il. Vous allez voir mon idée ; elle est géniale. Jetez-le dans la soute aux voiles avec les fers aux mains et aux pieds, et venez ici, quartier-maître, pour que je vous explique mon plan !

Craddock, brisé de corps et d’âme, fut traîné dans la soute noire, tellement couvert de chaînes qu’il ne pouvait remuer ni pied ni main. Cependant, son sang d’homme du Nord, coulait vigoureux dans ses veines, et son esprit austère n’aspirait qu’à faire une fin qui pût racheter dans une certaine mesure les fautes nombreuses de son existence. Toute la nuit il resta étendu à fond de cale, entendant le bruit de l’eau qui courait le long du bordage et le frémissement de la membrure. Il comprenait qu’on était en pleine mer et que le navire filait à toute vitesse. Aux premières lueurs du matin, un homme parvint jusqu’à lui en rampant, par-dessus les monceaux de voiles.

— Voici du rhum et du biscuit, fit la voix de son ancien premier maître. C’est au risque de ma vie que je suis venu vous les apporter, maître Craddock.

— C’est pourtant vous qui êtes cause de ma perte et qui avez réussi à me prendre comme dans un piège, s’écria Craddock. Comment répondrez-vous là-haut du crime que vous avez commis ?

— Si je l’ai fait, c’est que je sentais la pointe d’un couteau entre mes deux omoplates.

— Que Dieu vous pardonne de vous être montré si lâche, Joshua Hird ! Comment êtes-vous tombé entre leurs mains ?

— Voilà, maître Craddock. Le navire du pirate est revenu de son carénage le jour même où vous nous avez quittés. Ils nous ont attaqués à l’abordage. Nous ne pouvions leur offrir qu’une faible résistance ; l’équipage se trouvait fort diminué, car vous aviez pris avec vous pour votre expédition l’élite de nos matelots. Un certain nombre furent tués sur le coup ; ce furent les plus heureux. Les autres furent massacrés ensuite. Quant à moi, j’ai obtenu la vie sauve en consentant à signer un engagement de rester avec eux.

— Et ils ont coulé bas mon navire ?

— Oui, ils l’ont coulé ; alors Sharkey et ses hommes qui avaient suivi de loin, cachés dans les broussailles toutes les péripéties de la lutte, sont venus dans leur canot jusqu’au navire. Sa grand’vergue avait été brisée lors de sa dernière traversée, et en voyant la nôtre sans la moindre avarie, il avait conçu des soupçons. La pensée lui est alors venue de vous tendre le même piège que vous lui aviez tendu.

Craddock laissa entendre un profond soupir de désespoir.

— Comment se fait-il que je n’aie pas remarqué cette grande vergue brisée, murmura-t-il. Et savez-vous dans quelle direction vogue le navire ?

— Nous filons au nord-ouest.

— Nord-ouest ! alors nous devons nous diriger vers la Jamaïque ?

— Oui, avec un vent de huit nœuds.

— Avez-vous entendu dire ce qu’ils ont l’intention de faire de moi ?

— Je n’en sais rien. Ah ! si vous vouliez seulement signer…

— Assez, Joshua Hird ! J’ai déjà compromis trop souvent le salut de mon âme, n’insistez pas !

— Comme vous voudrez ! J’ai fait ce que j’ai pu… Adieu !

Toute cette nuit-là et le lendemain l’Heureuse-Délivrance fila rapidement, poussée par les vents alises, et Stephen Craddock, dans l’obscurité de la soute aux voiles, travailla patiemment à rompre les fers qui lui enserraient les poignets. Il avait réussi à retirer une de ses mains au prix de ses articulations saignantes, mais, malgré tous ses efforts, il ne pouvait débarrasser l’autre et ses chevilles étaient attachées trop solidement pour qu’il pût les dégager.

Heure après heure, il entendait le bruissement des flots contre la coque et comprenait que le navire courait de toutes ses forces sous une belle brise. Ils ne devaient pas tarder, grâce à cette allure, à arriver à la Jamaïque ! Quelle idée Sharkey avait-il en tête et qu’allait-il faire de lui ? Craddock grinça des dents et se jura que, s’il avait jadis été un brigand renommé, jamais l’emploi de la force ne pourrait le faire retourner à ses anciens crimes.

Le matin du second jour, Craddock put se rendre compte que la voilure du navire avait été sensiblement, diminuée et qu’il virait lentement sous une faible brise. L’angle de pente du navire sur le flot et les bruits qu’il entendait sur le pont faisaient deviner à ses sens exercés ce qui se passait au plein air. Les bordées successives lui démontraient qu’on louvoyait près de la côte et qu’on se dirigeait vers un point bien défini. S’il ne se trompait pas, on devait arriver à la Jamaïque. Mais dans quel but ? voilà ce qu’il ne pouvait arriver à comprendre.

Tout à coup il perçut sur le pont un immense éclat de cris d’allégresse, de vivats bien nourris, puis, au-dessus de sa tête, le bruit sourd du canon, auquel répondirent les grondements éloignés des batteries du port. Craddock se souleva et écouta de toutes ses oreilles. Le navire était-il dans le feu du combat ? Un seul coup de canon avait été tiré du bord, bien que plusieurs lui eussent répondu, mais il n’avait pas entendu contre les parois ce bruit particulier de la mitraille venant s’abattre sur le bois.

Si ce n’était pas un combat, ce devait être un salut ; mais qui pouvait saluer Sharkey le pirate ? Seul, un autre navire de la même espèce pouvait le faire. Craddock retomba avec un gémissement et reprit son travail dans le but de retirer les fers qui enserraient sa main droite.

Tout à coup, il entendit à l’extérieur le bruit des pas ; à peine eut-il le temps de repasser à sa main l’anneau de fer qu’il en avait détaché. La porte s’ouvrit brusquement et deux pirates firent leur apparition.

– Avez-vous votre marteau, charpentier ? demanda l’un d’eux que Craddock reconnut être le gigantesque quartier-maître. Allons, enlevez donc les fers de ses pieds. Laissez-lui seulement les bracelets, pour l’empêcher de s’échapper.

Avec son marteau et son ciseau à froid, le charpentier brisa les entraves.

— Qu’allez-vous faire de moi ? demanda Craddock.

— Montez sur le pont et vous ne tarderez pas à le savoir.

Le matelot le saisit par le bras et le conduisit brusquement jusqu’au bas de l’échelle de dunette. Au-dessus de lui il apercevait le ciel, formant comme un carré de bleu coupé par le mât de misaine au sommet duquel flottaient des pavillons, et ce fut la vue de ces drapeaux qui coupa la respiration à Stephen Craddock. Il y en avait deux, le pavillon anglais flottant au-dessus de celui de lolly Rodger, le pavillon royal au-dessus de celui des bandits !

Un instant, Craddock s’arrêta, pétrifié, mais une poussée violente des pirates placés derrière lui l’obligea à escalader l’échelle. Quand il sortit sur le pont, ses yeux se levèrent vers le grand mât. Là encore, les couleurs anglaises flottaient au-dessus de la flamme rouge. Tous les mâts, toutes les vergues, jusqu’aux haubans étaient ornés de drapeaux.

Le vaisseau avait-il été capturé ? C’était impossible, car les pirates étaient là, tous groupés sur les bastingages, secouant joyeusement leurs chapeaux en l’air. À l’endroit le plus en vue se trouvait son ancien quartier-maître, le renégat qui, debout à la coupée, gesticulait avec énergie. Craddock regarda par-dessus bord, cherchant la cause de tant de vivats, et un coup d’œil suffit pour lui faire comprendre combien le moment était critique.

Sur la jetée du port, et à un mille de là, se trouvaient les maisons blanches et les forts de Port-Royal. Des drapeaux flottaient de toutes parts sur les toits. En face de lui s’allongeaient les palissades conduisant à la ville de Kingston. À moins d’un quart de mille il voyait s’avancer un petit bateau qui montait contre le vent. Le pavillon anglais flottait à l’arrière et ses mâts étaient pavoises. Sur le pont, on distinguait une foule monstrueuse poussant des cris de joie et agitant chapeaux et mouchoirs. Une ligne écarlate indiquait la présence à bord de nombreux officiers de la garnison.

En un instant, avec la perception vive d’un homme d’action, Craddock comprit tout.

Sharkey, avec cette ruse diabolique et cette audace surprenante qui constituaient le fond de son caractère, était en train de jouer pour son propre compte le coup de théâtre que lui-même, Craddock, eût produit s’il eût remporté la victoire. C’était en son honneur que les canons avaient tonné, c’était à lui que ces saluts avaient été adressés, c’était pour lui que les drapeaux flottaient. C’était dans le but de lui souhaiter la bienvenue que le gouverneur, le commandant de la place et les autorités de l’île approchaient en ce moment. Dans dix minutes, ils se trouveraient à portée des canons de l’Heureuse-Délivrance et Sharkey aurait obtenu une victoire telle que jamais un pirate n’en aurait gagné une semblable.

— Amenez-le ! s’écria le pirate au moment où Craddock apparut, entouré du charpentier et du quartier-maître.

— Tenez les sabords fermés, mais ouvrez ceux qui forment embrasure pour les canons et tenez-vous prêts à lâcher une bordée. Encore deux encablures et nous les tenons tous !

— Ils ont l’air de s’éloigner, dit le maître d’équipage. M’est avis qu’ils se doutent de quelque chose.

— Ce sera vite passé ! dit Sharkey, jetant les yeux sur Craddock. Restez ici, vous, là… bien devant, afin qu’ils puissent vous reconnaître, posez votre main sur le gui et agitez votre chapeau. Vite, ou sans cela on va vous faire sauter la cervelle. Enfoncez lui un peu votre couteau dans le dos, Ned !

Ce dernier obéit.

— Et maintenant, continua Sharkey, allez-vous agiter votre chapeau ? Allez-y de nouveau, Ned !… tirez dessus, fusillez-le !…

Il était déjà trop tard ! Comptant sur les menottes qui le serraient, le quartier-maître avait retiré un instant ses mains de sur l’épaule de Craddock. Il avait suffi à ce dernier d’un instant pour repousser loin de lui le maître charpentier du navire, et, au milieu d’une décharge générale de pistolets, il avait eu le temps de repousser brusquement ceux qui l’entouraient et le croyaient jusqu’alors dans l’impossibilité de fuir. Escaladant le bastingage avec le courage du désespoir, il s’était jeté à la mer et nageait de toutes ses forces !

Il avait été atteint à plusieurs endroits, mais il faut bien des balles de pistolet pour tuer un homme résolu et fort qui s’est voué à accomplir une œuvre avant de mourir. Craddock était un excellent nageur et, malgré le sillage rouge qu’il laissait dans la mer, il augmentait rapidement la distance qui le séparait des pirates.

— Donnez-moi un mousquet ! s’écria Sharkey avec un juron formidable.

C’était un excellent tireur et ses nerfs d’acier ne lui faisaient jamais défaut dans une circonstance difficile. La tête sombre apparaissait sur la crête d’une vague, puis s’enfonçait pour reparaître à nouveau ; le nageur était déjà à moitié chemin de la chaloupe. Sarkey visa longtemps avant de tirer. En entendant armer le chien du mousquet, Craddock se souleva sur la vague, en agitant les mains et, en signe d’avertissement, poussa un cri qui s’entendit de toute la baie.

Au moment où la chaloupe virait de bord, le navire pirate fit feu de toutes ses pièces. C’était une bordée inutile. Stephen Craddock, souriant, grave dans les affres de la mort, s’enfonça lentement dans la couche d’or de la mer qui se referma sur lui, rayonnante.


III


COMMENT COPLEY BANKS TUA LE CAPITAINE SHARKEY


Les Boucaniers formaient une association d’un niveau bien plus élevé que les simples maraudeurs. Ils constituaient une sorte de république flottante avec des lois, des coutumes et une discipline qui leur étaient propres. Dans leurs querelles sans fin et sans répit avec les Espagnols, ils avaient un semblant de droit de leur côté, et leurs pillages sanguinaires des cités du Main n’étaient pas, en réalité, plus barbares que les incursions de l’Espagne dans la Hollande ou les pays caraïbes qui bordaient leurs possessions d’Amérique.

Le chef des Boucaniers, fût-il Anglais ou Français, un Morgan ou un Grammont, était un personnage considérable que sa patrie était loin de répudier, et dont parfois au contraire elle se glorifiait, pourvu qu’il évitât de commettre des actes qui pussent blesser trop gravement les consciences d’ailleurs fort élastiques du xviie siècle. Quelques-uns d’entre eux étaient des gens fort religieux et on se rappelle encore comment Sawkins jeta par-dessus bord les jeux de dés avec lesquels ses partisans n’avaient pas craint de jouer un jour de sabbat ; comment Daniel fit sauter la cervelle d’un de ses compagnons devant l’autel d’une église pour réprimer son manque de respect à l’égard du saint lieu.

Cependant, un jour arriva où les flottes des Boucaniers ne se rassemblèrent plus aux îles Tortugas et où les pirates solitaires, contempteurs de toutes les lois, prirent leur place. Pourtant même chez les premiers d’entre eux il subsistait des lueurs de discipline et de contrainte morale. Les Avory, les England et les Roberts conservèrent encore quelque respect des sentiments humains. Ils étaient plus dangereux pour le navire de commerce lui-même que pour les marins qu’il avait à son bord.

À leur tour ils furent remplacés par des hommes plus féroces et plus désespérés qui déclarèrent hautement que, dans leur guerre avec la race humaine, ils ne feraient quartier à personne et jurèrent de n’appliquer d’autre loi que celle du talion. Nous connaissons peu de leurs histoires qui puissent les dépeindre sous un jour favorable. Ils n’écrivaient pas de mémoires et ne laissaient guère de traces, sauf, parfois, des navires noircis et couverts de sang abandonnés au milieu des vagues de l’Atlantique. Les forfaits n’étaient connus que par la longue liste des navires qui avaient quitté leurs ports pour ne jamais y revenir.

En fouillant les annales de l’histoire on retrouve cependant parfois les dossiers de vieux procès venant soulever, pour un instant, le voile qui les enveloppait, et faire connaître leurs odieuses brutalités, leurs férocités révoltantes. Parmi ces hommes de sac et de corde se distinguèrent Ned Low, Gow l’Écossais et l’infâme Sharkey dont le noir navire l’Heureuse-Délivrance était connu depuis les bancs de Terre-Neuve jusqu’aux bouches de l’Orénoque comme le sombre avant-coureur de la douleur et de la mort.

Bien des hommes dans les îles aussi bien que sur le continent avaient des querelles à vider avec Sharkey, mais personne n’avait été plus éprouvé par lui que Copley Banks de Kingston. Banks avait été un des plus importants négociants en sucres des Indes occidentales ; c’était un homme ayant un rang social assez élevé, il était membre du Conseil, avait épousé une Percival, rejeton d’une noble famille, et cousine du gouverneur de la Virginie. Il avait envoyé ses deux fils compléter à Londres leur éducation et leur mère s’était embarquée pour les ramener en Amérique. Le vaisseau la Duchesse-de-Cornouailles, sur lequel ils effectuaient la traversée de retour, avait été capturé par Sharkey, et toute la famille du malheureux avait subi une mort infâme.

Copley Banks ne fit pas entendre de plaintes inutiles quand on lui apprit la funèbre nouvelle, mais il tomba dans une tristesse profonde, négligeant ses affaires, évitant ses amis les plus chers et passant une partie de son temps dans les auberges mal famées fréquentées par les matelots. Là, au milieu du bruit et des débauches crapuleuses, il s’asseyait silencieusement, la pipe à la bouche, le visage grave, l’œil pensif. On supposait le plus généralement que ses malheurs avaient ébranlé sa raison, et ses anciens amis s’étaient peu à peu détachés de lui, car la compagnie dans laquelle il se plaisait devait éloigner tous les honnêtes gens.

De temps en temps, se répandait le bruit de nouveaux exploits maritimes accomplis par Sharkey. Parfois c’était une goélette qui, ayant aperçu une grande flamme à l’horizon, s’était approchée pour porter secours au navire en détresse et qui s’était enfuie à la vue de la barque noire qui se tenait comme quelque loup auprès d’une brebis étranglée. Quelquefois c’était un navire marchand effrayé qui arrivait au port toutes les voiles dehors, car il avait aperçu au large le hunier à la large pièce en losange qui s’élevait lentement dans le violet de l’horizon. D’autres fois, c’était un caboteur qui avait trouvé à la marée basse, dans la baie de Bahama, une jonchée de cadavres à demi desséchés par le soleil.

Un jour, arriva à Kingston un marin qui avait été maître d’équipage à bord d’un navire venant de la Guinée, et s’était évadé des mains du pirate. Il ne pouvait plus parler – pour des motifs que seul Sharkey connaissait – mais il pouvait écrire, et c’est ce qu’il fit pour le plus grand intérêt de Copley Banks. Pendant des heures, ils restèrent l’un et l’autre penchés sur une carte, tandis que l’homme muet désignait, çà et là, des écueils, des récifs éloignés, des petits bras de mer tortueux, et que son compagnon fumait en silence, impassible ; ses yeux cependant lançaient des éclairs.

Un matin, environ deux années après son malheur, Mr. Copley Banks entra dans son bureau, avec l’expression d’énergie et de vigueur qu’il avait autrefois. Son gérant le contempla d’un air surpris, car il y avait des mois qu’il ne témoignait plus aucun intérêt à ses affaires.

— Bonjour, master Banks ! dit-il.

— Bonjour, Freeman ! Je viens de voir le Ruffling-Harry en rade.

— En effet, il part mercredi prochain pour les Îles sous le Vent.

— J’ai d’autres vues en ce qui le concerne, Freeman. Je me suis décidé à m’en servir pour tenter une expédition à la recherche de « bois d’ébène » à Whydah.

— Mais sa cargaison est toute prête, répondit le gérant.

— Alors, il faudra la décharger. Mes idées sont bien arrêtées et le Ruffling-Harry ira sans faute chercher une cargaison de « bois d’ébène » à Whydah.

Toute insistance était superflue, et tristement le gérant fit décharger le navire.

Copley Banks commença alors à faire ses préparatifs en vue de son voyage d’Afrique. Il comptait, pour remplir sa cale, sans doute plus sur l’usage de la force que sur un échange, car il n’emporta aucune pacotille de cette verroterie qui plaît tant aux sauvages. Il arma son brick de huit caronades de neuf, et les râteliers furent garnis de mousquets et de sabres d’abordage. La soute aux voiles, placée derrière la cabine, fut changée en magasin de poudre et on apporta à bord autant de boulets que si le navire était armé pour la course. De l’eau et des provisions furent embarquées en grande quantité, de manière à permettre une longue traversée.

Cependant, ce qui fut le plus étonnant, ce fut le recrutement de son équipage. Le gérant Freeman se rendit compte qu’il y avait un grand fond de vrai dans les assertions qui dépeignaient son patron comme ayant perdu ses facultés mentales. Sous un prétexte ou un autre, il renvoya les vieux matelots qu’il avait à son service depuis des années et, à leur place, il embarqua l’écume du port, des hommes dont la réputation était si mauvaise que le plus méchant bateau n’aurait jamais voulu les abriter à son bord.

Il y avait là Birthmark Sweetlocks, qui avait, au vu et au su de tout le monde, pris parti au massacre des bûcherons de Campêche, et l’on disait même que la tache rouge qui le défigurait avait été causée par ce crime abominable. Il l’avait choisi comme maître d’équipage. Sous ses ordres se trouvait Israël Martin, un petit homme brûlé par le soleil qui avait servi sous les ordres du fameux Howell Davies à la prise de Cape Coast Castle.

L’équipage avait été recruté parmi ceux que Banks avait rencontrés et connus dans le bouge infâme et il avait même pris pour son stewart un homme au visage hagard qui semblait vouloir vous avaler quand il ouvrait la bouche pour parler. Il s’était fait raser la barbe et il était impossible de reconnaître en lui l’homme que Sharkey avait tenu sous son poignard et qui, après s’être évadé, avait raconté les exploits du pirate à Copley Banks.

Les faits et gestes de ce dernier avaient, bien entendu, été fort remarqués par tous les habitants de la ville de Kingston, qui ne s’étaient pas privés d’en faire des commentaires.

Le commandant des troupes, le major Harvey, de l’artillerie, attira sur ces points l’attention toute particulière du gouverneur.

— Ce n’est pas là un navire de commerce, dit-il, mais une véritable corvette de guerre. Je crois qu’on ferait bien d’arrêter Copley Banks et de saisir son navire.

— Que soupçonnez-vous donc ? demanda le gouverneur dont l’intelligence avait été fortement affaiblie, tant par les fièvres que par l’usage immodéré du vin de Porto.

— Je soupçonne, dit l’officier, que nous nous trouverons en face d’une nouvelle affaire Stede Bonnett.

Stede Bonnett avait été un planteur d’une haute réputation de moralité et, de plus, fort religieux. Tout à coup, par suite sans doute d’une bizarrerie de son esprit retournant à l’état sauvage, il avait abandonné sa plantation, quelques années auparavant, pour aller pirater dans la mer des Caraïbes. L’exemple était encore assez récent et avait causé la consternation dans tout l’archipel. Des gouverneurs avaient été autrefois gravement soupçonnés d’être de mèche avec les pirates et de recevoir un tant pour cent sur leur butin ; aussi, tout défaut de vigilance devait-il facilement éveiller toutes les suppositions les plus fâcheuses.

— Eh bien, major Harvey, avait-il dit, je suis désolé d’être obligé de faire quelque chose qui puisse déplaire à mon ami Copley Banks. Car, bien souvent, je me suis trouvé à sa table, mais, après ce que vous venez de me dire, je n’ai pas le choix et je dois vous ordonner de pratiquer une perquisition à son bord pour vous rendre compte de la destination et du caractère de son expédition.

Dans la nuit même, vers une heure du matin, le major Harvey, accompagné d’une escouade de soldats, monta dans une chaloupe pour faire une visite inopinée au Ruffting-Harry. Tout ce qu’il en trouva, ce fut un long câble de chanvre attaché au coffre, où le navire avait jadis mouillé. Le brick avait coupé l’amarre au moment où il avait senti le danger ; il avait déjà dépassé les Palissades et, poussé par les vents alisés, il filait à grande allure vers le détroit de Windward.

Le lendemain matin, après avoir dépassé le cap Morant qui paraissait dans le sud, noyé dans la brume, Copley Banks fit réunir tout l’équipage près du gaillard d’arrière et lui fit connaître quels étaient ses plans. Il avait choisi tous ces marins, leur dit-il, parce qu’ils étaient tous intelligents, solides, ayant des nerfs d’acier et préféraient courir les risques d’une expédition en mer que de mourir de faim sur le plancher des vaches, en cherchant péniblement à gagner leur vie. Les vaisseaux du roi étaient peu nombreux, mal armés, et il serait donc très facile à des gens déterminés de s’emparer d’autant de navires marchands qu’ils le désireraient. Ce genre de commerce avait bien réussi à d’autres et, avec un navire bien approvisionné, solidement construit, il n’y avait pas de raison pour qu’ils n’arrivassent pas à leur tour à changer leurs vestes goudronnées contre des vêtements de velours. S’ils étaient disposés à naviguer sous le pavillon noir, il était prêt à les commander ; si quelques-uns d’entre eux désiraient se retirer, le canot était là, à leur disposition, et ils n’avaient qu’à retourner à la Jamaïque.

Sur les soixante-quatre hommes composant l’équipage, quatre se présentèrent, demandant à s’en aller, et descendirent du navire dans le canot, au milieu des cris et des huées de leurs camarades. Le reste se réunit à l’arrière et l’on se mit en devoir de rédiger les clauses de l’association. Quelques instants après, un carré d’étoffe noire, sur laquelle on avait peint un crâne blanc, était hissé au sommet du mât d’artimon, au milieu des vivats de tout l’équipage assemblé.

Les officiers furent élus et les limites de leur pouvoir soigneusement fixées. Copley Banks fut désigné comme capitaine, et, comme il n’y avait pas de second sur les navires des pirates, Birthmark Sweetlocks fut nommé quartier-maître et Ismael Martin maître d’équipage. Il ne fut pas difficile de déterminer les règles du contrat et les habitudes du bord, car la moitié des matelots, au moins, avaient déjà servi sur des navires de cette nature. La nourriture devait être la même pour tous et une entière liberté était donnée à chacun. Le capitaine avait droit à une cabine, mais tous pouvaient s’y présenter chaque fois qu’ils le désireraient.

Les parts de prises seraient divisées également ; seuls le capitaine, le quartier-maître, le maître d’équipage, le maître charpentier et le capitaine d’armes auraient droit à une part en plus. Le premier qui aurait signalé un bateau aurait droit à la meilleure arme qu’on trouverait à bord ; celui qui aurait escaladé le premier les bastingages ennemis obtiendrait le costume le plus riche du bâtiment capturé. Chacun des matelots aurait le droit absolu de traiter ses prisonniers, hommes ou femmes, de la manière qui lui conviendrait le mieux. Si un matelot venait à lâcher pied dans une attaque, le quartier-maître avait sur lui droit de vie et de mort. Tels étaient les principaux articles du traité adopté par l’équipage du Ruffling-Harry, qui fut suivi de quarante-deux croix au bas du papier sur lequel avaient été écrites ces stipulations.

Ce fut ainsi qu’un nouvel écumeur se lança à travers les mers et, avant qu’une année se fût écoulée, son nom était aussi redouté que celui de l’Heureuse-Délivrance. De l’archipel des Bahamas aux Leewards et des Leewards aux Îles sous le Vent, Copley Banks devint le rival de Sharkey et la terreur des navires au long cours. Pendant longtemps, les deux navires ne se rencontrèrent pas, et cette circonstance était d’autant plus étonnante que le Ruffling-Harry était sans cesse dans les parages fréquentés par Sharkey. Enfin, un jour qu’il passait dans la baie de Coxon’sthole, à l’extrémité est de l’île de Cuba, dans le but de s’y arrêter pour caréner, il se rencontra avec l’Heureuse-Délivrance, avec ses cordages, ses blocs de bois apprêtés dans le même but.

Copley Banks fit tirer le canon de salve et hissa le pavillon vert, selon la coutume adoptée par les gentilshommes de la mer. Puis il fit lancer son canot à la mer et aborda l’autre navire.

Le capitaine Sharkey était loin de passer pour un homme aimable, et il montrait généralement peu de sympathie pour les gens qui faisaient le même commerce que lui-même. Copley Banks le trouva assis à califourchon sur une de ses caronades d’arrière ; à côté de lui se tenait son quartier-maître de la Nouvelle-Angleterre, Nel Galloway, et une multitude hurlante de brigands. Pourtant, chacun de ces gaillards perdit quelque peu de son assurance quand le regard bleu de Sharkey vint à se poser sur lui.

Il était en manches de chemise, laissait apercevoir le jabot de batiste de sa chemise, sous son long gilet de satin rouge entr’ouvert. Le soleil brûlant semblait n’avoir sur sa maigreur aucune influence, car il portait un bonnet de fourrure comme si l’on se fût trouvé au milieu de l’hiver. Une large ceinture, formée de plusieurs bandes de soie de différentes couleurs s’enroulant autour de son corps, était traversée d’un yatagan, tandis que son ceinturon de cuir était garni de pistolets.

— Ah ! vous voilà, braconnier ! s’écria-t-il, quand Copley Banks sauta par-dessus ses bagages. Je m’en vais vous faire fouetter jusqu’à ce que mort s’ensuive ! Quel toupet avez-vous de venir pêcher dans mes eaux !

Copley Banks le regarda avec les yeux d’un voyageur qui arrive à destination.

— Je suis heureux de voir que nous sommes du même avis car, moi aussi, je trouve que les mers ne sont pas assez grandes pour nous deux. Mais si vous voulez prendre votre sabre et vos pistolets et descendre sur la plage avec moi, alors, quel que soit le résultat du combat, le monde aura un bandit de moins.

— Voilà qui est parlé ! s’écria Sharkey, bondissant sur son fusil et lui tendant la main. Je n’ai jamais rencontré jusqu’ici d’hommes qui aient osé regarder en face John Sharkey et lui parler sans frémir. Que le diable m’emporte si je ne vous choisis pas pour ami ; mais si vous me trahissez, je vous jure que je descendrai à votre bord et que je vous clouerai sur votre dunette, les tripes à l’air.

— Je vous fais le même serment ! s’écria Copley Banks.

Ce fut ainsi que les deux pirates devinrent des amis intimes.

Pendant le cours de l’été ils voyagèrent de concert jusqu’au banc de Terre-Neuve et pillèrent les navires marchands de New-York et les bateaux de pêche de la Nouvelle-Angleterre. Ce fut Copley Banks qui captura la Maison-de-Hanovre, un navire du port de Liverpool, mais ce fut Sharkey qui attacha son patron au cabestan, et le lapida avec des bouteilles vides de vin de Bourgogne.

De concert, ils engagèrent le combat avec le vaisseau du roi la Royale-Fortune, qui avait été envoyé à leur recherche, et le forcèrent à s’enfuir après une bataille de nuit qui dura cinq heures au milieu d’un abordage, où les deux équipages, nus, ivres, se battaient à la lueur des lanternes du bord, s’arrêtant parfois pour boire aux immenses baquets de rhum placés à côté des bouches à feu. Ils allèrent ensuite jusqu’à la baie de Topsail dans la Caroline du Nord pour réparer leurs avaries, et au printemps ils se trouvaient réunis au Grand-Caisos, prêts à entreprendre une nouvelle croisière sur les côtes des Indes occidentales.

Entre temps, l’amitié de Sharkey et de Copley Banks n’avait fait que s’accroître ; ils étaient devenus inséparables, car Sharkey aimait surtout parmi les brigands ceux qui possédaient un véritable cœur d’acier, et à cet égard le capitaine du Ruffling-Harry réalisait entièrement son idéal. Il avait été lent à lui donner son entière confiance, car le fond de son caractère était soupçonneux. Jamais il ne s’était éloigné de son navire et ne s’était risqué à perdre de vue son équipage.

Copley Banks, au contraire, venait souvent à bord de l’Heureuse-Délivrance, et partageait avec Sharkey ses débauches souvent moroses. Les craintes de Sharkey finirent enfin par entièrement disparaître. Il ne se doutait pas du mal qu’il avait fait à son nouveau compagnon, car comment se rappeler, parmi ses nombreuses victimes, la femme et les deux jeunes gens qu’il avait assassinés avec tant de légèreté d’âme, il y avait déjà si longtemps ! Aussi, le dernier soir de leur séjour à Caicos-Bank, quand il reçut de son ami une invitation à une orgie pour lui et son quartier-maître, il ne trouva aucun motif de refus.

Un navire rempli de passagers avait été pillé précisément la semaine précédente, et, comme les provisions en étaient nombreuses et de première qualité, ils furent cinq à faire un excellent souper, après lequel ils burent tous d’une façon démesurée. Les convives se composaient des deux capitaines, de Berthmark Swetlocks, Ned Galloway et Israël Martin, le vieux boucanier. Ils étaient servi par le stewart muet auquel Sharkey porta un énorme coup à la tête, parce qu’il s’était montré trop lent à remplir son verre.

Le quartier-maître avait eu soin d’enlever à Sharkey ses pistolets, car une de ses plaisanteries favorites était de faire feu sous la table sans viser, et de constater lequel était, des convives, celui qui avait le plus de chance. Cette drôlerie avait coûté une jambe à son maître d’équipage. Aussi quand la table était-elle desservie, avait-on pris l’habitude, sous prétexte de la chaleur, d’enlever à Sharkey toutes ses armes et de les mettre hors de sa portée.

La cabine du capitaine, sur le Ruffling-Harry, était placée sur le pont du navire, à l’étrave, et un canon de retraite était placé derrière. Tout autour de la paroi se trouvaient des râteliers d’armes et trois énormes barils de poudre servant de dressoirs pour poser les plats et les bouteilles. Dans cette pièce lugubre, les cinq bandits continuèrent de boire en chantant et en hurlant, tandis que le stewart remplissait en silence leurs verres, et leur passait successivement le tabac et la chandelle pour allumer leurs pipes. Heure après heure, la conversation devenait plus infecte, les voix plus enrouées, les jurons et les cris plus incohérents. Enfin, sur les cinq convives, trois fermèrent leurs yeux injectés de sang et laissèrent tomber sur la table leurs têtes ballottantes.

Copley Banks et Sharkey restaient face à face, l’un parce qu’il avait à peine bu, l’autre parce que l’abus des boissons n’arrivait jamais ni à briser ses nerfs d’acier, ni à réchauffer son sang pourri. Derrière lui se tenait aux aguets le stewart, remplissant à chaque instant son verre qui se vidait. Au dehors on entendait le bruissement de la vague léchant les flancs du navire, et la voix d’un marin qui chantait sur l’autre barque.

Dans cette nuit calme et sereine du tropique, les paroles du chanteur parvenaient claires à leurs oreilles :


Le long courrier est parti de Stepney Towm.
Réveille-toi !
Secoue-toi !
Hisse la grand voile !
Le long courrier est parti de Stepney Town,
Avec une barrique d’or, des habits de velours.
Le drapeau des pirates est tout près qui te guette,
Les voiles baissées prêtes à se lever

Sur la mer de Lowland !

Les deux bons amis écoutaient en silence. Tout à coup, Copley Banks jeta un coup d’œil au stewart, et celui-ci prit un rouleau de corde à un des râteliers placé derrière lui.

— Capitaine Sharkey, dit Copley Banks, vous rappelez-vous la Duchesse-de-Cornouailles, qui venait de Londres, que vous avez capturée et coulée bas, près du banc de Statira, il y a trois ans ?

— Le diable m’emporte, si je me rappelle ce nom ! répondit Sharkey. À cette époque-là nous avons capturé au moins dix navires par semaine !

— Il y avait à bord, parmi les passagers, une mère et ses deux fils ; peut-être cette circonstance rappellera-t-elle vos souvenirs ?

Le capitaine Sharkey s’allongea sur sa chaise et parut s’absorber dans ses pensées. Tout à coup, il partit d’un rire bruyant et affirma que maintenant il se rappelait parfaitement de cet exploit et donna même des détails pour le prouver.

— Comment, diable, tout cela m’était-il sorti de la mémoire ? Mais comment se fait-il que cette pensée vous soit venue ?

— C’est qu’elle m’intéressait beaucoup, répondit Copley Banks, car cette mère était ma femme, et les deux jeunes gens, qui l’accompagnaient mes deux fils uniques.

Sharkey regarda son compagnon bien en face et constata que la lueur étrange qui courait toujours au fond de ses yeux était subitement devenue une véritable flamme. Dans son regard, il lut une menace terrible et il porta aussitôt ses mains à son ceinturon vide. Il se retourna alors pour saisir une arme, mais, avant qu’il eût pu faire un geste, l’arc décrit par une corde s’abattait sur lui et ses deux bras se trouvaient attachés à ses flancs. Il se débattit comme un chat sauvage et se mit à hurler au secours.

— Ned ! criait-il d’une voix désespérée. Ned ! Réveille-toi !… C’est là une odieuse trahison ! Au secours ! Ned, au secours !

Mais les trois hommes étaient trop ivres-morts pour qu’aucune voix parvînt à les réveiller.

Et la corde s’enroulait toujours, et toujours autour de lui, jusqu’à ce qu’il fût, des pieds jusqu’à la tête, ficelé comme un saucisson. Copley Banks et le stewart l’appuyèrent comme une masse inerte contre un des barils de poudre, après l’avoir bâillonné avec un mouchoir. Seuls, ses yeux pouvaient bouger et ne se privaient pas de lancer des regards foudroyants. Le muet manifestait l’exultation de son triomphe par de petits cris incohérents, et, pour la première fois, Sharkey frémissait en apercevant s’ouvrir devant lui cette bouche vide, dont il avait arraché la langue. Il comprit qu’elle était le modèle de cette vengeance lente et patiente qui le guettait depuis si longtemps, et arrivait enfin à le saisir.

Les deux vainqueurs avaient, à l’avance, combiné tous leurs plans et ils avaient été bien mûris et savamment compliqués.

Tout d’abord, ils enfoncèrent les couvercles des deux barils de poudre et renversèrent le contenu sur la table et par terre. Ils en répandirent tout autour et au-dessous des trois hommes ivres jusqu’à ce que chacun d’eux se trouvât sur un véritable lit de poudre. Ils portèrent ensuite Sharkey jusqu’au canon et l’attachèrent au sabord, le corps à environ un pied de la gueule. Il avait beau essayé de se débattre, il lui était impossible de se déplacer d’un centimètre à droite ou à gauche, car le muet l’avait ligoté avec toute l’habileté du marin consommé, de telle manière qu’il ne lui restât aucune chance d’arriver à pouvoir s’échapper.

— Maintenant, démon que vous êtes ! dit Copley Banks, avec le plus grand calme, vous allez m’écouter, car ce sont les dernières paroles prononcées par une voix humaine que vous entendrez ici-bas. Vous êtes en mon pouvoir maintenant. Je vous ai acheté assez cher, car j’ai donné tout ce qu’un homme peut donner sur cette terre ; j’ai donné mon âme !

Pour vous atteindre, j’ai dû m’abaisser à votre niveau. Pendant deux années j’ai combattu cette idée qui me poursuivait, espérant trouver un autre moyen, mais je me suis convaincu qu’il n’en existait pas. Alors je suis devenu un bandit, un assassin… pis encore, puisque j’ai vécu avec vous et que j’ai partagé vos éclats de rire… tout cela pour arriver au but ! Maintenant votre dernière heure est arrivée et vous allez mourir de la mort que je vous ai choisie, voyant l’ombre s’avancer lentement vers vous, et, dans cette ombre, le démon de l’enfer vous guetter.

Sharkey, pendant ces paroles, pouvait entendre au loin la voix de ses compagnons qui chantaient :

Où est-il, le long courrier de Stepney-Town ?

Réveille-toi !
Secoue-toi !
Les mâts plient sous les voiles !
Où est-il, le long courrier de Stepney Town ?
L’or est sur le corsaire, le sang sur les habit.
Tout est pour les pirates
Qui guettent les navires

Bur la mer de Lowland.

Les mots lui parvenaient distinctement aux oreilles ; dans le lointain, il entendait le pas de deux sentinelles qui montaient la garde sur le pont de son navire. Et pourtant il était là, sans qu’on pût lui porter secours, faisant face à la gueule de la caronade, impuissant, incapable de faire un mouvement ou de laisser entendre le moindre son.

Et, de nouveau, il entendait les voix qui montaient du navire :


             Le voilà qui aborde dans la baie de Stornaway,
                    Emballez le butin !
                    Détruisez-tout !
             Courons la bouline dans la baie de Stornaway,
             Car le vin est bon et les filles joyeuses,
                    Attendant leur brutal amant,
                    Guettant leur retour
                    À travers la mer de Lowland.


Ces paroles joyeuses, ces gais éclats de voix rendaient plus pénible le sort du pirate qui sentait venir la mort ; ses yeux gardaient cependant toute leur férocité !

Copley Banks avait nettoyé avec le plus grand soin l’amorce du canon et avait répandu de la poudre fraîche sur la lumière. S’emparant ensuite de la chandelle, il l’avait coupée, laissant seulement un morceau de la longueur d’un pouce et l’avait placée sur la poudre répandue jusqu’au sabord où se tenait la caronade. Il avait ensuite étendu par terre, sous la pièce, une grande quantité de poudre, de sorte qu’au moment où la chandelle viendrait à tirer à sa fin, une formidable explosion vînt briser les trois ivrognes étendus dans la cabine et privés de sentiment.

— Vous avez, jadis, obligé bien des humains à regarder la mort en face, Sharkey, dit le capitaine, maintenant votre tour est arrivé. Vous allez sauter en compagnie de ces porcs !

Tout en parlant, il alluma le bout de chandelle après avoir éteint les autres lumières éclairant la table, puis il sortit avec le muet en fermant extérieurement à clef la porte de la cabine. Cependant, avant de la fermer, il jeta en arrière, sur son ennemi, un regard de triomphe et put recueillir le dernier frisson de ces yeux indomptables. Dans le petit cercle de lumière se détachait un visage blanc comme l’ivoire. Quelques gouttes de sueur perlaient sur un front chauve ; telle était la dernière vision que devait présenter Sharkey.

Un petit canot attendait le long du bord ; Copley Banks et le stewart muet s’y embarquèrent pour aborder au rivage. Là, ils s’arrêtèrent et, abrités par l’ombre des palmiers, ils contemplèrent le brick éclairé par la lune. Longtemps ils attendirent, guettant la petite lumière qui brillait à travers le sabord de retraite. Enfin, le bruit sourd du canon se fit entendre et il fut suivi, un instant après, du bruit formidable de l’explosion. Le navire élancé et noir, la couche que formait la côte, les franges des feuilles des palmiers s’illuminèrent tout à coup, puis l’obscurité se fit plus sombre. Dans la baie, ils entendirent des cris d’appel.

Copley Banks, le cœur inondé de joie, posa sa main sur l’épaule de son compagnon et tous deux disparurent dans la solitude des jungles du Caïcos.

TABLE

LES RÉFUGIÉS

PREMIÈRE PARTIE

Dans le vieux monde


Pages.
I. L’Homme de l’Amérique 1
II. Le Grand Lever du roi 13
III. La garde de la porte 33
IV. Le père du peuple 44
V. Enfants de Bélial 58
VI. Une maison en révolution 70
VII. Le Nouveau Monde et l’ancien 90
VIII. Le Nouvel Astre 99
IX. Le Roi s’amuse 108
X. Une éclipse à Versailles 127
XI. Le soleil reparaît 140
XII. Le Roi reçoit 154
XIII. Le Roi a des idées 169
XIV. La dernière carte 175
XV. Les messagers du roi 182
XVI. L’Embuscade de M. de Vivonne 190
XVII. Le Donjon de Portillac 200
XVIII. Une nuit mouvementée 210
XIX. Dans le cabinet du roi 224
XX. La Rupture 230
XXI. L’Homme dans la calèche 243
XXII. L’échafaud de Portillac 252
XXIII. La Chute des Catinat 259

Deuxième Partie
Le nouveau monde
XXIV. Le Départ du Golden Rod 275
XXV. Premières victimes 285
XXVI. L’Iceberg 293
XXVII. Un Refuge précaire 302
XXVIII. La Baie de Québec 307
XXIX. La Voix au sabord 317



Le Capitaine Sharkey
I. Comment le Gouverneur de Sainte-Kitt’s rentra dans son pays 329
II. Les exploits du Capitaine Sharkey avec Stephen Craddock 356
Comment le Capitaine Copley Banks tua le Capitaine Sharkey 385



LES RÉFUGIÉS

OUVRAGES PRÉCÉDEMMENT PARUS :


──────


Paul Féval. — Les Chevaliers de l’aventure, 1 vol.

Félix Duquesnel. — M. Roussignac, policier, 1 vol.

Charles Mérouvel. — Sang rouge et Sang bleu, 1 vol.

Louis Gallet. — Le Capitaine Satan (Aventures de Cyrano de Bergerac), 1 vol.

Ernest Daudet. — La Princesse de Lerne, 1 vol.

Paul Féval. — La Tache rouge, 1 vol.

Henri Germain. – Détresse maternelle, 1 vol.

Pierre Giffard. — Retiré des Affaires, 1 vol.

J.-H. Rosny. — L’Héritage de Sauvaize, 1 vol.

Félix Duquesnel. — La Duchesse Éva, 1 vol.

Paul Féval, fils. — Les Chevauchées de Lagardère, 1 vol. — Cocardasse et Passepoil, 1 vol.

Fortuné du Boisgobey. — L’as de Cœur, 1 vol.

Paul Saunière. — Le Roi Misère, 1 vol.

Elie Berthet. — La Bête du Gévaudan, 1 vol.





CONAN DOYLE


(Auteur de Sherlock Holmes)



LES


REFUGIÉS






PARIS


Société d’Édition et de Publications


Librairie Félix JUVEN


13, rue de l’Odéon, 13
  1. Fénelon, né en 1654, avait 32 ans, et il ne fut point précepteur du Grand Dauphin.